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Frédérick Bruneault

Merleau-Ponty : autrui, éthique et phénomènes hallucinatoires

(Volume 5 (2009) — Numéro 8)
Article
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Annexes

Résumé

Par l’étude de la problématique spécifique des phénomènes halluci­natoires dans la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, cet article souligne les caractéristiques essentielles de sa philosophie de la perception qui permettent d’alimenter la réflexion éthique d’inspiration phé­noménologique. La mise en évidence des limites intrinsèques de l’empirisme et de l’intellectualisme dans l’explication de la perception, limites qui sont particulièrement visibles dans l’incapacité de ces approches à rendre compte de l’hallucination, amène Merleau-Ponty à définir la perception et, corréla­tivement, le comportement humain à partir de la notion de forme élaborée par la Gestalttheorie. C’est cette approche qui permet d’entrevoir une redéfini­tion des rapports à autrui, et du même coup des exigences éthiques, pouvant alimenter la réflexion actuelle en philosophie pratique. L’analyse des implications d’une telle démarche pour l’interprétation du concept de liberté, notamment au moyen d’une explication de la compréhension phénoméno­logique des rapports à autrui proposée par Merleau-Ponty, permet de mesurer la valeur heuristique d’un tel questionnement.

Abstract

By studying the problem of hallucinatory phenomena in Merleau-Ponty’s Phenomenology of Perception, this article underlines the essential features of his philosophy of perception that could feed phenomenologically-inspired reflection in ethics. Merleau-Ponty found out the intrinsic limits of empiricism and intellectualism in the explanation of perception, which led him to define perception and human behavior on the basis of the notion of form borrowed from Gestalt theory. This approach renders possible a re-definition of the relation to others and of its ethical requirements, which could feed reflection in practical philosophy. The analysis of its implications as to the concept of freedom — especially by clarifying Merleau-Ponty’s phenomenological understanding of the relation to others — should also allow us to evaluate its heuristic value.


1Toute étude de l’éthique contemporaine qui s’inspire de la phénomé­nologie devrait tenter de rapprocher philosophie de la perception et exigences éthiques, en tenant compte des problèmes soulevés par la conception moderne de la perception fondée sur la distinction entre objet perçu et sujet percevant. La phénoménologie, déjà chez Husserl1, s’attaque d’ailleurs aux problèmes posés par ce dualisme propre à la modernité. Nous proposons ici d’explorer les liens qui unissent la méthode phénoménologique au ques­tionnement éthique, plus précisément en examinant le travail de Maurice Merleau-Ponty. Si comme le note Paul Ricœur, « Merleau-Ponty survient [au] point de rencontre d’une psychologie phénoménologique restée pro­grammatique chez Husserl, d’une constitution régionale [du psychique] et d’un mouvement de retour au monde-de-la-vie »2, et si dès 1933, statuant sur la nécessité d’une telle tâche, Merleau-Ponty affirme : « il m’a semblé que, dans l’état présent de la neurologie, de la psychologie expérimentale […] et de la philosophie, il serait utile de reprendre le problème de la perception et particulièrement de la perception du corps propre »3, il convient de partir de ces travaux pour élaborer une recherche qui prend appui sur la philosophie de la perception, afin de déterminer les implications de cette dernière pour la philosophie éthique.

2Nous nous proposons ici d’aborder ces questions à partir de la Phéno­ménologie de la perception. Merleau-Ponty y détermine les grandes lignes de sa philosophie. Dans ce texte de 1945, il se propose en effet de retourner à la question de la nature de la perception, en exposant les limites des conceptions scientifiques de celle-ci et en élaborant une compréhension qui puisse surmonter ces limites. Il précise que « tout l’univers de la science est construit sur le monde vécu et si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d’abord cette expérience du monde dont elle est l’expression seconde »4. C’est par l’élucidation des phénomènes du monde vécu et du monde perçu qu’il sera possible, nous dit-il, de saisir la nature de la perception du corps propre, du monde naturel, du monde culturel et d’autrui. Or, dans une des parties de cet ouvrage, Merleau-Ponty s’attarde aux difficultés qu’ont les sciences psychologiques à rendre compte des phéno­mènes hallucinatoires5. En filigrane de cette discussion, il est possible de repérer, pensons-nous, les principales notions en jeu dans la conception de la perception chez Merleau-Ponty. En effet, il dit lui-même : « Le phénomène hallucinatoire nous ramène aux fondements prélogiques de notre connais­sance et confirme ce que l’on vient de dire [au sujet des phénomènes perceptifs] sur la chose et sur le monde6. » C’est en ce sens que nous aborderons la Phénoménologie en nous penchant d’abord sur le problème posé par les phénomènes hallucinatoires. Ceci nous amènera à préciser les notions de forme, de corps phénoménal et d’être-au-monde, notions qui déterminent l’étude phénoménologique de la perception. Par la suite, fort de ce cadre théorique, nous pourrons préciser la particularité de la perception du monde culturel et d’autrui. Nous pourrons ainsi préciser la nature phénomé­nale du monde social dans ses rapports aux phénomènes perceptifs. Nous aurons ainsi en vue les implications d’une telle pensée pour la philosophie éthique.

Le problème de l’hallucination

3Débutons ce travail en précisant les problèmes théoriques soulevés par les phénomènes hallucinatoires. Merleau-Ponty distingue deux cadres théoriques qui caractérisent les différentes interprétations psychologiques de la perception et qu’il associe à ce qu’il nomme la pensée objective. Il s’agit de l’empirisme et de l’intellectualisme. Il dit de ces deux positions que

la pensée objective […] se donne le monde tout fait, comme milieu de tout événement possible, et traite la perception comme l’un de ces événements. […] [L]e philosophe empiriste considère un sujet X en train de percevoir et cherche à décrire ce qui se passe : il y a des sensations qui sont des états ou des manières d’être du sujet et, à ce titre, de véritables choses mentales. […] L’intellectualisme représente bien un progrès dans la prise de conscience : ce lieu hors du monde que le philosophe empiriste sous-entendait et où il se plaçait tacitement pour décrire l’événement de la perception, il reçoit maintenant un nom, il figure dans la description. C’est l’Ego transcendantal. […] On subordonne tout le système de l’expérience […] à un penseur universel7.

4D’une part, l’empirisme suppose donc que le corps sujet aux perceptions est enraciné dans le monde objectif, autrement dit dans l’en-soi. Ainsi, les sens, d’après les empiristes, sont soumis à des stimulations physicochimiques qui, transformées en influx nerveux, se traduisent par un ensemble d’informations psychiques traitées par les organes centraux du système nerveux. D’autre part, les intellectualistes supposent plutôt que la perception est le résultat du jugement d’une conscience constituante, c’est-à-dire d’un pour-soi, qui organise des données brutes de la sensation. Dans cette perspective, les sens fournissent des sense-data, et c’est la conscience elle-même, statuant sur les régularités et la validité des sensations, qui détermine ce qui est perçu. C’est à partir de ces positions théoriques, dit Merleau-Ponty, qu’on cherche à expliquer scientifiquement les phénomènes hallucinatoires.

5Or, nous dit-il, aucune de ces théories ne permet de rendre compte de façon satisfaisante de ces phénomènes. Il se demande :

Pourquoi l’empirisme et l’intellectualisme échouent-ils à comprendre l’hallu­cination ? (…) [Parce que] pour l’empirisme, l’hallucination est un événement dans la chaîne d’événements qui va du stimulus à l’état de conscience. Dans l’intellectualisme on cherche à se débarrasser de l’hallucination, à la construire, à déduire ce qu’elle peut être à partir d’une certaine idée de la conscience8.

6D’abord, si pour les empiristes les perceptions sont produites par des stimuli physicochimiques, nous dit Merleau-Ponty, ce cadre théorique est incapable de rendre compte des phénomènes hallucinatoires. En effet, précise-t-il, « le fait capital est que les malades distinguent la plupart du temps leurs hallu­cinations et leurs perceptions »9. Se basant entre autres sur les observations de Zucker, Minkowski, Schröder, Specht et Jaspers, il souligne que les hallucinés, bien qu’ils disent entendre des voix ou même voir des objets ou des personnes, sont tout de même, le plus souvent, capables de faire la distinction entre ces hallucinations et les perceptions qui renvoient à des objets « réels », soit à des objets qui font partie du monde intersubjectif qu’ils partagent avec le médecin et les autres personnes qui les entourent. Ainsi, par exemple, un schizophrène qui prétend voir une personne se tenant debout dans le jardin par sa fenêtre, remarque immédiatement qu’il ne s’agit pas du même type de sensation si on place effectivement une personne correspon­dant à la description donnée par le malade à l’endroit indiqué10. Il en est de même pour d’autres types d’hallucinations rapportés par Merleau-Ponty. Or, souligne-t-il, si les perceptions n’étaient, comme le prétendent les empiristes, que des stimulations physicochimiques du système nerveux, il serait impossible que les hallucinés puissent distinguer leurs hallucinations de leurs perceptions. En effet, s’il en était ainsi, il y aurait soit une stimulation qui provoquerait une perception, que celle-ci renvoie à un objet réel ou non, soit aucune perception du tout. Le cadre théorique mis de l’avant par l’empirisme échoue donc à rendre compte des phénomènes hallucinatoires parce qu’il cherche à réduire les hallucinations et la perception à un ensemble psycho­chimique.

7D’un autre côté, dit Merleau-Ponty, l’intellectualisme ne permet pas, lui non plus, de saisir les phénomènes hallucinatoires. Effectivement, pour les intellectualistes, comme nous l’avons souligné, c’est le jugement de la conscience à partir de données brutes de la sensation qui permet de re­constituer la perception. La conscience constituante, maîtresse d’elle-même, est ainsi en mesure de reconstruire le monde « réel » en tant que source des sensations. « Le cogito intellectualiste, dit Merleau-Ponty, ne laisse en face de lui qu’un cogitatum tout pur qu’il possède et constitue de part en part11. » Or, une telle explication de la perception ne laisse aucune place à l’hallucination. En effet, le propre des phénomènes hallucinatoires est qu’ils sont bel et bien vécus par les malades, bien que ceux-ci soient en mesure, comme nous l’avons vu, de les distinguer de leurs perceptions. L’imposture hallucinatoire serait impossible si la nature de la perception était telle qu’elle est décrite par l’intellectualisme. Comment imaginer une conscience constituante qui organise des sense-data bruts pour rendre compte de la perception et constituer le « réel », alors qu’elle construirait des perceptions qui sont pertinemment « fausses » en ce sens qu’elles ne seraient pas reliées à l’existence d’objets qui feraient partie du monde intersubjectif que les malades partagent avec le médecin ? Dans une telle éventualité, il resterait encore, comme le note Merleau-Ponty12, à préciser comment une telle imposture hallucinatoire serait possible, ce dont l’intellectualisme est inca­pable.

8Bref, d’un côté comme de l’autre, empirisme et intellectualisme ne permettent pas de saisir de manière satisfaisante les phénomènes hallu­cinatoires, et ce malgré qu’il y ait de tels phénomènes, comme l’indiquent plusieurs études cliniques. Plus encore, soutient Merleau-Ponty, cette insuffi­sance face à l’hallucination est le symptôme d’une incapacité plus générale à rendre compte de la perception. Il faut donc, conclut-il, remettre en question ces deux positions théoriques. Comme le note Françoise Dastur, « Merleau-Ponty est, dès le départ, à la recherche d’une voie moyenne entre l’empirisme et l’intellectualisme, et c’est d’ailleurs dans cette optique qu’il a recours à la phénoménologie husserlienne »13. Or, le propre de ces positions est de renvoyer à un monde objectif. « [C]es deux doctrines, nous dit Merleau-Ponty, supposent la priorité de la pensée objective, ne disposant que d’un seul mode d’être, l’être objectif, et cherchent à y introduire de force le phénomène hallucinatoire14. » En effet, d’une part, l’empirisme suppose l’existence d’un monde objectif physicochimique à la source des stimuli qui provoquent la perception et l’hallucination et, d’autre part, l’intellectualisme suppose une conscience qui constitue un monde « réel » et objectif à partir de la substance pensante ou des catégories de l’entendement. Dans les deux cas, la perception est toujours conçue comme celle d’un sujet placé dans un monde objectif distinct de lui, sujet qui est alors réduit à l’en-soi de ce monde, ou au pour-soi de sa conscience. Il faut donc, nous dit Merleau-Ponty, élaborer une nouvelle perspective théorique qui puisse rendre compte convenablement des phénomènes hallucinatoires, et, de façon générale, de la perception. Pour comprendre cette nouvelle perspective, qui se distingue de la pensée objective, il faut à présent nous attarder au concept de forme. Voyons ce concept tel qu’il a été précédemment développé par Merleau-Ponty dans La Structure du comportement15.

Le comportement en tant que forme

9Dans cet ouvrage publié en 1942, Merleau-Ponty se propose d’analyser la notion de comportement pour aborder les rapports de la conscience et du monde. « Cette notion, précise-t-il en introduction, nous paraît importante, parce que, prise en elle-même, elle est neutre à l’égard des distinctions classiques du “psychique” et du “physiologique”16. » Ainsi, cette analyse amène, elle aussi, Merleau-Ponty à distinguer deux principaux cadres théo­riques scientifiques qui cherchent à expliquer la nature du comportement, mais qui n’y arrivent pas. Il dit en ce sens qu’on

distingue traditionnellement des réactions inférieures ou mécaniques, fonc­tion, comme un événement physique, de conditions antécédentes et qui se déroulent donc dans l’espace et le temps objectifs, — et des réactions « supé­rieures » qui ne dépendent pas des stimuli matériellement pris, mais plutôt du sens de la situation, qui paraissent donc supposer une « vue » de cette situation, une prospection, et n’appartiennent plus à l’ordre de l’en soi, mais à l’ordre du pour soi. L’un et l’autre de ces deux ordres est transparent pour l’intelligence, le premier pour la pensée physique et comme l’ordre extérieur où les événements se commandent l’un l’autre du dehors, le second pour la réflexion et comme l’ordre de l’intérieur où ce qui se produit dépend toujours d’une intention. Le comportement, en tant qu’il a une structure, ne prend place dans aucun de ces deux ordres17.

10Le comportement ne peut se réduire ni aux réactions mécaniques produites par des stimuli physicochimiques, ni aux intentions d’une conscience qui évaluerait les situations pour ensuite poser des actions. Il ne peut être réduit ni à l’empirisme, ni à l’intellectualisme.

11D’une part, nous dit Merleau-Ponty, l’étude des comportements réflexes et des comportements « supérieurs » ne permet pas d’associer ces réactions à des réseaux pré-établis qui relieraient les centres perceptifs et les centres moteurs. D’abord, en ce qui concerne les comportements réflexes, une série d’études cliniques montrent qu’il n’est pas possible d’établir de tels réseaux. En effet, nous dit-il, puisqu’un même stimulus peut provoquer des réactions différentes de l’organisme affecté et puisque des séries différentes de stimuli peuvent également modifier son comportement, le maintien de la conception empiriste du comportement supposerait un ensemble extrême­ment complexe de réseaux entre organes de perception et organes moteurs, ensemble de réseaux qui, malgré tout, ne permettrait pas d’expliquer pourquoi la situation est « adaptée » au stimulus et à la situation dans laquelle l’organisme est placé. Par ailleurs, puisque, en présence d’un certain stimulus, l’immobilisation d’un membre peut différer la réaction à une autre partie de l’organisme, il est tout à fait improbable qu’il existe un réseau parallèle de connections qui puisse suppléer à une telle immobilisation. En fait, la théorie empiriste du comportement réflexe ne peut se maintenir qu’au prix d’un montage de systèmes d’inhibition qui sont arbitrairement définis et qui ne peuvent aucunement être observés dans le fonctionnement des organismes soumis à l’expérimentation. Ainsi, « le réflexe tel qu’il est défini dans les conceptions classiques, précise Merleau-Ponty, ne représente pas l’activité normale de l’animal, mais la réaction que l’on obtient d’un organisme quand on l’assujettit […] à répondre, non pas à des situations complexes, mais à des stimuli isolés »18. Or, si les comportements réflexes ne peuvent se réduire à des ensembles stimulus-réaction, il est bien entendu que les comportements « supérieurs » ne peuvent pas se décomposer en systèmes complexes de réactions élémentaires de ce type. Ainsi, nous dit-il, « on ne peut voir dans le fonctionnement du système nerveux [et du comportement] la mise en œuvre de dispositifs préétablis, que les stimuli, à raison de leurs propriétés objectives, viendraient déclancher du dehors »19. Par ailleurs, il n’est pas possible de réduire le comportement à l’exercice d’une conscience réagissant en fonction de l’analyse qu’elle ferait des situations dans lesquelles l’organisme est situé. Effectivement, une telle conception du comportement négligerait de rendre compte de tout un ensemble de réactions qui ne résultent vraisemblablement ni d’un jugement, ni d’une réflexion. En ce sens, il n’y a pas, nous dit Merleau-Ponty, de comportement qui est le ré­sultat d’une pure conscience20. D’une façon ou d’une autre, le comportement, comme les phénomènes hallucinatoires, ne peut pas être expliqué de manière satisfaisante par une réduction empiriste ou intellectualiste.

12C’est la notion de forme qui permettra à Merleau-Ponty de proposer une compréhension adéquate du comportement. Par forme, il entend les rapports dynamiques entre un organisme et son milieu, s’appuyant sur une perception de différents stimuli complexes qui, une fois mis en relation avec l’état général de l’organisme et de son système nerveux, se traduit par une certaine motricité permettant de rétablir un équilibre entre les conditions organiques et celles du milieu. Il va sans dire que cet équilibre est précaire et qu’il est donc constamment en mouvement. « C’est justement l’intérêt de la notion de forme, précise-t-il, de dépasser la conception atomiste du fonc­tionnement nerveux sans le réduire à une activité diffuse et indifférenciée, de rejeter l’empirisme psychologique sans passer à l’antithèse intellectualiste21. » Envisager le comportement d’un organisme à partir de la forme, c’est donc envisager un jeu d’échanges constant entre intérieur et extérieur de cet organisme, échanges qui provoquent ainsi des modifications motrices de celui-ci et définissent son comportement. Or, Merleau-Ponty distingue trois types de formes : syncrétiques, amovibles et symboliques22. Bien qu’aucune de ces formes ne délimite un ensemble fermé d’espèces animales, il est possible de caractériser le type de comportement qu’elles représentent en recourant à différentes réactions animales. Ainsi, dans un premier temps, les formes syncrétiques sont limitées aux fonctions vitales. Devant une situation inhabituelle, ces formes reproduiront un comportement associé à une fonction vitale ayant lieu dans une situation naturelle. Il en est ainsi, par exemple, de l’étoile de mer et du crapaud. Les formes amovibles, elles, peuvent adopter un comportement réglé par des signaux distincts des instincts immédiats de la vie naturelle. Elles sont capables d’adapter leur comportement à des situations plus ou moins complexes en vue d’atteindre certaines fins qui ne sont pas entièrement déterminées biologiquement. Nous pouvons penser en ce sens aux comportements du chien et du singe qui peuvent s’articuler en fonction de certains signaux, par exemple dans le dressage. Or, ce qui nous intéresse prioritairement ici est bien entendu le comportement humain. Bien que certaines réactions humaines relèvent des formes syncrétiques et amovibles, l’humain est principalement associé aux formes symboliques. Pour de telles formes, les signaux deviennent des symboles, c’est-à-dire qu’ils peuvent être associés à une « multiplicité de perspectives », ce qui n’était pas possible pour les formes amovibles23. Le comportement de l’être humain n’est donc pas, la plupart du temps, un équilibre qui s’établit selon ses fonctions vitales ou selon certains signaux intégrés à ces fonctions, mais il est plutôt un équilibre relevant d’un ensemble de symboles donnant un sens au monde et guidant l’action humaine dans celui-ci.

Tandis qu’un système physique s’équilibre à l’égard des forces données de l’entourage et que l’organisme animal s’aménage un milieu stable correspon­dant aux a priori monotones du besoin et de l’instinct, nous dit Merleau-Ponty, le travail humain inaugure une troisième dialectique, puisqu’il projette entre l’homme et les stimuli physico-chimiques des « objets d’usage », […] des « objets culturels », […] qui constituent le milieu propre de l’homme et font émerger de nouveaux cycles de comportement24.

13C’est à l’aide de cette compréhension du comportement humain, basée sur la notion de forme symbolique, que nous pouvons, soutient-il, envisager convenablement la perception, et par le fait même les phénomènes halluci­natoires.

La question de la perception

14Une conception adéquate de la perception du corps propre et du monde perçu, soutient Merleau-Ponty, doit en effet éviter de s’enliser dans les limites des principales théories psychologiques classiques. Étant donné les limites d’espace de ce texte, il n’est évidemment pas question d’exposer ici tout le détail des analyses qu’il fait de ces questions. Nous nous proposons toutefois de saisir le mouvement général de sa conception de la perception, ce qui, croyons-nous, nous permettra de comprendre l’hallucination. S’ap­puyant sur les travaux de la Gestalttheorie qui ont montré l’importance du système « corps/monde » dans le fonctionnement de la perception, système qui s’apparente à la notion de forme, Merleau-Ponty écarte les interprétations empiristes et intellectualistes des phénomènes perceptifs. Suivant une logique similaire à celle que nous avons rencontrée au sujet des phénomènes hallucinatoires et du comportement, il soutient que la perception du corps et du monde ne peut être réduite ni à un ensemble de stimuli physicochimiques, ni à des états de conscience d’un « moi transcendantal ». Effectivement, nous dit-il, de telles conceptions de la perception basées sur le primat de l’en-soi ou du pour-soi ne permettent que des explications insatisfaisantes lorsqu’il vient le temps de rendre compte des liens perceptifs entre la conscience et le monde.

Le naturalisme de la science et le spiritualisme du sujet constituant universel, dit-il, […] niv[èlent] l’expérience : devant le Je constituant, les Moi empi­riques sont des objets. Le Moi empirique est une notion bâtarde […] en tant qu’il a un contenu concret, il est inséré dans le système de l’expérience, il n’est donc pas sujet, — en tant qu’il est sujet, il est vide et se ramène au sujet transcendantal25.

15Or, précise-t-il, si la Gestalttheorie permet de comprendre les insuffisances des compréhensions empiriste et intellectualiste de la perception, elle ne permet pas de véritablement sortir du cadre conceptuel élaboré par celles-ci, puisqu’elle ne s’est pas traduite par une redéfinition des principales notions de la psychologie. Il faut donc, selon Merleau-Ponty, élaborer un cadre théorique qui permette de rendre compte des phénomènes perceptifs tels qu’ils sont observés, mais qui ne soit pas un simple amalgame empiriste-intellectualiste.

16Pour y arriver, il faut tenir compte du corps phénoménal renvoyant à la notion de forme. Si pour les empiristes la perception se réduit à la réception passive de stimuli physicochimiques transformés en états de conscience, et si elle se réduit pour les intellectualistes à des états de conscience qui organisent en perception les données brutes et passives des sensations, c’est que ces deux théories, nous dit Merleau-Ponty, relèvent de la pensée objective et stipulent donc une séparation radicale entre un monde objectif et le sujet de la perception. Or, comme nous l’avons vu pour l’hallucination et le comportement, une telle posture théorique est intenable. C’est la séparation entre sujet et objet qu’il faut ici remettre en question. La notion de forme, élaborée par Merleau-Ponty dans son étude du comportement, permet précisément d’envisager différemment les rapports entre sujet et objet. En effet, si le comportement n’est pas réductible à des réseaux entre centres perceptifs et centres moteurs, et s’il n’est pas non plus réductible à des décisions intellectuelles, mais qu’il relève d’un équilibre entre intérieur et extérieur d’un organisme, selon différentes formes de réactions réparties sur l’ensemble du système nerveux dans un jeu constant d’échanges et de restructuration, il est possible de comprendre les liens essentiels qui unissent cet organisme au monde dans lequel il évolue. Il en est de même du corps phénoménal de la perception. Si la perception du corps propre ne se fait que sur le fond d’un schéma corporel, c’est-à-dire d’une connaissance implicite de la situation générale du corps, et si la perception du monde perçu ne se fait que sur le fond d’un champ perceptif, c’est-à-dire que les perceptions particulières ne sont possibles qu’en contraste avec la perception générale d’un milieu, alors il n’y a plus de séparation rigide entre sujet et objet. Au contraire, il y a une appartenance essentielle du sujet, et de son corps propre, au monde et au milieu qui sont les siens. Ceci définit, pour reprendre les termes de Françoise Dastur, « la subjectivité comme inséparabilité de l’intérieur et de l’extérieur »26. Les perceptions ne sont jamais celles de qualités séparées les unes des autres, mais bien une seule perception de plusieurs qualités en synergie entre elles. Plus encore, schéma corporel et champ perceptif sont intimement reliés entre eux. « Toute perception extérieure, dit Merleau-Ponty, est immédiatement synonyme d’une certaine perception de mon corps comme toute perception de mon corps s’explicite dans le langage de la perception extérieure27. » Le corps phénoménal ainsi défini dans ses rapports au monde, Merleau-Ponty l’appelle l’être-au-monde28. Pour reprendre ses propres termes, le sujet de la perception est un sujet « engagé » au monde, et non pas un sujet « acosmique ». C’est le concept d’être-au-monde qui permet, selon lui, de rendre compte de manière satisfaisante de la perception. Les phénomènes perceptifs ne se comprennent qu’à partir de la connaissance non thétique et pré-objective du monde qui définit le schéma corporel et le champ perceptif, et qui caractérise donc la relation essentielle de l’être au monde. Comme le dit Eric Matthews : « Our primary relation to the world as experiencing subjects is not a cognitive relationship to a purely objective reality : […] our relation to the world is neither a detached “view from nowhere” nor like that between objects in the world29. » La perception n’ouvre pas sur un monde objectif en-soi, transparent pour la conscience constituante ou pour l’esprit empiriste, mais elle donne accès à un monde fait de choses qui échappent à leur saisie complète et qui s’offrent donc comme transcendantes, en ce sens qu’elles dépassent et échappent essentiellement au sujet percevant30. En effet, pour Merleau-Ponty, puisque nous ne pouvons avoir qu’un seul point de vue à la fois sur le monde dont nous faisons partie, nous sommes limités à une perception partielle des choses de ce monde, voilà pourquoi elles transcendent la perception que nous en avons. « Dans la mesure où il prétend dépasser une philosophie centrée sur la conscience et le sujet constituant, souligne Isabel Matos Dias, Merleau-Ponty lui oppose une philosophie de la perception, qui renvoie à un sujet incarné et à un corps comme sujet de la perception31. » Ce n’est, nous dit-il, qu’à la lumière d’une telle compréhension de la perception s’appuyant sur notre appartenance essentielle au monde, en tant que nous sommes êtres-au-monde, que nous pouvons espérer rendre compte des phénomènes perceptifs sans les réduire indûment comme le font les théories empiriste et intellectualiste.

17Par ailleurs, ce n’est qu’à l’aide d’une telle conception de la perception qu’il est possible d’envisager une explication théorique satisfaisante des phénomènes hallucinatoires. « Il y a des hallucinations, note Merleau-Ponty, parce que nous avons par le corps phénoménal une relation constante avec un milieu où il se projette, et que, détaché du milieu effectif, le corps reste capable d’évoquer par ses propres montages une pseudo-présence de ce milieu32. » Le cadre théorique mis en place à partir des notions de forme et d’être-au-monde permet donc de rendre compte de l’hallucination, là où empiristes et intellectualistes échouaient. Effectivement, ce cadre théorique permet d’abord d’expliquer pourquoi les hallucinés peuvent distinguer leurs hallucinations de leurs perceptions, ce dont les empiristes, comme nous le savons, sont incapables. Si les malades ont des hallucinations bien « réelles » de leur point de vue, celles-ci n’ont cependant pas la « solidité » des perceptions des choses du monde intersubjectif qu’ils partagent avec les autres, c’est-à-dire qu’elles ne s’insèrent pas dans ce monde et ne renvoient pas, y compris bien souvent pour les malades eux-mêmes, à des choses « réelles » porteuses de multiples perspectives. Ainsi, les hallucinés peuvent distinguer leurs hallucinations sans perspectives qui rompent avec l’ordre du monde intersubjectif, de leurs perceptions qui renvoient à ce monde. De plus, ce nouveau cadre théorique permet également de saisir l’imposture hallucinatoire, ce qui échappe aux intellectualistes. En effet, même si les hallucinations ne sont pas des perceptions, y compris pour les hallucinés, il n’en demeure pas moins qu’elles sont bel et bien « réelles » pour eux et qu’ils les ressentent. Ceci se comprend parce les hallucinations s’inscrivent dans le schéma corporel et le champ perceptif respectifs des malades et qu’elles modifient donc leurs rapports avec le monde.

Le monde social phénoménal

18Toute cette discussion sur les phénomènes hallucinatoires nous a permis d’exposer les principales notions en jeu dans la conception de la perception chez Merleau-Ponty. C’est à la lumière de ces concepts qu’il nous sera maintenant possible de comprendre la relation avec autrui. Si l’étude phénoménologique de la perception s’attarde d’abord aux relations avec le monde naturel, le champ perceptif humain ne se limite pas à ce type d’objets. Comme nous l’avons vu au sujet de la forme symbolique, le monde phénoménal de l’être humain est fait d’objets d’usage et d’objets culturels. Ces objets sont produits par l’action humaine qui, en transformant le monde naturel, crée son propre milieu. Réciproquement, ces objets conditionnent le comportement humain puisqu’ils constituent la trame de fond du champ perceptif. Les ustensiles, les outils, et tous les objets culturels font partie intégrante de notre monde. Or, nous dit Merleau-Ponty, les objets culturels portent la trace d’autrui. En effet, s’ils permettent à l’être humain d’entrer en relation avec le monde et de vaquer à ses occupations, ils sont aussi, du moins en partie, le résultat du travail d’autrui et ils définissent également les rapports d’autrui avec le monde intersubjectif de la perception. Il dit : « Chacun de ces objets porte en creux la marque de l’action humaine à laquelle il sert. [Et] dans l’objet culturel, j’éprouve la présence prochaine d’autrui sous un voile d’anonymat33. » L’ensemble des objets culturels perçus, y compris le langage et le corps d’autrui, délimite le monde culturel et social de l’être humain. Ce n’est qu’en concevant la relation avec autrui convenablement, qu’il nous sera possible de saisir la nature de ce monde.

19Or, précise-t-il, « l’existence d’autrui fait difficulté et scandale pour la pensée objective »34. La présence d’autrui pose problème tant à l’empirisme qu’à l’intellectualisme. Autrui est d’abord, pour les empiristes, réduit à la présence du monde objectif qui se révèle, comme nous le savons, par un ensemble de stimuli physicochimiques. Dans une telle perspective, il ne peut y avoir de distinction entre un objet du monde objectif et le corps d’autrui, puisque tous deux ne sont que deux déterminations de l’en-soi. Il n’y a donc aucune place pour la particularité d’autrui face aux choses du monde dans la pensée empiriste. D’un autre côté, l’intellectualisme, lui aussi, rencontre des difficultés à admettre l’existence d’autrui. En effet, comme nous l’avons vu, une telle pensée suppose que la perception est fonction d’une conscience constituante qui organise les données brutes de la sensation. Or, si autrui relève de l’organisation d’une pensée constituante, alors l’autre perd sa particularité, ce qui revient au problème rencontré par l’empirisme. La position intellectualiste doit donc admettre la présence d’une conscience constituante chez autrui. L’Ego doit admettre un Alter Ego. Cette perspective se bute elle aussi à une embûche de taille. En effet, si la perception constituante du monde est redevable à une conscience, à un pour-soi, comment admettre une telle conscience de l’Alter Ego sans la réduire à celle de l’Ego ? Les consciences constituantes se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, réduites à celle de l’Ego, et autrui ne trouve pas plus de place dans l’intellectualisme que dans l’empirisme. « Mais, justement, souligne Merleau-Ponty, nous avons appris à révoquer en doute la pensée objective, et nous avons pris contact, en deçà des représentations scientifiques du monde et du corps, avec une expérience du corps et du monde qu’elles ne réussissent pas à résorber35. » C’est à partir de cette approche théorique élaborée au sujet du comportement, des phénomènes hallucinatoires et de la perception en général que nous pourrons comprendre convenablement, soutient-il, la relation avec autrui, et par la suite la nature du monde social.

20Les notions de forme et d’être-au-monde nous ont permis de comprendre les phénomènes perceptifs, le comportement et les phénomènes hallucinatoires, comme un échange constant d’un organisme avec son milieu, et donc comme un équilibre dynamique entre corps et monde. Pour faire place à autrui dans notre compréhension théorique des phénomènes perceptifs, il faut encore une fois revenir au corps phénoménal et penser les relations d’altérité à partir de l’appartenance essentielle au monde que nous avons mise en lumière plus haut. « Si j’éprouve cette inhérence de ma conscience à son corps et à son monde, nous dit Merleau-Ponty, la perception d’autrui et la pluralité des consciences n’offrent plus de difficulté36. » Autrui, tel qu’il est perçu, n’est ni un objet parmi les autres objets du monde objectif de l’en-soi, ni une autre conscience constituante, un pour-soi, dont le statut ne peut qu’être ambivalent.

Si le corps d’autrui, dit-il, n’est pas un objet pour moi, ni le mien pour lui, s’ils sont des comportements, la position d’autrui ne me réduit pas à la condition d’objet dans son champ, ma perception d’autrui ne le réduit pas à la condition d’objet dans mon champ [et] tous deux ne sont pas des cogitationes enfermées dans leur immanence, mais des êtres qui sont dépassés par leur monde et qui, en conséquence, peuvent bien être dépassés l’un par l’autre37.

21Dans la mesure où l’on considère qu’autrui se révèle à la perception par son comportement, il est possible de rendre compte de manière satisfaisante de sa présence dans le champ perceptif du sujet percevant. Or, le comportement, nous l’avons vu, se définit comme une relation avec un milieu. Plus encore, le comportement humain se caractérise comme forme symbolique, c’est-à-dire qu’il se détermine en fonction de relations de sens, de significations attribuées au monde naturel, mais aussi au monde culturel et à autrui. Percevoir autrui par son comportement veut alors dire que les actions des autres êtres humains présentes dans mon champ perceptif s’insèrent dans les ensembles significatifs qui caractérisent mes rapports au monde. Autrui n’est ainsi ni une simple chose du monde objectif, ni une conscience constituante, mais bien un comportement qui donne sens à mon monde. Disons avec Yves Thierry que « la perception des conduites d’un corps n’a pas à être constituée comme perception d’un autre moi dans la vie du moi, mais manifeste d’emblée la présence d’autrui »38.

22Toutefois, dans un premier temps, comme le souligne Merleau-Ponty, cette conception de la perception d’autrui peut sembler renvoyer au solipsisme39. En effet, la perception d’autrui comme comportement se fait toujours à partir d’un point de vue sur le monde, soit le mien. Il semble ainsi possible de concevoir autrui comme comportement, tout en conservant le primat de ma perception. Mais ce ne serait que faire la moitié du chemin. Si je perçois autrui comme comportement, c’est-à-dire comme organisme qui interagit avec le monde en fonction d’ensembles significatifs, et si ma propre perception de mon corps et du monde est fonction de mon appartenance au monde dans lequel autrui est inclus, le comportement de l’autre contribue à définir ma perception qui, elle-même, se traduit par un comportement qui contribue à définir la perception d’autrui. Comme le souligne Sonia Kruks, « the social world, then, is a world of incipient and actualised meaning […] its institution by and between men is possible because men share an intersubjective basis through their bodily relationship with the natural world »40. Ce n’est qu’à condition de considérer cette co-appartenance réci­proque et anonyme du comportement de l’autre et de mon comportement, avance Merleau-Ponty, que nous pourrons comprendre la perception d’autrui et ainsi définir de manière satisfaisante le monde social. Il dit en ce sens :

il nous faut donc redécouvrir, après le monde naturel, le monde social, non comme objet ou sommes d’objets, mais comme champ permanent ou dimen­sion d’existence : […] notre rapport au social est, comme notre rapport au monde, plus profond que toute perception expresse ou que tout jugement. Il est aussi faux de nous placer dans la société comme un objet au milieu d’autres objets, que de mettre la société en nous comme objet de pensée, et des deux côtés l’erreur consiste à traiter le social comme un objet. Il faut revenir au social avec lequel nous sommes en contact du seul fait que nous existons, et que nous portons attaché à nous avant toute objectivation41.

23Tout comme dans le monde naturel, où les choses transcendent le sujet de la perception, le monde social est transcendant, en ce sens qu’il dépasse essentiellement les individus qui y sont placés. La coexistence des êtres-au-monde ouverts à un monde qu’il ne peuvent jamais posséder en entier, permet de concevoir le monde social comme un tissu de significations, un tissu symbolique dans lequel les individus sont toujours engagés avant même qu’ils ne commencent à réfléchir sur la nature de ce monde. C’est ainsi que, faisant référence à Husserl, Merleau-Ponty dit :

Avec le monde naturel et le monde social, nous avons découvert le véritable transcendantal, qui n’est pas l’ensemble des opérations constitutives par lesquelles un monde transparent, sans ombres et sans opacité, s’étalerait devant un spectateur impartial, mais la vie ambiguë où se fait l’Ursprung des transcendances42.

24Le monde social, comme le monde naturel, est au fondement de la transcendance, cela veut dire que les individus appréhendent toujours leurs relations à autrui à partir d’une connaissance pré-objective et anonyme des rapports sociaux, et donc que le monde social les dépasse parce qu’il est constitutif de leur propre manière d’être. C’est en ce sens que Jean-Marie Tréguier dit :

En retrouvant dans le corps, et dans ses mouvements propres, un système symbolique fait d’échos où retentissent les gestes d’autrui et le monde même, […] un tissu conjonctif d’où viennent les liaisons, déchirures et reprises de nos vies, Merleau-Ponty dévoile en réalité la matrice de toute relation ou rencontre et de toute expérience en général43.

25Ceci implique qu’il n’y a pas de point de vue « objectif » sur le monde social, qu’il n’y a pas de spectateur acosmique du social, comme il n’y en a pas du monde naturel, mais que les êtres humains, en tant qu’ils sont êtres-au-monde, sont d’abord et toujours engagés dans le monde avant d’y porter un regard réflexif.

Éthique et phénoménologie

26Merleau-Ponty développe certaines implications de cette conception du social au sujet de la liberté individuelle et historique44. La pensée objective semble, ici aussi, n’offrir que des conceptions qui ne tiennent pas compte du monde social phénoménal. Il dit : « Le choix semble être entre une concep­tion scientiste de la causalité, incompatible avec la conscience que nous avons de nous-mêmes, et l’affirmation d’une liberté absolue sans exté­rieur45. » Si la liberté est envisagée, dans la pensée objective, selon l’ordre de l’en-soi ou du pour-soi, ou bien il n’y a alors aucune place pour notre propre conscience de ces phénomènes et pour la présence d’une liberté du sujet percevant, ou bien il y a un sujet transcendantal complètement libre parce que totalement maître de lui-même et de son monde, mais qui devrait être considéré sans liberté s’il était dépossédé de cette maîtrise. Or, « nous avons appris à révoquer en doute la pensée objective » au sujet des phénomènes hallucinatoires, du comportement, de la perception en général et du monde social intersubjectif. Il en est de même au sujet de la liberté. Empirisme et intellectualisme ne permettent pas de saisir de manière satisfaisante la liberté, puisqu’ils la réduisent au néant ou ils l’admettent comme absolu. Dans un cas comme dans l’autre, aucune de ces théories ne rend compte de l’engagement au monde qui oriente et délimite la liberté. Merleau-Ponty prend comme exemple le complexe d’infériorité46 pour montrer cette appartenance essentielle au monde. Si une personne a vécu la plus grande partie de sa vie en étant affligée d’un tel complexe, l’infériorité est alors intégrée et « sédimentée » dans ses rapports au monde et ses comportements. Certes, cette personne n’est pas confinée à cette situation et à cette relation avec son passé, mais elle aborde ses relations présentes et son avenir dans cette « atmosphère » d’infériorité. Ce comportement ne pourra être modifié par un travail psychanalytique que s’il est lui-même intégré à des rapports d’existence différents pouvant lui donner un nouveau sens, par exemple les rapports entre le malade et le psychanalyste lui-même47. Ainsi, selon Merleau-Ponty, « notre liberté ne détruit pas notre situation, mais s’engrène sur elle : notre situation, tant que nous vivons, est ouverte, ce qui implique à la fois qu’elle appelle des modes de résolution privilégiés et qu’elle est par elle-même impuissante à en procurer aucun. [Or,] nous arriverions au même résultat en considérant nos rapports avec l’histoire »48. Si, d’un côté, nos rapports à la liberté individuelle ne sont envisageables qu’en fonction d’une relation à un milieu et à un monde, la liberté historique doit être approchée de la même manière.

27Prenant l’exemple du marxisme, qui suppose soit l’autonomie des déterminations économiques dans la structuration des classes sociales, soit l’intellectualisation de cette appartenance de classe, Merleau-Ponty souligne que « ce n’est pas l’économie ou la société considérées comme système de forces impersonnelles qui me qualifient comme prolétaire, c’est la société ou l’économie telles que je les porte en moi, telle que je les vis, — et ce n’est pas davantage une opération intellectuelle sans motif, c’est ma manière d’être au monde dans ce cadre institutionnel »49. Nos rapports aux classes sociales, à l’histoire, à la société et au politique doivent être considérés à partir de la détermination du monde social que nous avons exposée plus haut. Ils sont « un certain mode du Mit-Sein »50, de l’ « être-avec », c’est-à-dire de l’appartenance essentielle au monde social et à autrui dans la détermination de nos propres comportements et de notre perception des comportements d’autrui ; plus encore, dans la détermination de nos comportements réciproques, de notre co-existence. Comme le souligne Ronald Bonan, « l’inter-subjectivité est capable d’ouvrir de proche en proche chaque subjectivité à un "horizon social" ainsi qu’à une “histoire collective” ; autant dire que le schématisme intersubjectif joue aussi bien de manière infra-subjective que supra-subjective »51. Ainsi, conclut Merleau-Ponty,

nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion inextricable. L’idée de situation exclut la liberté absolue à l’origine de nos engagements. Elle l’exclut d’ailleurs également à leur terme. Aucun engagement, et pas même l’engagement dans l’État hégélien, ne peut me faire dépasser toutes les différences et me rendre libre pour tout52.

28Notre compréhension de l’histoire et des phénomènes politiques se fait toujours à partir de notre présence dans le champ du monde social, à partir de notre inclusion dans un ensemble symbolique qui organise les comporte­ments d’autrui et les nôtres. Ainsi :

Je ne peux manquer la liberté que si je cherche à dépasser ma situation naturelle et sociale en refusant de l’assumer d’abord, au lieu de rejoindre à travers elle le monde naturel et humain. Rien ne me détermine du dehors, non que rien ne me sollicite, mais au contraire parce que je suis d’emblée hors de moi et ouvert au monde53.

29Voilà donc quelle est la structure théorique permettant de saisir convenable­ment les rapports à autrui, telle que fournie par la Phénoméno­logie de la perception. C’est, croyons-nous, cette structure de pensée qui sera reprise dans les travaux ultérieurs de Merleau-Ponty touchant les questions éthiques et politiques54. Par ailleurs, le même cadre théorique régit les travaux du texte Le Visible et l’invisible, où le concept de « chair » désigne la présence essentielle du monde55.

30Une telle conception des rapports à autrui et au monde social implique que l’existence humaine est fondamentalement plongée dans un monde intersubjectif, un monde social relevant des comportements, monde qui transcende les existences individuelles. Ainsi, toute discussion éthique n’est possible qu’en fonction de l’engagement des individus dans ce monde ; il n’y a pas de tabula rasa, il n’y a pas d’immanence radicale puisqu’une telle option, comme toutes les autres, n’est possible qu’à condition de se référer à une expérience du monde qui échappe nécessairement au sujet immanent parce qu’elle est constitutive de son propre rapport au monde. Sans détermi­nisme empiriste, ni volontarisme intellectualiste, une telle compréhension du social offre, par ailleurs, un ensemble conceptuel heuristique pour penser les rapports entre transcendance et monde social. Les analyses de Merleau-Ponty ont inspiré à ce propos les travaux de Claude Lefort56. La philosophie de la perception chez Merleau-Ponty et ses implications quant à notre conception des rapports avec autrui constituent, hors de tout doute, un apport considé­rable à la pensée du xxe siècle et à la philosophie éthique contempo­raine, et fournissent en ce sens un point d’appui incontournable pour toute nouvelle recherche à ce sujet.

Notes

1 Cf. E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, II : « Élucidation de l’ori­gine de l’opposition moderne entre l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal », p. 25 suiv.
2 P. Ricœur, « Introduction », dans Maurice Merleau-Ponty, Le psychique et le corporel, Paris, Aubier, 1988, p. 12.
3 M. Merleau-Ponty, « Projet de travail sur la nature de la perception », dans Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Vendôme, Verdier, 1996, p. 11.
4 M. Merleau-Ponty, « Avant-propos » dans Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. ii-iii.
5 Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 385-397.
6 Ibid., p. 385.
7 Ibid., p. 240-241.
8 Ibid., p. 386-387.
9 Ibid., p. 385.
10 Cf. ibid.
11 Ibid., p. 388.
12 Cf. ibid., p. 387.
13 F. Dastur, Chair et langage : Essais sur Merleau-Ponty, Fougères, Encre marine, 2001, p. 31.
14 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 387.
15 Cf. M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, puf, 1967 (6e édition).
16 Ibid., p. 2.
17 Ibid., p. 135-136.
18 Ibid., p. 45.
19 Ibid., p. 97.
20 Cf. ibid., p. 137.
21 Ibid., p. 100.
22 Cf. ibid., p. 114-138.
23 Cf. ibid., p. 133.
24 Ibid., p. 175.
25 Ibid., p. 68.
26 F. Dastur, op. cit., p. 30.
27 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 239.
28 Cf. la troisième partie de la Phénoménologie de la perception, « L’être pour soi et l’être au monde », p. 423-520, et, entre autres, le quatrième chapitre de M. Rainville, L’Expérience et l’expression, Essai sur la pensée de Maurice Merleau-Ponty, Montréal, Bellarmin, 1988, p. 73-87.
29 E. Matthews, The Philosophy of Merleau-Ponty, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2002, p. 48.
30 Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 269.
31 I. Matos Dias, Merleau-Ponty, une poïétique du sensible (trad. R. Barbaras), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2001, p. 47.
32 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 392.
33 Ibid., p. 399-400.
34 Ibid., p. 401.
35 Ibid., p. 402.
36 Ibid., p. 403.
37 Ibid., p. 405.
38 Y. Thierry, Du Corps parlant, le langage chez Merleau-Ponty, Bruxelles, Ousia, 1987, p. 75.
39 Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 409-415.
40 S. Kruks, The Political Philosophy of Merleau-Ponty, The Harvester Press – Sussex, Humanities Press – New Jersey, 1981, p. 15.
41 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 415.
42 Ibid., p. 418-419.
43 J.-M. Tréguier, Le Corps selon la chair, Phénoménologie et ontologie chez Merleau-Ponty, Paris, Kimé, 1996, p. 246.
44 Cf. la dernière section de la Phénoménologie de la perception intitulée « La Liberté ».
45 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 498-499.
46 Cf. ibid., p. 503-505.
47 Cf. ibid., p. 519.
48 Ibid., p. 505.
49 Ibid., p. 506.
50 Ibid., p. 518.
51 R. Bonan, « Un faible pour l’autre. L’intersubjectivité chez Merleau-Ponty », dans Cahiers philosophiques, n° 87, juin 2001, p. 58.
52 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 518.
53 Ibid., p. 520.
54 Cf. la préface de Signes et Humanisme et terreur.
55 On voit bien ceci lorsqu’il dit : « La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme d’ “élément”, au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose générale, à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui emporte un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un “élément” de l’Être », dans Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 181-182.
56 Cf. C. Lefort, « Permanence du théologico-politique ? » dans Essais sur le poli­tique : xixe-xxe siècles, ou encore, au sujet des rapports entre Merleau-Ponty et Lefort : G. Labelle, « Maurice Merleau-Ponty et la genèse de la philosophie politique de Claude Lefort », dans Politiques et Sociétés, vol. 22, n° 3, 2003, p. 9-44, et B. C. Flynn, « The Question of an Ontology of the Political : Arendt, Merleau-Ponty, Lefort », dans International Studies in Philosophy, vol. 16, n° 1, 1984, p. 1-24.

Pour citer cet article

Frédérick Bruneault, «Merleau-Ponty : autrui, éthique et phénomènes hallucinatoires», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 5 (2009), Numéro 8, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=340.

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