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Lester Embree

La justification des normes analysées de manière réfléchie

(Volume 5 (2009) — Numéro 6)
Article
Open Access

Introduction

1Dans ses Prolegomena zur reinen Logik (Logische Untersuchungen, 1900), Edmund Husserl (1859-1938) offre une analyse et un exemple assez mémorables de ce qu’est une norme (pour ceux qui n’y sont pas familiers, la traduction française du passage le plus significatif est reproduite dans l’Appendice 1 de cet essai). Dire « un guerrier doit être courageux » revient à dire : « Un guerrier courageux est bon. » À l’évidence, ceci transforme une norme en jugement de valeur. Husserl exprime cette équivalence directement, c’est-à-dire qu’il ne décrit ni n’analyse la manière dont les normes sont constituées et justifiées. Je n’ai pas répertorié d’analyse réfléchie sur ce sujet dans le reste de ses publications et, s’il existe semblable analyse dans son Nachlass, je n’en ai pas connaissance. Le présent compte rendu n’est, en aucun cas, une interprétation des textes de Husserl mais une brève tentative visant à élaborer une phénoménologie constitutive dans la manière du Husserl de la maturité.

2Dans la première section ci-dessous, je tente de développer l’exemple de Husserl de façon dynamique. Dans la deuxième, je prends un référent purement possible de ses propositions comme indice relatif aux composantes de la situation où se constituent des cas de ce type. Dans la troisième section, j’examine brièvement la manière dont les normes peuvent être justifiées.

La conduite à adopter lors d’un échange de coups de feu

3Il est peu probable que le lecteur de la présente analyse ait pris part à un combat, mais il y a de fortes chances qu’il ait vu, dans des séquences du journal télévisé ou dans des films de fiction, des représentations de situations telles que celle qui va suivre, et qu’il puisse facilement envisager celle-ci comme une possibilité. Supposons deux groupes de combattants à portée de tir l’un de l’autre, qui ouvrent le feu et se réfugient derrière des objets comme des arbres et des rochers. Les membres de chaque groupe cherchent à tuer des membres du groupe adverse, ayant comme motivation de « tuer pour ne pas être tué », au minimum. Pour pouvoir viser et tirer au fusil de manière efficace, un combattant doit exposer une partie de sa tête et, par conséquent, risquer de se faire toucher lui-même. Cet acte est courageux. Garder la tête baissée, ou ne pas tirer, ou tirer sans orienter son fusil, c’est lâche. Une lâcheté apparente peut être comprise et excusée s’il s’agit de combattants expérimentant leurs premières fusillades ou qui souffrent de blessures mentales ou physiques. Mais ce qui est courageux et ce qui est lâche est clair en ce qui concerne les combattants expérimentés et en bonne santé.

4Se référer à un tel exemple, c’est se focaliser sur des choses situées en dessous de la couche de la vie mentale dans laquelle les propositions sont formées et reliées. Mais les genres pertinents des choses auxquelles on fait référence sont co-intentionnels, étant ici des essences ou eidē universels non clarifiés. Ainsi, un tel exemple contient un sens général implicite. À travers une variation imaginaire libre, les eidē cités précédemment de manière vague peuvent être clarifiés, mais ils semblent déjà assez clairs pour le projet actuel. Partant de la rencontre d’un tel exemple de courage (ou de lâcheté) propre au combattant, on peut penser et exprimer l’opinion « un combattant doit être courageux » ou « un combattant courageux est bon », et mettre en évidence leur équivalence. (Il est également possible de dire « un combattant ne doit pas être lâche » et « un combattant lâche est mauvais », mais la valeur positive aura la priorité dans ma présentation ci-après.)

5Pour pouvoir affirmer qu’ « un combattant courageux est bon », on doit d’abord pouvoir reconnaître un combattant ainsi que le type d’attitude qu’on qualifie de courageux. Se protéger, tirer et se faire tirer dessus est une conduite de combattant, et s’exposer aux tirs de l’ennemi pour pouvoir viser juste, c’est la conduite d’un combattant courageux. On peut affirmer d’un combattant qu’il est courageux : alors, l’énoncé-concept « combattant courageux » peut avoir une valeur positive objectivée et on peut en prédiquer la bonté. L’équivalence entre une proposition ainsi structurée et la proposition « un combattant se doit d’être courageux » est aisément concevable. Il ne semble pas non plus difficile de concevoir la première proposition comme se référant au même problème et donc comme équivalente, mais non identique. C’est peut-être pour cette raison que Husserl n’a pas poussé la question plus loin.

6On peut bien sûr faire abstraction du contenu et produire la combinaison de formes propositionnelles suivante : « un S devrait être, faire, ou avoir P » est équivalent à « un S qui est, fait, ou a P est bon ». La première proposition de cette combinaison se présente sous la forme d’une norme, souvent appelée, du moins dans la philosophie anglophone, un ought. Ce dernier a le sens d’un conseil donné à l’autre et/ou à soi-même et non d’un impératif, ni d’un ordre, ni d’un « sera » comme dans « tu seras courageux ! » — bien que ceux-ci soient par ailleurs souvent confondus dans le langage ordinaire, où on exprime « poliment » sous la forme d’un conseil ce qui est en réalité un ordre.

La constitution d’une norme

7Ce qui a été dit jusqu’ici l’a été dans une attitude directe ou irréfléchie, c’est-à-dire que les choses — aussi bien idéales que réelles ou encore fictives et sans importance — ont simplement été décrites sans référence à la manière dont on pouvait y parvenir, et ce même dans des synthèses. Ce que l’on découvre si l’on réfléchit, c’est, de manière générale, ce que Husserl appelle des Erlebnisse (et, en complément, ou peut-être pour le dire de manière plus subtile, les choses envers lesquelles on a une intention). L’expression de Husserl, Erlebnis, a été traduite en anglais de beaucoup de manières différentes, entre autres, par experience, mental process et même par lived experience, ce qui semble être une traduction littérale maladroite d’ « expérience vécue ». Mais je préfère utiliser « processus intentionnel » et « processus de rencontre » (encountering), ces deux expressions me paraissant plus aptes à couvrir les modes de croyance, d’évaluation (comme processus antérieur au jugement établi) et de volition aussi bien que de réflexion et d’expérimentation.

8Suivant Samuel Alexander, j’insiste sur la différence entre les verbes actifs (-ing) et les verbes passifs (-ed). En y réfléchissant, un phénoménologue peut observer, de manière réelle ou fictive, non seulement le processus de rencontre qu’il analysera et qu’il décrira, mais aussi des choses telles que des combattants lors d’une fusillade comme processus de rencontre révolu. En d’autres termes, on peut mettre en pratique ce que Husserl appelle une analyse noético-noématique. En ce qui concerne la partie noématique, on peut discerner par exemple des modes de donation, des valeurs et des utilités, mais je me concentrerai ici — quoique pas seulement — sur la partie noétique.

9Pour analyser la constitution d’une chose, on prend la chose rencontrée et postulée1 (ou projetée) purement possible, comme indice de la manière dont elle a été formée, pour ensuite réfléchir sur les moments sérieux ou fictifs où on peut la rencontrer. Prendre les propositions citées par Husserl comme des indices conduit à une analyse réfléchie de la pensée et du jugement corrélatif. Le mieux est de prendre comme indice un cas auquel les propositions pourraient se référer, par exemple un combattant dans un combat à main armée. Ensuite il y a au moins un cas où l’on peut simuler de manière réfléchie la rencontre d’un combattant qui est courageux (ou lâche). Cette rencontre peut être faite directement par ses compagnons de lutte qui remarquent sa conduite au cours d’un affrontement armé, ou elle peut être faite de manière indirecte par des membres d’un comité d’attribution de récompenses (ou d’une cour martiale) qui se fient au témoignage des autres membres de l’équipe ainsi qu’à d’autres données, ce qui peut, de nos jours, inclure des images satellite.

10Je pense qu’une taxinomie quelque peu simplifiée des composantes du processus intentionnel suffit pour une telle analyse. Dans cette taxinomie il y a deux genres de composantes. Au niveau empirique, il y a le fait de vivre l’expérience indirectement par le biais du comité d’attribution de récompenses (ou de la cour martiale), et c’est cela qui fait le caractère indirect de la rencontre. La rencontre faite par les autres membres de l’équipe lors du combat à main armée est relativement directe. Elle est en effet perceptible en apparence, mais uniquement en apparence. (J’hésite à appeler cette expérience vécue « empathie », parce que j’ai trop souvent vu des husserliens anglophones affectés par ce mot à tel point qu’ils semblaient considérer cette « expérience de l’autre » (other-experiencing)2, comme je préfère l’appeler, comme étant principalement une évaluation plutôt qu’un processus qui rende compte du vécu de l’expérience.) Le combattant se retrouve aussi à travers sa propre expérience et c’est en effet ce qui se passe ici.

11La deuxième sorte de composante discernable dans un Erlebnis est thétique ou positionnelle. Si l’on met le problème du désir de côté, il y en a trois espèces, qu’on appelle croire, attribuer une valeur et vouloir. (Je laisse aussi de côté, pour mon propos, la question de savoir comment postuler et expériencer peuvent être à la fois primairement et secondairement passifs mais aussi Akte.) Il ne semble y avoir aucune difficulté en ce qui concerne la croyance. Si le membre de l’équipe est vu en train de se servir de son fusil d’une certaine manière, il est courageux (d’une autre manière, il est lâche). Le fait de le voir justifie prima facie le fait d’y croire, il est une Evidenz — notion à laquelle je préfère substituer l’idée de « fournir des preuves », puisque trop souvent, dans la langue ordinaire ou juridique, l’anglais evidence comme le français « preuve » signifient autre chose que le processus intentionnel. Husserl dit quelque part : Evidenz ist Erlebnis, ce qui signifie, par exemple, que ce n’est pas le couteau contenant les empreintes de la personne accusée ou le sang de la victime qui est Evidenz pour Husserl, mais le fait que le technicien de laboratoire qui en témoigne les voie.

12Il y a aussi, dans le cas analysé, une composante volitive. Le combattant peut lui-même vouloir agir courageusement et le sergent-chef peut lui donner l’ordre de le faire. Mais ce qui est fondamental pour la constitution des normes, c’est l’évaluation sollicitée. De manière pré-prédicative, le combattant peut témoigner de sa propre conduite courageuse (ou renier sa propre lâcheté) et ses sergents-chefs ainsi que le comité qui le récompensera peut-être d’une médaille (ou qui le traduiront devant la cour martiale) peuvent aussi mettre en valeur (ou dévaloriser) sa conduite. L’évaluation est essentielle pour qu’on puisse affirmer de sa conduite courageuse (ou lâche) qu’elle est bonne (ou mauvaise). En d’autres termes, la valeur de la conduite est constituée lors du jugement et ceci prédomine dans la constatation de son comportement.

La question de la justification

13Si ce qui vient d’être dit est suffisant pour montrer que le courage (ainsi que la lâcheté) est rencontré avant son prédicat, le niveau des propositions de Husserl peut ensuite être atteint à travers la formation catégorielle du sujet, l’objectivation et la prédication du bon et du mauvais. Mais tout cela rend seulement compte du fait qu’on peut dire de la conduite d’un combattant qu’elle est bonne (ou mauvaise), et ainsi le recommander pour être (ou ne pas être) engagé. Cette analyse n’a pas encore traité de la question de la justification, c’est-à-dire de la question de savoir si le courage est juste ou rationnel et si la lâcheté ne l’est pas.

14D’après mon interprétation de Husserl, le fait d’émettre un postulat est justifié quand il est fondé sur et motivé par l’apport de preuves. Qu’il s’agisse d’une expérience personnelle directe ou indirecte, ou d’autres expériences indirectes, l’ « expérienciation » peut jouer, dans le cas analysé, le rôle d’apport de preuves. Les gens sont toujours motivés par des rencontres passées à se comporter et à attribuer une valeur à soi-même et aux autres de façons diverses. C’est ici que l’examen critique doit prendre en compte non seulement la motivation, mais aussi le degré de solidité de la composante qui permettra d’attribuer une valeur en fonction de cet apport de preuves ainsi que, corrélativement, la valeur et la donation, discernables par la réflexion, de la chose évaluée. Si l’on est un pacifiste convaincu, on n’essaiera pas de tuer les autres même si les autres essaient de nous tuer. Donner une valeur à soi-même restant en vie pour les autres, cela peut être un argument fort, qui n’a qu’un lien ténu, en ce qui concerne le combattant, avec l’apport de preuves lié au besoin de tirer sur l’ennemi de manière plus efficace.

15Tout aussi importante dans ce contexte est la question de savoir comment les autres membres de l’équipe ainsi que le comité qui attribue les récompenses (ou la cour martiale) jugent non seulement en fonction de l’apport de preuves relatives à la conduite du combattant, mais aussi en se fondant solidement sur ces preuves. Pour parler de manière plus familière, ces derniers peuvent fonder leur jugement sur le fait de « vraiment voir », de manière réelle ou fictive, quelle était la conduite dans la situation en question. (Il y a ici, concernant la manière dont ceux qui jugent doivent procéder, une deuxième norme qui semble analysable de manière similaire, mais que l’on n’approfondira pas.) Sur la base d’une évaluation ainsi justifiée, les juges peuvent aller jusqu’à former et exprimer des propositions de deux sortes, ainsi que l’équivalence entre elles, comme Husserl l’a fait dans ses Prolegomena. En d’autres termes, il est vrai que les combattants devraient être plutôt courageux que lâches. Avec un tel « devrait » (ought) alors justifié, un phénoménologue constitutif peut aller plus loin et envisager un « doit », c’est-à-dire un impératif ou un ordre. Mais cela outrepasse l’ambition de ces quelques brèves réflexions, qui cherchaient seulement à montrer comment les « devrait » (ought) sont constitués et justifiés.

16En conclusion, la présente analyse a convenu avec Husserl qu’un « devrait » (ought) ou une norme impliquent une évaluation. Ensuite, elle a poursuivi en prenant un référent purement possible d’un tel jugement comme indice relatif aux composantes de la rencontre au cours de laquelle ce référent est constitué avant que ne le soit le prédicat, incluant particulièrement l’apport de preuves et l’évaluation. Enfin, elle a examiné comment l’apport de preuves peut justifier ce jugement par lequel la valeur attribuée est constituée.

17(Traduit de l’anglais par Katherine Mendes.)

Appendice i

18« Un guerrier doit être brave », cela veut dire bien plutôt : il n’y a qu’un guerrier brave qui soit un « bon » guerrier et, comme les prédicats bon et mauvais recouvrent l’extension du concept de guerrier, il en résulte qu’un guerrier qui n’est pas brave est un « mauvais » guerrier. Or, c’est en vertu de ce jugement de valeur qu’on a raison d’exiger d’un guerrier qu’il soit brave ; et c’est pour le même motif qu’il est également désirable, louable, etc., qu’il le soit. Il en est de même dans d’autres exemples : « Un homme doit pratiquer l’amour du prochain », veut dire : celui qui s’en dispense n’est plus un homme « bon », et par là eo ipso est un homme « mauvais » (à cet égard). « Un drame ne doit pas pouvoir se décomposer en épisodes » — sinon ce n’est pas un « bon drame », une « véritable » œuvre d’art. Dans tous ces cas, nous faisons donc dépendre notre jugement de valeur positif, notre attribution d’un prédicat de valeur positif, d’une condition à remplir, dont le non-remplissement entraîne le prédicat négatif correspondant. En général, nous pouvons poser comme semblables, tout au moins comme équivalentes, les formes suivantes : « Un A doit être B », et « Un A, qui n’est pas B, est un mauvais A », ou « Seul un A qui est B est un bon A ». (Edmund Husserl, Recherches Logiques, trad. Hubert Elie, Arion L. Kelkel et René Schérer, puf, 1969, vol. I, p. 44.)

Appendice ii : Taxinomie de 17 composantes du processus intentionnel

Notes

1 Il s’agit ici de rendre compte de l’image à laquelle renvoie le terme anglais encountered. « Rencontré », employé seul, ne rend pas exactement le sens d’encountered, qui sous-entend en fait un processus révolu. (N.d.l.T.)
2 Ce mot n’est pas utilisé dans le langage courant, mais il rend compte, en philosophie, du vécu de l’action.

To cite this article

Lester Embree, «La justification des normes analysées de manière réfléchie», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 5 (2009), Numéro 6, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=332.

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