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Yasuhiko Murakami

Silence, style, rêve : Merleau-Ponty et la métamorphose du sujet

(Volume 5 (2009) — Numéro 7)
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Annexes

Résumé

Le silence et le sommeil constituent la base sur laquelle la cure psychothérapeutique et la créativité humaine se produisent. Or c’est avec le concept de sens latéral que Merleau-Ponty a esquissé la structure phénomé­nologique de la créativité humaine. Du point de vue du sens latéral qui surgit au creux de l’articulation intentionnelle du monde, le corps vivant apparaît comme style qui canalise la production du sens. Chaque surgissement du sens latéral est précédé par un silence qui suspend momentanément l’intention­nalité thématisante et articulante. Le corps comme style n’est pas le corps réel mais le corps imaginaire qui se situe au centre du monde imaginaire en le fabriquant et en le déformant. Le corps imaginaire engendre la « déforma­tion » par rapport à l’articulation objective du monde et cette déformation constitue l’essence de la créativité. La création artistique, la cure dans la psychothérapie et le rêve sont les exemples éminents de cette créativité. Par contre, dans le silence et le sommeil qui précèdent la création et le rêve, non seulement l’articulation intentionnelle mais aussi celle du corps imaginaire sont suspendues. Le silence et le sommeil désignent le degré zéro du corps imaginaire en deçà du sens latéral.

Abstract

Silence and sleep are the basis upon which psycho-therapeutic cure and human creativity could appear. Now, it is his notion of lateral sense that allows Merleau-Ponty to outline the phenomenological structure of human creativity. From the point of view of lateral sense occurring in the core of the intentional articulation of the world, the living body appears to be a 'style' guiding the production of sense. Each occurrence of lateral sense is preceded by a silence which momentarily suspends thematizing and articulating intentionality. The body as style is not the real body, but the imaginary body that occupies the center of the imaginary world it creates and deforms. The imaginary body produces a "deformation" as to the objective articulation of the world, and this is the very essence of creativity. Artistic creation, psychotherapeutic cure and dream are typical examples of this creativity. On the other hand, the silence and the sleep which precede creation and dream suspend not only the intentional articulation, but also the articulation of the imaginary body. Silence and sleep represent the degree zero of the imaginary body, below the lateral sense.


J’ai un patient, tout au début de ma pratique, qui avait commencé par parler et qui, à la fin, ne disait plus un mot, plus rien. À l’époque, je pratiquais des séances de trois quarts d’heure. Ces trois quarts d’heure de silence total étaient l’horreur pour moi. Impossible d’obtenir le moindre mot. J’attendais, j’ai attendu trois ans, trois ans de silence. [...] Il s’est tu jusqu’au jour où, à la fin d’une séance, il m’a dit : « C’était la dernière. » Il m’a salué. Plusieurs années après, il est revenu me trouver, simplement pour me dire combien sa vie avait changé et était devenue intéressante depuis son analyse. (In S. P. Daoud et D. Platier-Zeitoun, Silences : Paroles de psychanalystes, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2004, p. 19.)

1Dans la littérature psychothérapeutique, les auteurs soulignent parfois l’importance du silence au moment où se démarre le processus de la cure1. Il y a même des thérapeutes qui utilisent le silence en tant que technique thérapeutique2. Par exemple, selon Eugine Gendlin — fondateur du « focu­sing » qui utilise l’écoute de l’état de son propre corps (« feltsense ») comme noyau de sa technique — , le patient se tait justement au moment de cette écoute3. La clinique de Winnicott se focalise aussi sur le silence de la part du patient. Pour un client qui cache une pathologie psychotique derrière l’apparence schizoïde ou névrotique, le silence au sein même de la séance psychanalytique est requis pour démarrer le cheminement vers la cure, puisque le silence signifie la réalisation du point de départ de la créativité que le patient a manquée dans sa jeunesse4. Balint suggère aussi l’importance du silence pour un patient qui demande une régression, où le silence signifie l’ouverture d’une « région de la créativité »5.

2Pourtant, si le silence joue un certain rôle au cours de la métamorphose du sujet, on pourra le thématiser comme une structure du vécu dans le cadre de la phénoménologie. Par ailleurs, la psychiatrie comme une pratique professionnelle a commencé seulement à la fin du xixe siècle et la situation actuelle, où la cure psychique se limite à la pratique professionnelle, est une situation exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité. Parmi les quelques auteurs qui traitent la question du silence, nous nous référons à Merleau-Ponty comme à notre point de départ. La contribution de celui-ci consiste surtout dans la découverte du rapport du silence au corps et à l’imagination. Nous nous référons dans cette étude au texte « Le langage indirect et les voix du silence » (1952) dans Signes6, aux pages sur le sommeil et le rêve dans L’Institution, la passivité (1954-1955)7 et à quelques passages de Le visible et l’invisible8, pour montrer la fonction du silence dans la métamorphose du sujet.

1. Le sens latéral et le silence

Le sens latéral en tant que création thérapeutique

3Merleau-Ponty utilise très souvent l’adjectif « tacite » ou « silencieux » pour les concepts tels que « cogito » ou « monde ». Pourtant, il n’y a pas beaucoup d’endroits où il traite directement du silence en tant que tel. Par exemple, la « voix du silence » (Signes, p. 104) ne veut pas dire un silence facticiel mais un phénomène du sens qui fonctionne à l’arrière-plan de l’usage du langage. En même temps qu’un signe linguistique se réfère directement à l’objet signifié, un sens indirect se produit en filigrane des significations désignées par le langage. C’est le « silence » au sens figuré du terme. Merleau-Ponty nomme ce moment « sens opérant et latent », « sens latéral » ou « sens oblique ».

Enfin, il nous faut considérer la parole avant qu’elle soit prononcée, le fond de silence qui ne cesse pas de l’entourer, sans lequel elle ne dirait rien, ou encore mettre à nu les fils de silence dont elle est entremêlée. Il y a, pour les expressions déjà acquises, un sens direct, qui correspond point par point à des tournures, des formes, des mots institués. En apparence, point de lacune ici, aucun silence parlant. Mais le sens des expressions en train de s’accomplir ne peut être de cette sorte : c’est un sens latéral ou oblique, qui fuse entre les mots, — c’est une autre manière de secouer l’appareil du langage ou du récit pour lui arracher un son neuf. (Signes, p. 58.)

4Comme le montre déjà Merleau-Ponty à travers ses analyses de la peinture, ce sens latéral ne se produit pas seulement à l’arrière-plan du langage. La couleur dans la peinture ou la sonorité dans la musique peuvent fonctionner comme « signes » qui engendrent un sens latéral (Signes, p. 56). Il va sans dire que le sens latéral qui se profile à travers les gestes, la manière de parler et les figures du visage n’est rien d’autre que celui sur lequel les thérapeutes se concentrent. Si le sens latéral constitue le noyau même de la créativité humaine et si celle-ci constitue le noyau de la psychothérapie (où les malades sont souvent bloqués par des idées fixes entraînant la perte de la créativité dans leur vie quotidienne), nous pouvons ici entrevoir l’importance du sens latéral dans le domaine de la cure. C’est Merleau-Ponty qui a pour la première fois dans l’histoire de la philosophie nommé ce phénomène et lui a donné un statut décisif. Et c’est le « silence » au sens figuré du terme qui caractérise ce moment du sens.

Le silence en deçà du sens latéral

5Ce qui nous importe, c’est que le silence réel fonctionne comme condition structurelle pour la production du sens latéral comme silence métaphorique. Abordons pas à pas à cette instance. Le statut du corps au moment de la genèse du sens latéral nous donne la clé. Merleau-Ponty cite une anecdote de Matisse qui s’est étonné de l’enregistrement au ralenti de sa propre touche qui hésite devant le canevas.

Ce même pinceau [de Matisse] qui, vu à l’œil nu, sautait d’un acte à l’autre, on le voyait [dans l’enregistrement au ralenti] méditer [...]. (Signes, p. 57.)

6L’hésitation de la touche ouvre, comme une méditation — à savoir comme un silence —, la possibilité des sens latéraux à venir et les touches à venir comme leurs « signes » (Signes, p. 57). Le silence prépare le sens latéral. Il s’agit d’un phénomène autre que celui du sens latéral. En deçà de la touche comme « signe » et du sens latéral comme sens de l’œuvre d’art, le silence et l’arrêt fonctionnent comme horizon qui ouvre la possibilité générale de ce sens et du « signe ». Le rapprochement de la touche dans la peinture et du silence dans le langage est justifié par le fait que Merleau-Ponty traite dans la même page du silence de l’écrivain au moment de sa production. Le silence désigne l’état où la pratique du langage et la genèse du sens latéral sont tous les deux suspendus pour se re-déclencher, l’état qui dévoile l’horizon des sens latéraux possibles et l’état à partir duquel commence la genèse du sens. Justement parce qu’il représente la possibilité même du sens latéral, l’arrêt de la touche paraît — ne serait-il qu’une illusion — énumérer toutes les touches possibles (ibid.). L’illusion n’est pas sans raison. Le silence comme ouver­ture de l’horizon du sens latéral peut se présenter empiriquement comme une délibération empiriquement réalisée.

7La méditation de Matisse n’est pas un acte volontaire. Toutes les touches et toutes les créations du sens latéral sont précédées par ce moment du silence ou de l’arrêt momentané de l’acte. Le silence dont nous parlons n’est pas quelque chose de mystique comme une méditation religieuse. Il est un phénomène quotidien qui accompagne toute la genèse du sens, toute l’activité créative et toute la métamorphose du sujet. Ce moment est souvent bloqué dans la maladie psychique et la psychothérapie s’efforce éventuelle­ment de le rétablir.

8Signes et Le visible et l’invisible donnent une description concrète et précise de ce silence :

Enfin, il nous faut considérer la parole avant qu’elle soit prononcée, le fond de silence qui ne cesse pas de l’entourer, sans lequel elle ne dirait rien, ou encore mettre à nu les fils de silence dont elle entremêlée. (Signes, p. 58 ; l’italique est de Merleau-Ponty.)

[Le langage] ne vit que du silence ; tout ce que nous jetons aux autres a germé dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas. (VI, p. 167.)

9À part le sens latéral métaphoriquement « silencieux », il y a une instance de silence réel comme horizon du sens latéral. Toute la genèse créative du sens part de ce silence quelle qu’en soit la modalité (le langage, l’activité artis­tique ou sportive et le jeu d’enfant, etc.), puisque le phénomène du sens sup­pose son horizon. C’est pour cette raison qu’il peut y avoir une technique thérapeutique qui utilise volontairement le silence. Le sens à venir germe dans le silence. Sur ce point, il n’y a pas de différence de nature entre l’art, la philosophie et la pratique thérapeutique.

10Au-delà de Merleau-Ponty, on peut caractériser le silence comme un arrêt de l’intentionnalité volontaire et thématisante. L’interruption de la continuité de l’horizon du noème est la condition pour accueillir un sens latéral qui se définit justement comme décalage par rapport à l’articulation donnée et prévisible. Ce qui importe ici, ce n’est pas un silence lui-même mais la rupture dans l’étoffe de l’intentionnel et de l’association. Le silence, comme arrêt de l’acte intentionnel n’est donc pas une simple inertie mais quelque chose de dynamique en tant qu’ ouverture de l’horizon du sens. Il y a un dynamisme autre que celui de l’acte intentionnel9.

2. Le style et le réel

Le style comme schéma de la genèse du sens

11Le sens latéral ne se produit pas n’importe comment mais en suivant un style. Le style n’est pas un geste maniéré et automatique de l’artiste. En suivant la discussion d’André Malraux, Merleau-Ponty traite le style comme un dispo­sitif qui écoute le silence et à travers lequel se produit le sens latéral10. Le style est le corps vivant (Leib) vu de l’angle de la genèse du sens latéral (du point de vue de la théorie de la connaissance, le corps vivant apparaît comme kinesthèses et leur point zéro).

12L’artiste produit une œuvre en suivant son propre style, mais il ne l’utilise pas volontairement. À travers la création, le style se saisit après coup. Autrement dit, le style se produit de manière autonome. Cette auto­nomie est comparable à celle du sens se faisant et du silence, qui adviennent eux aussi sans l’intervention de la volonté du sujet. Et c’est seulement à travers le style que la création (la production du sens latéral) devient possible. Il n’y a pas de sens sans style. Merleau-Ponty souligne que, même avant la production de l’œuvre, le style fonctionne déjà dans la perception même de l’artiste qui voit le monde de manière stylisée11. Le style comme force qui ordonne les « signes » se produit comme moment inter­médiaire du silence et du sens latéral.

13La « déformation cohérente » (terme emprunté à Malraux) est un concept clé qui concerne le style qui impose une déviation aux données sensibles12. Dans le cas de la peinture classique ou de la description narrative, le style effectue une déviation à partir de la perception neutre13, et la créativité se montre justement dans ce phénomène qu’on ne peut pas représenter de façon positive. Le sens surgit comme la déformation par rapport à la percep­tion neutre ou aux donnés sensibles. Le sens, c’est l’épreuve de l’écart impré­visible par rapport à la perception neutre — cette neutralité n’étant pourtant qu’un cas idéal qui n’existe pas empiriquement. Le style — le Leib du point de vue de la créativité — est l’organe ou le lieu dans lequel se produit cette déformation, ou l’écart imprévisible par rapport au donné. Dans le cas de la musique, de la peinture abstraite ou de la poésie, la genèse des images dans une certaine forme désigne elle-même le style et la déviation à partir de la « nature ». Et le silence — en tant que l’arrêt de l’acte intentionnel et l’ouverture de l’horizon du sens latéral — médiatise ce décalage, cette déformation.

14Si le style est la manière de la perception, le sens latéral se produit comme déviation à partir de l’aperception neutre des données sensibles (à supposer qu’il existe une telle chose), ce qui veut dire que le réel qui nous hante et qui nous obsède n’est pas le monde perçu et articulé par l’intention­nalité cognitive. Si la perception est déjà un style, c’est qu’une force hétéro­gène s’impose à l’intentionnalité cognitive. Cette force relève du poids du réel total qui pèse sur nous. En s’opposant ici à Merleau-Ponty, nous pou­vons dire que l’art n’est pas une inscription de l’Être sauvage sensible. Si c’était le cas, il n’y aurait pas de style produisant une déformation. L’affec­tion du réel au-delà du donné sensible est enregistrée dans l’œuvre comme un décalage par rapport à l’articulation cognitive des données sensibles. On peut définir ici le réel comme matrice de la déformation ou comme une instance qui oblige la production du sens latéral. Le réel est enregistré comme un sens latéral qui ne peut pas s’exprimer de manière directe. Le réel est la matrice du sens mais il devient traumatique lorsqu’on échoue à produire le sens.

De la sensation à l’affection du réel : élargir la pensée de Merleau-Ponty vers la phénoménologie de la métamorphose du sujet

15Le sens latéral ne signifie pas et ne représente pas directement l’objet. Ici se pose une question. Un sens latéral se produit de manière autonome sans avoir un objet référé. Pourtant, s’il n’y avait pas d’affection qui motive latérale­ment la genèse du sens, il n’y aurait pas un tel sens14. Quand Mallarmé évoque « une absente de tout bouquet », malgré l’absence totale de l’objet empirique désigné par cette expression, n’y aurait-il pas quelque chose qui est visé ? N’y aurait-il pas un réel qui l’obsède ? Le silence, avant de devenir un sens latéral, n’est-il pas en face d’un « objet » qui affecte le sujet, un réel qui l’obsède15 ?

16Il faut élargir la discussion de Merleau-Ponty vers sa possibilité latente.

17Selon le philosophe, ce qui obsède de prime abord l’être humain est l’affection sensible. Par contre, d’après nous, l’affection ne se limite pas à l’affection sensible mais elle peut être celle d’une situation sociopolitique symboliquement déterminée. C’est pourquoi nous l’appelons « affection du réel ». Le réel n’est pas une donnée sensible, mais la situation où le sujet est impliqué et d’où il peut être exclu malgré son implication. Nous essayerons de déplacer l’ontologie du sensible de Merleau-Ponty vers la phénoméno­logie au-delà du sensible.

18Je voudrais prolonger la pensée de Merleau-Ponty, interrompue pré­maturément. 1) Le réel englobe des conditions sociales et naturelles extrême­ment complexes. Dans certains textes, surtout dans ses derniers cours, le philosophe distingue trois couches ontologiques : la nature, la sensibilité et l’institution. Dans ses cours sur la nature, il examine même la biologie et la philosophie de Whitehead. La nature déborde ici la sensibilité. Il entrevoit le fait qu’il y a, dans l’expérience humaine, une couche qui ne peut pas entrer dans l’intuition sensible. Ses écrits sur l’institution ou sur l’histoire comme ses textes politiques montrent qu’il n’ignore pas l’existence de l’institution symbolique au-delà du sensible. Bien que Le visible et l’invisible nous donne, du moins à première vue, l’impression que l’expé­rience sensible soutient la totalité du sens, ses cours nous montrent que l’expérience humaine est ébranlée par la condition physiologique et par la contingence de la nature, et qu’elle est toujours affectée par l’institution et l’événement sociaux16. En plus, dans l’affection, le sensible perd sa sauvagerie et il s’altère. Bref, l’affection ne peut pas se limiter à l’affection sensible et on ne peut pas partir de l’Être sauvage pour englober ces divers aspects.

192) Merleau-Ponty a découvert le moment de l’ « écart » qui se joue dans la genèse du sens, et c’est là une découverte extrêmement importante. Mais il le présuppose comme une donnée. Or, à côté de l’écart comme chiasme du voyant et du visible, il y a un autre écart moins connu : un écart par rapport au monde et un écart inhérent au corps vivant17. Ces écarts ne sont pas préalablement donnés ; il faut les acquérir. Et la folie n’est rien d’autre que la perte de l’écart surtout par rapport à l’affection du monde (donc du réel). Merleau-Ponty semble ignorer ce moment de la perte.

20Nous déplaçons ici l’affection esthétique dans Le visible et l’invisible et dans L’Œil et l’esprit, qui présuppose l’écart par rapport à l’affection du réel comme un donné intrinsèque. Simultanément, nous déplaçons l’onto­logie de la nature sensible vers la phénoménologie de l’affection du réel. Le réel est irreprésentable, pourtant symboliquement articulé et dominé par la contingence de la nature physique et physiologique.

21Revenons à la question du sens latéral. Il n’y a pas de rapport causal ou de référence directe entre le sens latéral et le réel. La latéralité désigne justement le rapport non causal et non référentiel. Le sens latéral émerge de façon contingente et il n’épuise pas le réel (Signes, p. 98). « Quelque chose » me hante et m’oblige à le raconter, mais je ne peux jamais comprendre de quoi il s’agit ni l’expliquer pleinement (Signes, p. 99). Il y a pour ainsi dire une dialectique « latérale » entre le réel et le sujet (réceptacle de l’affection) et elle est médiatisée par le style. Le « symbolisme », chez Merleau-Ponty, signifie justement ce rapport indirect entre le réel et le sens latéral qui l’ « ex­prime » ou qui le « représente »18.

22La signification du terme « métamorphose du sujet » devient mainte­nant claire. L’accueil de l’affection du réel — parfois traumatique — n’est rien d’autre que le devenir du nouveau style, à savoir la métamorphose du sujet par rapport au réel. Pour continuer la production du sens face au réel destructif, il faut renouveler le style qui donne une nouvelle possibilité pour traiter le réel. Même si on ne peut pas altérer le réel lui-même, on peut éventuellement l’accueillir à travers une métamorphose de la part du sujet. Le nouveau style rend possible l’intervention dans le réel qui était impossible auparavant.

3. Le corps imaginaire

Le corps imaginaire comme organe de la métamorphose du sujet

23Le style comme schématisation du corps appartient au corps imaginaire plus qu’au corps vivant réel :

Un roman exprime tacitement comme un tableau. [...] Il suffit, pour exprimer, que Stendhal se glisse en Julien et fasse paraître sous nos yeux, à la vitesse du voyage, les objets, les obstacles, les moyens, les hasards. Il suffit qu’il décide de raconter en une page au lieu de raconter en cinq. Cette brièveté, cette proportion inusitée des choses omises aux choses dites, ne résulte pas même d’un choix. Consultant sa propre sensibilité à autrui, Stendhal lui a trouvé soudain un corps imaginaire plus agile que son propre corps, il a fait comme dans une vie seconde le voyage de Verrières selon une cadence de passion sèche qui choisissait pour lui le visible et l’invisible, ce qu’il y avait à dire et à taire. La volonté de mort, elle n’est donc nulle part dans les mots : elle est entre eux, dans les creux d’espace, de temps, de significations qu’ils délimitent [...]. (Signes, p. 95.)

24La description simple et raccourcie du Rouge et le noir fait ressortir l’état psychique des personnages et de leur pensée sans en parler directement. Dans la citation ci-dessus, Merleau-Ponty utilise le terme « corps imaginaire » pour désigner l’organe qui rend possible cette description. Le corps imaginaire n’est pas l’image du corps comme décalque du corps perçu, mais le corps vivant invisible qui agit dans le monde imaginaire : il est au centre de ce monde en produisant celui-ci. Ce terme correspond au Phantasie-Ich de Husserl ou au Phantasie-Leib de Richir19. Merleau-Ponty découvre que la genèse du sens latéral est due à la fonction du corps imaginaire et que le style est la question du corps imaginaire. Celui-ci raccourcit, colore, altère le monde sensible et fait ressortir ainsi le sens latéral. Le corps imaginaire déforme le monde et ainsi schématise l’affection du réel. La genèse du monde dans l’œuvre d’art n’est rien d’autre que le fonctionnement et l’orga­nisation du corps imaginaire.

25Il n’y a pas de distinction entre le corps imaginaire et les images (dans ce monde de la phantasia) qui se produisent. Tout comme « il n’y a pas [de] distance de lui [le rêveur] au rêve, ni de lui à lui rêvant [...] » (IP, p. 192), le mouvement du corps imaginaire est le devenir des images lui-même avec la pénétration de la Stimmung comme trace de l’affection. Le sens latéral ne se produit pas comme l’image elle-même, mais il se produit au creux de la configuration des images. Cela montre que c’est l’aperception du creux qui fait l’expérience du sens. Le creux dans la configuration des images équivaut au devenir même des images.

26La schématisation et l’inscription de l’affection du réel à travers le style s’effectuent non pas au niveau du corps vivant réel, mais comme organisation du corps imaginaire dans le monde imaginaire. Même si la touche du peintre ou la diction du chanteur exigent le mouvement réel du corps vivant, le devenir même du monde de l’œuvre concerne plutôt l’articulation du corps imaginaire. Or, ce n’est pas l’intention de l’artiste qui manipule le corps imaginaire pour fabriquer une œuvre (« cette brièveté, cette proportion inusitée des choses omises au choses dites, ne résulte pas même d’un choix »), mais c’est le corps imaginaire lui-même qui s’organise de manière autonome et laisse l’œuvre comme trace de sa schématisation en fabriquant le pli et la déformation. Il y a le corps imaginaire anonyme qui fonctionne à l’intérieur même de l’œuvre naissante et qui devient porteur du style. Dans la production d’œuvre, le réel irreprésentable s’inscrit comme une déformation, laquelle est introduite par le corps imaginaire.

27Le style qui fonctionne dans la perception suppose la même structure :

Notre vie réelle, en tant qu’elle s’adresse à des êtres, est déjà imaginaire. Il n’y a pas de vérification ni d’Erfüllung pour l’impression que nous donne quelqu’un dans une rencontre. Il y a donc un onirisme de la veille, et inversement un caractère quasi perceptif du rêve — Le mythique. [En marge :] Perception de l’enfant (de son dessin) qui n’est pas perception articulée. C’est de ce même tissu que le sommeil est fait. (IP, p. 194.)

28La perception a son style. Le sens latéral se produit dans le creux de la perception grâce à la fonction implicite du corps imaginaire qui impose une déformation aux données sensibles. Si j’ai diverses impressions en rencon­trant quelqu’un, ce n’est pas parce que je l’observe minutieusement, mais que le réel m’affecte à l’arrière-plan des données sensibles. En utilisant la perception comme un ensemble de « signes », nous prêtons un « sens » provisoire au réel et « illusionnons » en comblant le creux dans la perception avec la phantasia.

Le degré zéro du corps imaginaire

29La fonction du corps imaginaire dans son rapport à la créativité est discutée encore plus clairement dans les cours sur le sommeil et le rêve. Merleau-Ponty relie lui-même le sommeil à la question du sens latéral (IP, p. 182) et le compare avec la création de l’œuvre d’art (IP, p. 189). Le rêve est la production du sens latéral et un des modes de l’inscription du réel (IP, p. 201, 204).

 « Clarté » apparente (i.e. évidence) de certains rêves qui, au réveil, apparaissent lacunaires, [mais] c’est qu’elle est due à [l’]énergie de condensa­tion, c’est que [le] mode de conscience onirique est cette condensation [...]. (IP, p. 207.)

30La fonction déformatrice du corps imaginaire engendre le sens. Lorsqu’on se réveille, cette déformation apparaît comme lacune (ou comme condensation et substitution selon Freud), parce que la déformation se produit sans appui perceptif, sans se fixer dans une œuvre. En même temps, cette déformation n’est rien d’autre que l’intensité de la production du sens et celle de l’affection du réel d’où viennent la clarté et l’évidence du rêve. C’est pour cette raison que la lacune est simultanément la source de la clarté ou l’intensité dans le rêve, même si cela paraît tellement paradoxal.

31Commençons notre analyse par le sommeil avant le rêve :

[S]’endormir [est] en un sens un acte, exprimé par un verbe — Quand je me couche je fais quelque chose, je n’attends pas seulement le sommeil, je me prête au sommeil — complaisance. Mais je ne fais pas le sommeil : la volonté de dormir empêche de dormir, le sommeil de la conscience n’est pas conscience de sommeil : il en est le contraire. [...] j’évite d’être conscience de quelque chose, j’essaie de rester entre deux pensées. (IP, p. 189.)

32Le sommeil n’est pas un acte volontaire du moi mais un mouvement que déclenche la spontanéité du corps dormant lui-même. Il exige une fonction impersonnelle du corps au lieu de la conscience active. En fait, le silence est pareil. Si l’on se tait juste avant de parler, ce n’est pas parce qu’on veut se taire, mais parce que le silence surgit spontanément ou que le corps (ima­ginaire) se structure spontanément comme un silence. C’est seulement en partant du sommeil et du silence spontanés que le rêve et l’acte créatif deviennent possibles. C’est seulement en partant du degré zéro du corps imaginaire que le sens latéral se fait. Le sommeil et le silence suspendent non seulement l’intentionnalité cognitive comme nous l’avons vu mais aussi le sens latéral. Le silence et le sommeil sont des actes ou des mouvements anonymes où l’intentionnalité et le sens latéral sont suspendus et où s’arrête tout acte possible.

33La suspension du sens latéral correspond à la désarticulation du corps vivant. La désarticulation qui ouvre le point zéro du corps imaginaire et sur laquelle se base toute la possibilité de l’articulation dans le rêve et dans la création.

Dormir n’est ni présence immédiate au monde, ni pure absence : c’est être à l’écart.

Donc le corps, comme mise au point perceptive, en général, comme rapport à des situations de drame, est le sujet du rêve, et non pas la « conscience imageante ». Le sommeil est non pas la même chose que le rêve, mais le retour au corps dédifférencié. Le symbolisme [i.e., le sens se faisant], com­promis entre corps actif et corps dédifférencié, n’est pas simplement effondre­ment de la structure intention-Erfüllung, absence du monde réel. (IP, p. 196.)

34Nous avons déjà découvert la fonction articulante du corps imaginaire, mais il s’agit maintenant de la fonction désarticulante qui prépare l’articulation. Paraphrasons la citation. D’abord, l’auteur constate que le sommeil institue un écart par rapport à l’affrontement direct au monde. Il n’y a plus de conscience qui vise le monde avec une certaine volonté. Le sujet du rêve n’est pas la conscience qui vise intentionnellement l’image du rêve, mais le corps imaginaire qui fonctionne de manière autonome dans cet écart par rapport à la veille. Ce corps imaginaire comme sujet du rêve cache derrière lui le corps dormant et désarticulé. Cette désarticulation est celle du corps imaginaire plutôt que celle du corps vivant réel. Dans le cas du sommeil le corps réel peut être désarticulé, mais seul le corps imaginaire se désarticule dans le silence à l’état de veille. Le symbolisme du rêve, à savoir la genèse du sens dans le corps imaginaire, est un phénomène intermédiaire entre l’inten­tionnalité éveillée et le sommeil profond. Entre les phénomènes articulés et l’état désarticulé, il y a des mouvements articulants du corps imaginaire. C’est le rêve.

35Le sommeil est la désarticulation ou la désintégration du corps imagi­naire. Par ailleurs, le silence dans la psychothérapie engendre aussi la même désintégration du corps imaginaire. C’est un des résultats de notre pré­sente recherche.

36Dans le sommeil, l’intentionnalité qui pose l’objet est suspendue. Nous sommes libérés de l’organisation réelle du corps qui soutient tacitement notre vie éveillée. Il se produit un écart topologique eu égard au monde perceptif et au corps vivant éveillé. En ce sens, le sommeil fonctionne de la même manière que le silence curatif qui prend ses distances par rapport au fantasme morbide et à l’émotion obsessionnelle, fixe. Dans les deux cas, nous pouvons établir un certain écart par rapport à la formation des symptômes et à l’affect comme état particulier du corps. Dans ce sens-là, l’écart n’est pas une donnée intrinsèque mais une structure à acquérir.

37Grâce à la mise entre parenthèses des idées fixes (fantasmes), l’affec­tion du réel autrefois inhibée par elles se dévoile. Le rêve et le discours, dans la thérapie, deviennent un accueil plastique et affirmatif du réel destructif. Dans le cas du cauchemar, le sujet échoue à faire jouer cette mise entre parenthèses, et les idées fixes et les kinesthèses également pétrifiées se répètent indéfiniment.

38Le sommeil est une ouverture possible au réel avec un écart, mais il n’est pas encore l’inscription du réel. L’inscription se produit au cours de l’articulation du corps imaginaire nommé « rêve ». Cette distinction entre le sommeil et le rêve correspond à celle entre le silence et la production de l’œuvre. L’accueil de l’affection du réel devient possible dans le double écart de l’éveil au sommeil et du sommeil au rêve20. Si l’affection du réel dépasse la faculté schématisante du rêve (corps imaginaire), on est obligé de se réveiller.

39Nous comprenons ainsi la raison pour laquelle le sommeil — tout comme le silence — joue un rôle curatif. Cela peut être une attestation phénoménologique de l’importance du sommeil dans la psychothérapie. La cure — métamorphose du sujet dans son ouverture au monde — est structurellement impossible si l’on ne part pas de l’écart par rapport au réel et de la désarticulation du corps imaginaire.

L’éveil dans le rêve, le sommeil dans la phantasia

40La dernière chose que nous voulons montrer, c’est la topologie de l’éveil et du sommeil. Le rêve est ouvert dans le sommeil, mais il y a aussi la perception dans le rêve. En suivant la phrase de Sartre : « Par exemple, je rêve souvent qu’on va me guillotiner [...] La conscience hésite, cette hésitation motive une réflexion, et c’est le réveil »21, Merleau-Ponty analyse le cas où l’on sort du rêve non pas à cause du choc extérieur mais en raison de la logique interne du rêve :

[I]mpossibilité immanente de continuer le rêve — Je meurs : pas d’après ; d’où : l’autosuffisance du néant un instant compromise, hésitation, réflexion et réveil. Mais cette réflexion [sur le rêve à l’intérieur même du rêve] va être reprise de l’attitude de veille, distance à soi. Et qui fournira le repère pour cette distance, sinon structure de conscience rigide ? Or si la conscience peut se croire à ce point comment resterait-elle capable de percevoir ? Donc, des deux façons, il faut que la conscience imageante garde lien avec conscience perceptive, et que le sommeil ne soit pas absence de fait de veille et du monde. (IP, p. 193-194.)

41Nous nous réveillons parfois au milieu du rêve sans même un stimulus externe, au bout de l’impasse même du rêve.

42L’impasse dans le rêve montre l’échec de la schématisation de l’affec­tion du réel. Elle montre donc le rapport étroit entre l’affection du réel et le sommeil-rêve. Si le réel devient l’impasse, il se figure comme impasse du rêve. Si le corps imaginaire dans le rêve ne peut pas supporter l’affection du réel, il s’enfuit hors du rêve. Pourtant, on ne peut pas s’évader vers le sommeil profond au lieu du réveil, parce que le sommeil et le rêve constituent une structure unitaire ; si l’on ne peut continuer le rêve, cela veut dire qu’on ne peut continuer le sommeil. C’est pour cette raison que le cauchemar cause tou­jours le réveil.

43Si ce n’est pas un cauchemar pathologique, le réveil est une sortie d’urgence hors de l’impasse du rêve (i.e., du cauchemar ordinaire). Le réveil se produit parce que la conscience réveillée fonctionne implicitement à l’intérieur même du rêve comme un écart topologique par rapport à l’affection du réel. C’est l’écart qui rend possible cette fuite devant l’affection destructive. Autrement dit, la possibilité de l’accueil du réel dans le rêve présuppose l’écart maintenu entre le sommeil et l’éveil à l’intérieur même du rêve22. En même temps, ce phénomène implique que le réel lui-même n’est pas la même chose que l’éveil. Il a un statut indifférent à l’état de conscience, un statut ontologique particulier.

44Par contre, l’état où l’on ne peut s’évader de l’excès de l’affection même après le réveil serait un vrai cauchemar pathologique. Dans cette situation, l’affection du réel enjambe le sommeil et l’éveil, le sujet ne peut plus, après le réveil aussi bien que dans le rêve, prendre distance par rapport au réel. Il n’a même plus d’écart topologique entre le sommeil et l’éveil (le cauchemar aussi vif et aigu que la perception, l’insomnie comme non-distinction entre l’éveil et le sommeil). Puisque l’affection du réel n’est pas épuisée dans la fonction du sens propre au rêve, le cauchemar identique se répète comme chez les traumatisés.

45Bien que Merleau-Ponty ne le signale pas, la situation inverse est également vraie. Il y a des gens qui dorment lorsqu’ils se souviennent des événements douloureux23. Si l’affection dépasse la capacité du sujet, il dort ou perd conscience. Il y a une sortie de secours qui nous conduit de l’impasse du flash-back vers le sommeil. Si l’on ne perdait pas la conscience, on tomberait dans la folie, englouti par l’affection insupportable. Dans la possibilité de s’enfuir hors de l’éveil vers le sommeil, et hors du sommeil vers l’éveil, la force destructive de l’affection du réel peut être évidée. C’est l’ouverture du champ imaginaire soit dans le sommeil (le rêve) soit dans l’éveil (l’hallucina­tion ou le flash-back) qui inscrit le réel parfois de manière curative, parfois de manière destructive. La conscience a ainsi la structure d’une inclu­sion réciproque paradoxale : éveil qui se trouve à l’intérieur même du rêve et sommeil qui se trouve au milieu de la phantasia éveillée. C’est cette topologie étrange qui ouvre l’horizon du sens latéral, à savoir la créativité du corps imaginaire.

Notes

1 S. P. Daoud et D. Platier-Zeitoun, Silences : Paroles de psychanalystes, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2004. Les idées présentées dans cet article relèvent du séminaire organisé avec Florence Caeymaex et Izumi Suzuki dans le cadre de l’Erasmus Mundus – Europhilosophie à l’Université de Hosei au mois d’avril 2009. Je les remercie vivement pour leurs discussions et suggestions fructueuses.
2 Nous nous intéressons surtout à la technique de Winnicott. Or, la clinique de Lacan est aussi connue pour son recours au silence. Mais ce n’est pas le silence de la part du patient (partagé par le thérapeute), mais le silence de l’analyste seul — celui-ci ne prononce pas même un seul mot pendant plusieurs années. Lacan n’admet pas, par contre, le silence de l’analysand (i.e., du patient). Ce qui nous intéresse, c’est le silence du patient constitutif de la métamorphose de son sujet.
3 « To stay with something directly felt requires a few seconds of silence. » (E. Gendlin, Focusing Oriented Psychotherapy : A Manual of the Experiential Method. New York, Guilford Press, 1996, p. 18) ; « Another difficulty is that many clients do not go to the border zone and do not know about it. Instead of sitting in silence at the edge where they cannot say more, they avoid silences of that sort. » (Ibid., p. 46.)
4 « If I can give a correct description of a session the reader will notice that over long periods I withhold interpretations, and often make no sound at all. [...] My reward for withholding interpretations comes when the patient makes the interpretation herself, perhaps an hour or two later. » (D. W. Winnicott, Playing and Reality, London, Tavistock Publications, 1971 ; London, Routledge, 1991, p. 57.)
5 « Silence, as is more and more recognized, may have many meanings, each of them requiring different technical handling. Silence may be an arid and frightening emptiness, inimical to life and growth, in which case the patient ought to be got out of it as soon as possible ; it may be a friendly exciting expanse, inviting the patient to undertake adventurous journeys into the uncharted lands of his fantasy life [...] ; silence may also mean an attempt at re-establishing the harmonious mix-up of primary love that existed between the individual and his environment before the emergence of objects [...]. » (M. Balint, The Basic Fault : Therapeutic Aspects of Regression, London, Tavistock Publications, 1969, Evanston, Northwestern Univer­sity Press, 1992, p. 175-176.)
6 M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960 (désormais : Signes).
7 M. Merleau-Ponty, L’Institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, 2003 (désormais : IP).
8 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, coll. Tel, 1991 (désormais : VI).
9 Or, bien que Merleau-Ponty ne le précise pas explicitement, ce moment du silence suppose l’ « interlocuteur » qui accueille et répond à ce silence. Winnicott le désigne par l’expression « être seul auprès de quelqu’un », et il présente quelques cas où le silence du patient et du thérapeute fabriquent la base sur laquelle la créativité du patient se rétablit (Winnicott, Playing and Reality, op. cit., ch. 2). Le silence théra­peutique implique une structure intersubjective et il n’est jamais solipsiste. Il faut que quelqu’un écoute le silence pour qu’il soit la base du sens latéral.
10 « Avant que le style devienne pour les autres objet de prédilection, pour l’artiste même (au grand dommage de son œuvre) objet de délectation, il faut qu’il y ait eu ce moment fécond où il a germé à la surface de son expérience, où un sens opérant et latent s’est trouvé les emblèmes qui devaient le délivrer et le rendre maniable pour l’artiste en même temps qu’accessible aux autres. » (Signes, p. 66.)
11 « [Le peintre au travail] est bien trop occupé d’exprimer son commerce avec le monde pour s’enorgueillir d’un style qui naît comme à son insu. [...] Il faut le [le style] voir apparaître au creux de la perception du peintre comme peintre : c’est une exigence issue d’elle. Malraux le dit dans ses meilleurs passages : la perception déjà stylise. » (Signes, p. 67.)
12 « Le sens du roman n’est d’abord perceptible, lui aussi, que comme une déforma­tion cohérente imposée au visible. » (Signes, p. 97.)
13 « Le style est chez chaque peintre le système d’équivalences qu’il se constitue pour cette œuvre de manifestation, l’indice universel de la “déformation cohérente” par laquelle il concentre le sens encore épars dans sa perception et le fait exister expressément. » (Signes, p. 68.)
14 « Au contraire la parole vraie, celle qui signifie, qui rend enfin présente l’ “absente de tous bouquets” et délivre le sens captif dans la chose, elle n’est, au regard de l’usage empirique, que silence, puisqu’elle ne va pas jusqu’au nom commun. Le lan­gage est de soi oblique et autonome, et, s’il lui arrive de signifier directement une pensée ou une chose, ce n’est là qu’un pouvoir second, dérivé de sa vie intérieure. » (Signes, p. 56.)
15 « [La Bruyère] sait seulement que celui qui parle ou qui écrit est d’abord muet, tendu vers ce qu’il veut signifier, vers ce qu’il va dire, et que soudain le flot des mots vient au secours de ce silence [...]. » (M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, coll. Tel, 1997, p. 11.)
16 Nous remercions Étienne Bimbenet, Emmanuel de Saint Aubert et Koji Hirosé pour leurs suggestions.
17 « Le sujet percevant, comme Être-à tacite, silencieux, qui revient de la chose même aveuglément identifiée, qui n’est qu’écart par rapport à elle — le soi de la perception comme “personne”, au sens d’Ulysse, comme l’anonyme enfoui dans le monde et qui n’y a pas encore tracé son sillage. » (VI, p. 254.) « Réfléchir sur le deux, la paire, ce n’est pas deux actes, deux synthèses, c’est fragmentation de l’être, c’est possibilité de l’écart (deux yeux, deux oreilles : possibilité de discrimination, d’emploi du diacritique), c’est avènement de la différence (sur fond de ressemblance donc, sur fond de l’omon hen panta). » (VI, p. 270.)
18 M. Merleau-Ponty, Nature. Notes : Cours du Collège de France, Paris, Seuil, 1994, p. 273, 281.
19 E. Husserl, Phantasie, Bildbewußtsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwärtigungen (1898-1925), Husserliana, Bd. xxiii, Den Haag, M. Nijhoff, 1980 (Phantasia, conscience d’image, souvenir, trad., R. Kassis et J.-F. Pestureau, Millon, coll. Krisis, 2002) ; M. Richir, Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon, coll. Krisis, 2000.
20 « Donc, solidité de l’état de sommeil, différence de nature avec la veille : la con­science ne peut plus se poser en face des choses et en face de soi, [elle] est « entraînée par la chute », i.e. foisonne en imaginaire [...]. » (IP, p. 191.)
21 J.-P. Sartre, L’Imaginaire, p. 224-225.
22 Or le rêve n’est pas le sommeil, il est compromis du sommeil avec la veille. Le rêve [est] évidemment, Sinngebung téméraire, comble de la Sinngebung. Mais ce n’est pas là le sommeil (et par suite ce n’est pas non plus vraiment le rêve en tant que taillé dans le tissu du sommeil) (IP, p. 197).
23 Cf. D.W. Winnicott (1972), Holding and Interpretation : Fragment of an Analysis, London, Hogarth Press, New York, Grove Press, 1972-1986-1989. Dans cet ouvrage, le patient dort souvent face au réel pénible et je connais moi-même une jeune femme qui a dormi devant moi en racontant sa vie pénible et angoissée.

Pour citer cet article

Yasuhiko Murakami, «Silence, style, rêve : Merleau-Ponty et la métamorphose du sujet», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 5 (2009), Numéro 7, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=336.

A propos de : Yasuhiko Murakami

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