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Christophe Perrin

Heidegger et l’histoire du On

(Volume 4 (2008) — Numéro 8)
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Annexes

Résumé

Loin d’être circonscrit à Sein und Zeit, dont il est un motif central de l’analytique existentiale, le On heideggérien — das Man — n’est ni une notion ordinaire, ni un hapax arbitraire. Comme tout concept philosophique, il possède une histoire que son auteur ne cesse d’ailleurs d’écrire avant la publication de son œuvre majeure. S’y employant dès 1922, dans le cadre de l’herméneutique de la vie facticielle, il s’en détache pourtant en 1927 pour, de fait, y renoncer définitivement. Animé du désir d’en faire mieux comprendre le sens, en nous appuyant sur ses occurrences, c’est le devenir de ce motif singulier que, de sa naissance à son évanescence, nous aimerions retracer.

Abstract

Far from being restricted to Being and Time, where it functions as a central theme in the existential analytic, the One—das Man—of Heidegger is neither a usual notion nor an arbitrary hapax legomenon. It has, like any other philosophical concept, a history, which its author never stops writing before the publication of his masterpiece. He worked on it from 1922 onwards within the framework of a hermeneutic of factical life. Yet he took a distance from the notion in 1927 and, finally, abandoned it definitively. In order to explain its sense on the basis of occurrences,  the author tries here to trace the evolution of this peculiar motive, from its first appearance to its final demise.


1Si penser le on en général revient à se heurter à la difficulté de conceptualiser un pronom personnel qui ne l’est jamais spontanément, alors appréhender le On heideggérien — das Man — implique sans doute de mettre en lumière le chemin de pensée au terme duquel sont conférés place, sens et rôle à ce motif précis que, faussement, l’on croit souvent circonscrit à l’opus magnum du philosophe allemand. Aussi la question qui nous occupera sera-t-elle simple : d’où vient le On ? Eu égard aux textes de la période de Marbourg, il s’agira de montrer ici que le On n’est ni une notion ordinaire, ni un hapax arbitraire, mais qu’il a une histoire puisque, si Heidegger conceptualise ce pronom indéfini invariable dès octobre 1922, il précise son statut comme ses attributs de manière constante, mieux, croissante, jusqu’à la rédaction de Sein und Zeit, dont le paragraphe 27, quasiment écrit en 1925, n’a rien d’une invention ex nihilo. Plus encore, dans la mesure où le On ne connaîtra plus de développement après la publication du Hauptwerk, il faudra souligner qu’il peut, sinon qu’il doit être à ce titre considéré comme l’aboutissement d’une analyse phénoménologique rigoureuse, issue d’un domaine d’investigations spécifique. Saisir l’essence du On1 requérant sans doute que nous préférions, à la lettre qui fonde son concept, l’esprit qui le féconde, retraçons-en la généalogie. En d’autres termes, en nous appuyant sur ses occurrences, décrivons son émergence, interrogeons sa provenance et questionnons son évanescence.

L’extraction phénoménologique du On (hiver 1921-1922)

2Si, comme l’écrit Theodore Kisiel, « l’impulsion première qui mena à Être et temps […] est la manifestation complète du grand fait de vivre dans toute sa concrétion »2, c’est donc bien dans la perspective de l’interprétation de la vie facticielle qu’il faut chercher la genèse de l’analytique du Dasein et, à travers elle, de l’analyse du On3. En ce sens, commençons par noter que le On a pour extraction phénoménologique le cours du semestre d’hiver 1921-1922, à savoir les Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles dans lesquelles, quand bien même le concept n’apparaît pas encore stricto sensu, l’analyse de la mobilité constitutive de la vie facticielle, qui se solde par la mise au jour d’une catégorie formelle-indicative essentielle, la « ruinance » — Ruinanz —, décrit parfaitement les différents moments phénoménologiques que le On réunira très vite sous son nom et qui, dans sa mouvance, feront alors l’objet de nouvelles caractérisations.

3Pour rendre compte des mouvements fondamentaux de la vie et percer à jour son sens d’être, Heidegger fait de la mobilité foncière du « souci » — Sorge —, au sens concret et rudimentaire de nos soucis quotidiens, la catégorie interprétative majeure à l’aune de laquelle sa compréhension est possible. Le souci intimant à la vie les directions dans lesquelles elle va s’investir, celui-là détermine en effet le rapport que celle-ci entretient à elle-même et se détermine lui-même par trois phénomènes constitutifs. Le premier est le « penchant » — Neigung —, qui rend compte de la possibilité de la vie d’opter pour une chose spécifique et dont l’un des principaux visages est la « dispersion » — Zerstreuung — dans le monde4 ; le second, la « distance » — Abstand — qui, pour sa part, qualifie cette propension de la vie à esquiver l’écart éventuellement pénible entre nous et ce qui nous entoure et génère une pluralité d’attitudes pour abolir ce décalage5 ; le dernier, le « verrouillement » — Abriegelung — qui indique, lui, un mouvement décisif de la vie l’invitant à la fuite devant les difficultés et l’incitant à user de masques pour détourner et se détourner des vérités douloureuses, telle la finitude. Ayant pour rôle d’assurer l’intelligibilité de ces trois phénomènes, la catégorie de la « préstructuration » — Praestruktion — souligne finalement que le penchant est toujours penchant à la dispersion, du fait du besoin de distraction d’une vie dont toutes les expressions portent la marque accablante du souci. Comprenons-le bien : pesante, la vie recherche au fond l’insouciance pour Heidegger. Or, croyant fuir ce qui la hante en se réfugiant dans le tumulte d’un monde qui la tente et qui, en vérité, ne fait que démultiplier son souci, elle se fuit elle-même et finit par courir à sa ruine.

4C’est précisément cette tendance de la vie facticielle à achopper sur le monde, à s’y laisser prendre et finalement à se méprendre sur son compte en travaillant à sa propre perte contre son allégement tant souhaité, que désigne la notion de ruinance. Énonçant une détermination catégoriale fondamentale de la vie facticielle et annonçant ce qui deviendra un existential dans Sein und Zeit, à savoir la « déchéance » — Verfallen —, ce néologisme baroque est bien le signe que, non thématisé, le On n’en est pas moins déjà bel et bien présent chez Heidegger en 1921, quoique en filigrane. Témoignent d’ailleurs littéralement de cette filiation les Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs. En évoquant « la tentation, la tranquillisation, l’aliénation et l’annihilation » comme « les caractères phénoménaux de la mobilité de la déchéance » — phénomènes sur lesquels s’achevait précisément l’étude de la mobilité de la vie facticielle en 1921 —, comme en précisant que c’est là « ce qui caractérise le On »6, ils valident la stricte équivalence entre ruinance et déchéance et confirment, ce faisant, l’origine de ce dernier motif, dont ne manque plus que la formulation.

L’acte de naissance du On (octobre 1922)

5Contenu en germe dans ses réflexions de l’année 1921, le On est bientôt mis à nu par Heidegger dans le rapport programmatique de ses recherches qu’il rédige pour Paul Natorp en octobre 1922, dans la perspective d’une nomination à Marbourg. Qu’on se le dise : c’est cette Anzeige der hermeneutischen Situation qui consacre l’acte de naissance du On, puisque le pronom personnel y apparaît souligné, pour la première fois, par trois fois7. Comment concevoir alors cette éclosion, qui s’avère finalement une intrusion dans la pensée de la vie facticielle ? Reprenons le mouvement général de cet exposé — dont on a pu penser qu’il constituait « la vraie cellule germinale d’Être et temps »8 — pour apprécier la place conférée au On.

6Si le but de la recherche philosophique est le Dasein humain envisagé dans son caractère d’être, l’objet à interroger est, pour Heidegger, la vie facticielle, qui doit être saisie dans sa mobilité foncière et dont les structures élémentaires doivent être éclairées. Phénoménologiquement, le trait distinctif de cette vie consiste en une certaine pesanteur puisque lui appartient, ontologiquement, d’être à charge d’elle-même. Préoccupée de son être, même « lorsqu’elle ne veut rien en savoir et s’évite elle-même »9, la vie est par conséquent tentée d’éluder ce poids en se déchargeant de soi. En outre, si le souci est le sens fondamental de sa mobilité, celui-ci s’exprime en de multiples modalités. Qu’il soit souci « des moyens de subsistance, du métier, des plaisirs, de la tranquillité » ou simple souci « de la survie »10, toutes ses diverses orientations ont le caractère commun d’un commerce de la vie avec le monde. Notre fréquentation assidue des objets du souci, allié au « coup d’œil spécifique » de ce dernier qui « regarde tout autour »11 afin de mieux appréhender ce sur quoi il porte, engendre une grande familiarité pour ce dont nous nous préoccupons. Dès lors, avant que la vie ne s’engage dans des perspectives précises vis-à-vis du monde, cette « circon-spection » — Umsicht — assure toujours déjà de lui une explicitation qui, en signalant à la vie les possibilités qui lui sont offertes, fixe et institue la manière dont elle doit se comporter vis-à-vis d’elle-même. C’est ainsi « la force de l’habitude »12 qui guide la vie. Il faut finalement reconnaître avec Heidegger que

dans la mobilité du souci est vivante une inclination au monde, à titre de disposition à se perdre en lui, à s’y laisser prendre. Cette propension du souci exprime une tendance facticielle fondamentale de la vie à la chute, par où elle se détache de soi-même, et par là à la déchéance qui la livre au monde, et ainsi à la ruine de soi-même13.

7La déchéance supplante ici terminologiquement la ruinance, qui avait déjà voulu nommer ce mouvement primordial que la vie suit globalement. L’essentiel est de comprendre alors que, du fait de cette disposition à la déchéance qui constitue son « destin le plus intime » sans en être pour autant « un trait caractéristique malheureux »14, la vie facticielle tombe dans les rets d’une interprétation mondaine de soi-même où elle se croit et se voit comme un pur objet de commerce. La vie succombe en fait à sa propre mobilité. Puisque celle-ci lui concède la possibilité de ne pas rester figée, la vie cède à l’envie de « se prendre à la légère par réflexion idéalisante à partir du monde »15. La mobilité porte donc en elle une tentation qui déporte la vie, qui la fait se manquer et s’ignorer.

8Séduisante, la tendance à la déchéance s’avère également rassurante. Signalant à la préoccupation les meilleures voies de sa satisfaction, elle assure à la vie qui s’adonne au monde un état de sécurité. Les conditions d’une sempiternelle surenchère sont ici réunies : plus la vie se donne à ce qui l’entoure, plus elle est poussée à s’abandonner, donc plus elle devient étrangère à elle-même ; et plus elle perd la possibilité de se prendre en vue, plus elle hypothèque ses chances d’un jour se reprendre, d’en revenir à soi. Vecteur d’une aliénation qui n’a d’égal que sa dissimulation, la tendance à la déchéance, si elle correspond à la mobilité du commerce qui unit étroitement la vie et le monde, répond pareillement à la circonspection elle-même. Non seulement la vie facticielle en vient à se prendre pour un événement mondain, mais sa méprise va plus loin puisqu’ « elle parle aussi la langue du monde, dès lors qu’elle se parle à soi-même »16 et qu’elle parle aux autres. L’horizon dans lequel elle évolue et que constitue une certaine interprétation du monde est en fait déjà explicité. « Transmis, remanié ou réélaboré à nouveaux frais »17, celui-ci la précède toujours, l’excède et garantit la familiarité de « l’avec-quoi du commerce », duquel une connaissance déterminée a d’emblée été acquise, bien qu’elle n’ait jamais été conquise. Puisque cet horizon est composé de traditions et d’habitudes, il passe pour naturel et s’avère partagé. Ordinaire et commun, il est donc accessible à tous et, en tant que tel, il est impersonnel puisqu’il n’appartient à personne en particulier mais doit pouvoir valoir pour tout le monde en général. Aussi apparaît-il comme moyen, au sens où c’est bien à une médiocrité « de l’être-public, de l’entourage, du courant dominant »18 que la vie a affaire. De cette inclination incoercible à la déchéance découle ainsi un constat irrépressible : « Le plus souvent la vie facticielle, qui est en vérité à chaque fois celle de l’individu, n’est pas vécue comme telle. […] C’est le “On” qui en fait vit la vie de l’individu19. »

9On vit ma vie puisque je vis ma vie comme on la vit. Le On, lors de sa première apparition dans l’œuvre heideggérienne, apparaît ainsi en tant que pronom. Sujet du verbe vivre, il désigne surtout clairement une manière dont la vie est vécue, lorsque sa disposition à l’appréhension mondaine la pousse à se fondre et à se confondre dans une médiocrité caractéristique du commerce et de la circonspection, une médiocrité qui consacre l’uniformité et la conformité des actions et des préoccupations de tous comme de chacun : « On voit, on juge, on jouit, on travaille et on pose des questions20. » Et ne nous y trompons pas : c’est un trait positif de la vie facticielle que Heidegger met ici en lumière, à savoir son occultation constitutive. Aussi, si le plus souvent « la vie se dérobe devant elle-même »21, le sens de cette dérobade ne désigne-t-il rien de négatif. Certes, la vie s’évite, mais ne l’y invite qu’une inclination qui lui est propre et qu’elle ne peut décliner. Et témoigne parfaitement de cet éloignement à soi la manière dont la vie se tient face à son autre proclamé : la mort. Pour détourner de sa pensée une mort insoutenable conçue comme inéluctable, fuyant dans les préoccupations mondaines et se perdant dans le monde grégaire du On où l’épargne est faite de toute individuation solitaire, la vie facticielle renforce d’elle-même son absence à soi, ne comprenant pas et se refusant à admettre que, en vérité, se distraire de la mort équivaut à se soustraire à la vie. En somme, la peur du non-être oblitère le sens d’être de la vie.

10Capital en ce qu’il introduit et unit pour la première fois une série de mots-clés qui deviendront dans l’œuvre heideggérienne ultérieure des concepts majeurs — la déchéance, la médiocrité, le On, la publicité —, le Natorp-Bericht établit manifestement, dans cette « explosion concise de nouveauté » terminologique, « la structure nucléaire »22 de l’analytique existentiale — bien qu’il ne s’agisse encore que d’une étude de la facticité et non de l’existence. Notons de surcroît que Heidegger, en mettant l’accent sur la mort, qui est bien « ce qui donne à la vie sa vue »23, esquisse déjà un contre-mouvement qui s’oppose à la déchéance. Le réflexe premier de la vie facticielle à s’écarter de soi trahit en effet une présence à soi plus essentielle. Lorsque la vie fuit dans la préoccupation mondaine, sa fugue « comporte en soi-même […] un regard jeté en arrière plus ou moins exprès et inavoué sur ce qu’(elle) fuit »24, et cela n’est rien d’autre que la possibilité, pour la vie, d’être rappelée à sa condition propre. C’est, en ce sens, à « l’inquiétude attentive »25 qu’il incombe d’initier la vie à prendre possession de la mort afin que, rendue accessible et transparente à elle-même, elle ne se perde plus. Dès lors, radicalement opposée au souci déchu, sans pour autant éliminer la préoccupation qui est toujours préoccupation s’inquiétant pour le soi, l’inquiétude est bien la voie qui mène l’individu à pouvoir mener sa vie en propre, une vie dont l’être approprié a pour nom « l’existence » et qui, ne s’échappant plus à soi-même, « cesse d’être affaire de publicité et de “On” »26.

11Relevons au passage un paradoxe, énoncé mais non développé par le philosophe et dont il faudra nous souvenir. Si l’inquiétude vient nier la fuite première de la vie dans le monde, celle-ci ne serait pourtant que seconde et celle-là serait originaire puisque, « eu égard à son sens constitutif, la négation possède un primat originel par rapport à la position. Et cela parce que le caractère ontologique de l’homme est déterminé facticiellement par une chute »27. L’argument réussit-il à clarifier véritablement le problème de préséance entre déchéance et existence ? Rien n’est moins sûr. Ce qui l’est, en tout cas, consiste ici en l’annonce d’une « ontologie principielle »28. Or l’être de la vie devant être la problématique spécifique d’une philosophie qui, puisqu’elle se tient elle aussi dans la mobilité de la vie facticielle, est menacée dans ses interprétations et ses concepts fondamentaux par la déchéance, il appartient, pour Heidegger, à une herméneutique phénoménologique de la facticité d’attirer l’attention sur les « catégories pré-données », « de défaire l’explication reçue et dominante, d’en dégager les motifs cachés, les tendances et les voies implicites, et de pénétrer, à la faveur d’un retour déconstructeur, aux sources originelles qui ont servi de motifs à l’explicitation »29. Ainsi, pour éviter que la philosophie elle-même ne tombe dans l’orbe de l’Uneigentlichkeit et continue sa révolution impropre en suivant l’orbite de ce qui est machinalement « transmis et reçu », de « ce qui lui est imposé » et de ce qui, finalement, « perd le sens de sa provenance », il s’agit bien, par destruction phénoménologique, de revenir au sens originaire des structures logiques et ontologiques de « l’anthropologie occidentale »30, mises au jour par les différentes philosophies historiques. Tel est bien le réquisit d’une pensée authentique de la vie en direction de son être, qui sera également bientôt celui d’une pensée du Dasein.

Substantivation et conceptualisation du On (été 1923)

12Mentionné ainsi par trois fois en octobre 1922 et conçu comme un pronom indéfini servant de faire-valoir verbal à l’absence à soi-même fondamentale de l’individu dans la vie facticielle, le On est vite repris par Heidegger et même promu peu après, car son statut évolue foncièrement. La preuve la plus claire en est sa substantivation dans le cours du semestre d’été 1923, Ontologie. Hermeneutik der Faktizität, qui indique sa première véritable conceptualisation. Le On est alors nettement thématisé et, à l’importance qu’il prend, répond le grand nombre de ses occurrences. En 104 pages, il apparaît cinq fois sous sa forme nominale31, trois fois sous sa forme pronominale soulignée par des guillemets ou une graphie en italique32 et neuf fois de manière renforcée dans une locution nouvelle : « On-même »33Man-selbst. Pourquoi une telle insistance sur une figure à première vue métaphorique ? Sans doute parce que le On devient, au sens strict, essentiel et que, loin d’être une certaine manière de parler, il désigne en vérité une manière d’être certaine du Dasein.

13C’est bien de Dasein en effet qu’il faut parler étant donné que, préféré véritablement pour la première fois à la vie facticielle, c’est lui qui se trouve désormais au centre des analyses heideggériennes. Cependant, si le Dasein est celui que je suis à chaque fois, préside au choix de ce terme une volonté de neutralité ontologique qui implique l’abandon et la destruction des concepts traditionnels définissant l’être humain, afin que l’on — on ? — ne répète pas stérilement et fatalement des interrogations anciennes, déviées qui plus est de leur sens originel. Sur ces bases, le but de la recherche de 1923, conformément à son titre, consiste alors à déterminer ontologiquement le Dasein, autrement dit à caractériser le sens d’être de sa facticité en en énumérant les éléments fondamentaux et en les interprétant en direction de l’existence qui, ici, se définit comme la possibilité appropriée de soi-même du Dasein. Or, l’herméneutique étant constitutive de la facticité, c’est-à-dire qu’interpréter étant une modalité possible du Dasein, la compréhension ontologique de ce dernier s’avère une auto-compréhension. Celle-ci n’est-elle pas pourtant immédiate ? Attendu que le Dasein s’interprète lui-même, pourquoi ferait-elle l’objet d’une enquête ? Il s’agit précisément de s’interroger sur une telle auto-explicitation, qui n’est pas sans présupposer certaines modalités de la possession de soi-même — à exposer par conséquent.

14Si l’existence constitue bien, pour le Dasein, la possibilité la plus fondamentale d’être soi-même, il faut admettre que celui-ci vit d’ordinaire plus qu’il existe, puisque ce qui caractérise avant tout l’être de la vie facticielle est un cheminement constant vers soi, qui trahit dès lors un éloignement premier de soi vis-à-vis de soi-même : « Le Dasein est seulement en lui-même. Il est, mais comme à mi-chemin entre soi et lui », écrit notre auteur34. Le Dasein a ce privilège singulier qu’il peut assumer ou éluder le « comment de son être le plus propre »35, mais, dans sa vie quotidienne, le deuxième terme de l’alternative est toujours déjà saisi, accompli et étrangement occulté. Comment comprendre alors cette médiocrité qui interdit l’avènement du Dasein approprié et qui va jusqu’à lui dissimuler son propre détournement ? Comprenons bien que, paradoxalement, ce n’est pas du fait d’une indifférence à soi que le Dasein se manque, mais du fait d’une étonnante « indifférence des différences » — Unterschiedsunempfindlichkeit —, qui aboutit à une « publicité » — Öffentlichkeit — vecteur d’une homogénéité des comportements et à un « bavardage » — Gerede — dans lequel chacun « se tient et peut suivre facilement »36. Pour Heidegger, c’est bien à la suite d’une non-différence initiale avec le monde et avec les autres que la vie facticielle du Dasein en vient à emprunter le mode d’être du On : « On dit, on entend, on raconte, on suppose, on attend, on est pour que...37. » Le Dasein conforme par là même sa vie, ses actes et sa pensée à un modèle que personne n’a établi et dont nul ne connaît la provenance, la valeur et le sens — « Personne ne répond de ce que le On dit »38 —, mais que chacun a d’emblée adopté, comme pour en confirmer la validité.

15Dans notre quotidien, comme on est avec les autres et comme on est comme tout le monde, alors on vit sa vie comme n’importe qui. Aussi le On est-il un « comment » que l’on suit très facilement : « Ce “On” est le “personne” qui, comme un fantôme, hante l’existence factive, un comment des malheurs spécifiques de la facticité à laquelle chaque vie factive paie son tribut39. » En chemin vers soi, le Dasein poursuit ainsi d’abord sa route à reculons. Sa compréhension de lui-même est de ce fait sujette à caution : « Le Dasein parle de lui-même, il se voit comme ceci et comme cela, et pourtant il ne s’agit que d’un masque pour ne pas s’effrayer devant lui-même40. » Et s’il avance caché, larvatus prodeo, il est sans doute ce qui, pour lui, demeure le plus caché. Mais le comprendre étant un de ses modes d’être, une dimension intrinsèque de la vie facticielle, rien n’empêche que le Dasein puisse être aussi conduit de manière appropriée. Dans cette perspective, l’herméneutique se donne alors comme une possibilité pour lui de devenir compréhensible pour lui-même. Aussi n’a-t-elle pour cible nul autre que celui qui la met en œuvre en personne et qu’elle a clairement pour tâche d’éveiller à soi41.

16On le voit : le cours du semestre d’été 1923 introduit dans le corpus heideggérien les notions de publicité et de bavardage, promises à un développement substantiel dans Sein und Zeit. La « quotidienneté » — Alltäglichkeit —, quant à elle, reçoit un sens temporel spécifique qu’elle n’avait pas lors de ses premières apparitions à la charnière des années 1919-1920. Mais qu’en est-il du On ? Le On, nous le suggérions, devient primordial, et cela pour deux raisons. D’une part, Heidegger insiste sur sa positivité fondamentale : « Il n’est pas seulement un phénomène de déchéance, mais encore, comme tel, un comment du Dasein factif42. » De l’autre, il en fait une détermination catégoriale du Dasein : « Dans l’être-explicité public de l’aujourd’hui doivent être mises au jour les catégories spécifiques du Dasein […] : présent du de prime abord, On, être-l’un-avec-l’autre43. » Aussi est-ce ici que se noue la relation si étrange qui réunit — sans les unir puisqu’ils ne font qu’un — le Dasein et ce qui le rend autre sans en être l’autre : le On.

Précisions sur la fonction du On (juillet et novembre 1924)

17Textuellement absent de l’Einführung in die phänomenologische Forschung, cours du semestre d’hiver 1923-1924 qui insiste toutefois à nouveau sur la dimension de dissimulation que le Dasein porte en lui — « Nous avons fait l’expérience d’une détermination du Dasein qui le caractérise dans son comment : le comment s’approprier à soi-même et, fondé sur lui, le comment se dissimuler »44 —, le On réapparaît nettement sous la plume de Heidegger au cours de l’année 1924, dans la conférence publique qu’il tient le 25 juillet devant la Société de Théologie de Marbourg, ainsi que dans l’article qu’il rédige en novembre sur la correspondance entre le comte Yorck von Wartenburg et Dilthey pour Erich Rothacker — un épigone de ce dernier, co-éditeur d’une revue qui allait voir le jour, la Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte45 —, tous deux partageant le même titre : Der Begriff der Zeit. Alors que la rédaction de Sein und Zeit a commencé depuis l’été 1923, le On est développé derechef. Il devient la réponse première à une question singulière : la question du qui.

18Dans la conférence de juillet, le On substantivé connaît quatre occurrences46. Utilisé comme pronom personnel mais souligné pour signaler sa portée conceptuelle, il est mentionné cinq fois47. Cela étant, pourquoi et en quoi le On participe-t-il d’un texte traitant du temps ? Il faut se reporter à la dernière page de cet exposé pour comprendre en quoi la pensée heideggérienne, si elle investit ici un objet d’étude classique en philosophie, en fournit néanmoins un examen inédit : « Quand la question qu’est-ce que le temps ? est posée, il ne faut pas s’arrêter précipitamment à une réponse — le temps est ceci ou cela… Si nous ne nous en tenons pas à la réponse, mais si nous répétons la question, qu’arrive-t-il à la question ? Elle s’est transformée : qu’est-ce que le temps ? devient qui est le temps ? Ou plus précisément : suis-je le temps48 ? » En commuant l’interrogation augustinienne quid est tempus ? en quis est tempus ?, et cela parce que celle-ci est phénoménologiquement plus adéquate que celle-là, Heidegger poursuit donc ses investigations ontologiques en direction du Dasein. Ce dernier vivant ou, mieux, existant toujours dans le temps, il s’agira d’en caractériser et d’en interpréter les modalités temporelles spécifiques.

19Mais insistons pour l’heure sur l’apparition frontale et la revendication originale de cette question du qui qui, intégrée à une trilogie interrogative dont l’analytique existentiale sera directement l’héritière, avait été rapidement annoncée dans le cours du semestre d’été 1923. Celui-ci distinguait en effet, pour développer la détermination du Dasein comme « être-au-monde » — In-der-Welt-sein — qui venait d’être admise49, trois questions programmatiques, la dernière constituant bien l’embryon de la question qui nous intéresse : 1. que signifie monde ? ; 2. qu’implique le dans le monde ? ; 3. comment apparaît l’être dans le monde50 ? Ainsi la question de l’essence du temps conduit-elle à une nouvelle analyse du Dasein dont les caractères fondamentaux sont énoncés un par un. Or, parmi huit points qui se succèdent dans une liste assez scolaire, figure le On.

20Le Dasein se définit comme « l’étant que nous sommes nous-mêmes » et plus précisément, parce qu’il fait l’objet de l’énoncé basique « je suis » que nul ne peut prédiquer d’un autre sinon de lui-même, comme l’étant « perpétuellement mien »51. Se déclinant au singulier, le Dasein est d’abord un être-au-monde, autrement dit un être qui n’a pas à « venir au monde » puisqu’il y est toujours déjà, et y est d’emblée sur le mode d’une « préoccupation » — Besorgen — qui l’incite à un commerce constant avec ce qui l’environne. N’étant pas seul au monde, le Dasein est alors un « être-avec-d’autres » — Mit-einander-sein. Ce partage du monde avec autrui le caractérise par suite comme « être-ensemble-au-monde » — Miteinander-in-der-Welt-sein —, détermination ontologique singulière dont la modalité principale est la « parole » — Sprechen. Par celle-ci, le Dasein exprime la manière « dont il se comprend chaque fois lui-même » et « ce pour quoi il se prend »52. Le Dasein étant à chaque fois mon Dasein, il m’est donc toujours propre, et cela, essentiellement. Pourtant, du fait de mon inscription dans un monde commun où je ne puis nécessairement éviter les autres, « la plupart du temps et de façon courante je ne suis pas moi-même mon Dasein, mais je suis les autres. Je suis avec les autres et les autres sont à leur tour avec les autres. Personne dans la quotidienneté n’est lui-même »53.

21Si les écrits heideggériens précédents parlaient de dérobade, d’évitement ou d’absence à soi-même, ici la sentence est sans appel : ordinairement, je ne suis pas moi-même. Je suis autre que celui que je suis car, indistinct parmi les autres, je ne puis me distinguer d’eux, ni par, ni pour moi-même. Il ne s’agit toutefois pas là d’un duel entre moi et les autres, ni d’une querelle généralisée de chacun contre tous, mais seulement d’un état où le « chacun pour soi » est une contradiction dans les termes, puisque soi signifie avant tout avec, dans, pour, par et contre les autres. La singularité n’existe pas d’emblée pour Heidegger. N’étant pas moi-même, je suis celui qui, à la fois, empêche chacun des autres que nous sommes tous d’être soi et est empêché par lui et par tous d’être moi. Et notre auteur de poursuivre : « Ce que (chacun) est et sa manière d’être, c’est personne. Il n’est personne et pourtant tous ensemble ; tous ne sont pas eux-mêmes. Ce personne par lequel dans la quotidienneté nous-mêmes sommes vécus, c’est le “on”54. » Telle est donc la fonction du On : nommer ce « personne » — Niemand — incomparable et imparable que je vis et qui, lui, vit ma vie en m’en dépossédant.

22Ajoutons que cette usurpation se double d’une oppression : « On dit, on entend, on est pour, on s’occupe. Dans l’opiniâtreté de la domination de ce on reposent les possibilités de mon Dasein, et c’est à partir de cet héritage que le “je suis” est possible55. » Aussi le On me précède-t-il. Il détermine d’autant mieux le cours de ma vie qu’il imprime son sceau sur les possibilités que je saisis et sur l’idée que j’ai de moi. Pour ce faire, le On peut compter sur des auxiliaires qui n’en sont finalement que diverses modalités : la tradition, la mode, les courants, etc. Et Heidegger d’insister sur ce point :

Le Dasein, défini comme être-avec-les-autres, signifie du même coup être mené par l’interprétation dominante que le Dasein donne de lui-même, être dirigé par ce qu’on dit, par la mode, par les courants, par ce qui se passe : le courant qui n’est le fait d’aucun, la mode qui n’est le fait de personne. Le Dasein dans la quotidienneté n’est pas l’être que je suis ; au contraire la quotidienneté du Dasein est cet être que l’on est56.

23C’est donc le On finalement qui, au quotidien, répond à la question de savoir qui est le temps. Mais, à travers lui, de nombreuses difficultés restent pour l’heure en sursis. Ainsi, comment penser que mon Dasein, la plupart du temps, n’est pas celui que je suis, bien qu’il soit toujours mon Dasein et qu’il « se possède continuellement lui-même » ? Comment envisager que, le Dasein étant « être-avec-les-autres », « je suis les autres »57, mais que, ne possédant « jamais le Dasein des autres sur le mode originel, seule façon appropriée de posséder le Dasein », « je ne suis jamais les autres »58 ? De même, comment apprécier cette affirmation semblant fortement hypothéquer la possibilité pour le Dasein de devenir lui-même : « Je suis bien en ce qui concerne mon Dasein toujours en chemin. Il est toujours encore quelque chose qui n’est pas encore fini. […] Avant cette fin, il n’est jamais en propre ce qu’il peut être ; et l’est-il, qu’il ne l’est plus59 » ? Quoi qu’il en soit, rien de cela n’empêche Heidegger de développer en même temps une thématique promise à un bel avenir dans la seconde section de Sein und Zeit, celle de « l’anticipation » — Vorlaufen — du Dasein vers la mort.

24« Être-vers-la-fin » — Zu-Ende-sein — car temporel et fini, le Dasein entretient en effet un rapport particulier à sa mort. Si celle-ci s’avère « sa propre possibilité la plus manifeste », une possibilité « imminente » et « certaine » bien que totalement « indéterminée »60, elle demeure pourtant continuellement dissimulée. Perclus dans le monde et perdu dans sa préoccupation, le Dasein a cependant à s’approprier sa mort. Pour Heidegger, ce n’est qu’une anticipation de son « être-révolu » — Vorbei — qui peut lui faire quitter « la splendeur du quotidien »61. Car « l’être-révolu débusque toutes les familiarités et les affairements, il entraîne tout avec lui dans le néant »62. Partant, la compréhension véritable de sa finitude essentielle qui passe par un devancement inévitable, si elle s’accompagne d’une « inquiétante étrangeté » — Unheimlichkeit — dont on comprendra qu’il s’emploie de ce fait à l’esquiver, est bien pour le Dasein la condition d’avènement de son être approprié. Avec elle, « tout bavardage où le Dasein se tient, toute agitation, tout affairement, tout tapage et toute hâte s’effondrent »63. Dès lors, si « le Dasein est en propre auprès de lui-même », s’ « il est véritablement existant lorsqu’il se tient dans cette anticipation »64, il faut reconnaître que l’être-révolu constitue bien la modalité appropriée, car propre, du Dasein, le comment contraire au On par lequel le Dasein gagne l’existence et se gagne. Heidegger dispose-t-il alors d’une épure complète de ce qui deviendra son œuvre maîtresse ?

25À n’en pas douter, à travers la promotion de la problématique du temps, l’accent mis sur le qui et l’introduction du concept d’anticipation, la conférence de 1924 assoit foncièrement les bases fondamentales de Sein und Zeit. Mais il revient à l’article rédigé par Heidegger quelques mois plus tard d’en constituer la première ébauche littérale. Des quatre feuillets qui le composent, les titres des deux parties médianes — « les caractéristiques originelles de l’être du Dasein » et « Dasein et temporalité » — renvoient manifestement, au moins thématiquement, aux deux sections publiées de l’opus magnum. Ce sont elles qui recèlent, à l’exception d’une seule65, toutes les occurrences du On, 25 sous forme substantivale66, 7 sous forme pronominale67, 4 sous forme locutionnelle68. Par ailleurs, contrairement à la liste quelque peu arbitraire des huit structures fondamentales du Dasein dressée dans le texte de sa conférence, Heidegger, dans un souci de méthode, reprend cette fois les trois questions concernant l’être-au-monde indiquées en 1923 pour les formaliser : s’interroger sur l’In-der-Welt-sein implique de porter son attention sur in, Welt et sein, donc sur un qui qu’il faut cerner. S’ensuit derechef une analyse du Dasein.

26Être-dans-le-monde, le Dasein s’avère également être-avec-les-autres. Ces deux déterminations étant co-originaires, les autres avec lesquels nous sommes dans le monde ne constituent pas seulement notre entourage. Ils sont avant tout ceux qui partagent le monde ambiant que j’organise en participant eux aussi de son agencement. C’est ainsi dans les étants qu’ils arrangent ou qu’ils dérangent, dans les choses dont ils se saisissent, qu’ils manipulent et qu’ils accomplissent, qu’ils se rencontrent d’emblée. Les autres sont donc ceux qui s’affairent et ceux à qui j’ai affaire. Dans l’horizon de cette activité et de ce commerce, qui est alors dans le monde ? Pris comme tout le monde par notre métier, nos occupations, nos échanges, « on s’occupe, on s’affaire, on juge, on jouit, on questionne », tant et si bien que « le “On” est le sujet de l’être-ensemble-les-uns-avec-les-autres quotidien »69. Qu’on se le dise : je me confonds le plus souvent avec ma fonction, je me réduis à ce que j’accomplis. Dans l’immédiateté de la quotidienneté où l’urgence des affaires courantes m’absorbe, ne pouvant rien faire pour « sortir du lot » puisque j’ai tant à faire, rien ne se donne pour moi comme spécial ou unique. Rien ne m’advient que je puisse revendiquer en propre car, au fond, on en est tous au même point. Si chacun est avec les autres, nul n’est donc vraiment lui-même dans la mesure où étant comme n’importe qui, le qui du Dasein dont il est question n’est autre que le On. « Le “On”, que chaque Dasein est », règne ainsi sans partage et, puisque « c’est dans le “On” que le Dasein grandit », « toujours davantage en lui, il n’est jamais capable de le quitter entièrement »70. Sévère, la formule donne alors lieu à quelques descriptions de cette parole du On qu’est le bavardage. À insister sur ce dernier motif, tout se passe comme si, à peine sorti du cours sur la Rhétorique d’Aristote qu’il tient à Marbourg durant le semestre d’été 1924, Heidegger entendait souligner pourquoi la destruction en philosophie implique toujours une critique de notre propre situation herméneutique.

La plus longue description du On (été 1925)

27Réponse première à la question du qui du Dasein dès 1924, le On occupe donc désormais une fonction claire et s’accompagne d’une constellation terminologique précise. Si Heidegger y fait une allusion succincte dans le cours du semestre d’hiver 1924-1925 qu’il consacre au Sophiste de Platon, demandant que le sophiste soit décrit premièrement « comme on le connaît et comme on parle de lui »71, s’il l’évoque brièvement dans le cadre de l’une des dix conférences qu’il prononce du 16 au 21 avril 1925 à Cassel72, c’est dans les Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs que le On reçoit sa plus longue description. Si l’on en dénombre 85 mentions en tant que substantif73, 4 sous la forme de l’expression « on-même »74 et 17 en tant que pronom souligné75, remarquons surtout que, pour la première fois, la moitié d’un paragraphe y est consacré — le § 26 qui a pour titre : « Le “qui” de l’être-au-monde » — et que l’analyse qui en est faite dépasse en longueur celle qu’y consacre le Hauptwerk lui-même. Cette fois, ce sont deux questions distinctes, mais conjointes, qui président à l’analyse du On : « Qui est proprement celui qui de prime abord s’entend lui-même dans cet être-ensemble-les-uns-avec-les autres ? » et

comment cette entente mutuelle, qui est toujours déjà présente dans le Dasein, peut-elle être obstruée et égarée sur le fondement de possibilité d’être du Dasein de telle sorte qu’elle n’accède pas, sur le fond d’une entente mutuelle toujours déjà là, à une entente de bon aloi76 ?

28À l’instar de notre auteur, procédons par ordre.

29Il nous faut donc d’abord nous interroger sur ce qui, dont on s’étonnera pourtant qu’il pose problème. Le Dasein étant d’emblée et à chaque fois mien à en croire Heidegger, la caractérisation de son qui n’est-elle pas déjà établie en effet ? Peu sûr, car si le Dasein interroge le qui de son être, il se détermine avant tout à partir de cet être, que constitue toujours une manière d’être déterminée. Or, dans la quotidienneté, celle-ci consacre une « identification » — Aufgehen — au monde d’un Dasein qui, en tant qu’ « être-avec » — Mitsein — finit, ou plutôt commence toujours par être un « être-avec-d’autres » — Miteinandersein. Je suis dans le monde, les autres y sont aussi, je suis avec eux, nous sommes donc ensemble et, tous comme chacun, nous sommes bien des êtres les uns avec les autres. Affairés d’ordinaire, nous nous rencontrons alors dans nos préoccupations respectives qui, part suite, peuvent être menées de concert. Amis ou partenaires, nous faisons affaire, ennemis ou concurrents nous avons affaire, dans un constant « souci d’une différence » — Sorge um einen Unterschied — entre nous. Et cet intérêt pour un écart vis-à-vis des autres, qu’il tende à effacer toute distance ou au contraire à établir des hiérarchies, n’est pas neutre : il désigne pour Heidegger une structure d’être singulière du Dasein, à savoir le « distancement » — Abständlichkeit —, qui indique manifestement que le Dasein se rapporte aux autres sur les modes de la comparaison et de l’évaluation et, dès lors, qu’il se comporte en fonction d’eux. Les autres ayant une indéniable incidence sur la manière d’être du Dasein, s’ensuit que

la préoccupation propre à chacun — le Dasein en tant qu’être-ensemble — prend les autres en souci de cette façon, ou plus exactement : le Dasein en tant qu’être-ensemble est vécu par l’être-là-ensemble des autres et du monde dont il se préoccupe à chaque fois de telle ou telle manière. C’est précisément dans l’affairement quotidien qui lui est le plus propre que le Dasein en tant qu’être-ensemble-les-uns-avec-les-autres n’est pas lui-même, mais ce sont les autres qui mènent la vie du Dasein propre77.

30Insistons ici sur la tournure passive soulignée par l’auteur lui-même et qui témoigne parfaitement de la perte du Dasein pour lui-même : le Dasein n’est d’abord rien en propre, puisqu’il est vécu par le co-Dasein des autres.

31Rendu autre par sa fréquentation nécessaire des autres en somme, le Dasein l’est aussi par sa préoccupation journalière. Accaparé par ce que l’on fait en effet, on en vient à être définit par ce que l’on accomplit. Dans le « monde de l’atelier » — Werkwelt — où le Dasein est « absorbé » — au sens figuré comme au sens strict — par ce qu’il fait, il se réduit indifféremment à sa profession — « professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’État »78 — ou à sa fonction : usager, consommateur, producteur, etc. Le texte heideggérien est clair :

De prime abord et le plus souvent, c’est-à-dire dans la préoccupation quotidienne, le Dasein est toujours à chaque fois ce à quoi il a affaire. On est soi-même ce que l’on fait. L’explicitation quotidienne du Dasein emprunte son horizon et sa dénomination à ce dont le Dasein se préoccupe à chaque fois. On est cordonnier, tailleur, professeur, banquier. Le Dasein est ainsi quelque chose que d’autres encore peuvent être et sont79.

32Bref, le Dasein est toujours dépourvu de nom propre. Ce n’est qu’en fonction de l’emploi qu’il exerce qu’il gagne un nom, un nom changeant selon les travaux qui lui sont dévolus, mais surtout un nom commun puisque, pour autant que d’autres peuvent assumer les mêmes tâches que lui, chacun peut « faire l’affaire » à sa place. Anonyme et substituable dans la quotidienneté, le Dasein n’est pas distinguable des autres à qui il appartient essentiellement et qu’il est même, en tant qu’ « être-avec-les-autres », lui-même. Il est ainsi celui qui peut faire ce que l’on fait et le faire comme on le fait. Dès lors, le « comment » de l’ « être-avec » — le distancement — et le « quoi » de la préoccupation — ce qu’on fait — définissent le qui du Dasein : « Le “qui” de la quotidienneté, c’est le “On”80. »

33Ceci acquis, qu’en est-il de la compréhension du Dasein lorsque le On le désigne ? Dans ce monde commun où je suis comme tout autre et où chacun est comme moi, l’indifférenciation généralisée est la règle. Quand bien même elle n’est instaurée par personne, nul n’y échappe, d’où le règne étrange d’un On qui, puisque nous le sommes tous, rend chacun de nous semblable à lui, c’est-à-dire semblable aux autres :

C’est là seulement que le véritable « sujet » de la quotidienneté — le On — exerce pleinement sa domination. L’être-ensemble-les-uns-avec-les-autres en public est entièrement vécu à partir de ce On. On se réjouit et se divertit comme on se réjouit, et nous lisons et jugeons de la littérature comme on en juge, nous écoutons de la musique comme on écoute de la musique, nous parlons de quoi que ce soit comme on en parle81.

34Sujet de toute action dans la mesure où c’est sous sa figure que chacun accomplit les siennes, le On est ainsi ce qui dicte la pratique quotidienne du Dasein, le soumet à une homogénéité impérieuse des comportements et interdit à toute exception de se faire jour. Le On a donc pour déterminations existentiales la « médiocrité » — Durchschnittlichkeit — et le « nivellement » — Einebnung. La première s’étend sans mal à l’explicitation quotidienne du Dasein, dont une interprétation, toujours déjà proposée, encadre alors chaque auto-interprétation. Elle atteint également toute « évaluation du monde »82 dont un sens a d’emblée été mis en lumière, afin que toute originalité soit rabattue aussitôt à des choses connues de tous. D’ordinaire, le Dasein comprend ainsi ce que l’on comprend et il se comprend comme on se comprend. Le second, quant à lui, consiste en cet aplanissement des différences pour que celles-ci se résorbent dans une moyenne qui ne soit plus seulement statistique.

35Reste à la publicité d’assurer la cohérence existentiale du distancement, de la médiocrité et du nivellement. Par elle, le monde se donne comme un monde commun, et ce, de manière originaire. Ne nous y méprenons pas cependant : la publicité n’est pas un principe réunificateur de Dasein qui, premièrement, auraient chacun leur monde. Bien au contraire, de prime abord et le plus souvent, le monde — puisqu’il n’est pas plus le mien que celui d’un autre — est à l’opposé de mon Dasein :

Ce qui est donné en premier, c’est le monde commun du On, c’est-à-dire le monde dans lequel le Dasein s’absorbe, et où, à vrai dire, le Dasein n’est pas encore parvenu à lui-même puisqu’il peut d’ailleurs très bien être sans jamais devoir parvenir à lui-même83.

36Là où je me sens chez moi, je ne suis donc pas moi. Le proche n’est pas le propre. Le On est ainsi ce monde commun qui règle, en tant que publique, toute interprétation du Dasein, non pas parce qu’il en aurait une connaissance particulière, mais précisément parce qu’il en a une ignorance entière qui lui permet de tout en dire sans rien en prouver. Du reste, cette facilité et cette légèreté considérables ne sont pas sans tenter un Dasein accablé par la charge d’avoir à être son être. Aussi Heidegger ne cache-t-il pas que la publicité agit ici d’emblée :

La publicité ôte au Dasein ses choix, ses jugements et ses appréciations ; dans la mesure où le Dasein vit dans le On, elle le dispense de la tâche d’être lui-même à partir de lui-même. Le On ôte au Dasein son « avoir-à-être » et rejette toute responsabilité, et cela d’autant plus que la publicité et le On n’ont à répondre de rien parce qu’il n’y a personne pour en répondre84.

37Apaisante et plaisante, superficielle et irresponsable, la publicité, en somme, détermine le Dasein quotidien. Si elle n’est le fait de personne en particulier, ce « personne », néanmoins, est vraiment à prendre au sérieux puisque, phénoménologiquement, il « n’est pas rien »85. Pour cette raison, quand bien même il n’est « aucune chose du monde que je peux voir, saisir et peser »86, le On nomme ce personne qui, étrangement, caractérise d’abord le Dasein et qui, en tant que tel, s’avère un phénomène irréfutable. Puisqu’ « il n’est d’autant moins rien qu’il constitue précisément le qui du Dasein à chaque fois propre de la quotidienneté »87, le On est un objet d’étude plus que légitime.

38Offrant la description la plus substantielle que Heidegger ait jamais donnée du On, les Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs closent ainsi une analyse initiée trois années plus tôt. Heidegger en effet, dans les textes qui suivent les Prolegomena mais précèdent l’opus magnum, n’y reviendra plus, lors même qu’il l’avait toujours fait depuis le Natorp-Bericht. Le distancement, la médiocrité et le nivellement ayant été rapportés à la publicité, le bavardage, l’équivoque et la curiosité ayant été exposés à la suite de la déchéance, reste encore à clairement thématiser un duo conceptuel intimement connexe au On : le couple Eigentlichkeit/Uneigentlichkeit qui, en phénoménologie, préexiste à l’herméneutique de la vie facticielle88. La chose se faisant avec la fin de l’année, lors du cours du semestre d’hiver 1925-26 intitulé Logik. Die Frage nach der Wahrheit, Heidegger dispose donc de tous les éléments nécessaires pour terminer l’écriture du paragraphe 27 de Sein und Zeit.

39Et cela est sans compter les lectures qui sont les siennes et qui nourrissent ses pensées. Car c’est en conversant avec la tradition chrétienne, scripturaire et théologique, que l’ancien étudiant de la faculté de théologie de l’université de Fribourg élabore son herméneutique de la facticité et conçoit la perte du Dasein pour lui-même. En témoignent parfaitement, des années 1920 aux années 1930, l’abondance et la constance des références de Heidegger aux grands penseurs chrétiens — Paul, Tatien, Augustin, Thomas, Luther, Zwingli ou encore Calvin. Si rapprocher le On — autrement dit l’oubli de soi quotidien du Dasein — du divertissement pascalien constitue ainsi un lieu commun dans le commentaire des textes heideggériens, insistons plus spécialement cependant sur l’importance prise par les influences de Saint Augustin et de Kierkegaard dans la mise à jour des phénomènes de la déchéance et du On. Après l’émergence textuelle de celui-ci, sa provenance intellectuelle appelle à être précisée en effet.

La dette augustinienne

40Tentant une herméneutique de l’expérience chrétienne de la vie facticielle, c’est-à-dire une interprétation de la conscience religieuse, Heidegger donne deux cours sur la phénoménologie de la religion : au semestre d’hiver 1920-1921 une introduction premièrement, centrée sur les Lettres de saint Paul aux Galates et aux Thessaloniciens et, au semestre d’été suivant, une étude consacrée au livre x des Confessions : Augustinus und der Neuplatonismus. Sur la base d’une réflexion déjà menée à propos du crede ut intelligas augustinien, signifiant pour lui que « le Soi doit seulement se réaliser dans la pleine vie, avant qu’il puisse se reconnaître »89, Heidegger privilégie le livre x des Confessions en raison de l’accent qui y est mis sur le « monde propre » — Selbstwelt —, objet de recherches phénoménologiques qui l’intéresse spécialement. Que tire alors le jeune Privatdozent de sa lecture d’Augustin ?

41Puisque la confession donne lieu à la présentation d’une interprétation de soi-même, l’évêque d’Hippone se livre à une herméneutique du soi dont il délivre au lecteur les résultats. Étudiant notamment les rapports pour le moins complexes entre la mémoire et l’oubli dans la mesure où, parce que la mémoire peut se souvenir de l’oubli, celui-ci n’est pas seulement une privation de celle-là, le père de l’Église souligne le mystère qu’il constitue à ses yeux pour lui-même :

Pour moi du moins, Seigneur, je peine là-dessus et je peine sur moi-même. Je suis devenu pour moi-même une terre exclusivement ingrate qui me met en nage […]. Il n’est pas tellement étonnant que soit loin de moi tout ce qui n’est pas moi. Mais quoi de plus proche de moi que moi-même90 ?

42Puisque dans ce qui semble le plus proche de moi, voire ce qui fait que je suis moi — la mémoire ici —, quelque chose s’avère au-delà de moi — l’oubli —, je suis à moi-même opaque, je suis pour moi-même une question.

43Rappelant littéralement ce passage des Confessions au § 9 de Sein und Zeit, Heidegger, on le voit, saura étendre cette énigme de la mémoire à l’être même du Dasein, étant pour qui « ce qui est ontiquement le plus proche et le mieux connu est ontologiquement le plus lointain »91, pour qui celui qu’il est de prime abord et le plus souvent n’est pourtant jamais lui-même mais On. Si notre auteur trouve ainsi dans le mihi quaestio factus sum augustinien l’indice de la non-transparence ontologique du Dasein à lui-même, constitutive du On, il conquiert apparemment en outre, dans le commentaire qu’il donne de la dialectique de l’uti et du frui, la structure fondamentale du souci. Plus encore, dans le motif augustinien célèbre du defluxus in multum, le penseur allemand met en lumière la dissémination de la vie dans un multiple pensé par lui — non dans un sens numérique, mais dans le sens existential de la multiplicité des significativités — caractéristique de la vie facticielle dans le monde, mais surtout opposé à un unum désigné comme l’approprié — das Eigentliche92. Dans cette chute, conçue par Heidegger comme un mouvement de fuite devant l’épreuve pesante que constitue la vie telle que l’évoque Augustin, se profilerait manifestement le thème de la déchéance et de la dispersion dans le On, contrepoint à ce qui est déjà nommé Eigentlichkeit. Du reste, si Heidegger se souviendra du oneri mihi sum augustinien dans son analyse de l’affection — Befindlinckeit — d’un Dasein à charge de lui-même, l’interprétation phénoménologique qu’il donne des trois formes majeures de la tentation pour l’évêque d’Hippone — la libido sentiendi, la libido sciendi et la libido dominandi — est pour lui l’occasion de cerner le phénomène de la séduction, qu’il retiendra par suite comme l’un des quatre traits indicatifs-formels de la déchéance. Et le soin tout particulier qu’il accorde à l’explication de la concupiscentia oculorum dans son cours de 1921 lui vaut également d’anticiper sur l’analyse de la curiosité qu’il rattachera bientôt au On.

44En somme, à travers ces motifs de la question de soi, du defluxus in multum, du poids de la vie ou de la tentation — motifs que nous ne pouvons ici que mentionner —, Heidegger semble donc trouver dans ses lectures d’Augustin bon nombre des schémas réflexifs que l’étude du On, sans radicalement les inventer, reproduit avant de se les approprier pour les développer dans une visée spécifique. Ceci étant, en nous appuyant sur cette note succincte du cours du semestre d’été 1923 : « De fortes impulsions pour ce qui est de l’explication présentée ici viennent du travail de Kierkegaard93 », nous évoquerons également le penseur danois comme l’un des grands inspirateurs du On pour Heidegger.

L’inspiration kierkegaardienne

45Le nom de celui-là revenant régulièrement sous la plume de celui-ci et l’existence étant un thème privilégié partagé par les deux hommes, c’est le mérite de Jean Wahl d’avoir très tôt tenté de relever, dans les existentiaux heideggériens mis à jour suite à l’analyse de la quotidienneté du Dasein, des éléments empruntés à l’analyse kierkegaardienne du public et à sa critique de la foule et de la presse — analyse et critique menées notamment dans la seconde partie d’un article de 1846 rédigé pour la revue Nordisk Literaturtidende et intitulé « Un compte rendu littéraire », mais finalement publié comme œuvre à part entière puisque fort long. Heidegger aurait puisé dans cet écrit précis, qu’il a lu avec minutie, les schèmes analytiques et les points d’architecture principaux des descriptions de l’Uneigentlichkeit et du On — thèse encore souvent débattue outre-Atlantique puisqu’elle constitue pour certains une preuve à charge de l’implication d’un contenu axiologique dans les développements heideggériens. Opposant « l’époque de la Révolution » à « l’époque actuelle », Kierkegaard s’y emploie à un libelle en règle contre la modernité. Reste à marquer la proximité entre les formules kierkegaardiennes et les tours heideggériens.

46De même que le penseur allemand s’intéressera au comment de l’existence, de même l’auteur danois entend, lui, traiter du « comment »94 de l’époque dont il est le contemporain. Raisonnable, réfléchie, sans fougue et sans passion, l’époque actuelle est pour celui-ci lourde d’une « parfaite indolence », d’une « vis inertiae »95, autrement dit d’une passivité ambiante où l’immobilisme général et l’habitude font la rareté de l’action et de la décision. Dans un monde où « ce qui a cours […] c’est un certain nombre de tournures, de clichés », dont « nul ne se porte garant de leur pleine validité par une expérience authentiquement vécue » — comment ne pas songer ici au bavardage et à l’être-explicité public heideggériens ? —, « il tarde » aux hommes « de trouver un peu d’authenticité »96 affirme Kierkegaard, qui explique au demeurant, tout comme le fera Heidegger dans les mêmes termes, que celle-ci manque du fait de l’indécision et de la dérobade ordinaires : « C’est en vain que, dans sa vie, la décision tend ses filets à l’individu, en vain que la bénédiction attend l’instant de la décision : on connaît l’art de se dérober prudemment97. » Après avoir parlé d’ « équivoque »98 pour caractériser l’état qui consiste à n’être ni du côté de la moralité, ni de celui de l’immoralité, après avoir évoquée sa désagrégation qui conduit à un état où « les partenaires se surveillent au lieu d’entretenir un rapport réciproque »99 — remarquons que Heidegger, dans son paragraphe sur l’équivoque précisément, parlera lui, dans Sein und Zeit, d’ « observation mutuelle » et d’ « espionnage réciproque »100 —, Kierkegaard développe l’idée d’un « nivellement », conçu comme « synthèse négative des rapports réciproques et négatifs entre individus ». Celui-ci serait « la réalisation la plus logique » d’une époque qui, caractérisée par « l’uniformité », « tend vers l’égalité mathématique »101. Pensé comme n’étant « pas le fait d’un seul », mais comme « un jeu de réflexion entre les mains d’une puissance abstraite »102, le nivellement renverrait à une instance particulière, « une prodigieuse abstraction, un quelque chose global qui n’est rien, un mirage — ce fantôme, c’est le public »103.

47Ici, le parallèle avec le On heideggérien s’impose, puisque même si celui-ci n’est pas pour le penseur allemand une abstraction désincarnée, lui aussi est vecteur de nivellement, lui aussi se caractérise par la publicité, lui aussi n’est rien et se verra pareillement qualifié de fantôme. Et les points communs sont légion. Comme le Dasein dans le On, l’individu du public kierkegaardien « n’a de recours qu’en lui-même »104. Comme le On empêche toute appropriation directe des choses, « le public […] ne permet aucune approche personnelle »105. Comme le On, « le public est quelque chose de prodigieux, le désert et le vide abstraits, tous et personne à la fois, […] tout et rien, le plus dangereux de tous les souverains »106. Comme le On fait du Dasein un étranger à lui-même, « le public […] fait du participant un tiers »107. Comme le On, le public cherche la distraction. Si celui-là ignore la responsabilité, celui-ci « ignore le repentir car il n’est pas responsable »108. Si l’un va de pair avec la préoccupation, l’autre est synonyme d’apathie, mais tous deux concourent « au grand nombre de vies humaines qui se perdent »109. Que dire par ailleurs de l’analyse du « bavardage »110 menée par le penseur danois quelque soixante-dix ans avant les développements heideggériens ? Que dire de son emploi de l’expression « commerce quotidien », « vie de tous les jours »111 ou de sa mise en lumière de l’ « anonymat » grandissant de l’époque actuelle, sinon que l’étude du public qu’il présente ouvre manifestement la voie aux analyses du On. « Au xixe siècle, S. Kierkegaard s’est emparé expressément du problème de l’existence comme problème existentiel, et il l’a médité de façon pénétrante. Néanmoins, la problématique existentiale lui demeure étrangère »112, écrit Heidegger en 1927. Rendue célèbre par Sein und Zeit qui ne l’est pas moins, l’analyse du On, si elle demeure un travail parfaitement original et inédit, force est de reconnaître l’héritage conceptuel qu’elle porte tacitement en elle.

La disparition du On

48Ceci acquis, reste à donner sens à sa disparition, car le Hauptwerk ne fait pas que sa réputation : il en assure la dernière exposition. Après lui, insistons-y, le On s’évanouit purement et simplement. Ainsi, dans les Grundprobleme der Phänomenologie — cours du semestre d’été 1927 professé à l’université de Marbourg l’année même de parution de Sein und Zeit —, il n’est pas une seule fois mentionné, lors même que Heidegger n’a de cesse de revenir sur les articulations majeures du livre qu’il vient juste de publier. Il faut en vérité attendre 1946 et une lettre fameuse à Jean Beaufret, dite Brief über den Humanismus, pour que, en réaction contre les lectures de Sein und Zeit jugées par lui hétérodoxes, notre auteur revienne dans une très brève note sur le On, et ce afin d’éclairer le sens qu’il lui a donné quelque vingt années auparavant :

Ce qui est dit dans Sein und Zeit […] sur le “On” n’a nullement pour objet d’apporter seulement au passage une contribution à la sociologie. Pas davantage le “On” ne désigne-t-il uniquement la réplique, sur le plan moral-existentiel, à l’être-soi de la personne. Ce qui est dit du “On” contient bien plutôt, sur l’appartenance originelle du mot à l’Être, une indication pensée à partir de la question portant sur la vérité de l’Être113.

49Mais Heidegger ayant beau stigmatisé dans cette lettre « la dictature de la publicité » sur la pensée contemporaine, « le marché de l’opinion publique » ainsi que le dévoiement du langage114, cette pointe critique contre l’être-explicité commun — pour user des formules de 1927 — ne donne pourtant lieu à aucun retour de l’analyse du On. Et outre ce rappel, le On manque foncièrement à l’appel des autres écrits heideggériens. Pourquoi donc le silence se fait-il sur celui-ci sitôt Sein und Zeit abouti — quand bien même, rappelons-le, l’œuvre n’est pas finie ?

50Un premier élément de réponse consiste à souligner que, dès les deux premières sections achevées et publiées de l’œuvre maîtresse, l’analytique existentiale est considérée par son auteur comme accomplie et dépassée. Pour notre auteur, la réflexion n’est plus à mener sur l’existence, c’est-à-dire sur l’être de l’étant particulier qu’est le Dasein, mais sur l’être en général dont le sens d’être constitue le but véritable de son entreprise. Ce point n’est d’ailleurs pas nouveau puisque déjà clairement avoué en 1927, comme en témoigne les trois moments constitutifs de la question de l’être posée à l’initiale du maître livre : au Dasein, c’est-à-dire à l’interrogé — Befragte —, est demandé son être — Gefragte — afin de s’enquérir ultimement du sens de l’être en général — Erfragte. Dès lors, si « l’analytique du Dasein […] est destinée à préparer la problématique fondamental-ontologique, la question du sens de l’être en général »115, avec la rédaction et la parution des deux premières parties de Sein und Zeit, Heidegger sort de cette étude initiale, qu’il pensait provisoire et préparatoire, et qu’il laisse sans scrupule incomplète et sélective, dans la mesure où il n’a pas le projet d’établir une ontologie globale du Dasein. Or, le On appartenant à l’analytique existentiale et celle-ci étant tenue pour acquise par Heidegger, il n’y a manifestement aucune raison de nouveaux développements sur le sujet.

51Un complément s’impose car, s’il faut penser en définitive que le On porte en lui son propre dépassement, cela peut ne pas s’entendre que négativement, au sens où l’analyse menée à son sujet pourrait l’épuiser, mais encore positivement au sens où, en tant que concept, le On se dépasserait, autrement dit outrepasserait les cadres stricts dans lesquels il vaut le plus souvent. Qu’est-ce à dire ?

52Le On est un existential, une structure d’être valant pour une manière d’être qui est toujours une manière de comprendre l’être. En ce sens, il n’est pas seulement mon affaire, celui qui est moi d’ordinaire, qui gère mes affaires et de qui précisément je dois me défaire pour être pleinement moi-même. Le On, à qui je suis toujours déjà ouvert quotidiennement, est également le lieu premier et singulier de l’ouverture du du Dasein que je suis. Il est dès lors vecteur d’un comprendre spécifique qui, marqué par la publicité, touche tout le monde, touche à tout, partout et en tout temps. Dans cette perspective, n’est-ce pas le On qui occasionne une compréhension de l’être comme un étant et qui, ce faisant, participe de son oubli ? N’est-ce pas lui qui véhicule une compréhension du Dasein en terme de sujet, lui qui promeut la compréhension du monde comme un étant englobant tous les autres, la compréhension de la réalité comme l’ensemble des objets, la compréhension de la vérité comme adéquation, la compréhension de la mort comme événement, la compréhension du temps comme temps public, infini, successif et irréversible, etc. ? N’est-ce pas ainsi le On qui s’avère le point commun de toutes ces conceptions erronées contre lesquelles les analyses heideggériennes tentent justement, en travaillant à la destruction de l’histoire de l’ontologie, de lutter ? N’est-ce pas le On qui, de ces phénomènes, occulte le sens profond et initie ces interprétations inappropriées ?

53Pour en décider, rendons-nous attentifs à ces lignes d’Emmanuel Lévinas :

Si la philosophie est une compréhension de l’être et si la compréhension de l’être ne peut se faire que par une compréhension de l’existence qui est le dévoilement de l’être — et si la compréhension de l’existence est une possibilité de cette existence même —, la philosophie ne se fait pas in abstracto, mais ne se trouve possible que comme possibilité concrète d’une existence. Faire de la philosophie équivaut donc à un mode fondamental de l’existence du Dasein […] Or, si c’est dans l’état de chute que nous nous comprenons habituellement, toutes les catégories à l’aide desquelles nous nous efforçons à saisir le Dasein sont empruntés au monde des choses.

54Dès lors,

la réification de l’homme, l’absence du problème même concernant la signification de la subjectivité du sujet — tout cela ne forme pas une contingente erreur due à la maladresse de tel ou tel philosophe : tout cela vient de la chute, de la situation même du Dasein philosophant installé dans la vie quotidienne116.

55Et Rüdiger Safranski de finir de nous convaincre : « On pourrait penser que le on n’est que “n’importe qui” ; mais ce sont aussi les philosophes117. »

56L’enjeu de la pensée heideggérienne du On prend ici tout son sens : il s’agit pour la première fois de révéler ce qui obscurcit nos idées, ce qui, sous couvert de les éclairer, maquille le sens des phénomènes et s’infuse dans nos conceptions même les plus élaborées. Il s’agit de montrer que, le Dasein étant de prime abord et le plus souvent ouvert au On et celui-ci offrant de toute chose une compréhension immédiate sans appropriation préalable de celle-ci, les catégories dont on se sert traditionnellement pour penser s’avèrent au fond inappropriées. Les pensées historiques des philosophes qui précèdent Heidegger seraient ainsi toutes transies d’Uneigentlichkeit, puisque toutes seraient infestées par l’ « entente du On », entente insidieuse qui assure d’un savoir habilement porté par l’être-explicité public, propagé à notre insu par le bavardage ambiant et pourtant jamais conquis à la source des étants ou des phénomènes sur lesquels il porte. Du reste, dans la mesure où le Dasein sous la figure du On est l’étant qui se prend et se comprend sur le mode de l’étant subsistant, l’étant qui se pense comme sujet, comme hypokeimenon, les caractères de cette entente sont clairs : privilège accordé à l’effectivité et au présent comme mode d’être par excellence, autrement dit primauté de la Vorhandenheit et par là même restriction de l’être au champ de l’onticité. On rejoint donc ici parfaitement la métaphysique, dans laquelle le On trouverait finalement son lieu propre.

57Dans cette perspective, sans être comme tel nommé, convenons-en, le On serait semble-t-il intégré à l’histoire de l’être telle que la pense Heidegger, en sorte que ce parallèle pourrait être esquissé : de même que nous sommes de prime abord et le plus souvent dans le On, nous sommes de prime abord et le plus souvent dans la pensée métaphysique. De même que nous oublions quotidiennement de nous voir en notre être en nous considérant seulement en tant qu’étant, nous avons oublié historiquement de penser l’être en ne pensant l’être de l’étant que comme un étant. Par conséquent, il ne nous paraît pas insensé de supposer une certaine répétition de l’analytique existentiale dans la pensée heideggérienne de la métaphysique. Insistons-y : s’il est un lien ténu entre On et tradition étant donné que tous deux occultent, oublient et font oublier, la tradition est sans doute une dimension du On mais le On peut apparaître lui-même comme le produit d’une histoire, le produit d’une tradition de pensée tout entière marquée par l’oubli de ce qu’elle avait à penser.

58Nous oserons alors un autre corrélat. Au § 63 de Sein und Zeit, Heidegger définit le Dasein existant sur son mode approprié. Il indique que cet étant insigne touche à son Eigentlichkeit et devient clairement conscient de ce qu’il est lorsqu’il prend la décision d’aller au devant de son être-pour-la-mort. Cette décision, dans le cadre de la résolution devançante, est une décision par laquelle je ne me résigne pas à être tel que je dois mourir, mais au contraire par laquelle je l’assume en allant au devant de cette possibilité de l’impossibilité de mon existence. Loin de me masquer celle-ci, je la considère, je me pense à partir d’elle, je l’anticipe. Je me prépare à une « bonne mort » selon le mot des Anciens, en prenant en vue cette possibilité comme la vérité de ce que je suis. Pourquoi, dira-t-on, est-ce là la vérité de ce que je suis ? Parce que c’est une possibilité qui, par définition, ne doit rien à l’étant, puisqu’il s’agit de quitter le champ de celui-ci. À considérer cette possibilité, en la prévoyant, je découvre, libéré de la férule du On, que je suis sur un mode d’être qui n’est pas défini par l’étant. Je suis donc proprement l’étant dans l’être duquel il y va de son être, et non pas des autres étants. Cette décision, partant, vaut pour une sortie de l’étant en vue de mon être. Ceci rappelé, comment ne pas comparer cette « décision » — Entschluß dans Sein und Zeit — du Dasein qui permet un dépassement de la dictature du On à la « décision » — Entscheidung historiale au sujet du dépassement de la métaphysique, évoquée par Heidegger dans certains textes des années 1960 ?

59Car il y a manifestement un point commun entre ces deux décisions. La métaphysique consiste, pour Heidegger, en une pensée de l’être qui le prend toujours en vue à partir et au profit de l’étant, une pensée de l’être qui laisse celui-là impensé au profit de celui-ci. La métaphysique est en somme une pensée de la différence ontologique comme impensée : l’être est pensé sous les traits de l’étant et, par suite, demeure manqué. Or, que fait le Dasein dans la résolution devançante ? En décidant en propre de et sur lui-même, il se libère précisément, en vue de la pensée de l’être, de la pensée de l’étant sous la figure unique de la Vorhandenheit imposée par le On. Et de quoi dépend la fin de la métaphysique ? À en croire Heidegger, d’une décision118 prise dans un instant historique, décision de voir la métaphysique comme finie, révolue, n’ayant plus d’autre possibilité que celle qu’elle est en train de réaliser, autrement dit décision de voir la métaphysique comme ce qu’elle est : une pensée de l’être en vue de l’étant, qui laisse l’être impensé et qui implique que toute pensée de l’être comme tel se fasse par dépassement. Aussi, ne s’agit-il pas ici d’une seule et même opération ?

60Par conséquent, il y aurait chez Heidegger une première tentative de dépassement de l’étant, accomplie en 1927 sur un étant particulier, le Dasein, et une seconde tentative de dépassement menée à partir des années 1950, portant sur la totalité de l’histoire de l’étant vue par la métaphysique. Bien sûr, reconnaissons qu’en 1927, Heidegger est encore « loin […] d’avoir élaboré une doctrine de l’essence de la métaphysique et de son histoire », et même que « peu de passages dans cette première œuvre rapprochent explicitement l’oubli de l’être de l’être-là comme existence, son abaissement au rang de chose-subsistante […] avec une interprétation métaphysique »119. Mais si c’est par une décision que l’on échappe à la fois à la métaphysique et à la dictature du On, alors le On n’est-il pas, en 1927, la figure conceptuelle qui contient en germe toute la pensée heideggérienne de la métaphysique ?

Notes

1 Permettons-nous d’inscrire cet essai dans la continuité d’un autre dans lequel il s’agissait pour nous d’en revenir au dit de Heidegger, par-delà les dires, variés et contrastés de ses commentateurs, « Heidegger et l’être du On », dans Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 4, n°4, 2008.
2 Theodore Kisiel, « L’indication formelle de la facticité », trad. fr. de Françoise Dastur, dans Jean-François Courtine (dir.), Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1996, p. 205.
3 Heidegger le suggère d’ailleurs lui-même avant d’entamer l’étude du phénomène du monde en 1927 : « Qu’il soit permis à l’auteur de remarquer qu’il a communiqué à plusieurs reprises dans ses cours, depuis le semestre d’hiver 1919-1920, l’analyse du monde ambiant et, en général, l’“herméneutique de la facticité” », Sein und Zeit, § 15, p. 72, note 1 — nous citons l’œuvre selon sa 10e édition, Max Niemeyer, Tübingen, 1963, abrégée par la suite SZ, paragraphe et page.
4 GA 61, p. 102.
5 Ibid., p. 104.
6 GA 20, p. 389.
7 GA 62, p. 358, 362 et 366.
8 C’est du moins l’avis de Christoph Jamme « La genèse d’Être et temps », trad. fr. de Jean-François Marquet, dans Jean-François Courtine (dir.), Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, op. cit., p. 226.
9 GA 62, p. 349.
10 Ibid., p. 352.
11 Ibid., p. 353.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 354.
14 Ibid., p. 356.
15 Ibid., p. 357.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 358.
22 Theodore Kisiel, The genesis of Heidegger’s Being and Time, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1993, p. 257.
23 GA 62, p. 359.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 360.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 362.
28 Ibid., p. 364.
29 Ibid., p. 368.
30 Ibid., p. 371.
31 GA 63, p. 17, 31, 32 et 85.
32 Ibid., p. 5, 30 et 99.
33 Ibid., p. 94, 99 et 102.
34 Ibid., p. 17.
35 Ibid., p. 7.
36 Ibid., p. 31.
37 Ibid.
38 Ibid., p. 32.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid., p. 15.
42 Ibid., p. 17.
43 Ibid., p. 30.
44 GA 17, p. 45.
45 Longtemps conservé jalousement aux Archives Heidegger à Marbach, avant sa publication dans la Gesamtausgabe dont il constitue aujourd’hui la plus grosse partie du tome 64 — il existait cependant une copie manuscrite de sa troisième section, donnée par Heidegger à Hannah Arendt lors de leur rencontre à Cassel en avril 1925 qui, pour cette raison, était, lui, accessible aux Archives Arendt —, il a été étudié par Theodore Kisiel le premier, qui en a relaté l’histoire et détaillé le contenu dans The Genesis of Heidegger’s Being and Time, op. cit., p. 321-357, et dans un article intitulé « Why the First Draft of Being and Time Was Never Published », dans Journal of the British Society for Phenomenology 20/1 (1989), p. 3-22.
46 GA 64, p. 113, 114 et 120.
47 Ibid., p. 113 et 120.
48 Ibid., p. 125.
49 GA 63, p. 80.
50 Ibid., p. 85.
51 GA 64, p. 112.
52 Ibid., p. 113.
53 Ibid.
54 Ibid.
55 Ibid., p. 113-114.
56 Ibid., p. 120.
57 Ibid., p. 113.
58 Ibid., p. 115.
59 Ibid.
60 Ibid., p. 116.
61 Ibid.
62 Ibid., p. 117.
63 Ibid., p. 118.
64 Ibid.
65 Ibid., p. 89.
66 Ibid., p. 27, 29, 30, 36, 43, 51, 53, 61, 69, 76 et 82.
67 Ibid., p. 26, 49, 53, 62, 69 et 76.
68 Ibid., p. 25, 27, 42 et 44.
69 Ibid., p. 26.
70 Ibid., p. 27.
71 GA 19, p. 295.
72 « Le plus souvent et immédiatement, nous ne sommes pas nous-mêmes. Nous vivons au contraire de ce qu’on dit, de ce qu’on juge, de la façon dont on voit la chose, de ce qu’on exige. C’est cet “on” indéterminé qui régit le Dasein. Le On exerce immédiatement et le plus souvent une véritable domination sur le Dasein […]. Qui est cet On ? Il est invisible, indéterminable, personne — mais pas rien, il constitue au contraire la réalité la plus propre de notre Dasein quotidien », Les Conférences de Cassel, trad. fr. de Jean-Claude Gens, Paris, Vrin, Paris, 2003, p. 181 — texte à paraître au tome 80 de la Gesamtausgabe.
73 GA 20, p. 206, 252, 335, 336, 338, 339, 340, 341, 342, 343, 346, 347, 348, 350, 351, 373, 375, 376, 378, 383, 384, 385, 387, 388, 389, 390, 405, 406, 421, 426, 435, 436, 437, 440 et 442.
74 Ibid., p. 332, 337 et 348.
75 Ibid., p. 193, 255, 270, 336, 338, 373, 435 et 436.
76 Ibid., p. 335-336.
77 Ibid., p. 337.
78 Nous citons ici Emmanuel Lévinas, appuyant une thèse qu’il développe en un sens assez proche de la pensée heideggérienne, mais dans une visée bien différente, Éthique et Infini (1982), Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1997, p. 80.
79 GA 20, p. 336.
80 Ibid.
81 Ibid., p. 338.
82 Ibid.
83 Ibid., p. 339.
84 Ibid., p. 340.
85 Ibid., p. 341.
86 Ibid.
87 Ibid.
88 Déjà opérée par Husserl, cette distinction traverse toute son œuvre et, si elle reçoit son traitement le plus complet dans la Formale und transzendentale Logik de 1929, Husserl reconnaît dès 1891 l’hériter de Brentano — Philosophie der Arithmetik, Halle, Pfeffer, 1891, I, XI, p. 215. Un mot du reste sur la traduction de ce couple notionnel. Si deux propositions sont souvent avancées : authenticité/inauthenticité et propriété/impropriété, aucune n’est pourtant satisfaisante. La première favorise la mécompréhension : le Dasein sous la figure du On n’est ni nécessairement, ni spécialement inauthentique, puisque l’on peut, et très authentiquement justement, faire ce que l’on fait d’ordinaire comme être à ce que l’on fait, sans pour autant être eigentlich, c’est-à-dire proprement soi. La seconde n’est pas assez distinctive : parce qu’il faut maintenir la légère différence entre le propreeigen — et ce que nous nommerons l’appropriéeigentlich —, propriété correspond mal à Eigentlichkeit, renvoyant plutôt à Eigenschaft en allemand.
89 GA 58, p. 205.
90 Les Confessions, trad. fr. d’E. Tréhorel et G. Bouissou, Desclée De Brouwer, coll. « Bibliothèque augustinienne », Paris, 1962, tome 14, livre x, 16, 25, p. 185.
91 SZ, § 9, p. 43.
92 GA 60, p. 206.
93 GA 63, p. 30.
94 « Un compte rendu littéraire. “Deux époques”, nouvelle par l’auteur de “Une histoire de tous les jours” », dans Œuvres complètes, trad. fr. de Paul Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, L’Orante, 1979, tome VIII, p. 196.
95 Ibid., p. 190.
96 Ibid., p. 195.
97 Ibid., p. 196.
98 Ibid., p. 198.
99 Ibid., p. 199.
100 SZ, § 38, p. 175.
101 « Un compte rendu littéraire », op. cit., p. 204.
102 Ibid., p. 205.
103 Ibid., p. 210.
104 Ibid.
105 Ibid., p. 211.
106 Ibid., p. 212.
107 Ibid., p. 213.
108 Ibid., p. 214.
109 Ibid.
110 Ibid., p. 216.
111 Ibid., p. 218.
112 SZ, § 45, p. 235, note.
113 GA 9, p. 317-318.
114 « On ne pense plus, on s’occupe de “philosophie”. Dans le jeu de la concurrence, de telles occupations s’offrent alors au domaine public sous forme d’…ismes et tendent à la surenchère. La suprématie de semblables étiquettes n’est pas le fait du hasard. Elle repose, et particulièrement dans les temps modernes, sur la dictature propre de la publicité », déclare le philosophe qui vient de préciser que l’ « on se méfie certes depuis longtemps des “…ismes”. Mais le marché de l’opinion publique en réclame sans cesse de nouveaux. Et l’on est toujours prêt à couvrir cette demande » — ibid., p. 317 et 315. Dans la même veine comme à la même page, notre auteur poursuit : « Le langage tombe au service de la fonction médiatrice des moyens d’échange, grâce auxquels l’objectivation, en tant que ce qui rend uniformément accessible tout à tous, peut s’étendre au mépris de toute frontière. Le langage tombe ainsi sous la dictature de la publicité. Celle-ci décide d’avance de ce qui est compréhensible, et de ce qui, étant compréhensible, doit être rejeté » ibid., p. 317.
115 SZ, § 39, p. 183.
116 Emmanuel Lévinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » (1932), dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1949), Paris, Vrin, troisième édition corrigée, 2001, p. 103.
117 Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps (1994), trad. fr. d’Isabelle Kalinowski, Paris, Grasset et Fasquelle, 1996, p. 237.
118 En avril 1964, dans le texte de la conférence qu’il tient à Paris intitulée « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », Heidegger note en ce sens : « Ici, la décision ne peut venir que de l’être propre de ce qui, avant toute autre chose, requiert de nous un libre accès », GA 14, p. 89 (« La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », dans Questions IV, trad. fr. de Jean Beaufret et François Fédier, Paris, Gallimard, coll. « Classiques de la philosophie », 1976, p. 139 ; rééd. dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 305). Et dans son discours du 30 octobre 1965, Zur frage nach der Bestimmung der Sache des Denkens, le penseur allemand reviendra sur le sujet : « Que la question de la détermination de l’affaire de la pensée soit posée, et comment elle va être, cela décide, à ce qu’il me semble, du destin de la pensée. La décision qui survient ici n’est pas de notre fait. Nous y avons seulement, mais alors nécessairement notre part », GA 16, p. 620.
119 Michel Haar, « La métaphysique dans Sein und Zeit », dans La fracture de l’histoire, douze essais sur Heidegger, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1994, p. 97.

Pour citer cet article

Christophe Perrin, «Heidegger et l’histoire du On», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 4 (2008), Numéro 8, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=295.

A propos de : Christophe Perrin

Université de Lille 3 - Université de Paris 4

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