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- Volume 4 (2008)
- Numéro 3: Théorie et pratique (Actes n°1)
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Le refus de la théorie et le sens pratique de la mauvaise foi chez Jean-Paul Sartre
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Annexes
Table des matières
1Le statut théorique du rapport cognitif entre sujet et objet a été refusé par Sartre depuis ses premiers textes phénoménologiques et surtout dans L’Être et le Néant. C’est justement le rapport existentiel et immédiat de la conscience au monde, c’est-à-dire la conscience (de) soi, qui nous donne le point le plus substantiel dans la description phénoménologique sartrienne de la liberté. La conscience est plongée dans le monde et elle ne peut jamais lui échapper. Toutefois, elle peut quand même essayer de se cacher à elle-même dans une conduite de mauvaise foi, bien que dans ce cas elle soit vouée à l’échec. C’est à partir du concept de mauvaise foi que la morale même devient possible dans la pensée du Sartre phénoménologue. La possibilité de conversion est ce qui permet de la préciser et de la définir ; autrement dit, d’envisager l’authenticité de la conscience dans sa relation à autrui. La description de la conversion, c’est ce qui nous renvoie au sens moral de la liberté à travers son rapport pratique dans le monde. Nous essayerons de reconstituer brièvement le parcours qui a amené Sartre à cette idée fondamentale.
1. Le refus du théorétisme dans la philosophie existentielle sartrienne
2La phénoménologie sartrienne des années 1930 et même celle de L’Être et le Néant s’est développée dans un dialogue constant avec Husserl. Bien qu’une influence plus nette de Heidegger soit apparue plus tôt à partir des écrits des années 1940, Sartre s’est dès le début interrogé sur la validité de la réduction phénoménologique au sens husserlien. Autrement dit, le rapport à soi de la conscience dans l’attitude phénoménologique est réflexif et la conscience se pose en tant qu’objet. Ainsi, le rapport de la conscience à soi est décrit dans les mêmes termes que le rapport entre elle et le monde. Mais à un autre niveau, il y a la conscience irréfléchie. Dans La transcendance de l’ego, Sartre avait déjà envisagé cette différence :
Elle prend conscience de soi en tant qu’elle est conscience d’un objet transcendant. Tout est donc clair et lucide dans la conscience : l’objet est en face d’elle avec son opacité caractéristique, mais elle, elle est purement et simplement conscience d’être conscience de cet objet, c’est la loi de son existence. Il faut ajouter que cette conscience de conscience — en dehors des cas de conscience réfléchie sur lesquels nous insisterons tout à l’heure — n’est pas positionnelle, c’est-à-dire que la conscience n’est pas à elle-même son objet. Son objet est hors d’elle par nature et c’est pour cela que d’un même acte elle le pose et le saisit. Elle-même ne se connaît que comme intériorité absolue. Nous appellerons une pareille conscience : conscience du premier degré ou irréfléchie1.
3Sartre a voulu montrer que l’Ego n’est pas le propriétaire de la conscience, mais, tout au contraire, qu’il est son objet. À travers ce même argument, le philosophe a essayé de réfuter le solipsisme d’une autre façon que celle présentée par Husserl dans Logique formelle et transcendantale et dans les Méditations cartésiennes. « Le solipsisme devient impensable dès lors que le Je n’a plus de position privilégiée »2. Donc, le Je transcendantal n’est pas derrière toute conscience. Il n’y a pas non plus une prééminence opératrice du cogito.
Toute conscience réfléchissante est, en effet, en elle-même irréfléchie et il faut un acte nouveau et du troisième degré pour la poser. Il n’y a d’ailleurs pas ici de renvoi à l’infini puisqu’une conscience n’a nullement besoin d’une conscience réfléchissante pour être conscience d’elle-même. Simplement elle ne se pose pas à elle-même comme son objet3.
4La question de la conscience de soi réapparaît dans l’essai L’Imagination. Dans ce contexte, Sartre a critiqué les conceptions classiques et les théories psychologiques de l’image qui ont fini par la traiter comme une chose. Il fallait concevoir l’image dans le sillage phénoménologique, en tant que rapport intentionnel entre l’acte noétique imaginaire et le noème imaginé. Pour réfuter les principes métaphysiques de l’image-chose, Sartre affirmait que la conscience imageante était en même temps la conscience d’elle-même de manière non positionnelle :
Il faut partir, au contraire, de cette donnée de fait irréfutable : il m’est impossible de former une image sans savoir en même temps que je forme une image ; et la connaissance immédiate que j’ai de l’image en tant que telle pourra devenir la base de jugements d’existence (du type : j’ai une image de X — ceci est une image, etc.) mais elle est elle-même une évidence antéprédicative4.
5Dans L’Esquisse d’une théorie des émotions, dont le projet initial, intitulé La Psyché, était en réalité plus vaste, Sartre a fait l’usage de la même méthode, en critiquant les théories classiques de l’émotion et aussi la psychanalyse. Ensuite, il a repris la phénoménologie pour montrer que l’émotion n’appartient pas à une conscience réflexive mais qu’elle naît dans une couche irréfléchie.
Et certes, il est toujours possible de prendre conscience de l’émotion comme structure affective de la conscience, de dire : je suis en colère, j’ai peur, etc. Mais la peur n’est pas originellement conscience d’avoir peur, pas plus que la perception de ce livre n’est conscience de percevoir ce livre. La conscience émotionnelle est d’abord irréfléchie et, sur ce plan, elle ne peut être conscience d’elle-même que sur le mode non-positionnel. La conscience émotionnelle est d’abord conscience du monde. (...) Ce qui importe ici, c’est seulement de montrer que l’action comme conscience spontanée irréfléchie constitue une certaine couche existentielle dans le monde et, qu’il n’est pas besoin d’être conscient de soi-même comme agissant pour agir — bien au contraire. En un mot, une conduite irréfléchie n’est pas une conduite inconsciente, elle est consciente d’elle-même non thétiquement, et sa façon d’être thétiquement consciente d’elle-même c’est de se transcender et de saisir sur le monde comme une qualité de choses5.
6Ensuite, Sartre a repris la description phénoménologique de l’imagination dans L’Imaginaire : Psychologie phénoménologique de l’imagination, publié en 1940. C’était la suite de L’Imagination. Dans le second texte, il a essayé de décrire l’imaginaire à partir de la structure intentionnelle de l’image elle-même. Autrement dit, la conscience doit être capable d’établir une différence entre perception et imagination. En partant de la même idée que la conscience thétique peut se tourner thétiquement vers elle-même, il était contraint de reprendre le problème de la conscience non positionnelle afin de ne pas être poussé à l’hypothèse de l’inconscient. Dans cet essai, la thèse de l’irréfléchi est renouvelée comme structure de la conscience imaginaire.
Toute conscience est conscience de part en part. Si la conscience imageante d’arbre, par exemple, n’était conscience qu’au titre d’objet de la réflexion, il en résulterait qu’elle serait, à l’état irréfléchi, inconsciente d’elle-même, ce qui est une contradiction. (...) Nous dirons qu’elle possède d’elle-même une conscience immanente et non-thétique6.
7Dans L’Être et le Néant, la compréhension du concept de liberté exige nécessairement la dimension phénoménologique de la conscience intentionnelle. Sartre maintient toujours l’idée que la réflexion n’a aucune prééminence face à l’irréfléchi, ou encore sa critique de l’intellectualisme. Mais dans L’Être et le Néant il présente le rapport immédiat de la conscience de soi à soi d’une manière plus élaborée, à travers le cogito préréflexif et la conscience non thétique (de) soi. Jusqu’ici, il a envisagé les questions de l’ego, de l’imagination et des émotions. La dimension irréfléchie est devenue le fondement incontestable sans lequel la description même des phénomènes serait impossible. Vincent de Coorebyter désigne cette problématique comme l’aporie de l’irréfléchi7. En effet, Sartre ne veut pas nier l’existence du cogito, c’est-à-dire de la conscience réflexive. La conscience ne peut se livrer à la description phénoménologique que par la réflexion de sa propre noèse par rapport à son noème. Le fait est qu’elle dépend d’une conscience préréflexive et immédiate de soi à soi :
Ainsi n’y a-t-il aucune espèce de primat de la réflexion sur la conscience réfléchie : ce n’est pas celle-là qui révèle celle-ci à elle-même. Tout au contraire, c’est la conscience non-réflexive qui rend la réflexion possible : il y a un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien. (...) Pourtant, il n’y a pas cercle ou, si l’on veut, c’est la nature même de la conscience d’exister « en cercle ». C’est ce qui peut s’exprimer en ces termes : toute existence consciente existe comme conscience d’exister8.
8Vincent de Coorebyter comprend ici que la distinction entre irréfléchi et préréflexif est présentée dans L’Être et le Néant9. Mais le même auteur souligne la complexité de la question, puisque dans L’Imaginaire et dans L’Idiot de la Famille il y a une nuance que les sépare. Paulo Perdigão renforce cette position en affirmant que le préréflexif est le fond soit de la conscience irréfléchie, soit de la conscience réfléchie10. Pour le moment, ce qui nous importe, c’est seulement de présenter la critique sartrienne du primat de la connaissance, largement soutenu dans la philosophie moderne par l’inversion entre pensée et existence. L’être de la conscience est la conscience non thétique (d’)être, qui est la source immédiate de la liberté en situation. À quoi il faut ajouter la correspondance entre le cogito préréflexif et le cogito tacite de Merleau-Ponty :
Par-delà le cogito parlé, celui qui est converti en énoncé et en vérité d’essence, il y a bien un cogito tacite, une épreuve de moi par moi. Mais cette subjectivité indéclinable n’a sur elle-même et sur le monde qu’une prise glissante. Elle ne constitue pas le monde, elle le devine autour d’elle comme un champ qu’elle ne s’est pas donné ; elle ne constitue pas le mot, elle parle comme on chante parce qu’on est joyeux ; elle ne constitue pas le sens du mot, il jaillit pour elle dans son commerce avec le monde et avec les autres hommes qui l’habitent, il se trouve à l’intersection de plusieurs comportements, il est, même une fois « acquis », aussi précis et aussi peu définissable que le sens d’un geste11.
9Sartre entend dégager la relation intentionnelle du modèle de la corrélation entre un sujet connaissant et un objet connu. Il s’agit pour lui de libérer le cogito de la conception représentationaliste. Florence Caeymaex affirme quelles sont les conséquences de cette thèse du point de vue éthique :
Dès lors la conscience n’est ou n’existe qu’en tant qu’elle est engagée dans un monde, et que le propre du cogito réflexif authentique (de la réflexion pure) est justement de ramener la conscience à ce rapport d’être et à son être-au-monde, c’est-à-dire à la non-coïncidence constitutive du pour-soi12.
2. Le sens pratique de la mauvaise foi et la conversion
10D’emblée, le concept de liberté a un sens pratique. La liberté en situation instaure un rapport immédiat et existentiel dans le monde. Ce rapport n’est pas cognitif dans son fondement. En réalité, il n’y a pas de fondement, la conscience est toujours là, vide et contingente, comme un fond sans fond. La liberté est donc condition de possibilité ontologique et il n’y aurait pas de liberté si l’homme pouvait choisir de n’être pas libre. Autrement dit, l’homme est condamné à être libre. Mais il peut quand même essayer de masquer sa propre liberté ou de ne pas être libre pour s’enfuir de l’angoisse originale d’être libre. Certes, à la fin cette fuite est toujours vouée à l’échec, puisque la liberté est la condition même de l’existence. Sartre l’appelle mauvaise foi, dont le concept est essentiel pour la compréhension du sens pratique de la liberté.
11Qu’est-ce que la mauvaise foi ? En tant qu’attitude de négation, la mauvaise foi est le mensonge à soi. Mais ce qui différencie la mauvaise foi du mensonge à autrui c’est justement l’unité du menteur et du trompé. Donc, la mauvaise foi n’est pas conditionnée par le « Mitsein » comme dans le cas du mensonge à autrui, parce que la conscience s’affecte elle-même de mauvaise foi. Autrement dit, la mauvaise foi n’est pas conditionnée par la structure du pour-soi-pour-autrui, quoiqu’elle ait toujours des conséquences concrètes envers autrui.
La mauvaise foi implique au contraire par essence l’unité d’une conscience. Cela ne signifie pas qu’elle ne puisse être conditionnée par le « Mitsein », comme d’ailleurs tous les phénomènes de la réalité-humaine, mais le « Mitsein » ne peut que solliciter la mauvaise foi en se présentant comme une situation que la mauvaise foi permet de dépasser ; la mauvaise foi ne vient pas du dehors à la réalité-humaine. On ne subit pas sa mauvaise foi, on n’en est pas infecté, ce n’est pas un état. Mais la conscience s’affecte elle-même de mauvaise foi13.
12Il y a une interprétation selon laquelle la mauvaise foi est une tromperie produite par la conscience pré-réflexive14. Toutefois, la tromperie est l’objet non thétique d’une conscience de mauvaise foi sans être produite par elle. Le cogito préréflexif est la condition de possibilité de toute conscience, c’est à ce niveau que la temporalité originelle se donne. En même temps, la conscience préréflexive ne se soutient pas sans la conscience intentionnelle de quelque chose. La mauvaise foi n’est donc pas produite au niveau préréflexif de la conscience. L’origine de la mauvaise foi est dans l’acte intentionnel, qu’il soit réfléchi ou spontané et irréfléchi (positionnel de l’objet), puisqu’il n’y a de mauvaise foi qu’à partir de l’intentionnalité. La mauvaise foi est produite par la conscience intentionnelle spontanée vers le monde, ou par la conscience réflexive de soi comme essai de récupération, et elle est toujours subie par la conscience préréflexive et non positionnelle de soi à soi. Le caractère non positionnel (de) soi de la conscience préréflexive ne la rend pas productrice de la mauvaise foi, puisqu’elle-même n’en est que la condition de possibilité ; elle assure la décision, la conduite de mauvaise foi, mais elle ne se tourne pas thétiquement vers le monde ou vers soi. Elle assure la conscience positionnelle de mauvaise foi.
13Toute conduite de mauvaise foi a un sens pratique, toute conscience de mauvaise foi finit par toucher l’autre. Cela est plus facile à montrer dans le cas de la torture ou du racisme. Nous n’aurons pas le temps de montrer et d’examiner tous les conduites de mauvaise foi dans l’œuvre sartrienne. Nous allons en prendre trois exemples pour essayer de montrer leurs conséquences morales.
L’auto-définition réfléchie
14La conscience peut évoquer sincèrement un fait passé, qui est pour Sartre l’en-soi. Mais dans ce cas, il n’y a pas de confusion entre facticité et transcendance. Il y a mauvaise foi dans l’auto-définition lorsqu’elle se tourne vers le présent. Tout le problème surgit quand la conscience essaie de réduire sa conduite à l’être, tel que le garçon de café décrit dans L’Être et le Néant, qui représente le devoir d’être garçon de café :
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. (...) Il joue à être garçon de café15.
15Nous trouvons ce même type de conduite dans Huis clos. Au début de la pièce, Garcin se définit par sa fonction.
Garcin, sursaute et puis se met à rire. — C’est une méprise tout à fait amusante. Le bourreau, vraiment ! Vous êtes entrée, vous m’avez regardé et vous avez pensé : c’est le bourreau. Quelle extravagance ! Le garçon est ridicule, il aurait dû nous présenter l’un à l’autre. Le bourreau ! Je suis Joseph Garcin, publiciste et homme de lettres. La vérité, c’est que nous sommes logés à la même enseigne. Madame16…
16Cette manière d’être un garçon de café, ou ce simple acte de se présenter par sa fonction, conditionne le rapport à autrui dans une certaine mesure. Par là nous assumons passivement une fonction, comme si nous n’étions qu’elle. Nous essayons d’être totalement cette apparition, même dans le glissement temporel. Où nous essayons d’être l’équivalent à nos titres, de nous faire reconnaître par le concept. La finalité semble claire : induire l’autre à nous voir ou nous définir de la même manière pour essayer de capturer son regard.
La sincérité
17Tout comme l’auto-définition, la sincérité est une mauvaise foi quand elle se tourne vers le présent. Nous pouvons être sincères sur le mode de la perception d’un fait passé. Mais quand il s’agit du présent, l’intention d’être sincère sur le mode d’être du devoir d’être ce que nous sommes ne se limite pas à la connaissance, mais elle touche à l’être lui-même. Lorsque la sincérité devient une valeur universelle, nous essayons de réaliser le devoir d’être sincère au présent.
18C’est le cas de Mathieu et de Marcelle dans L’Âge de Raison. Au début du roman, dans le premier dialogue entre eux, même avant de savoir que Marcelle était enceinte, Mathieu disait que sa vie était pleine « d’occasions manquées » — quelque chose qu’elle trouvait symptomatique17. Mais symptomatique de quoi ? Marcelle lui dit ce qui deviendra plus clair dans la suite du roman. Mathieu désirait l’indétermination, en évitant de trancher sur des questions fondamentales :
Eh bien, dit-elle, c’est toujours ta fameuse lucidité... Tu es amusant, mon vieux, tu as une telle frousse d’être ta propre dupe que tu refuserais la plus belle aventure du monde plutôt que de risquer de te mentir18.
19La liberté comme une disponibilité est vécue à la limite par Mathieu, mais c’est justement cette limite, la contradiction entre vivre la réalité et la nier qui montre sa mauvaise foi19. L’essai d’échapper à la mauvaise foi en affirmant la liberté par l’indétermination, en étant sincère avec lui-même, a fini par amener Mathieu à la mauvaise foi. La détermination n’exclut pas la liberté, au contraire, puisque la détermination est négation, elle a sa source dans la liberté. Donc, la conséquence morale semble claire. La « réalisation » de la sincérité, lorsque nous sommes plongés dans la mauvaise foi, devient une valeur universelle, donc immune au regard d’autrui. Dans le cas le plus radical, la sincérité conduit à l’indétermination, c’est-à-dire à la fuite de l’engagement.
Prorogation des décisions
20Dans L’Être et le Néant, Sartre a fourni une description très précise de la femme qui sort pour un premier rendez-vous. Fixée au présent afin de masquer le flux temporel, elle sait qu’à un moment donné elle devra décider de la suite de ce rendez-vous. Mais elle laisse ses mains tomber inertes entre les mains de son partenaire, ni consentante ni résistante, une chose.
Elle sait fort bien les intentions que l’homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu’il faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n’en veut pas sentir l’urgence : elle s’attache seulement à ce qu’offre de respectueux et de discret l’attitude de son partenaire. (...) Elle a désarmé les conduites de son partenaire en les réduisant à n’être que ce qu’elles sont, c’est-à-dire à exister sur le mode de l’en-soi20.
21Cette description présente une femme qui a eu recours, au cours du rendez-vous, à des procédés destinés à se maintenir de manière indéterminée, en prorogeant sa décision. Mais la conduite de mauvaise foi peut être étendue et la prorogation des décisions peut plonger toute une vie dans la mauvaise foi. Le cas de Mathieu dans L’Âge de Raison illustre bien ce point. Il peut aussi être parfaitement compris par la voie de la prorogation des décisions. Dans l’essai d’être sincère avec lui-même en permanence et de se maintenir « libre » dans l’indétermination, Mathieu proroge les décisions compromettantes. Il n’accepte pas le mariage avec Marcelle et, en même temps, il ne s’engage pas avec les communistes. Par là, il maintient tout en suspens, en se laissant contradictoirement déterminer par la passivité.
22Dans la pièce en sept actes Les Mains sales, nous voyons le dilemme moral par lequel les fins doivent justifier les moyens au sein du Parti communiste21. Hugo, intellectuel bourgeois et « de bonne famille », s’engage dans le Parti et reçoit l’ordre d’assassiner Hoederer, qui avait un plan avec le Pentagone et les fascistes pour diviser le pouvoir dans l’après-guerre. Toutefois, Hoederer fascine Hugo et celui-ci commence à proroger une décision finale22. En outre, Hoederer fascine Jessica, l’épouse de Hugo. Quand celui-ci décide à la fin de tirer trois fois contre Hoederer, c’était justement le moment où il embrassait Jessica. Après, Hugo découvre que le Parti avait changé de politique, en adoptant exactement la position de Hoederer. Ainsi, il se laisse assassiner comme « irrécupérable » pour la nouvelle politique, en affirmant avec sa mort que le crime était politique et non passionnel.
23Hugo a prorogé sa décision, qui s’est montrée tout à fait maladroite et ambiguë. Lui-même n’était pas tellement convaincu du sens dernier de son acte, de manière qu’il finit par délivrer sa vie afin de la caractériser comme politique. Mais il nous semble que son attente était un prétexte de mauvaise foi pour ne pas tuer Hoederer, qui correspondait, au fond, à son sentiment d’amitié. Olga, une collègue de Hugo, dit à Jessica dans le cinquième acte : « Les occasions, nous les faisons naître »23. L’action retardée par Hugo était déjà l’indice qu’il ne voulait pas assassiner Hoederer, ce qui devient encore plus clair dans la deuxième scène du sixième acte. Le crime semble plus le résultat d’une jalousie de Hugo dans la mesure où il s’est senti trahi. Sa mauvaise foi était de ne pas s’avouer à lui-même qu’il n’avait pas envie de tuer son ami et qu’à la fin il a décidé de le faire pour d’autres motifs.
24Donc, on voit que la mauvaise foi peut être la cause d’une petite prorogation jusqu’à de grandes entreprises de prolongement pour ne pas prendre une décision. Dans quelle mesure touche-t-elle aussi autrui ? En ce sens que l’indétermination et le manque d’engagement ne mettent pas en suspens seulement l’individu, mais aussi les rapports avec les autres. Certes, il y a des indéterminations qui ne sont pas des indices de la mauvaise foi, mais la mauvaise foi peut conduire à l’indétermination et à l’ambiguïté, ou leur servir d’abri.
3. Conclusion : La Conversion
25L’authenticité existentielle se donne dans l’action et celle-ci renvoie toujours à la relation moyen-fin, c’est-à-dire au phénomène moral. De même, nous ne pouvons parler de la morale concrète qu’à partir d’une décision libre du sujet, à partir de son authenticité existentielle. Pour aller plus loin, il sera nécessaire de reprendre la psychanalyse existentielle et la différence entre réflexion pure et impure.
C’est qu’il faut distinguer la réflexion pure de la réflexion impure ou constituante : car c’est la réflexion impure qui constitue la succession des faits psychiques ou psyché. Et ce qui se donne premièrement dans la vie quotidienne, c’est la réflexion impure ou constituante, encore qu’elle enveloppe en elle la réflexion pure comme sa structure originelle. Mais celle-ci ne peut être atteinte que par suite d’une modification qu’elle opère sur elle-même et qui est en forme de catharsis24.
26C’est en assumant la dialectique entre la réflexion et l’action, entre le connaître de soi-même et le faire à soi-même, que nous effectuons le passage à l’authentique. Nous voyons l’authenticité par les actes du sujet, par le choix des valeurs basées sur la liberté en situation. Aussi la mauvaise foi peut-elle être vue dans une conduite quelconque, par les actes ou par l’œuvre du sujet. Il faut maintenant comprendre le passage de la réflexion impure à la réflexion pure. Dans les Cahiers pour une morale, Sartre abandonne le mot catharsis et définit ce changement sur le plan de la temporalité réflexive par la conversion, qu’il avait déjà utilisé pendant la guerre, dans les Carnets d’une drôle de guerre25.
27Dans une note brève, Sartre écrit que le passage à la réflexion pure doit provoquer une transformation26.
De la relation au corps. Acceptation et revendication de la contingence. La contingence conçue comme une chance. De la relation avec le monde. Éclairement de l’être en soi. Notre tâche : faire exister de l’être. Véritable sens de l’En-soi-pour-soi. De la relation avec moi-même. La subjectivité conçue comme l’absence du Moi. Puisque le Moi est hexis (psyché). De la relation avec autrui.
28Le dernier point est celui où plusieurs personnages sartriens s’arrêtent dans la mauvaise foi, comme Roquentin dans La Nausée, l’individu sans importance collective, ou Mathieu dans les Chemins de la liberté. Malgré leur lucidité pour comprendre la contingence, le dévoilement de l’être et l’inexistence d’un Ego originel, ils se perdent dans leur engagement et dans la révélation de l’altérité.
29Nous venons de voir dans les Cahiers pour une morale que l’authenticité, ou la victoire sur la réflexion impure et sur la mauvaise foi, s’acquiert par une transformation du rapport à autrui. La mauvaise foi n’a qu’un sens pratique dans le monde, puisque elle se révèle dans les conduites humaines. C’est vrai que la négation de la mauvaise foi est une négation tournée vers le sujet lui-même, mais les conséquences de cette négation retournée peuvent être intuitionnées dans les rapports humains, avec une variation d’intensité.
Bibliographie
Caeymaex, Florence, « Les enjeux éthiques de l’existentialisme sartrien », Service de Philosophie politique et morale de l’Université de Liège, http://www.philopol.ulg.ac.be/4_3_textes.html. Consulté sur Internet le 19 mai 2007.
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—, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1939.
—, Huis clos, dans Théâtre, Paris, Gallimard, 1947.
—, La transcendance de l’ego, Paris, J. Vrin, 2003.
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—, L’Être et le Néant. Essai d’Ontologie Phénoménologique, Paris, Gallimard (tel), 2004.
—, L’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard (Idées), 1985.
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Tognonato, Claudio, « Estamos condenados a la mala fe? », dans Sartre contra Sartre, Buenos Aires, Ediciones del Signo, 2001.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Fabio Caprio Leite de Castro
Université de Liège