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Christophe Perrin

Heidegger et l’être du On

(Volume 4 (2008) — Numéro 4)
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Annexes

Résumé

Motif déterminant de l’analytique existentiale, le On — das Man — n’est jamais interrogé pour lui-même par les commentateurs de Heidegger ; il fait pourtant de leur part l’objet d’interprétations non seulement très contrastées, mais encore fort éloignées de ce que le penseur allemand semblait avoir envisagé en menant son analyse. D’où la nécessité d’en faire le sujet central d’une réflexion qui, en contrepoint des lectures historique­ment situées et scientifiquement orientées, entend éclairer l’être qui est le sien en le ramenant à son statut d’existential d’un Dasein dont il constitue, toujours et d’emblée, l’ombre portée.

Abstract

The One (das Man), which is a very significant topic in Heidegger's existential analytic, is never investigated for itself by commentators. The interpretations proposed by these are not only sharply contrasted, but also very different from what the German thinker appears to have in mind in his analyses. So the notion needed to be re-examined, especially by remembering that the being of the One is, first of all, an 'existential' of the Dasein and, as such, just like its shadow.


D’un pronom à un nom

1Si à la question « que suis-je ? », Heidegger, on le sait, répond dans Sein und Zeit, en visant par là l’être de l’homme en général, que je suis un Dasein, mieux, que je suis le DaseinDasein étant le nom de l’étant que je suis, un étant particulier dans la sphère des étants qui possède, outre un certain privilège, des déterminations spécifiques —, à la question « qui suis-je ? », Heidegger répond pourtant que je ne suis pas ordinairement moi-même, dans la mesure où je suis toujours et avant tout On :

De prime abord, « je » ne « suis » pas au sens du Soi-même propre, mais je suis les autres selon la guise du On. C’est à partir de celui-ci et comme celui-ci que, de prime abord, je suis « donné » à « moi-même ». Le Dasein est de prime abord On et le plus souvent, il demeure tel1.

2À en croire Heidegger, On est donc d’une certaine façon mon prénom puisque c’est lui qui me désigne d’emblée. Mais comment passe-t-on d’un pronom, somme toute banal, de la langue usuelle, au nom pour le moins original d’un des motifs essentiels de l’analytique existentiale ?

3Précisons que ne pas être soi-même s’entend généralement en deux sens distincts : je peux d’abord ne pas être en vérité ce que je crois être, car rien ne garantit que je puisse avoir entièrement accès à ce que je suis vraiment. Je pourrais, sans le savoir, m’échapper sans cesse à moi-même. Dès lors, plutôt que dans l’être, le problème résiderait ici dans le connaître ; je peux ensuite ne pas être à même, en société, de réussir à être authentiquement moi-même car, sciemment ou non, la vie parmi mes semblables pourrait m’obliger à des compositions, à des altérations. Ce serait alors le rapport du paraître à l’être qu’il faudrait mettre en question. Cependant, plus qu’à une problématique épistémologique ou sociale, c’est à un questionnement directement ontologique qu’invite le On heideggérien. Modalité légitime de l’existence, en effet, il se présente sans doute comme l’une des formes les plus extrêmes d’aliénation pensées dans l’histoire de la philosophie. Le propos de l’auteur en est d’autant plus paradoxal.

4En effet, comment puis-je, moi, ne pas être moi-même ? À l’évidence, je ne peux pas être, moi, en même temps identique et différent de moi-même. Ou bien je suis moi, ou bien je ne le suis pas et je suis alors un autre qui n’est pas moi. C’est là, dira-t-on, une question de bon sens, une question de conformité aux principes d’identité et de (non-)contradiction. Et comment pourrais-je d’ailleurs commencer par ne pas être moi-même ? Si l’on convient parfois que, sous l’effet d’une pression ou d’une passion, je ne suis plus moi-même, je ne m’appartiens plus, n’est-ce pas exagérer que de penser une absence originaire de moi à moi-même ? Si je sais très bien qui je suis, comment penser que cet étant à mon nom, cet étant qui est à chaque fois mien, je ne le suis néanmoins toujours d’emblée que sur le mode neutre et anonyme du On ? Comment concevoir cette dimension d’apparente imper­sonnalité au cœur même de ma personne ?

5C’est au fond ici que le bât blesse : je suis mais, « de prime abord et le plus souvent », ce je est un autre, puisque littéralement, ce je est un on. Qui est alors ce On, qui, nous dit-on, n’est personne, mais dont chacun comme tous relèvent et que je suis moi-même d’ordinaire ? En toute logique, si le On n’est personne, je ne peux pas l’être, mais si je le suis, il ne peut pas ne pas être quelqu’un, en l’occurrence moi, moi que cependant je ne serai pas puisque, encore une fois, je sera on. En bref, le On est On, et cette tautologie, réponse spontanée à l’imbroglio auquel nous parvenons à examiner logiquement le mot heideggérien, esquisse là tout son hermétisme.

6Le terme On pourrait-il de lui-même nous révéler quelque chose ? Le mot n’est sans doute pas choisi au hasard par Heidegger. D’un point de vue strictement étymologique, l’allemand et le français se rejoignent : Man vient de Mann, comme on vient de homme.

On vient de homo ; c’est une altération du beau mot d’homme ; c’est un homme chauve, gonflé, émasculé, myope, plein de vent, réduit à la panse, nourri de prétention et d’anonymat,

7écrit l’académicien2. Que dira le philosophe ? Manifestement, le On serait une façon de désigner l’homme en général, une façon de saisir le collectif humain. En ce sens, le On a rapport à la majorité, à la tradition, au sens commun, à l’opinion publique. Mais l’extension exacte, la cardinalité du On ne semble pas importer. L’enjeu est sans doute dans le pronom substantivé lui-même : le mot qui donne au On son unité ne confère-t-il pas une existence de sujet à un agrégat contingent ? Le jeu des déterminants en allemand apporte peut-être un indice supplémentaire dans la caractérisation de cette figure singulière.

8Das Man est dérivé de der Mann, autrement dit le On est dérivé de l’homme ; l’indéfini, le neutre, l’impersonnel dérive d’un substantif précis qualifié par un article défini. Faut-il aller jusqu’à lire, dans cette simple observation terminologique, que l’homme « à la dérive » échoue sur le On dont il prend le mode ? Remarquons pour l’heure que dire On revient couramment à désigner la multitude à partir de ce qu’elle fait — on dit, on raconte, on accomplit, etc. — et non à partir de ce qu’elle est, d’où l’idée que le On serait davantage un certain rapport plutôt qu’une certaine substance. Dès lors, le On ne serait pas tant synonyme de foule, de masse, de peuple ou de communauté, qu’éponyme de celui que je suis couramment parmi les autres et, peut-être, antonyme de celui que j’ai à être, puisque nous admettons tous qu’il faut être, ou du moins oser être soi, contre l’uniformité possible véhiculée par la société. Pronom personnel de la troisième personne, mais pronom indéfini, le On n’indique au demeurant rien du sujet réel qu’il est censé désigner. On, c’est tout le monde en général mais personne en particulier, bien qu’en lui puisse s’inclure le sujet même de l’énonciation. En ce cas, le On devient synonyme de nous, celui-là pouvant être préféré à celui-ci par facilité : on dit que, on a choisi de, on agit comme cela, autant de prétextes pour légitimer nos actes et nos pensées sans avoir à en décider ni à les assumer en propre. Si le On favorise ainsi l’occultation de l’ego dans son indistinction avec les autres où prévaut la substitution de tous avec chacun, notons surtout qu’il n’est jamais assignable à une réalité concrète et circonscrite à laquelle je pourrais m’opposer. Telle est bien la force manifeste du On qui fait toujours autorité sans jamais s’incarner.

9Mais il y a plus. Car si penser de manière générale le On consiste à conceptualiser un pronom personnel pour passer de la grammaire à la philosophie, penser le On heideggérien implique d’appréhender un motif déterminé dans une philosophie qui s’emploie à la mise en lumière d’une « grammaire de l’être »3 non-catégorielle, mieux non-substantive. Or la chose n’est pas des plus aisées, et cela pour deux raisons. La première tient à ce que, en dépit d’une grande renommée et d’une force de persuasion certaine, l’analyse du On ne demeure exposée qu’à titre de développement obligé dans une présentation consciencieuse de Sein und Zeit, et non interrogée en et pour elle-même dans sa complexité — voilà ce que nous voudrions palier dans cet exposé. La seconde réside dans le fait que vouloir passer de la description heideggérienne de l’ « être-On » du Dasein quotidien à la mise en lumière de l’être du On, autrement dit à l’éclaircissement de son sens et de son essence, revient à se heurter à toute une littérature secondaire sur la question qui n’offre trop souvent, de la part des commentateurs, que des interprétations non seulement très contrastées, mais encore fort éloignées de ce que le penseur allemand semblait avoir envisagé en menant son analyse — voilà ce que nous voudrions corriger.

10Que pense-t-on au fond lorsque l’on fait du On « le sujet le plus réel de la quotidienneté »4, l’auteur de la décharge du Dasein ou l’acteur unique dans la pré-esquisse de « l’explicitation prochaine du monde »5 ? Que veut dire Heidegger dans ces formulations qui, grammaticalement, considèrent le On comme un sujet à part entière ? Comment apprécier ontologiquement cette figure si particulière ? En contrepoint des lectures historiquement situées et scientifiquement orientées qui, puisque moins sensibles à la lettre heideggérienne, peuvent en fausser l’esprit, nous mettrons l’accent sur le sens d’être du On, en insistant sur son inscription au cœur de l’analytique existentiale. L’essentiel sera de montrer d’une part que, si le On assure l’intelligibilité du monde ambiant, il n’éclaire en rien la phénoménalité des non-étants et se rapporte dès lors à eux sur le mode de l’esquive dissimulatrice et de la dissimulation ; d’autre part, que c’est seulement parce que le On est ontologique qu’il autorise des lectures hétéroclites et, enfin, que s’il est diffus, essentiel et universel, le risque est grand de l’hypostasier et d’en faire une figure qui transcende le Dasein, lors même qu’il n’en est que l’ombre portée.

Centralité et équivocité du On

11S’interroger sur la fonction et les déterminations du On dans Sein und Zeit implique de se rendre attentif à la place qu’il y occupe. Situé au premier tiers de l’ouvrage, le § 27 qui porte sur lui vient clore l’interrogation sur le qui du Dasein et inaugure ses manifestations textuelles dans le maître-livre. Si celles-ci s’y répartissent de manière assez égale, on s’étonnera que le On, étroitement lié pourtant à l’analyse fondamentale préparatoire du Dasein qui ne constitue que la première section de l’œuvre, apparaisse autant, voire davantage dans la seconde — 72 occurrences contre 80. Débordant le strict cadre du paragraphe voué à sa description, mentionné plus de 150 fois en 438 pages, le On se présente comme un motif incontournable. Constituant l’une des deux figures possibles du Dasein, il participe, en tant que contrepoint, de toutes les analyses destinées à conquérir le « pouvoir-être tout authentique »6 de cet étant. Il résonne d’ailleurs jusqu’aux dernières pages de Sein und Zeit, du fait de la structure symétrique du livre qui fait répondre, à l’étude initiale de la quotidienneté du Dasein et de la pré-compréhension que cet étant a de lui-même, l’analyse terminale de la quotidienneté de la déchéance selon la temporalité et celle de l’appréhension vulgaire du temps. La présence récurrente et stratégique du On n’est donc pas sans trahir son importance.

12Si le On s’avère une part essentielle de l’analytique existentiale, celle-là ne semble pas pour autant dénuée d’ambiguïtés. Le § 27 de l’opus magnum, tenu parfois pour l’un des plus fondamentaux, n’en serait pas le moins confus. C’est là la thèse de Hubert-Louis Dreyfus pour qui le traitement heideggérien du On en 1927 ne va pas sans équivoques. Selon lui, Heidegger serait resté prisonnier des influences, sans doute contraires, de Dilthey et de Kierkegaard, le premier estimant que l’intelligibilité du monde ne peut apparaître que dans le cadre de pratiques publiques, le second, que « la vérité n’est jamais dans la foule ». Au lieu d’avoir distingué ces points de vue, le philosophe les aurait mariés dans son développement sur le On, d’où une certaine opacité qui empêcherait celui-ci d’avoir la centralité qui lui revient dans l’économie générale de Sein und Zeit. Dès lors, deux thèmes bien distincts, bien que proches, seraient entrecroisés au § 27, traités obscurément l’un l’autre l’un dans l’autre. L’un envisagerait le On en tant que qui du Dasein quotidien, l’autre présenterait le On comme le principe qui articule le système de renvois du monde ambiant et en assure le sens7. Or, du fait de cette imbrication, on aboutirait à des figures du On, sinon incom­parables, du moins imparfaitement superposables. Le On ne serait-il pas équivoque en effet, en ce que, répondant à la question du qui du Dasein, il évoquerait un On particulier, constitutif de mon être, un On que chaque Dasein peut être intimement même si tous le sont aussi, alors que, considéré comme ce qui rend possible la « significativité » — Bedeutsamkeit —, il suggèrerait plutôt un On général, précédant et excédant chaque Dasein, un On indépendant finalement, lors même que tous les Dasein dépendent de lui ? Mais à l’imbroglio thématique s’ajouterait une incohérence textuelle.

13Il y aurait, en vérité, deux assertions contraires dans Sein und Zeit légitimant deux lectures opposées de l’analyse du On8. Heidegger affirme d’une part que : « L’être-Soi-même authentique ne repose pas sur un état d’exception du sujet dégagé du On, mais il est une modification existentielle du On comme existential essentiel »9. Dans cette perspective, le Dasein ne serait pas d’emblée ce qu’il est ou doit être. Il ne deviendrait lui-même qu’à partir d’un trait structurel en lui, le On, faisant en sorte qu’il ne coïncide jamais spontanément avec lui-même. Mais Heidegger paraîtrait se contredire en écrivant d’autre part que, si « de prime abord et le plus souvent […] le Dasein n’est pas lui-même, mais est perdu dans le On-même », « celui-ci est une modification existentielle du Soi-même authentique »10. Cette fois, le Dasein serait d’abord lui-même en sorte que, le Soi-même étant fondamental, ce serait seulement sur cette base que la dimension impersonnelle du On surviendrait en lui. Ainsi qui est au fond modification de qui ? Le Soi prime-t-il le On ou est-ce le On qui supprime le Soi ? Le On est-il bien un « existential essentiel » ou n’est-il que le mode déficient d’un Soi plus originel ?

14L’équivocité apparente des phrases heideggériennes n’est pas sans conséquences. Pensant le texte de 1927 sur ce point incohérent et, partant, privilégiant l’une ou l’autre de ces deux affirmations, Frederick Olafson et Hubert-Louis Dreyfus ont développé dans les années 1990 deux interprétations concurrentes du On11, à l’origine d’une polémique outre-atlantique. On doit à Taylor Carman d’avoir sans doute, le mieux, montré la spécificité et la rivalité des points de vue en présence dans son article intitulé : On being social. Selon Carman, Olafson défendrait une analyse « existentialiste » ou « ontique » du On, en le considérant comme une déformation de l’ « être-avec » — Mitsein. Pour lui, le On serait un mode privatif, une modalité altérée du Dasein correspondant à une étape première mais temporaire de socialisation, dans laquelle le jeune Dasein ne pourrait que dépendre nécessairement des normes publiques, avant de pouvoir s’en déprendre, une fois l’âge venu d’assumer ses actes et ses idées. Dreyfus, en revanche, serait partisan d’une conception wittgensteinienne ou ontologique du On. Le tenant pour la dénomination heideggérienne spécifique des normes sociales qui permettent l’intelligibilité du monde au quotidien, il le conce­vrait, non pas comme un étant, une personne ou un groupe de personnes, mais comme l’autorité normative impersonnelle garantissant les pratiques sociales et rendant les étants intramondains compréhensibles et utilisables. Il ne serait ni un Dasein, ni une entité distincte de lui, mais plutôt un trait structurel général de notre être-au-monde permettant une sorte de sens commun normatif. Cette divergence de points de vue nous montrant à quel point le statut du On peut passer pour ambigu, pour tenter d’en fixer le statut, pensons donc plus avant sa fonction.

Des rôles positifs et négatifs du On ?

15Dans cette perspective, l’intérêt est grand de faire mention des « lectures américaines » du On puisque, croyant repérer deux thèmes distincts au § 27 de Sein und Zeit et désirant ne pas s’en tenir à la seule caractérisation de l’ « identité » que constitue le On pour le Dasein — « le On […] est le personne auquel tout Dasein […] s’est à chaque fois déjà livré »12 —, elles tentent souvent de penser les actions du On sur une existence toujours déjà sociale. Dans leur perspective, le On ne désignerait peut-être pas tant le Dasein que je suis passivement sans l’être en propre, qu’une instance encore obscure qui détermine activement le monde qui m’entoure. Evoquons en ce sens dans ses grandes lignes la lecture originale du On établie par Hubert-Louis Dreyfus, non seulement car elle semble paradigmatique aux Etats-Unis, mais aussi et surtout parce qu’elle entend présenter du On des « fonctions positive et négative »13.

16C’est en soulignant le caractère public des usuels — Zeug — que nous pouvons manier que Dreyfus entame son étude du On. Dans la mesure où un usuel est ce qu’il est indifféremment de celui qui s’en sert et qu’une manière spécifique de l’utiliser l’accompagne, « equipment displays generality and obeys norms ». Destiné à tous en général, l’usuel ne va effectivement pas sans mode d’emploi. Une norme a d’ores et déjà défini ce qu’on fait de lui et comment on le fait. Le On renvoie ainsi à l’usager moyen, à l’utilisateur lambda : « To refer to the normal user, Heidegger coins the term das Man »14. Il faut alors insister sur le caractère normatif du mot. Le On doit être compris en termes de canons et de conformité, car c’est lui qui semble tout déterminer, jusqu’aux objets qui me concernent et ne conviennent qu’à moi. Si ma vue baisse, je porterai des lunettes parce qu’on le fait dans ce cas, parce qu’on m’en prescrit et qu’on les tient pour le bon remède. Or si je sais quoi faire, je ne sais pas toujours pourquoi.

17« Norms tell us right and wrong but do not require any justification »15. Je prononce « dompteur » sans dire le p, « amygdale » sans lire le g, non parce que je suis un phonéticien accompli, mais parce que sitôt ces mots par moi mal articulés, ceux qui les prononcent bien — c’est-à-dire ceux qui n’en savent pas plus que moi sur leur prononciation exacte mais qui, pour avoir été repris plus d’une fois, ne savent que trop qu’on les dit de telle façon — vont me corriger. Ce n’est que lors de mon écart par rapport à la norme que je découvre à quel point j’y suis aveuglément soumis. Étrangement cependant, ce n’est pas cette soumission mais mon incartade qui me dérange, car j’en suis gêné. Dérogeant aux usages établis, je m’expose à être montré du doigt, moqué, voire délaissé. Affectivement, il m’est donc difficile de maintenir ma différence et, raisonnablement, il semble insensé d’insister. Étant donné que je suis seul à faire comme ceci alors que tous font comme cela, comment ne pas me penser dans l’erreur et en tort ? S’ensuit ma tendance profonde à me conformer au plus vite aux règles en vigueur que je ne fais partant que conforter. Le On se tient donc dans la moyenne, dans une médiocrité qui le maintient. Mais comment l’apprécier ?

18« Norms and averageness they sustain perform a crucial function. Without them the referential whole could not exist »16. C’est une utilité fonda­mentale qu’il faut d’emblée reconnaître aux normes. Pour s’en convaincre, reprenons l’exemple du dîner donné par Dreyfus. Souvent, pour dîner, on mange avec une fourchette, on mange à table, on mange dans la salle à manger et on mange quand chacun a fini de s’installer. On pourra dire que ces assertions sont de simples traits caractéristiques de pratiques alimentaires communes en Occident. Néanmoins, elles n’indiquent pas tant des us et coutumes localisés et particuliers qu’une détermination générale des conditions du dîner. Et c’est là tout leur intérêt : « The important thing is that in each culture there are equipmental norms and thus an average way to do things »17. Ces énoncés du type « on… » ne sont donc pas seulement descrip­tifs. Ils revêtent sans doute un aspect, sinon coercitif, du moins péremptoire : on les emploierait sans mal pour réprimander un enfant qui mangerait avec ses mains, mettrait des miettes partout et irait grignoter en égoïste dans sa chambre. Mais s’ils paraissent autoritaires, ils sont surtout nécessaires selon Dreyfus. Sans eux, le dîner ne pourrait se tenir, car tout le monde ignorerait les codes qui le rendent possible, en organisant la totalité du système de renvois des usuels à mobiliser pour qu’un dîner, précisément, ait lieu. Bien sûr, parce qu’ils sont bien connus de tous, ils passent inaperçus : transparents, ils n’en sont pas moins omniprésents. En indiquant toujours la manière ordinaire et moyenne de faire les choses, ils participent d’un On qui ne promeut pas tant une façon de les faire qu’il les permet toutes, jusqu’à leurs contrefaçons.

19Ici apparaîtrait une fonction foncièrement positive du On : le On favoriserait l’adhésion au monde de tout Dasein et, en véhiculant des pra­tiques publiques courantes, rendrait celui-ci intelligible pour chacun, celles-là étant manifestement partageables par tous. Si la médiocrité concourt à une compréhension quotidienne collective et si, comme l’écrit Heidegger, « le On […] articule le complexe de renvois de la significativité »18, il semblerait en effet que le On soit « the source of signifiance and intelligibility »19. Le On serait par là-même ce qui rend le monde ambiant abordable, praticable et cohérent.

20Ceci dit, comme une ombre au tableau se profile un risque intrinsèque à cette hégémonie des normes du On. Comme les canons peuvent se faire carcans, la conformité pourrait verser dans le conformisme, attitude passive que l’on croit décider lors même que l’on est assujetti. Par ailleurs, si la médiocrité est pensée par Dreyfus comme constitutive de l’intelligibilité, une certaine opacité semble pouvoir en dériver. En supprimant toute différence d’importance entre les choses qu’elle considère, elle pourrait amener le Dasein, du fait de la compréhension globale qu’elle paraît initier, à se penser bien connu pour lui-même, lors même qu’ici, Dasein et étants intramondains seraient considérés d’un même point de vue, sur un même niveau, d’où un nivellement malheureux des singularités et des significations propres de chacun. Aussi le nivellement possible s’avère-t-il la fonction potentiellement négative du On. Selon Dreyfus, une distinction doit donc être faite entre deux aspects des normes qu’induit le On, l’un où elles se présentent comme ce qui permet l’unité du monde et lui confère sens, l’autre où elles risquent davantage d’incarner ce qui fait autorité, uniformise et nivelle. Si sont ainsi caractérisés ces rôles positif et négatif du On, quel statut de celui-ci impliquent-ils cependant ?

21Remarquons que Dreyfus a beau rappeler la thèse heideggérienne selon laquelle « le On est un existential » qui « appartient, en tant que phénomène originaire, à la constitution positive du Dasein »20, il lui est manifestement difficile de penser jusqu’au bout le On comme une dimension spécifique du Dasein, ne débordant pas ontologiquement l’espace défini par celui-ci. Pour expliquer que le On est le sujet le plus réel de la quotidienneté, Dreyfus note bien entendu que c’est lui qui détermine les possibilités que le Dasein aura à saisir, et qu’en ce sens, le On se donne comme « substitute Dasein »21, celui qui est son qui ordinaire. Mais comment comprendre ces lignes : « Like a particular Dasein, the one in its being makes an issue of preserving a certain understanding of what is to be a human being, and what it is to be in general »22 ? Certes, le On est bien solidaire d’une explicitation de ce qu’ « être » veut dire, mais pourquoi présenter le On comme un Dasein particulier alors que précisément, si le On est un existential, il n’est rien d’autre que le Dasein lui-même envisagé sous un angle particulier ? Une comparaison suggérant toujours la ressemblance de deux étants distincts, comment comprendre le On « in its being » ? Cela voudrait-il dire que le On possède un être séparé du Dasein ? En le tenant du reste pour l’indicateur des normes sociales, ne l’assimile-t-il pas finalement à ces normes sociales elles-mêmes ? Allant ultimement jusqu’à qualifier le On, par analogie, de « philosophical version of God »23 puisque, comme Dieu, le On semble constituer l’ « ens realissimum »24 et assurer l’intelligibilité de tout étant, Dreyfus conclut son exposé sur un aveu qui fixe l’horizon de notre réflexion : « Yet the one is surely something »25. Un quid donc, mais quoi ?

Le On comme esquive et dissimulation

22Profondément iconoclaste en ce qu’elle est manifestement la première a vraiment donner une dimension positive au On, la lecture de Dreyfus demande cependant à être complétée, pour ne pas qu’une telle interprétation du On coure le danger de verser dans une partialité dommageable. Figure inappropriée de l’ipséité, le On témoigne d’un manquement essentiel du Dasein à lui-même. Toujours avec les autres au quotidien, ne voyant que les étants intramondains qui l’entourent et se voyant comme eux, le Dasein se rend aveugle à lui-même, se perd et, du fait de cette perte dans le On par laquelle se fait son ouverture ordinaire, s’en remet à l’autorité avérée de l’ « être-explicité » public — Ausgelegtheit — qui, d’emblée il est vrai, a déjà fixé les possibilités à saisir et qui, de toute chose, a déjà proposé une interprétation d’autant plus forte qu’elle est partagée par tous. Quand bien même celui-ci n’a d’autre créance que celle d’avoir été répété ou communément admis puisqu’il n’implique aucune appropriation originaire des choses, il semble assurer parfaitement l’intelligibilité du monde ambiant, c’est-à-dire assurer le sens des usuels, des étants intramondains et de leur système de renvois. Lui dictant certaines formes de compréhension et lui imposant certaines modalités d’affection, l’être-explicité public du On rassure un Dasein dont le comprendre initial se réalise comme participation irréfléchie à un monde historico-social particulier, à ses idées reçues, à ses préjugés, à la manière commune de voir et d’apprécier les choses. Croyant tout à sa portée, serein et certain, le Dasein fait résonner le bavardage ambiant et s’adonne dès lors à une curiosité insatiable, incapable de « la contemplation admirative de l’étant »26. Bien que le On semble donc faire la transparence sur tout ce qui nous entoure, et bien que Dreyfus et d’autres lecteurs émérites de Sein und Zeit aient pu vanter l’éclairage qu’il projette sur le monde, en s’appuyant sur lui pour lui attribuer une fonction toute positive, il nous faut pourtant en relever une limite incontestable.

23Si l’herméneutique du Dasein se donne pour tâche de reconquérir le phénomène essentiel du Dasein — à savoir le Dasein comme possibilité d’une ouverture à soi et comme projet d’existence — contre sa propre dissimulation, à n’en pas douter l’injonction phénoménologique du retour aux choses mêmes est dirigée, chez Heidegger, tout spécialement contre le On27, contre ses poncifs et contre ses évidences qui empêchent le Dasein d’avoir une vision directe des choses, lors même qu’en tant que Da-sein, il est directement auprès d’elles et, partant, en est tout à fait capable. Si l’analyse de la « publicité » — Öffentlichkeit — du On montre que, sous couvert de tout ouvrir et de tout mettre en lumière, le On obscurcit en vérité ce dont il s’empare, il faut ajouter par ailleurs que celui-ci n’éclaire en rien la phénoménalité des non-étants, tels l’angoisse, la mort, ou l’appel de la conscience, dont la manifestation et la compréhension adéquate pourraient seules permettre au Dasein d’être en propre ce qu’il a à être. Le On se rapporte ainsi à ces phénomènes sur le mode de l’esquive dissimulatrice — verdeckendes Ausweichen. S’il n’en pervertit pas le sens délibérément, tel un « mauvais génie » animé par une intention de tromper, il ramène ces phénomènes à ce qu’ils ne sont pas, renforçant par là-même l’aliénation primordiale du Dasein. Soulignons cette force de travestissement du On.

24Si le On confère sens au monde, il n’empêche qu’il camoufle et déguise ce dont il se saisit en donnant la nette illusion de l’avoir au mieux circonscrit. Le plus bel exemple en est sans doute donné par l’analyse du « On meurt » dans Sein und Zeit. « Comment le comprendre affecté qui se trouve dans le bavardage du On a-t-il ouvert l’être-pour-la-mort ? »28, s’interroge Heidegger. Étant donné que « la publicité de l’être-l’un-avec-l’autre quotidien “connaît” la mort comme un accident survenant con­stamment, comme décès annoncé », la mort est d’emblée pensée comme un événement dans et du monde, bien connu car répété, un événement qui survient en général et demeure extérieur à moi : « Tel ou tel, proche ou éloigné, “meurt”. Des inconnus “meurent” chaque jour, à chaque heure »29. Je comprends la mort à partir de celle d’autrui qui est la première que je rencontre. Fait empirique avéré et récurrent, la mort est envisagée dans un horizon indifférencié. En tant que telle, la mort est neutre : on meurt comme il pleut.

25La mort se présente ainsi comme un possible impersonnel. Puisque « le On s’est toujours déjà assuré d’une explicitation de cet événement »30 et que, dans la quotidienneté, tout passe toujours pour bien connu depuis longtemps, elle ne s’impose en rien. Courante, elle n’est même pas mena­çante, car elle est de prime abord « comprise comme un quelque chose indéterminé, qui doit tout d’abord survenir depuis on ne sait où, mais qui, pour nous-mêmes, n’est pas encore subsistant ». Ainsi la mort est-elle le plus souvent toujours niée, reniée. Certes, elle ne manquera pas d’arriver mais, jusque-là, elle ne nous concerne pas.

Le « on meurt » propage l’opinion que la mort frapperait pour ainsi dire le On. L’explicitation publique du Dasein dit : « on meurt », parce que tout autre, et d’abord le On-même, peut alors se dire : à chaque fois ce n’est justement pas moi — car ce On est le Personne.

26Partant, le On admet la mort comme un fait, mais se refuse à la tenir pour une possibilité. Si on reconnaît sans mal qu’on meurt, on s’excepte toujours du champ de la mort : on, ce n’est personne, et si la mort relève du on, alors elle ne peut me toucher, moi qui suis un je. Tant qu’on meurt, je ne peux mourir, ni le mourant pour qui sonne le glas non plus : à ses côtés, ses proches lui promettent que « tout ira mieux demain », que « ce n’est pas grave », qu’il va « s’en tirer », leur sollicitude tentant jusqu’au bout de voiler l’inévitable. « Le On se préoccupe ainsi d’un constant rassurement sur la mort », rassurement qui s’adresse aussi bien à ses victimes qu’à ceux qui leur survivent. Et puisque, « même en cas de décès, il convient que la publicité ne soit point perturbée et inquiétée »31, ni que cette mort nous tire de notre soucieuse insouciance, affairés que nous sommes d’ordinaire, « le On obtient légitimité et considération grâce à la régulation silencieuse de la manière dont on doit se comporter en général par rapport à la mort ». Taboue, la mort est essentiellement tue car elle renvoie à un « désagrément social ». La seule pensée de la mort est reconnue publiquement comme « une peur lâche, un manque d’assurance du Dasein, une obscure fuite du monde »32 auxquels, par convention, il n’est ni bon ni bien de s’abandonner. Que dire alors de la mort ?

27C’est justement parce que le On empêche une authentique meditatio mortis qu’il faut souligner à quel point il oblitère et dévoie généralement le sens des phénomènes dont il donne une explicitation. Heidegger met parfaite­ment en lumière la fausseté et le danger de cette conception de la mort selon le On. Ces mots sont sans appel :

Le mourir, qui est essentiellement et ir-représentablement mien, est perverti en un événement publiquement survenant, qui fait encontre au On. Le discours caractéristique parle alors de la mort comme d’un « cas » survenant constamment. Il la donne comme toujours déjà « effective », donc il en voile le caractère de possibilité […]. Avec une pareille équivoque, le Dasein se met en position de se perdre dans le On […]. Le On lui donne raison, et il aggrave la tentation de se recouvrir l’être le plus propre pour la mort33.

28La thèse du « on meurt » est donc fausse à plus d’un titre.

29Le On travestit premièrement le sens du mourir — Sterben — en un décéder — Ableben. Il dissimule ainsi entièrement la mienneté fondamentale de la mort en la faisant passer pour un événement public neutre et anonyme. Or, la mort est le lieu de l’insubstituabilité par excellence car « nul ne peut prendre son mourir à autrui »34. Par ailleurs, en la traitant comme une chose réelle, le On dénature la mort en niant son absolue indisponibilité et en masquant la possibilité qu’elle est fondamentalement, « possibilité la plus propre, absolue, indépassable » et « possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein »35. En outre, s’il est rassurant, le On console d’une consolation fallacieuse puisqu’il dément à chaque fois l’indéniable. Il « interdit au courage de l’angoisse de la mort de se faire jour » qui plus est, mais au prix d’une dégradation de cette angoisse devant un pouvoir-être en une simple peur d’un événement à venir, vile « faiblesse qu’un Dasein sûr de lui-même ne saurait connaître » — on comprend ici pourquoi « à proprement parler, l’angoisse ne peut monter que dans un Dasein résolu »36 : irrésolu en effet, il comprendrait l’angoisse comme peur ! Puisque « dès qu’elle a quelque tendance à se manifester le On tente un suprême effort de défense qui n’est pas sans efficacité »37, l’angoisse, qui constitue pour le Dasein sa seule porte ouverte sur l’authenticité, est semble-t-il rendue impossible. Le On casse apparemment ici la seule possibilité qu’avait le Dasein de s’appro­prier à lui-même. Notons également qu’il « dénie à la mort la certitude », « recouvre » sa « spécificité : être possible à tout instant », car s’il ne disconvient pas qu’un jour ou l’autre chacun doit mourir, il n’attribue pas à la mort plus que cette simple certitude empirique et statistique — Gewißheit. Par suite, « on sait la mort certaine, et pourtant l’on n’est pas proprement certain d’elle »38. Or, ce n’est pas le fait reconnu que tout le monde meurt qui rend la mort certaine. C’est l’être-pour-la-mort bien compris qui rend pos­sible un être-certain — Gewißsein — qui, ne connaissant ni le jour ni l’heure, sait le « sum moribundus »39 antérieur au « sum existo ». Ainsi est-ce l’esquive recouvrante de la mort accomplie par le On qui règne de prime abord et le plus souvent. Il faut alors affirmer que « cette tendance factice au recouvrement confirme la thèse qui dit que le Dasein, en tant que factice, est dans la “non-vérité” »40.

30Quand bien même il informe, organise et éclaircit le monde ambiant, le On se caractérise par des méprises et des dissimulations. Il réduit la mort à un événement. Il commue l’angoisse en peur, tout comme il entraîne l’appel de la conscience « dans la transaction d’un colloque avec soi », de sorte que celui-ci est ainsi « perverti en sa tendance ouvrante »41. Par conséquent, au dévoilement que le On semble occasionner répond en vérité un dévoiement du sens des phénomènes qu’il explicite et, en premier lieu, un dévoiement du sens d’être du Dasein lui-même, maintenant ainsi celui-ci dans une ignorance apparemment inamovible42. « Que les accents de ma condition originelle puissent m’apparaître étrangers, quelle preuve de la puissance et des succès du Man ! »43, s’exclame en ce sens Alphonse de Waelhens. Du reste, la question se pose à nouveau dans toute son acuité : qu’est-ce que cet être étrange qu’est le On ? Comment faut-il l’interpréter ?

Les avertissements de Heidegger

31Risquant ou d’être nié parce qu’inapparent, lors même qu’il semble irré­futable, ou au contraire forcé parce que fortement opérant, le On est loin d’être un phénomène évident. En vérité, il ne semble pas pouvoir n’être rien, et s’il est un quelque chose, il est de prime abord et le plus souvent le sujet le plus concret, le qui ordinaire du Dasein, le « neutre » — Neutrum44. Si la neutralité n’est bien sûr pas sans écho dans Sein und Zeit — le Dasein est un titre neutre, l’appel de la conscience est neutre en tant que « ça » appelle… — celle du On, cela dit, se décline à plusieurs niveaux. Neutre, le On l’est d’abord grammaticalement du point de vue de son genre — das Man — et de sa nature originelle de pronom personnel indéfini. Il l’est surtout effectivement, en tant qu’il défigure le Soi propre du Dasein en renvoyant à un ne utrum, à un « ni l’un ni l’autre », un « personne et tout le monde » qui implique anonymat et substitution. Cela étant, tout indique, dans le maître-livre de 1927, qu’il l’est également axiologiquement.

32Dans la mesure où le Dasein n’est jamais d’emblée lui-même, le On réfère à l’exister premier et indéterminé — car hors même du choix singulier de tel ou tel exister — dans lequel celui-là est toujours déjà engagé. Afin de mener à bien l’analyse ontologique du Dasein, c’est-à-dire afin de ne pas plaquer sur lui des catégories préconçues et de lui permettre de « se montrer en lui-même à partir de lui-même »45, c’est précisément cet exister qu’il faut privilégier pour Heidegger. Horizon phénoménal de l’analytique existentiale, la « quotidienneté » — Alltäglichkeit — sur laquelle règne le On constitue ce mode d’être dans lequel le Dasein est lui-même de manière indifférenciée. Or le mot ne sous-tend aucune appréciation, sinon un souci de situer l’analytique existentiale dans le champ de la plus stricte immanence. Peter Sloterdijk a beau dire que « l’ontologie existentiale qui traite du On et de son Dasein dans la quotidienneté essaie quelque chose qui ne serait pas venu, même en rêve, à l’esprit d’une philosophie antérieure : faire de la trivialité un objet de la “haute” théorie »46, le terme de quotidienneté n’a rien à voir avec la banalité navrante de la routine journalière. Il désigne simplement, sur fond de préoccupation, ce mode d’être spontané, mouvementé et moyen auquel nul n’échappe, un mode d’être qui « régit “sa vie durant” le Dasein »47 et se caractérise par la « manifesteté publique » — öffentliche Offenbarkeit —, la monotonie — Einerlei — et l’habitude — Gewohntheit. Que l’on ne se méprenne pas : le choix de la quotidienneté répond ainsi à une exigence strictement phénoménologique et à un scrupule d’impartialité présidant, non à une évaluation, mais à une description. En effet, visant à mettre à jour la manière dont le Dasein existe couramment, la manière dont il a commerce avec les étants dans le monde ambiant et avec les autres dans un monde commun, l’analyse de la quotidienneté s’enquiert de son « être-moyen ». Cette « médiocrité » — Durchschnittlichkeit —, qui n’est pas l’apanage d’un vulgaire auquel seuls les êtres d’exception pourraient échapper, constitue en réalité la structure ontologique à favoriser, non pas au préjudice d’autres structures mais plutôt à leur avantage, puisqu’elle fait signe vers l’ensemble, premièrement confus et indéfini, des modes d’être réels ou possibles du Dasein qui en proviennent et y reviennent toujours. Si l’étude de la quotidienneté se veut donc éthiquement neutre, les phénomènes qui sont dégagés à partir d’elle, et le On le premier, ne partageraient-ils pas logiquement cette prétention ?

33Assurément. Et nous en voulons pour preuve les très nombreux avertissements donnés par l’auteur afin d’éclairer ses intentions. Si nous nous bornons à Sein und Zeit, c’est d’abord le couple notionnel d’authenticité et d’inauthenticité qui fait l’objet de sa part d’une précision :

Les deux modes d’être de l’authenticité et de l’inauthenticité — l’une et l’autre expressions étant choisies terminologiquement et au sens strict du terme — se fondent dans le fait que le Dasein est en général déterminé par la mienneté. Cependant, l’inauthenticité du Dasein ne signifie point par exemple un « moins-être » ou un degré d’être « plus bas ». Elle peut au contraire déterminer le Dasein selon sa concrétion la plus pleine48.

34Partant, le Dasein n’est pas ontologiquement supérieur lorsqu’il est approprié à lui-même, car authenticité et inauthenticité sont deux modalités fonda­mentales à part égale de l’existence, deux faces possibles d’un même rapport de soi à soi — s’il fallait d’ailleurs accorder à l’un des deux termes une quelconque prééminence, on devrait plutôt opter pour le second, puisque toute possibilité d’appropriation de soi par soi s’arrache à ce ne pas être en propre premier. Le thème est repris du reste dans des lignes parfaitement claires :

L’inauthenticité désigne si peu quelque chose comme un ne-plus-être-au-monde qu’elle constitue précisément un être-au-monde privilégié […]. Le ne-pas-être-lui-même fonctionne comme possibilité positive […]. Ce non-être doit être conçu comme le plus prochain mode d’être du Dasein49.

35S’il n’y a donc pas de hiérarchie d’être, il n’y a pas non plus d’échelle de valeur.

36À lire le penseur allemand, il faut ainsi toujours « se garder de con­fondre la caractérisation ontico-existentielle avec l’interprétation ontologico-existentiale »50 et comprendre que l’interrogation qu’il mène porte rigou­reusement sur l’être, celui-ci primant le domaine de l’étant et du jugement. Ce point est rappelé régulièrement lors des descriptions phénoménologiques qui touchent au On, puisque celles-ci semblent se prêter facilement à de nombreuses illustrations ontiques et pratiques, qui pourraient en faire oublier le dessein purement ontologique. Aussi les remarques préventives abondent-elles : « Ce qui est exigé en premier lieu, c’est de rendre visible […] le mode quotidien d’être du parler, de la vue et de l’explicitation. Par rapport à ces phénomènes, il ne sera peut-être pas superflu d’observer que leur interpréta­tion a une intention purement ontologique, et qu’elle se tient à cent lieues d’une critique moralisante »51 ; « l’expression “bavardage” ne doit pas être prise ici dans un sens dépréciatif »52 ; « la déchéance […] n’exprime aucune valorisation négative »53 ; « le Dasein est […] dans la “non-vérité”. Ce dernier titre […] est utilisé ontologiquement. Toute “valorisation” ontiquement néga­tive doit être tenue à l’écart »54, etc. Heidegger ne manque pas non plus de préciser ce qu’il entend par « déchéance » — Verfallen. Aux hommes de foi qui pourraient s’interroger sur le concept, il répond par avance qu’ « il ne faut pas concevoir l’être-échu du Dasein comme une “chute” depuis un “état primitif” plus pur et plus élevé »55, que « la déchéance est un concept ontologique du mouvement » et qu’ « ontiquement, il n’est rien décidé par là si l’homme a “déchu”, “s’est noyé dans le péché” »56 ; aux moralistes et histo­riens, il indique que celle-ci n’a pas « le sens d’une propriété ontique mauvaise et déplorable, susceptible d’être éliminée à des stades plus avancés de la culture humaine »57. Fort de ces éclaircissements, comment douter de l’interprétation du On à mener ?

Une rhétorique tendancieuse

37À insister si fortement sur la manière dont il faut interpréter ses lignes, Heidegger n’en deviendrait-il pas cependant suspect ? Pourquoi tant de pré­vention en effet ? De deux choses l’une : ou l’on adopte à sa fin des moyens qui la favorisent et dans lesquels celle-ci ne se dément pas, ou les moyens choisis ne coïncident pas à la fin proposée, et alors tout laisse supposer que celle qui est présentée en cache une autre, inavouée car peut-être moins avouable. Le but de l’analyse du On et de son ouverture spécifique apparaît d’emblée comme parfaitement ontologique : il s’agit pour Heidegger, dans le cadre de l’analytique existentiale, de mettre à jour la structure d’être du Dasein ordinaire, pour ensuite interroger son sens d’être et enfin celui de l’être en général. En ce sens, l’étude heideggérienne du On n’a pas à être tenue pour une dénonciation moralisatrice de certains comporte­ments humains. Mais l’auteur est-il exactement parvenu à respecter les exigences qu’il s’était lui-même posées ? A-t-il réussi à rester fidèle et conforme tout au long de ces analyses qui, bien qu’existentiales, s’appuient sur des faits existentiels concrets, à sa consigne déontologique de neutralité axiologique ? En somme, sa réalisation est-elle en adéquation avec son intention ?

38Si le philosophe se défend vigoureusement de se livrer à quelque appréciation que ce soit, ses protestations toutefois semblent souvent rendues nulles et non avenues au regard du vocabulaire qu’il emploie. Comment ne pas relever « la coloration péjorative de tous les adjectifs » qui servent à qualifier le Dasein de la préoccupation journalière : inauthentique, vulgaire, quotidien, public, médiocre58 et tout autant bavard et curieux ? Comment penser, chez un auteur si attentif au langage, qu’une inattention hasardeuse pourrait présider au choix de ces mots ? Les concepts qui encadrent l’étude de la quotidienneté n’induiraient-ils donc pas malgré tout une certaine évaluation ? Sans doute le philosophe n’est-il pas sans être tourmenté par les difficultés de la terminologie qu’il se doit de façonner, pour éclairer con­ceptuellement des phénomènes qui passent inaperçus pour le sens commun. Bien sûr, « une chose est de rendre compte de l’étant de façon narrative, autre chose de saisir l’étant en son être »59. Bien sûr, partager verbalement cette tâche oubliée est compliqué. Mais pourquoi recourir à des termes si suggestifs, si connotés60 ? Aussi, comment ne pas ramener la « publicité » à l’espace public démocratique, gangrené par le bavardage et la démagogie ? Comment ne pas rapporter le « nivellement » aux sociétés modernes, aux effets de la dictature de la mode qui consacre l’avènement d’une pensée unique empêchant la libre circulation des opinions ? Et, en restant dans une perspective purement ontologique, comment analyser positivement ces phénomènes qui se donnent comme affectés d’un sens ontologique négatif ?

39On ne peut certes pas ignorer que « Heidegger se garantit contre le reproche de peindre en noir et blanc » et qu’il prétend n’offrir « aucune ligne de conduite pour le jugement philosophique », mais tous ses avertissements ne sont-ils pas autant de prétéritions ? Theodor Adorno, à qui nous emprun­tons ces formules, a été particulièrement sensible aux dispositifs préventifs heideggériens qui, s’ils paraissent assurer une pureté et une objectivité toute scientifique, masquent avant tout, selon lui, « l’arbitraire en ce qui concerne la décision entre l’être authentique et l’être inauthentique — laquelle décision est dispensée du jugement rationnel »61. Manifestement, ce point peut être conforté par le danger de confusion terminologique entre les notions de quotidienneté et d’inauthenticité, un danger favorisé par Heidegger lui-même qui emploie parfois indistinctement les deux substantifs. En effet, bien qu’il n’y ait pas de synonymie conceptuelle entre les deux noms62 puisque, si le Dasein existe à chaque fois sur l’un des deux modes que sont l’authenticité ou l’inauthenticité — ou encore « dans leur indifférence modale »63 —, il « ne doit justement pas, au départ de l’analyse, être interprété selon la différen­ciation caractéristique d’un exister déterminé, mais mis à découvert dans l’indifférence de son de-prime-abord-et-le-plus-souvent »64, tout ce qui est révélé du quotidien s’avère médiocre, déficient et impropre, autrement dit s’avère faire signe vers des modes d’être dans lesquels précisément le Dasein est inapproprié à lui-même. Dans la mesure où il reste douteux que la quotidienneté ne soit faite que de manières d’être concourant à la perte par le Dasein de ce qu’il est en propre, Heidegger n’en livrerait-il pas ainsi une vue partielle et partiale ? Des partis pris de fait ne répondraient-ils pas alors à une neutralité de droit, trop souvent clamée pour être honnête ?

40Ce point supposé fait l’objet d’un certain consensus chez les commentateurs de Heidegger pour qui l’existence de sous-entendus axio­logiques dans Sein und Zeit ne fait pas l’ombre d’un doute. « Comment l’authenticité, comme perfection possible de l’appropriation de soi […] ne serait-elle pas, en dépit des dénégations de Heidegger, la description d’un mode d’existence supérieur et par conséquent la position d’une hiérarchie »65, se demande Michel Haar, pour qui il est clair que « la description du On aux paragraphes 26 et 27 est largement péjorative, puisque […] le On obscurcit, étouffe, aplatit toute véritable possibilité d’être »66. Richard Wolin, quant à lui, semble convaincu de ce que « sous couvert de description neutre et objective des structures essentielles et inchangeables du Dasein se cachent en vérité d’importants jugements de valeur sur la nature de la sociabilité humaine »67. Alphonse de Waelhens va jusqu’à dire qu’ « il est permis de croire que cette prétendue neutralité n’est avancée qu’afin de masquer la gratuité des appréciations qui sont insinuées sous couleur de descriptions »68. Faut-il croire en ce cas à une duplicité heideggérienne ?

41S’il est facile de soupçonner le philosophe de dire plus qu’il ne dit ou, mieux, de dire d’autant plus ce qu’il dit en disant qu’il ne le dit pas, ne peut-on pas avant tout supposer que c’est nous qui nous illusionnons ? Si l’on s’accorde à dire que l’auteur peine à rester neutre, n’est-ce pas plutôt parce que nous, lecteurs, peinons à l’être ? Lire l’analyse du On en effet ne nous laisse pas indemne. On s’y découvre, on s’y reconnaît, on s’y effraie, on s’y comprend. Comment ne pas me voir spontanément comme On, moi qui suis bien cet être qui d’ordinaire vit ma vie sans y faire attention, vit ma relation aux autres dans la plus grande indifférenciation et agit selon des codes de conduites socialement attendues ? Comment survoler les lignes du § 27 sans penser à ma vie quotidienne, que je ne suis pas sans vouloir moins machi­nale, moins agitée, moins superficielle, c’est-à-dire plus intense, plus pure, plus mienne ? Emporté par la force de conviction et de séduction de la description du On, comment ne pas alors prêter à Heidegger l’intention de susciter l’intérêt que je prends à le lire ? En ce sens, n’est-ce pas finalement le « bénéfice » éthico-psychologique individuel de cette lecture qui fait croire à une dimension appréciative ou prescriptive dans l’analyse du On ? N’est-ce pas lui qui, parce que l’on ramène ces pages à ce que l’on éprouve et à ce que l’on désire, rend aveugle à la finalité avérée dans Sein und Zeit de cette étude du On, à savoir jouer un rôle de soutien dans la fondation et la résolution espérée de la question de l’être, en montrant à quel point le Dasein de prime abord et le plus souvent y est entièrement fermé ? Aussi faut-il peut-être comprendre que l’on n’a pas « à décider d’une valeur du on, et (qu’)on ne doit céder à aucune apparence, à aucun soupçon de décision de ce genre, même si le texte paraît y prêter, et même s’il y prête en effet par moments »69.

La multiplicité des lectures du On

42Si Heidegger entend donc prévenir toute lecture trop ontique de son maître-livre en répétant à qui veut l’entendre — mais le veut-on ? — que celui-ci n’est pas le lieu d’une critique moralisante, il semble que ses consignes n’aient pas fait preuve de la dissuasion escomptée. Eu égard à l’équivocité de certaines de ses formules, un débat a pu s’ouvrir sur le statut à accorder à la description du On. Le penseur allemand adresse-t-il une critique à la société occidentale ? Dresse-t-il le tableau historique ou socio-politique de la condition de l’homme moderne dans les régimes démocratiques ? Ne fait-il apparaître, dans une esquisse strictement phénoménologique, qu’un trait essentiel de l’être de l’étant que nous sommes à chaque fois nous-mêmes ?…, tels sont les termes dans lesquels ont été posées les questions d’interprétation à la réception du texte heideggérien. Aussi, faisons rapidement un petit tour d’horizon des lectures plurielles qui en ont été faites, en précisant que si l’on a pu s’interroger sur la teneur ontologique du On, l’embarras ayant vite gagné — le On est un « sujet mystérieux »70 pour Karl Mannheim et, pour Georges Lukacs, un « pronom impersonnel devenu une catégorie mythifiée de l’ontologie heideggérienne »71 —, c’est à tous les niveaux de « l’onticité » que le On a pu être envisagé.

43Le On refléterait d’abord le moment historique et social dans lequel a eu lieu sa conceptualisation. Fils de son temps, il fournirait par là-même, bon gré mal gré, un compte-rendu de l’époque, permettant, sous couvert de philosophie, une diatribe acerbe de celle-ci. « La critique de l’ère des masses et de l’urbanisation, de la nervosité de la vie publique, du puissant essor de l’industrie du divertissement, du quotidien frénétique et de l’éclectisme journalistique de la vie intellectuelle, se fond dans la description d’un être-là vécu par le on », note Rüdiger Safranski72. Le On serait à lire en ce sens comme une dénonciation des travers de la société moderne, comme une condamnation de « la dictature exercée par l’espace public »73, ou encore comme une « critique courante de la culture […] qui, infatuée de soi, s’en prend à la platitude, à la superficialité, à la massification »74. « Représentant du temps présent », le On serait bien solidaire non seulement d’une ontologie existentiale, mais également d’une « psychologie sociale codée de la modernité ». Aussi a-t-on pu rapprocher la description heideggérienne très concrète du On des descriptions psychologiques de la foule, telles celles accomplies par Le Bon ou par Freud qui précèdent de peu Sein und Zeit. En outre, puisque « tout ce que nous avons sur le On serait en fin de compte inimaginable sans la réalité préalable de la République de Weimar avec sa fièvre de l’après-guerre »75, le On véhiculerait des idées politiques, et non les moindres. « Le “on”, das Man, le “commun”, se dérobe aux responsabilités, se décharge de sa liberté : assisté qui vit par pro-curation, en irresponsable, il s’en remet à la société, ou à l’“État providence” » écrit Pierre Bourdieu76. Par l’analyse du On, Heidegger se présenterait donc comme un « adversaire de la démocratie pluraliste » méprisant « le système des partis, la pluralité des opinions et des styles de vie, la relativisation mutuelle des prétendues “vérités”, la médiocrité et la normalité antihéroïque »77. Contre la conception moderne de la souveraineté populaire, il afficherait ainsi ses préférences pour un élitisme dont on a pu penser qu’il contenait en germe le « On nationaliste », c’est-à-dire national-socialiste, « le On comme maître […], le On comme meurtrier sadique et comme fonctionnaire de la mort »78. Interprété à toutes les strates de la sphère ontique, à savoir historiquement, socialement ou politiquement, le On l’a été aussi de manière socio-économique. Adorno a voulu montrer par exemple que « dans son hostilité à l’égard du “on” », Heidegger trahissait sa « critique de l’économie poli­tique », son « opposition à l’anonymat capitaliste », et sa « hargne » contre le « monde de l’échange et de la marchandise »79

44Au terme de cette évocation non exhaustive des lectures qui ont pu être données du On, une chose apparaît clairement. De l’avis général, le mouvement de conceptualisation accompli par Heidegger, qui tend à faire passer ce terme singulier qu’est le On du pré-conceptuel au conceptuel, ne pourrait s’accomplir sans que soit investi par lui, sinon de véritables jugements de valeur, du moins un enjeu idéologique ou axiologique certain. Engagée, l’analyse du On n’aurait ainsi ni l’objectivité ni la neutralité tant clamées par son auteur. Mais cette idée répandue n’est-elle pas qu’une idée reçue ?

45Notons que toute la difficulté des développements heideggériens — et celui du On le premier — réside en ce qu’ils sont menés à un niveau où les cadres classiques de la philosophie ont été évacués, car suspectés de n’être pas assez originaires. C’est là toute la force, toute l’originalité mais aussi toute la complexité d’un penseur parfaitement conscient de l’embarras qu’il peut occasionner :

Comme toute analyse ontologique, l’interprétation ontologique du Dasein comme souci et les résultats qu’elle conquiert se tiennent à cent lieues de ce qui est accessible à la compréhension préontologique de l’être ou même à la connaissance ontique de l’étant. Que le contenu de la connaissance onto­logique, par comparaison avec les contenus exclusivement ontiques qui lui sont « bien connus », déconcerte le sens commun, cela ne saurait étonner80.

46Souvent mécomprise parce que déroutante, c’est l’apparente « hypostase de la sphère ontologique »81 dans Sein und Zeit qui dérange, en ce qu’elle place la réflexion heideggérienne dans une perspective inédite, donc étrangère et méconnue.

En établissant que le sens de la « différence ontologique » qui sépare sa pensée de toute la pensée antérieure est aussi ce qui sépare des interprétations authentiques les interprétations « vulgaires », infra-ontologiques et naïvement « anthropologiques » […], Heidegger met son œuvre hors de prise et condamne à l’avance toute lecture qui, intentionnellement ou non, s’en tiendrait au sens vulgaire […]. Poser, dans l’œuvre même, la distinction entre deux lectures de l’œuvre, c’est se mettre en mesure d’obtenir du lecteur conforme que, devant les calembours les plus déconcertants ou les platitudes les plus criantes, il retourne contre lui-même les mises en garde magistrales, ne comprenant que trop, mais soupçonnant l’authenticité de sa compréhension et s’interdisant de juger une œuvre une fois pour toutes instaurée en mesure de sa propre compréhension82,

47écrit Bourdieu dans une intention critique qui nous semble parfaitement injuste. En effet, le sociologue voit pertinemment l’intérêt et la spécificité du point de vue heideggérien, à savoir la différence ontologique, mais semble vouloir le lire en les ignorant. Comment par suite reprocher honnêtement à une œuvre de ne pas se plier à des cadres qu’elle entend justement dépasser ?

48Peut-être lit-on ainsi Sein und Zeit et son analyse du On comme on les lit, c’est-à-dire en les lisant comme un discours philosophique ordinaire, un on-dit théorique parmi d’autres, lors même que l’œuvre accomplit, dans la distinction de l’être et de l’étant, une rupture nette avec les pensées qui la précédent. Jean-Luc Nancy fait remarquer l’ambiguïté géniale de ce mot heideggérien qui s’insère dans l’étude du bavardage : « La compréhension moyenne du lecteur ne pourra jamais décider de ce qui est puisé et conquis à la source de ce qui est re-dit »83. Si Nancy note avec finesse qu’ « il s’agit ici aussi bien du lecteur en général de toute écriture en général, que du lecteur (et comment ne serait-il pas le même ?) d’Être et temps, de ce lecteur qui lit cette phrase, en ce moment même, ici même, et à chaque fois qu’on (vous, moi) lit Être et temps »84, ajoutons que Heidegger paraît à travers cette phrase certain de la méprise qui portera sur la visée radicale et originale de son travail. Le philosophe semble convaincu que ses lecteurs, s’en tenant pour la plupart à une compréhension « moyenne et vague », vont ignorer la dimen­sion ontologique de son propos, « puisée et conquise à la source de ce qui est re-dit », à savoir l’étude d’un étant privilégié, tâche qui a occupé toute la métaphysique. Sein und Zeit demanderait donc au lecteur, plus qu’une atten­tion particulière, un travail d’affranchissement vis-à-vis de la tradition philosophique et de participation à l’opération qui est tentée : poser à nouveaux frais une question ancestrale tombée dans l’oubli. Sans interdire la pluralité des lectures, puisqu’il inaugure une recherche strictement onto­logique primant le champ de l’onticité, l’opus magnum requiert d’être inter­prété à la mesure de ce qu’il tente, autrement dit requiert d’être lu, discuté, voire réfuté ontologiquement, et ontologiquement seulement.

La primauté ontologique du On

49Aussi la description heideggérienne du On souffre-t-elle d’avoir été largement détournée de sa destination première. Lue à la suite du philippique kierkegaardien contre « l’époque actuelle » dont, pour certains, elle ne serait qu’une redite dans une terminologie plus obscure, elle est ainsi fréquemment assimilée à une critique de la culture, emblématique du pessimisme et de l’antidémocratisme des intellectuels réactionnaires allemands de l’entre-deux-guerres. Mais le contexte de rédaction et de publication de l’œuvre maîtresse n’en viendrait-il pas à oblitérer trop souvent les avancées philosophiques manifestes du texte ? Sans vouloir aviver davantage le débat sur la prétendue bonne foi du livre de 1927 qui, à travers la rhétorique du philosophe, semble trahir visiblement une inquiétude certaine pour la normalisation grandissante de la vie moderne, voire une prise de position eu égard au conformisme social, à sa superficialité et à l’avènement contem­porain d’un homme unidimensionnel, nous voudrions à présent restituer le § 27 et ceux qui le rejoignent conformément à la visée désirée par leur auteur.

50Ainsi, à la différence de la « tyrannie » du public85 qui gangrènent nos sociétés telle que la pense Kierkegaard, la « dictature du On » n’a rien d’une simple éventualité ontique contingente. Le On se donne d’abord comme un élément primordial dans la conception du Dasein comme être-au-monde, car il en constitue en réalité une structure ontologique essentielle. Aussi est-ce

dans sa signification la plus strictement ontologique que ce paragraphe est révolutionnaire. […] Pourquoi le On a-t-il tellement frappé la première vague des lecteurs ? Parce que le on faisait pièce au je comme « principe de la philosophie ». Voici que soudain le je n’avait plus Dieu (Descartes) ni le non-je (Fichte) pour contrepartie, mais ce neutre bien connu des grammaires et complètement négligé de l’ontologie traditionnelle,

51note très justement François Vezin86. Le On, dont le statut divise les grammairiens — « particule indéclinable jointe avec les verbes impersonnels et qui a la force d’un nom collectif » selon Furetière, « substantif abstrait » selon Littré ou Godefroy, « substantif indéfini » selon Hatzfeld et Darmeste­ter, « indéfini collectif » selon Marouzeau, « personnel indéfini » selon Brunot, Le Bidois et Dauzat — reçoit donc chez Heidegger un sens inédit car, plus qu’au champ de l’onticité, c’est à l’être qu’il réfère ultimement :

Ce qui est dit dans Sein und Zeit (1927), § 27 et 35, sur le « On » n’a nullement pour objet d’apporter seulement au passage une contribution à la sociologie. […] Ce qui est dit du « On » contient bien plutôt, sur l’apparte­nance originelle du mot à l’Être, une indication pensée à partir de la question portant sur la vérité de l’Être,

52expliquera l’auteur en 1946 à Jean Beaufret87.

53S’il est donc possible de reconnaître au On une dimension historique, ne serait-ce que parce que la fermeture à la question de l’être et son oubli sont un trait historial du Dasein qui caractérise le rapport de celui-ci à son être — et Heidegger de suggérer lui-même cette possibilité dans une notation discrète de Sein und Zeit où il affirme à propos du On que « la profondeur, la netteté de son pouvoir peuvent changer historiquement »88 —, il s’agit toujours d’en revenir à une approche ontologique. Ultimement, c’est bien à l’être que l’on revient, à l’être du On puisque c’est celui-là qui semble pouvoir autoriser les interprétations que l’on peut faire de celui-ci. Prenant le parti de « jouer le jeu » heideggérien, autrement dit de lire Sein und Zeit en direction de l’être, que dire dès lors du On ?

Qu’est-ce que le qui quotidien ?

54Si l’on sait que le On est le qui du Dasein quotidien, « cependant nous questionnons derechef : qu’est-ce que ce “qui”, qu’est-ce que la quissité du Dasein ? »89. Qu’est-ce enfin que ce On, ce quis ordinaire ? Afin de l’approcher, revenons peut-être à sa caractérisation au § 27 de l’Hauptwerk. Le On s’y donne d’abord à travers une suite de paradoxes flagrants. En effet, si le On est dit n’être « rien de déterminé », néanmoins il « n’est pas rien », et c’est même par lui « que le Dasein est ens realissimum ». Par ailleurs, le On, « que tous sont », cependant « n’est personne », et malgré tout « complaît constamment au Dasein ». Il est « partout là », mais n’est jamais où le Dasein décide. Si l’on vient à reconnaître que « c’ “était” toujours le On, pourtant on peut dire que “nul” n’était là ». Plus il se comporte manifeste­ment, « plus il est insaisissable et caché — mais moins il n’est rien ». En outre, le On est à la fois le « mode d’être prochain » du Dasein et celui à partir duquel il se tient au plus loin de lui-même. Enfin, s’il « n’est nullement le genre de chaque Dasein » et ne peut se trouver « à même cet étant à titre de qualité permanente », toutefois ce dernier « est de prime abord On et le plus souvent il demeure tel »90. Voilà donc un portrait remarquable d’équi­voques. Notons au demeurant, puisqu’il « a lui-même des guises d’être propres »91, que le On est d’une certaine manière, et que s’il est, il doit être quelque chose d’étant, car « être est toujours l’être d’un étant »92. Or c’est bien comme un étant que le On semble décrit à première vue par Heidegger, et même comme un étant singulier, dans la mesure où il partage un point commun avec cet étant insigne qu’est le Dasein : « Le On est tout aussi peu étant subsistant que le Dasein en général »93. Le On serait-il un étant à la mesure du Dasein ? Remarquons simplement que les formules heideggé­riennes valant pour celui-ci peuvent valoir pour celui-là. De même que pour le Dasein « il y va en son être de cet être »94, c’est de la médiocrité « qu’il y va essentiellement pour le On en son être »95. Le On aurait un être.

55Plus encore, il serait « ce que nous sommes en droit d’appeler le “sujet” de la quotidienneté »96 car, à proprement parler, il en est l’acteur principal, sinon l’unique acteur puisque le Dasein n’est jamais d’emblée lui-même. Le On, sous la plume heideggérienne, est grammaticalement un sujet, un être auquel est attribué des prédicats, un être tenu pour le support d’une multitude d’actions : « Le On pré-donne tout jugement et toute décision, il ôte à chaque fois au Dasein la responsabilité », le « décharge », lui « complaît », « maintient et consolide sa domination têtue », « pré-dessine l’expli­citation prochaine du monde et de l’être-au-monde » et « articule le com­plexe de renvois » des étants intramondains. Si l’on quitte le périmètre du § 27, on notera pareillement, pour prolonger notre relevé des « hauts faits » du On, que celui-ci « pré-dessine l’affection, détermine ce que l’on “voit”, et comment »97, « se préoccupe d’un constant rassurement sur la mort », « obtient légitimité et considération », « interdit au courage de l’angoisse de la mort de se faire jour », « prend soin d’inverser cette angoisse en une peur »98, « dénie à la mort cette certitude », et « recouvre ainsi cette spécificité »99. Le On « a toujours déjà soustrait au Dasein la saisie de ces possibilités d’être », et il « soustrait au regard du Dasein cette soustraction même »100. Il « décompte les infractions »101 à la norme publique, « se dérobe au choix »102 et curieusement « ne meurt jamais, parce qu’il ne peut pas mourir, dans la mesure où la mort est mienne »103. Ces attributions, et en particulier la dernière citée qui s’avère, remarquons-le, le dernier mot de Heidegger sur le On, mettent en lumière l’efficace étonnante, voire l’omniprésence et l’omni­potence d’un On à qui paraît conférée, dès lors, la primauté ontologique.

56Le On serait, semble-t-il, le sujet suprêmement réel. Agent intervenant à l’origine du sens d’être de tout étant et fonctionnant comme un sujet transcendantal, il est d’ordinaire ce qui constitue et fixe la signification et l’orientation du système global de relations qu’est le monde. De celui-ci, il établit une explicitation qu’il fait régner. Puisque le monde est d’emblée son monde104, et que ce monde commun nous précède tous, il n’admet ni ne fait d’exceptions. Le On nous préexiste et nous survit. Chacun de nous relève ainsi de lui. Étant donné que, non seulement nous ne sommes jamais nous-mêmes, puisque nous le sommes tous — « non pas cependant en tant que somme »105 —, mais aussi que nous ne pouvons jamais l’assimiler à une forme de réalité à laquelle nous pourrions nous opposer, le On assoit sa dictature et déploie son entente spécifique. Celle-ci affermit d’ailleurs celle-là puisque, comme elle « ne connaît que la suffisance ou l’insuffisance par rapport à la règle courante »106, elle « est forcée de faire passer pour “violence” ce qui se tient au-delà de la portée de sa compréhension, ainsi que le dépassement y conduisant »107. Dur est alors de résister à la souveraineté sans partage de l’être-explicité public.

57Sa fonction primordiale de « sujet le plus réel » de la quotidienneté, rendue sensible par celle de sujet grammatical de tous les verbes d’action qui viennent d’être mentionnés, n’est pas sans rendre le On sujet à toutes les mystifications. Le On ne primerait-il pas finalement sur tout étant ? N’outrepasserait-il pas tout Dasein ? La tentation peut être grande, eu égard à la domination qu’il exerce, d’hypostasier ce qui quotidien et de le tenir pour une instance autonome. Cette voie est toutefois à condamner aussitôt dans la mesure où, à en croire Heidegger, le On n’est pas « quelque chose comme un “sujet universel” flottant au-dessus d’une multiplicité de sujets »108. Pour avoir une chance de le comprendre, il faut donc quitter le terrain d’une ontologie de la subsistance. Remarquons ici que le On, en dépit de la concrétion suprême, de la préséance absolue et de l’immortalité que l’on peut lui prêter, n’est pas comme tel visible. Dès lors, « qu’il ne soit pas accessible comme une pierre subsistante, cela ne décide pas le moins du monde sur son mode d’être » et, par conséquent, « il n’est permis ni de décréter précipitam­ment que ce “On” n’est “à proprement parler” rien »109, ni de décider arbi­trairement qu’il est tout. Entre les apparents paradoxes, les suppositions hypostasiantes et les définitions négatives, le On demeurerait en son être indéterminé, à moins de se suffire de cette équivalence : On, c’est-à-dire « le personne » auquel tout Dasein s’est d’ores et déjà abandonné.

58S’il paraît insensé de personnifier ce « personne », celui-ci, qui n’est au fond aucun étant ni rien de mondain, n’est pas rien pour autant, phénoménologiquement parlant. Ne montre-t-il pas de lui-même, dans sa structure phénoménale, que le qui n’est jamais qu’une manière d’être parti­culière ? « Si nous nous attachons phénoménalement aux états de choses, nous n’arrivons donc pas ici à un étant, mais au Dasein en tant qu’il est dans cette guise déterminée » notait déjà Heidegger en 1925110. Le On ne reconduirait-il donc pas ultimement au Dasein ? À chercher à appréhender celui-là, il semblerait que l’on en apprenne davantage sur celui-ci. Aussi nous faut-il modifier légèrement les termes de notre interrogation : c’est finale­ment le On du Dasein, et non le Dasein dans le On, qu’il va s’agir ultimement de caractériser.

Le On, existential et ombre portée du Dasein

59À la question « qu’est-ce que le On ? », nous pouvons d’ores et déjà répondre, au regard de ce qui a été montré, que le On est le qui du Dasein quotidien, source d’esquive et de dissimulation qui garantissent l’inauthenti­cité de ce dernier sous l’apparence d’une ouverture radicale à soi, à l’autre et au monde. Dans la mesure où « de prime abord, “je” ne “suis” pas au sens du Soi-même propre, mais je suis les autres selon la guise du On »111, le On est en somme le Soi du Dasein qui n’est pas soi. Puisque tout son quid réside dans ce quis, il semble alors inutile de vouloir s’interroger davantage sur l’identité du On, autrement dit s’interroger sur l’identité de ce qui constitue l’ipséité inappropriée du Dasein ordinaire. Le On, parce qu’il est foncièrement indé­fini, n’indique rien de précis quant à celui qu’il désigne. On a pu dire en ce sens que le On est « un personnage sans aucun visage qui ressemble à tout le monde et à personne », mieux, qu’il est « la non-personne ». C’est là du moins l’avis de Peter Sloterdijk, qui affirme par ailleurs fort justement selon nous, que s’il « n’est pas une abstraction », « le On déçoit le lecteur qui attend une chose qui ressemble à une personne »112.

60Figure avérée mais non figurative, le On n’est donc pas une chimère même si par lui le Dasein se perd dans les faux-semblants. En outre, étant donné qu’il n’est pas un sujet universel transcendant, qu’il n’est pas le « sujet collectif » des sociologues par exemple, il ne peut être le nom édulcoré d’une foule personnifiée, ni celui d’une puissance supérieure, instance normative et coercitive supra-individuelle à la face précise. Le On ne se prête partant ni à la négation ni à l’hypostase chez Heidegger. Si l’on ne peut ontologiquement le dégrader au point de l’annihiler, on ne peut pas non plus le tenir pour un être extérieur au Dasein qui le plierait à lui, car tout porte à croire que c’est bien au contraire à l’intérieur même de l’être de celui-ci qu’il constituerait un « pli ». Ainsi, si le On est le véritable sujet de l’existence quotidienne, s’il passe pour le neutre, le tiers, l’indifférencié, s’il peut qualifier « le public, gent moutonnière » pour citer Balzac, autant que le sujet de la métaphysique moderne qui s’interroge sur l’ego sans questionner le mode d’être de l’ « ego sum », il est surtout une manière d’être particulière du Dasein, si remarquable, parce que première, qu’elle commence toujours par ne pas être remarquée, et finit même souvent par ne pas jamais l’être, tellement elle se confond avec un monde qu’elle régente et dont les étants la modèlent à leur image. Le On n’est alors pas l’autre du Dasein. Il est le Dasein lui-même mais autrement que lui-même, d’où cette formule décisive : « Le On est un existential et il appartient, en tant que phénomène originaire, à la constitution positive du Dasein »113.

61Dire que le On participe de la « constitution positive du Dasein », c’est affirmer qu’il fait partie intégrante de celui-ci. En effet, non seulement dans la quotidienneté nous sommes comme on est, faisons ce qu’on fait et disons ce qu’on dit, mais plus essentiellement nous sommes le « On-même » — Man-selbst. Le On est dès lors non pas une catégorie applicable au vivant ou à l’étant subsistant, mais un « existential », c’est-à-dire une structure d’être a priori, un mode d’être qui répond à la question du comment, qui a valeur d’adverbe et qui s’applique au verbe tout à fait transitif qu’est exister. Il est à la fois une façon de comprendre l’existence et la façon spécifique par laquelle elle s’accomplit couramment. Il s’ensuit que le On, par lequel le Dasein n’est pas lui-même, n’est pas le résultat d’une aliénation suscitée par une chose ou un processus étrangers au Dasein. Le On est l’aliénation même du Dasein pour et par lui-même. Il est une forme légitime de son existence, une modalité qui en est même un phénomène original, car premièrement préoccupé des étants intramondains à partir desquels nous nous lisons comme en un miroir, nous sommes toujours d’abord On avant d’être nous-mêmes. Bref, le On s’avère la manière spontanée d’exister pour le Dasein. Il relève de sa facticité. Il est originaire.

62Le On est aussi ce par rapport à quoi le Dasein doit se trouver lui-même. Il révèle alors la primauté et la radicalité de la désappropriation de soi. Le On est la preuve « vivante » que le Soi est toujours une conquête, jamais une possession. Il n’est par là-même qu’un Dasein fondu et confondu dans le monde. A n’en pas douter, il en est l’ombre portée, c’est-à-dire qu’il est la silhouette visible de cet étant insigne d’abord opaque à lui-même. Loin d’en être la « face nocturne »114, le On est du Dasein son visage quotidien, un visage grimé en raison de son rapport incessant aux autres. Mais puisque le fard peut s’effacer et laisser apparaître en pleine lumière le support qu’il déguisait, le On dérive du Dasein lui-même. C’est bien parce que le Dasein est un étant dont l’être est à chaque fois sien qu’il peut offrir les deux aspects, plus complémentaires que contraires, du On ou du Soi. Aussi peut-on désormais résoudre le problème de la tension textuelle manifeste entre l’affirmation heideggérienne du Soi comme « modification existentielle du On » et la présentation du On comme « modification existentielle du Soi-même authentique », en disant que, si c’est le Soi-même qui est plutôt une modification du On, en ce que l’on est d’abord On et que c’est à partir de lui que tout se dégage, le On est, lui, une modification du Soi au sens où il n’est qu’une apparence d’un Dasein à charge de soi, rendue possible en vertu de sa mienneté constitutive.

Notes

1 Sein und Zeit, § 27, p. 129 — nous citons l’œuvre selon sa 10e édition, Max Niemeyer, Tübingen, 1963, abrégé par la suite SZ, paragraphe et page.
2 Paul Morand, Excursions immobiles (1944), in Œuvres, Paris, Flammarion, 2001, p. 539.
3 Gaetano Chiurazzi, Hegel, Heidegger e la grammatica dell’essere, Roma-Bari, Italia, Laterza, 1996.
4 SZ, § 27, p. 128.
5 Ibid., p. 129.
6 SZ, § 60, p. 301.
7 Hubert-Louis Dreyfus, Being-in-the-world. A commentary of Heidegger’s “Being and time”, Division I, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1991, p. 143-144.
8 Taylor Carman, dans « On Being Social : a reply to Olafson », in Inquiry, vol. 37, n°2, juin 1994, p. 214, et Hubert-Louis Dreyfus, dans « Interpreting Heidegger on Das Man », in Inquiry, vol. 38, n°4, décembre 1995, p. 424, le font remarquer tous deux.
9 SZ, § 27, p. 130.
10 Ibid., § 64, p. 317.
11 Le premier dans Heidegger and the Philosophy of Mind, New Haven, Yale University Press, 1987, le second dans l’ouvrage précédemment cité.
12 SZ, § 27, p. 128.
13 Hubert-Louis Dreyfus, Being-in-the-world, op. cit., p. 154.
14 Ibid., p. 151.
15 Ibid., p. 152.
16 Ibid., p. 153.
17 Id.
18 SZ, § 27, p. 129.
19 Hubert-Louis Dreyfus, Being-in-the-world, op. cit., p. 161.
20 SZ, § 27, p. 129.
21 Hubert-Louis Dreyfus, Being-in-the-world, op. cit., p. 158.
22 Ibid., p. 159.
23 Ibid., p. 161.
24 SZ, § 27, p. 128.
25 Hubert-Louis Dreyfus, Being-in-the-world, op. cit., p. 162.
26 SZ, § 36, p. 172.
27 Jean Grondin a parfaitement vu ce point dans son article « La contribution silen­cieuse de Husserl à l’herméneutique », paru dans la revue Philosophiques, n°22, 1993, p. 383-398.
28 SZ, § 51, p. 252.
29 Id.
30 Ibid., § 51, p. 253.
31 Id.
32 Ibid., p. 254.
33 Ibid., § 51, p. 253.
34 Ibid., § 47, p. 240.
35 Ibid., § 50, p. 251.
36 Ibid., § 68, p. 344.
37 Alphonse de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger (1942), Louvain, Nauwelaerts, sixième édition, 1969, p. 125.
38 SZ, § 52, p. 258.
39 Cf. M. Heidegger, Gesamtausgabe (GA), t. 20, p. 437.
40 SZ, § 52, p. 257.
41 Ibid., § 56, p. 274.
42 Le rôle positif du On se fait ici bien discret. Hubert-Louis Dreyfus a sans doute eu tort d’avoir dédaigné la deuxième section de Sein und Zeit dans laquelle les phénomènes de l’angoisse, de la mort et de l’appel sont présentés, puisqu’il y aurait été sensible sans doute au travestissement que le On fait subir à ceux-ci — ce que Taylor Carman suggère habilement, On being social : a reply to Olafson, p. 203.
43 Alphonse de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, op. cit., p. 157.
44 SZ, § 27, p. 126.
45 Ibid., § 5, p. 16.
46 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique (1983), trad. fr. de Hans Hidenbrand, Christian Bourgois, 1987, p. 255.
47 SZ, § 71, p. 371.
48 Ibid., § 9, p. 43.
49 Ibid., § 38, p. 176.
50 Ibid., § 40, p. 184.
51 Ibid., § 34, p. 165.
52 Ibid., § 35, p. 167.
53 Ibid., § 38, p. 175.
54 Ibid., § 44, p. 222.
55 Ibid., § 35, p. 176.
56 Ibid., § 38, p. 180.
57 Ibid., p. 176.
58 Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1988, p. 92.
59 SZ, § 7, p. 39.
60 Einar Øverenget , Seeing the Self. Heidegger on Subjectivity, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, coll. « Phaenomenolgica », 1998, p. 216, p. 222.
61 Theodor Adorno, Jargon de l’authenticité (1964), trad. fr. et préface d’Éliane Escoubas, postface de Guy Petitdemange, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique Payot », 1989, respectivement p. 106 et 107.
62 Nous devons à Alphonse de Waelhens de l’avoir nettement remarqué, La philosophie de Martin Heidegger, op. cit., p. 33-34.
63 SZ, § 12, p. 53.
64 Ibid., § 9, p. 43.
65 Michel Haar, « La métaphysique dans Sein und Zeit », in La fracture de l’histoire, douze essais sur Heidegger, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1994, p. 103-104.
66 Michel Haar, « L’Énigme de la quotidienneté », in La fracture de l’histoire, op. cit., p. 64.
67 Richard Wolin, La politique de l’être, la pensée politique de Martin Heidegger (1990), trad. fr. de Catherine Goulard, Paris, Kimé, coll. « Philosophie-Épistémologie », 1992, p. 79.
68 Alphonse de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, op. cit., p. 75.
69 Jean-Luc Nancy, « La décision d’existence », in Jean-Pierre Cometti et Dominique Janicaud (dir.), « Être et temps » de Martin Heidegger, questions ouvertes et voies de recherche, Marseille, Sud, 1989, p. 236, note 15.
70 Karl Mannheim, Der Streit um die Wissenssoziologie, tome 1, Francfort, V. Meja/N. Stehr, 1982, p. 335.
71 Georges Lukacs, Existentialisme ou marxisme (1947), trad. fr. de E. Kelemen, Paris, Nagel, coll. « Pensées », 1961, p. 93.
72 Rüdiger Safranski dans Heidegger et son temps (1994), trad. fr. d’Isabelle Kolinowski, Paris, Grasset et Fasquelle, 1996, p. 234.
73 Jürgen Habermas, Martin Heidegger. L’œuvre et l’engagement, trad. fr. de Rainer Rochlitz, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 1988, p. 22.
74 Theodor Adorno, Jargon de l’authenticité, op. cit., p. 126.
75 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit., p. 201, 263 et 259.
76 Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, op. cit., p. 91-92.
77 Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps, op. cit., p. 244-245.
78 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, p. 268.
79 Theodor Adorno, Jargon de l’authenticité, p. 113 et 108.
80 SZ, § 39, p. 181.
81 Nous reprenons l’expression de Theodor Adorno, Jargon de l’inauthenticité, p. 124.
82 Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, p. 105-106.
83 SZ, § 35, p. 169.
84 Jean-Luc Nancy, « La décision d’existence », in « Être et temps » de Martin Heidegger, questions ouvertes et voies de recherche, op. cit., p. 240.
85 Sören Kierkegaard, « Un compte rendu littéraire », in Œuvres complètes, trad. fr. de Paul Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, L’Orante, 1979, tome VIII, p. 212-213.
86 François Vezin, in Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1986, note pour la page 126, p. 556.
87 GA 9, p. 148.
88 SZ, § 27, p. 129.
89 GA 24, p. 169.
90 SZ, § 27, p. 127-128.
91 Id.
92 Ibid., § 3, p. 9.
93 Ibid., § 64, p. 318.
94 Ibid., § 4, p. 12.
95 Ibid., § 27, p. 127.
96 Ibid., § 25, p. 114.
97 Ibid., § 35, p. 170.
98 Ibid., § 51, p. 254.
99 Ibid., § 52, p. 258.
100 Ibid., § 54, p. 268.
101 Ibid., § 58, p. 288.
102 Ibid., § 75, p. 391.
103 Ibid., § 81, p. 425.
104 « Ce qui est donné en premier, c’est le monde commun du On », GA 20, p. 339.
105 SZ, § 27, p. 127.
106 Ibid., § 58, p. 288.
107 Ibid., § 63, p. 315.
108 Ibid., § 27, p. 128.
109 Id.
110 GA 20, p. 341-342.
111 SZ, § 27, p. 129.
112 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, respectivement p. 201, 255 et 257.
113 SZ, § 27, p. 129.
114 Ibid., § 38, p. 179.

To cite this article

Christophe Perrin, «Heidegger et l’être du On», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 4 (2008), Numéro 4, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=221.

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Université de Lille 3 – Université de Paris 4

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