Bulletin d'Analyse Phénoménologique Bulletin d'Analyse Phénoménologique -  Volume 5 (2009)  Numéro 9 

La matérialité de l’imagination

Delia Popa

FNRS – Université catholique de Louvain

Résumé

Quelle est la matière propre à l’activité imaginaire ? S’il est entendu que la perception va « aux choses mêmes » moyennant des impressions sensitives et que la signification les identifie en restant vide de contenu, avec quoi et en vue de quoi l’imagination opère-t-elle ? L’appartenance de l’imagination — depuis toujours reconnue par Husserl — à la famille des actes intentionnels intuitifs nous fournit l’indice que l’imagination ne saurait fonctionner sans un contenu sensible. Mais de quelle nature est-il ? Peut-on parler, dans son cas, d’un simple remplissement d’acte intentionnel, par lequel son sens spécifique est constitué ? Les approches que Michel Henry et Edmund Husserl ont eues de ces questions seront confrontées afin de dégager le spécifique de l’imagination tel qu’il se présente dans son rapport au sens de l’expérience.

Abstract

What is the matter of the activity of imagining? Admittedly, perception goes “to the things themselves” by means of sensory impressions. But what are the means and ends of imagination? The fact that imagination belongs to the class of intuitive intentional acts suggests that it cannot work without a sensible content. But of what nature is this content? Could one speak here of the fulfillment of an intentional act, by which its specific sense is constituted? The author compares Michel Henry’s and Edmund Husserl’s approaches on this point, in order to explain the specificity of imagination in its relation to the sense of experience.

1Si l’on envisage le mouvement critique à l’égard de la phénoméno­logie qui anime la pensée de Michel Henry, on pourrait supposer qu’en un certain sens le philosophe français a rebroussé le chemin parcouru par Husserl depuis le cadre épistémologique de la psychologie brentanienne. Là où Husserl défendait la thèse précieuse d’une corrélation a priori entre la conscience et ce qu’elle vise intentionnellement1, Michel Henry nous invite à prendre la mesure de leur différenciation : se détache ainsi d’une part l’im­manence de la subjectivité comprise comme auto-affection et, d’autre part, le règne de l’extériorité, celui du monde où s’ek-stasient des choses et des formes visibles, des outils de la vie pratique et des connaissances objectives. En deçà de la thèse phénoménologique de l’intentionnalité, Henry entend ainsi retrouver son origine invisible, que nul rapport au monde ne saurait exhiber.

2Cette position scindée pourrait nous inciter à penser que, de même que notre implication mondaine n’influe pas sur l’auto-affection qui nous définit chacun dans notre singularité, le domaine des effectuations subjectives a peu d’incidence sur celui du monde. On pourrait en déduire que la philosophie henryenne a abandonné l’horizon du monde pour se consacrer entièrement à l’exploration de l’auto-épreuve primordiale et de la « matérialité phénoméno­logique pure » de l’auto-affection dont il souligne l’importance dans plu­sieurs de ses ouvrages2, et qui pourrait être rapprochée du domaine de la représentation brentanienne.

3S’il ne saurait s’agir cependant chez Henry d’un simple retour à une psychologie des contenus sensibles c’est parce que la différenciation entre le domaine de l’apparaître et le domaine de l’auto-révélation est exigée par un mouvement qui répond à l’exigence phénoménologique de fondation du monde objectif qui a pour finalité de lui conférer et de l’aider à retrouver sa cohérence et son sens originaire, qui assurent « l’unité primordiale (…) de la réalité elle-même»3. La différenciation entre la sphère subjective et la sphère objective peut être lue ainsi comme une conséquence immédiate du tournant transcendantal de la phénoménologie, de la perspective au sujet de laquelle Husserl notait lui-même qu’ « entre la conscience et la réalité se creuse un véritable abîme de sens »4. C’est donc pour rendre compte de la possibilité d’une réalité qui fait sens que son principe fondateur est dégagé avec radica­lité par Henry.

4Afin d’atteindre le fondement de toute connaissance, il convient de se libérer du présupposé qui consiste à concevoir l’être à partir d’une phéno­ménalité qui se dessine indépendamment des pouvoirs de la subjectivité. C’est dans le cadre de cette critique henryenne que je voudrais introduire le problème de l’imagination, qui sera pour moi celui de sa matérialité spéci­fique. La matière qui donne le principe directeur de la phénoménologie maté­rielle saura-t-elle rendre compte de nos vécus imageants ? Comment l’auto-affection sur laquelle repose notre vie consciente donne-t-elle naissance aux images, aux rêveries et aux fantasmes qui sont les nôtres ? Quelle est la nature spécifique du matériau sensible des images que nous contemplons, qui nous traversent et qui nous habitent ?

5Au premier regard, l’imagination se présente comme solidaire du règne de la visibilité, et donc de la phénoménalité dont Henry conteste le rôle primordial. Depuis Platon et Aristote l’imagination (phantasia) a été analy­sée en rapport avec le règne de la lumière et de la phénoménalisation5, raison pour laquelle la phénoménologie s’y est intéressée comme à un mode de la conscience susceptible d’éclairer notre approche des phénomènes. Ainsi l’imagination a-t-elle été thématisée comme une forme de la sensibilité qui renvoie à quelque chose qui ne peut être éprouvé de manière directe, mais seulement saisi indirectement, que ce soit à travers les images perceptives ou, plus généralement, à travers les « phantasiai », formes plus indéterminées, analysées par Husserl dans les textes consacrés à la phantasia, à la con­science d’image et au souvenir, réunis dans le volume xxiii des Husserliana. On pourrait tenir le paraître et l’apparence qui est son corrélat pour le domaine propre à l’imagination. Car l’apparence n’est pas autre chose que ce dont l’imagination s’empare sans pouvoir et sans vouloir atteindre ce dont elle est l’apparence — qu’il s’agisse d’une signification idéale ou d’un réfé­rent réellement existant — autrement qu’à travers son être apparent.

6Si la structure de renvoi et la distance irréductible de ce qui se donne en image sont des dimensions essentielles de son activité, faut-il conclure que l’œuvre de l’imagination est assignée à rester extérieure à la subjectivité, solidaire de ce qui ne nous touche pas et qui ne saurait nourrir l’auto-affectivité ? Ou bien est-il possible de relier la création qui lui est propre à l’origine invisible de la phénoménalité, qui est pour Henry de nature pure­ment auto-affective ? Mais si cette dernière hypothèse se vérifie, comment expliquer la présence mondaine des produits de l’imagination, faite d’images que les sens peuvent saisir de manière répétée, mais aussi de couleurs et d’intensités qui accompagnent nos rapports aux choses, leur donnant de la force et de l’épaisseur ? Le clivage entre une imagination solidaire du pur paraître et une imagination investie par l’auto-affection ne pourra être dépassé que par une analyse qui relie l’imagination au sens. À son tour, une approche de l’imagination à partir du sens, tel qu’il se forme à même les phénomènes, peut nous renseigner sur la nature de sa matérialité.

I. À la source de toute création : l’art abstrait

7Pour autant qu’elle est comprise comme la science qui cherche à saisir le sens de ce qui apparaît, la phénoménologie se tient nécessairement, selon Michel Henry, dans le domaine de l’apparence. L’apparence n’est pas à comprendre seulement comme ce qui nous fait face, comme ce qui apparaît, mais comme la structure générale de « la visibilité de l’horizon transcen­dantal de l’être »6. Les phénomènes étant solidaires de cet horizon implicite dont ils émanent et sur le fond duquel ils évoluent, leur élucidation phénomé­nologique ne peut que contribuer à « étendre le règne de l’apparence »7. Mais, lorsque le problème de l’essence du phénomène est soulevé, la mani­festation de son horizon est à considérer à partir de la réceptivité ontologique qui la rend possible, où s’annule l’opposition entre connaissance active et passive, entre spontanéité et réceptivité, entre pensée et sensibilité8. Le pouvoir qui a la propriété de poser l’horizon, en le créant et en le recevant à la fois est, comme Heidegger l’a remarqué dans ses commentaires de la théorie kantienne du schématisme, l’intuition comprise comme imagination transcendantale. Son domaine s’étend ainsi jusqu’à embrasser celui du monde où s’objectivent les choses et qui est également celui de leur repré­sentation. C’est donc grâce à la fonction synthétique de l’imagination qu’une représentation unitaire des choses est possible et c’est également grâce à elle qu’un monde fait sens.

8En partant de ces analyses, Michel Henry déplacera le centre de gravi­té du schématisme kantien, qui ne sera plus compris seulement comme un moyen de réunir la pensée et l’intuition sensible, mais comme ce qui forme la possibilité même de la transcendance, présentée comme « manifes­tation visible » ou comme « image reçue »9. C’est la raison pour laquelle l’auteur de l’Essence de la manifestation définit l’imagination transcendantale comme étant « la transcendance elle-même »10. L’imagination se présente dès lors comme cette intuition créatrice qui, en produisant l’horizon du monde, crée dans l’être la possibilité de l’altérité et y instaure la distance et l’écart où se déploie la phénoménalité dans sa visibilité.

9Comment faut-il comprendre cette altération de l’être que l’imagina­tion prend en charge ? Comment peut être défini le rôle de cette dernière dans l’instauration du monde phénoménal ? On pourrait cantonner l’imagina­tion dans le domaine seul de ce qu’elle rend manifeste, dans la représentation comprise non pas comme acte, mais comme résultat, de la même manière que l’on peut comprendre l’apparaître comme ce qui se phénoménalise dans le champ de visibilité de l’être11. La fonction de l’imagination serait alors celle de soutenir la richesse des formes et des couleurs du monde et la variété de ses apparences. Ce n’est cependant pas d’une imagination transcendantale que nous serions autorisés à parler ainsi, mais seulement d’une imagination objectivante, voire objectivée. Car, de même que l’apparaître ne se réduit pas à la phénoménalité manifeste, mais doit être compris également comme l’acte qui la fonde, l’imagination ne peut créer que parce qu’elle est avant tout une conscience immanente. Par « la révélation de l’imagination comme immanence »12 il faut comprendre que « dans la manifestation de l’imagina­tion réside, non la phénoménalité du monde, mais ce qui rend celle-ci possible, ce dans quoi la phénoménalité parvient à l’effectivité »13.

10C’est à cet endroit que l’analyse henryenne prend un tournant radical. Si l’on remonte aux sources de la création propre à l’imagination, on ne trouve pas le monde mais ce qui le rend possible, à savoir « une conscience à laquelle le monde n’appartient pas »14. Ce qui rend le monde effectif est une conscience où le monde est absent, de même que ce qui produit la transcendance est une « essence où la transcendance n’agit pas »15. C’est la nécessité de ce noyau immanent de toute création que la philosophie de Michel Henry cherche à mettre en évidence comme étant celle qui fonde toute apparence — et ce qui vaut pour le monde vaut également pour l’œuvre d’art. Si elle se présente comme expansion dans un horizon de visibilité, comme jet de couleur ou parole poétique, la création imaginaire ne tient sa cohésion que de sa capacité de retenir cet horizon près de soi, comme solidaire d’une activité immanente. C’est dans ce mouvement que Henry décèle également « l’essence de l’imagination »16. Nous comprenons dès lors que l’imagination entendue dans sa teneur immanente n’est pas dissociable du pathos de la vie dans son épreuve de soi et que tout ce qui se déploie par elle se définit à partir de ce pathos.

11Le chemin qui va de la phénoménalité de la création vers son origine immanente permet de comprendre qu’une « connexion essentielle »17 unit l’art et la vie, qui s’appuie sur le rôle que la création imaginaire est susceptible de jouer auprès de la vie comprise comme mouvement affectif immanent. C’est parce que la vie « n’est rien du monde » nous dit Henry, et qu’elle cherche néanmoins à s’affirmer indéfiniment comme force intensive qu’elle « fait appel à l’imagination »18. La création est demandée par la nature du dyna­misme immanent de la vie qui n’est pas seulement celui d’une épreuve de soi, mais aussi celui d’une incessante montée en intensité et en force, d’un désir illimité d’affirmation. C’est ainsi que « la vie est présente dans l’art selon son essence propre »19 manifestée comme accroissement de soi par lequel, à partir du souffrir originel de l’épreuve de soi, on accède à la joie et de la joie on passe à une souffrance nécessaire.

12Une fois ces nouveaux jalons posés, le problème nouveau qui se présente est de distinguer l’imagination de l’affectivité originaire. Ramenée au niveau immanent de la vie qui s’auto-affecte, révélée elle-même comme conscience immanente, l’imagination fond littéralement dans « la vie même » comprise comme « effort d’autodifférenciation interne »20. Sa seule spécificité sera intensive, non pas en ce qu’elle serait conçue comme une forme plus intense de l’affectivité originaire, mais en tant qu’elle est solidaire de l’intensification permanente de la Vie et qu’elle stimule son mouvement d’auto-impression.

13Qu’en est-il cependant de la spécification de l’imagination par rapport au mouvement de la vie ? On pourrait supposer que l’imagination assure le lien entre la vie qui s’auto-affecte et le monde visible où, comme Michel Henry le souligne, nous ne pouvons jamais la rencontrer comme telle. Deux directions pourraient alors être suivies dans l’analyse de la création artis­tique : une qui prend son point de départ dans la vie immanente, en suivant son mouvement d’accroissement qui exige une expression phénoménale et une autre qui part de ces œuvres d’art qui, de par la charge affective qu’elles nous intiment, ont le pouvoir de nous ramener au mouvement sensible primordial. Mais, à y regarder de plus près, ces deux directions de recherche s’enracinent chacune dans le même mouvement immanent. Pour ce qui est de la première, il faut souligner que le mouvement intensif de la vie ne peut trouver son expression adéquate en une représentation qu’à condition que cette représentation soit envisagée non pas à partir de ce qu’elle pourrait exposer de mondain, mais des tonalités subjectives qui la produisent et qu’elle suscite. Quant à la deuxième direction, on ne peut saisir dans une œuvre un mouvement vivant qu’à condition de dépasser ce qu’elle donne à voir pour trouver ce que Michel Henry appelle sa « composition originelle »21, faite non pas de lignes, de points et de couleurs perceptibles, mais, encore une fois, de sentiments et d’impressions subjectifs. Quelle que soit la direction que nous empruntons dans l’analyse de la création artistique nous nous retrouvons au même niveau immanent. Effectivement, cela se passe comme si la création avait lieu avant que soit posés le premier trait du pinceau et la première couleur sur la toile, avant que la première parole d’un poème soit écrite et avant que toute expression accessible à une vision se dessine. Loin d’assurer le lien du mouvement de l’affectivité immanente avec la phénoménalité, la création imaginaire dont nous parle Henry est une création d’avant le monde, laissant des traces visibles dans ce monde comme par accident.

14Cette idée est renforcée par le sens que reçoit sous la plume de Henry l’abstraction dans l’art. L’abstrait dans la peinture ne désigne, pour l’auteur de Voir l’invisible, ni une crise de l’objectivité dans l’art, ni un remaniement de la figuration perceptive, mais « le jaillissement intérieur continu de la vie (…) qui s’étreint dans la nuit de sa subjectivité radicale où il n’y a ni lumière, ni monde »22. C’est pourquoi l’art abstrait ne peut être conçu comme une variation parmi d’autres du devenir historique de l’art, mais comme ce qui est susceptible de dévoiler la possibilité même de la peinture et « la source éternelle de toute création »23 : ce qui se réalise en lui n’est pas seulement un jeu nouveau de formes apparentes, mais l’essence intime de la vie dans son mouvement d’affirmation. L’abstraction artistique se définit ainsi en tension par rapport à l’objectivité, dans la mesure où elle possède le don d’ « arracher les tonalités subjectives de leur dissolution dans la perception objective » et de « les isoler pour les rendre à la puissance de leur retentissement origi­nel »24. C’est ainsi que s’affirme la spécificité éthique de l’art compris comme « négation dans l’objectivité de l’objectivité elle-même »25.

15Si nous remontons à la source de cette négation dont l’affirmation artistique de la vie est solidaire, nous remarquerons que la possibilité des tonalités subjectives que l’art suscite est toujours présente en nous. Pourquoi n’en investissons-nous pas alors chacun de nos gestes, chacune de nos paroles et de nos pensées, chacune de nos œuvres ? Pourquoi l’exposition dans la lumière du monde les atténue-t-elle jusqu’à les éteindre ? Pourquoi les sentiments et les émotions ne peuvent-ils ressortir que par un retrait de la visibilité ? Pourquoi faut-il se rendre aveugle à ce qui peut être vu pour « se sentir voir », ce mot de Descartes que Henry reprend pour décrire le mouvement immanent de la vie ? C’est parce que l’affectivité subjective est, selon Henry, fondamentalement étrangère au monde, et qu’elle est menacée, en lui, par une altération radicale qui met en danger son essence même. Le monde et la vie s’opposent comme le jour et la nuit. Car la vie ne peut être préservée que pour autant qu’elle reste en soi : tout écart, toute distanciation nous rend inaccessible son être propre, révélé comme auto-affection ; alors que le monde est fondé dans cet écart quant à soi où se déploie la phéno­ménalisation dans sa visibilité.

16Il y a cependant lieu de soutenir également — et tout particulièrement par rapport au domaine de la création artistique — que, pour s’ignorer mutuellement de manière aussi radicale, la vie et le monde ont besoin l’un de l’autre, comme la nuit et le jour. Il faudrait alors reconnaître au monde la possibilité de se manifester comme vivant et à la rencontre que nous faisons des formes et des couleurs visibles un rôle plus important auprès de la vie qui s’auto-affecte — ce qui n’est possible qu’à condition de parvenir à retrouver le lien entre l’affection et l’auto-affection autrement que par une déduction du fondement originaire à partir de ce qui ne l’est pas. C’est cette direction de recherche que peut éclairer l’interrogation sur le statut de la matérialité de l’imagination.

II. Les voies multiples de l’esthétique matérielle

17La phénoménologie matérielle de Henry est solidaire d’une esthétique qui, même si elle ne concerne pas seulement le domaine des œuvres d’art, s’éclaire à partir de leur fréquentation. Est à suivre dès lors le double enra­cinement de cette esthétique selon que l’on procède, comme Michel Henry, à partir du principe immanent de l’auto-affection ou bien à partir du monde au sein duquel elle déploie sa manifestation. À ce double enracine­ment corres­pondront deux sens de la matérialité qui nous permet de définir une esthétique comme étant une esthétique « matérielle ».

18Les analyses henryennes attirent notre attention sur le fait qu’une œuvre d’art ne peut être considérée comme telle qu’en rapport avec une sensibilité qu’elle éveille et avec la vie profonde qu’elle stimule en elle. Ce sens de l’œuvre peut être occulté si on la saisit comme une représentation objective ou tout simplement comme une irréalité dépourvue de toute consistance affective. Le pas à franchir entre représentation et irréalité n’est pas grand, car si ce qui est représenté tire sa sève réelle de la sensibilité, il perd sa réalité aussitôt qu’il est séparé d’elle et qu’il est envisagé comme autonome. C’est par le biais de leur exposition dans une représentation que des œuvres issues d’une créativité sensible vivante peuvent être traitées comme des objets parmi les autres, ce qui peut entraîner non seulement un problème de compréhension de leur essence vivante, mais aussi des conséquences qui portent directement atteinte à cette essence jusqu’à pouvoir l’anéantir. L’exemple de la restauration destructrice du monastère grec de Daphni que Michel Henry critique dans La Barbarie est en ce sens parlant. Pour éviter un tel écueil il faut comprendre que, par delà ce qui peut être observé et mesuré, toute œuvre « s’alimente à une source secrète »26 et reste porteuse d’une force affective invisible qui ne peut être objectivée.

19Le problème qui intervient alors est que l’œuvre d’art partage cette condition qui est censée la spécifier comme telle avec tout ce qui est ressenti de manière subjective. Isolée du monde visible afin que son essence puisse être cernée, elle devient impossible à discerner au sein du déploiement de la vie affective. Or, de même que nous comprenons que l’œuvre d’art n’existe comme telle qu’en vertu de la sensibilité qu’elle investit, nous devons concéder que tout ce qui est affectif n’est pas artistique. Face à ce problème, on se doit de rappeler que la création artistique a son site à la fois dans le monde et hors de lui : dans le monde, dans la mesure où elle manie des sons que nous pouvons entendre et des couleurs que nous pouvons voir ; hors de lui en tant qu’ayant pour corrélat un imaginaire qui reste invisible, impossible à thématiser. La particularité de l’esthétique henryenne par rapport aux autres esthétiques phénoménologiques est de concevoir cet imaginaire comme investi d’affectivité et comme dépourvu de toute repré­sentation mondaine. C’est seulement à cette condition que nous pourrons chercher en lui « le statut véritable de l’œuvre d’art »27.

20Pour passer d’une conception de l’imagination à l’autre — de son caractère visible et mondain à son caractère invisible et immanent — il faut quitter l’attitude objectivante et embrasser ce que Henry appelle la « vision esthétique » : s’imposera alors le caractère de « fenestrité » (Fenster­haftigkeit) de l’image que Husserl et Fink28 ont décrit comme étant la capaci­té, propre à l’image, d’installer une rupture dans l’horizon perceptif habituel et de nous introduire dans un nouvel horizon de sens. Henry ne se contente cependant pas de constater, comme ces deux auteurs, que l’image est une fenêtre dans le monde réel qui renvoie à autre chose que son ordre concret. Il précise que par elle « le regard se trouve transporté vers un ailleurs radical »29 qui est celui de la Vie qui agit dans toutes choses.

21Mais Henry va encore plus loin lorsqu’il affirme qu’il serait erroné de différencier, comme l’ont fait Husserl et Sartre, la perception et l’imagina­tion, et d’examiner l’esthétique comme relevant du domaine de l’imaginaire, sans la mettre en rapport avec la perception. Puisque l’imaginaire pur doit être tenu pour affectif, cela reviendrait à refuser au monde perçu des qualités affectives subjectives. Or, ce ne sont pas seulement les sensations primaires qui sont en question ici, mais aussi et surtout leur « être originel auto-affecté »30 à partir duquel le monde est senti. Contre une telle distinction il faut rappeler que l’esthétique se nourrit originellement de la sensibilité et qu’à ce titre elle irrigue tous les domaines de l’existence, de la perception quotidienne jusqu’à la connaissance. Le domaine de l’esthétique est donc le domaine de la vie et « il se recouvre (…) avec le monde lui-même (…) pour autant que celui-ci est un monde sensible »31. Nous pouvons dire que l’imaginaire embrasse le réel perceptif et ne s’abîme en lui que lorsque celui-ci abandonne sa charge affective pour se figer en monde d’objets ; toute la question étant de savoir comment ce changement insigne a lieu et pourquoi.

22Nous assistons ainsi au dépassement de la conception de l’imagination en tant que pouvoir de représentation ou de production d’images vers une détermination affective de celle-ci. Mais si on envisage l’imagination comme investissant effectivement le réel à chaque fois que celui-ci est ressenti subjectivement, le problème est encore une fois celui de la scission entre son mouvement immanent et ce que sa création donne à voir. Nous courons alors le risque de substituer à la séparation (modale) entre imagination et percep­tion une séparation bien plus grave, celle entre « la dimension ontologique de l’art » et le monde objectif de la perception ; de reléguer ainsi un bon nombre d’œuvres au niveau d’un objectivisme froid et dépourvu de fondement pour n’accepter dans le domaine de l’expérimentation artistique que ce qui nous meut affectivement. Peut-on opérer une telle ségrégation dans le domaine de l’art à partir du seul critère de l’affectivité ? Peut-on écarter ce qu’il expose et donne à voir du côté de l’objectivisme ?

23Le problème est à nouveau de constater que l’acte de création se limite chez Henry à la « composition originelle » des tonalités subjectives et déchoit dès qu’il rejoint la visibilité, comme si la phénoménalisation lui enlevait sa valeur affective première et son sens. Si la critique henryenne de l’objectivisme est légitime, faut-il cependant ramener à elle tout le domaine de la phénoménalisation et a fortiori celui de la phénoménalisation artis­tique ? Peut-on tenir le déploiement mondain de la phénoménalisation pour noyé d’emblée dans l’objectivation ? Comment glisse-t-on du domaine de la lumière de la phénoménalisation dans celui de la nuit de la vie ? Comment sort-on de l’obscurité affective pour rejoindre l’ordre du jour ?

24Contre cette limite ferme qui se dresse entre le visible et l’invisible, sans nuance aucune entre la lumière de la représentation et la nuit de la vie, il faudrait rappeler le clair-obscur de nos vécus les plus nombreux auxquels l’esthétique matérielle devrait accorder une place. Si elle le faisait, nous devrions tâcher de penser à travers eux non pas seulement un monde qui se recouvre parfois de couleurs affectives pour en être déserté d’autres fois, mais aussi un monde qui baigne le plus souvent dans une couleur indécise, qu’il nous revient d’éclairer ou d’obscurcir selon notre investissement affectif.

25Comme Georges Didi-Huberman l’a montré dans ses ouvrages sur l’image32, une autre manière de dépasser la représentation dans l’art est possible qui procède à partir de l’image même dans sa visibilité et de ce qu’elle a de plus matériel. C’est donc également une esthétique matérielle que cet auteur développe, par ailleurs fortement inspirée par la méthode phénoménologique. Sauf que « matériel » revêt sous la plume de Didi-Huberman un autre sens que sous celle de Henry : il ne s’agit pas de la matière impressionnelle de la conscience33, mais de ces éléments de l’image visible souvent négligés, comme le support sur laquelle elle est peinte, l’épaisseur des taches de couleur ou l’intensité excessive de certaines nuances qui surprennent le regard sans le renvoyer à une signification précise. Dans ces « accidents de matière», Didi-Huberman voit la possibilité d’interrompre l’unité objective ou naturelle de la représentation afin d’imposer une « auto-présentation de la peinture elle-même »34 et de l’image en tant qu’image. Dépourvus de signification, dépourvus de forme, ces éléments donnent à voir quelque chose de brut, d’indéterminé — un indice ou un vestige de quelque chose — et font jouer la présence matérielle massive contre la transparence de la représentation. C’est ainsi qu’entre le visible et l’invisible s’ouvre un espace intermédiaire, celui du « visuel » ou du « figurable »35 — à distinguer du « visible » et du « figuré » — qui se nourrit à la fois de la préfiguration et de la défiguration des choses et qui libère ce qui est à voir de son sens objectif pour l’ouvrir à une multiplicité de sens36.

26La méthode de Didi-Huberman est pressentie par Henry quand il remarque qu’à la différence d’un objet, dans l’image peinte « un très petit espace réel sur la toile peut représenter dans le tableau un espace immense »37 — mais dans ce trouble qui distingue l’image au sein de la perception Henry décèle uniquement sa propension de renvoyer vers un « ailleurs radical », qu’elle partage avec tout ce qui est investi par l’affectivité de la vie.

27En partant du même constat, Didi-Huberman appelle ce petit espace pictural qui vient brouiller l’ordre de la représentation un « pan »38, et il le considère dans sa matérialité la plus brute : tache incongrue de couleur, intensité ou épaisseur de matière. Les exemples sont celui du pan de mur jaune dans la Vue de Delft de Vermeer, « volée de couleur » qui frappe au Louvre l’écrivain Bergotte dans La recherche du temps perdu, celui d’un grand espace blanc dans l’Annonciation peinte par Fra Angelico sur les murs du couvent de San Marco de Florence ou encore les taches rouges qui parsèment la scène du Noli me tangere peinte par le même Fra Angelico. Ces éléments qui sont de l’ordre du « support matériel, des craquelures de la toile ou des fentes de bois, ou encore les taches colorées et leur étalement en quelque sorte “physique” sur la surface peinte »39, sur lesquels Henry s’accor­dait avec Husserl pour dire qu’ils devraient être dépassés pour saisir un tableau comme une image, constituent pour Didi-Huberman, bien au con­traire, le point de départ de son exploration, qui permet de découvrir l’image non comme « composition originelle » préexistant à sa visibilité, mais comme figurable en creux de sa visibilité.

28Face à ces deux versants d’analyse, on comprend que l’orientation de l’esthétique matérielle dépend de ce que l’on entend par matière : en tant qu’impression sensible originaire dont la nature n’est pas simplement affective, mais auto-affective, elle fera signe vers la vie invisible qui anime la création ; en tant que toile, bois ou mur, épaisseur ou intensité de couleur qui frappe la vue et la déstabilise, elle aura le don de mettre l’image en mouvement, non pas pour nous renvoyer vers un en-deçà invisible de la représentation, mais pour nous montrer qu’une représentation ne sera jamais une image si elle ne se nourrit de sens multiples. Cependant, entre la matérialité invisible de la vie qui s’auto-affecte et la matérialité visible du monde, il y aurait à chercher une troisième voie possible, qui permette de repenser le statut de l’imagination à la lumière de la corrélation qui s’établit entre la subjectivité et le monde. Les analyses husserliennes qui envisagent l’imagination à partir de l’intentionnalité nous donnent les moyens d’explorer cette voie tierce.

III. La voie tierce de la matière imaginative : le sens et le temps

29Une approche de la perspective intentionnelle husserlienne nous donne la possibilité de comprendre la matérialité imaginative à partir de ce que Husserl a thématisé depuis la cinquième Recherche logique comme étant la matière des actes intentionnels : il s’agit de leur « être-dans-le-comment » défini dans les Idées directrices pour une phénoménologie pure comme le sens (Sinn) des actes intentionnels40. Dans Incarnation, Michel Henry inter­prète cette matière intentionnelle comme étant celle de la « matière phénomé­nologique pure » de l’impression41 à partir de laquelle l’intentionnalité se ré­vèle à elle-même et éprouve sa réalité. Telle n’est cependant pas la position de Husserl, qui a bâti une théorie phénoménologique du sens compris comme indépendant des contenus immanents42. Pour Husserl le sens est l’élément qui oriente l’acte intentionnel de telle ou telle manière43, et qui fait qu’il peut appréhender le même objet de plusieurs façons. Dans le cas d’un acte d’imagination, sa matière sera celle du rapport spécial qu’il met en œuvre, qui diffère, par exemple, selon qu’il s’agit de la conscience d’image (Bild­bewusstsein) ou de la fantaisie (Phantasie).

30Annoncée par plusieurs passages des Recherches logiques, l’analyse phénoménologique de l’imagination est entamée par Husserl dans son cours de l’hiver 1904-1905 consacré à la famille des présenti­fications44. L’imagina­tion y est présentée comme un mode d’appréhension intentionnelle qui a pour trait distinctif d’investir ses objets du caractère d’image. Ceci suppose, inversement, que les images ne tirent leur sens d’image que des actes inten­tionnels qui les appréhendent comme telles. Dans le cas d’une image perçue, l’acte de perception s’entrelace avec un acte imageant, lui-même divisé en deux directions : vers l’objet-image (Bildobjekt) et vers le sujet-image (Bildsubjekt). Cette double direction intention­nelle, présente dans la visée de toute image, rend compte de la qualité de présentification (Vergegen­wärtigung) propre à l’imagination en général, qui la rapproche du souvenir et de l’attente : comme eux, elle désigne une forme d’intuition qui vise un objet absent et fournit un accès direct à ce qui ne peut se donner que de manière indirecte.

31C’est ainsi que se dessine la thèse husserlienne de l’autonomie de la conscience imageante par rapport à la perception qui reste, elle, une présen­tation (Gegenwärtigung). Toutefois, cette autonomie n’est pas marquée par Husserl uniquement au niveau noétique, mais aussi au niveau hylétique. Effectivement, ce ne sera pas seulement la nature de l’acte intentionnel — j’appréhende cette chose en tant qu’image — qui assurera la spécificité de l’imagination, mais aussi la nature du contenu de cet acte : la où la perception appréhende des sensations, l’imagination travaille avec des phantasmes45. L’introduction tardive, par Husserl, de cette famille nouvelle de contenus impressionnels qualitativement différents de ceux engagés par la perception a été contestée comme une régression de son analyse phénoménologique au niveau psychologique et comme une concession faite aux théories empiristes de Hume et Locke, qu’il avait par ailleurs fortement critiquées.

32On peut s’interroger effectivement sur la pertinence de cette différen­ciation entre fantasmes et sensations qui nous renvoie à notre question de la matérialité de l’imagination. Cela se passe comme si quelque chose, dans l’image, surpassait la capacité de détermination de l’acte intentionnel, contri­buant de manière décisive à ce qu’elle s’impose en tant qu’image. Ce trait propre à l’image, dont la noèse ne peut pas rendre compte, saurait-il toutefois être garanti par son contenu immanent ? Si tel était le cas, la perspective husserlienne ne ferait que confirmer les développements de l’analyse henryenne. Est-il cependant certain que la spécificité de l’image puisse être surprise au niveau de l’immanence impressionnelle de la conscience ? Ne relève-t-elle pas de quelque chose qui est à chercher aussi bien hors de l’acte intentionnel que hors de l’immanence subjective ?

33C’est ce qu’invitent à penser les analyses husserliennes sur cette forme plus libre de l’imagination qu’est la fantaisie (Phantasie), qui fonde tous les actes imageants. Les descriptions attentives que Husserl lui consacre prouvent clairement que le schéma intentionnel et impressionnel de la con­science d’image (Bildbewusstsein) ne convient pas pour cerner la nature de ses manifestations et la manière dont elles sont engendrées. Contrairement à la conscience d’image, la fantaisie n’opère pas avec des images, mais avec des profils fugitifs, de pâles esquisses évanescentes qui se succèdent pour composer l’ordre étrange de nos rêveries et de nos rêves dans lequel la conscience d’image s’enracine également. Husserl écrit à son propos :

… elle est nettement séparée de la fonction propre d’image par ceci qu’il lui manque un objet-image se constituant spécifiquement. Et même alors, un objet-image en tant qu’objet-image présent. Ici le sujet n’est donc pas comme dans le cas du caractère d’image physique intuitionné au-dedans d’un objet-image apparaissant comme présent, d’un objet qui se donne l’air d’être membre de l’objectité du champ visuel, ou extérieurement figuré en image par un tel objet, ni même symbolisé d’après une similitude lointaine. Nous avons bien dans la représentation de fantaisie (Phantasievorstellung) une apparition d’un objet, mais aucune apparition d’un quelque chose de présent au moyen de laquelle se produirait une apparition de quelque chose de non présent46.

34Si le rapport de la présence à l’absence, qui donne le caractère de présenti­fication de l’image, ne peut ici s’établir, c’est parce que la présence est impossible à atteindre dans la fantaisie. Ce qui manque donc à cette forme de l’imagination est la force, propre à la conscience en général, d’actualiser ses vécus et d’entretenir une forme de présence intuitive.

35Si nous observons la manière dont les productions de la fantaisie se déploient, ce qui attire l’attention en premier lieu c’est leur caractère vague et imprécis, qui rend difficile leur saisie ponctuelle, mais aussi la rapidité avec lesquels elles s’enchaînent, qui rend leur apparition soudaine et inopinée. Bien que Husserl persévère à affirmer leur caractère objectif, les vécus de la fantaisie ne livrent pas, à proprement parler, des objets dont le sens serait constitué par des actes, comme l’est le sens de l’image, dans le cas des images perceptives. Il s’agit plutôt de simples apparitions qui semblent, au premier regard, reproduire seulement certains traits, arbitrairement choisis et généraux, des choses qu’elles présentifient : certaines couleurs et certaines formes, elles-mêmes faiblement marquées et changeantes. Loin de composer, comme nous pourrions l’attendre de la part d’une forme « interne » de l’imagination, des images vécues dans l’immanence de la conscience, les apparitions de la fantaisie font miroiter des esquisses fugaces, des profils indéfinis et des couleurs ternies.

36Le schéma opératoire fondamental de l’intentionnalité, qui suppose qu’une appréhension (Auffassung) anime un contenu (Inhalt) immanent, paraît dès lors difficile à appliquer aux vécus de la fantaisie, où les phantasmes immanents sont impossibles à différencier des actes. Aussi y a-t-il des raisons de penser que la révision de ce schéma autour de 190947 n’est pas seulement liée aux conséquences tirées des analyses sur le temps, mais aussi à celles qui se dégagent des explorations de la fantaisie. Là où l’étude phénoménologique de la temporalité a imposé un élargissement du présent de la conscience vers les rétentions et les protentions et la prise en compte des données non actuelles de la conscience, les recherches sur la fantaisie ont mis en évidence la soudaineté de certaines apparitions, auxquelles manque précisément le caractère de présence, essentiel pour les analyses husser­liennes de la temporalité.

37Aussi l’examen de la fantaisie invite-t-il à une radicalisation des positions husserliennes dans la direction d’une interrogation du statut de la présence même, et d’une remise en cause de son rôle fondateur de l’écoule­ment temporel en tant qu’écoulement continu. Il faut ainsi comprendre que le présent qui est ici visé dans son rôle fondateur n’est pas un simple mode temporel de la conscience parmi d’autres. Son noyau est à chercher dans la présence à soi de la conscience, dans son immanence, que Husserl suppose comme constamment pré-donnée dans l’expérience. C’est la thèse phénomé­nologique dont Henry approfondira les conséquences dans sa théorie de l’auto-affectivité. Or, cette présence à soi est mystérieusement absente dans la fantaisie.

38Les analyses de la fantaisie nous permettent dès lors d’avancer que si, pour Henry, la matière de l’imagination était celle de l’auto-affection invi­sible de la subjectivité, elle est à chercher, pour Husserl, du côté d’une temporalité qui échappe aux emprises des saisies présentes pour nous expo­ser à un sens qui se forme à même l’apparition phénoménale et qui ne peut être accueilli que passivement. Si l’on relie les descriptions phénoméno­logiques de ces états dans lesquels la fantaisie nous transporte aux analyses génétiques, il apparaît que leur temporalité saccadée et intermittente plonge la conscience du présent dans son passé transcendantal. Le caractère soudain de ces manifestations peut être interprété comme le symptôme du passage accidenté d’un niveau de phénoménalisation à l’autre, comme une espèce d’ouverture brusque qui permet d’entrevoir, depuis le niveau de la constitu­tion active, ce qui se passe dans les tréfonds de la phénoménalisation.

39Mais les descriptions de la fantaisie ajoutent une dimension nouvelle aux analyses portant sur les synthèses passives, à savoir celle de l’inattendu accueilli comme un événement. Aussi permettent-elles de révéler la richesse expérientielle de la passivité, qui n’est plus à comprendre uniquement comme pure épreuve sensible où l’activité de la conscience s’annule, mais aussi comme épreuve du sens intentionnel par un sens qui se forme dans les soubassements passifs de la vie consciente, par des synthèses dont elle n’a pas l’initiative et la maîtrise, et qui sont celles qui naissent du partage intersubjectif compris au sens le plus large. La passivité retrouverait alors son lien organique au passé, à condition de comprendre celui-ci comme une puissance qui interpelle le présent et lui assigne des tâches à accomplir, qui lui viennent de plus loin que ce que la mémoire peut contenir.

40De par leur caractère changeant, les productions de la fantaisie ap­pellent une autre compréhension du sens que celle que fournit son objectiva­tion intentionnelle, à savoir comme un sens en évolution dans les sédimenta­tions passives de nos propres expériences, et des expériences qui nous ont précédées, et avec lesquelles nos vécus actuels se découvrent un lien. Ce sens est constamment réorganisé, mais aussi considérablement réduit par les visées objectivantes qui se déroulent dans le régime d’actualité de la con­science. Il se peut que le rôle de la fantaisie soit celui de recueillir, à même la phénoménalisation la plus profonde qui nous porte, des bribes de sens qui ne deviennent intelligibles que lorsqu’elles sont ordonnées par la conscience active, mais dont la vivacité naît d’un partage plus vaste avec les expériences passées. Sa matérialité serait alors celle d’une phénoménalité dont le sens excède l’impressionnalité immanente de la conscience pour l’inscrire dans une histoire plus vaste, où les expériences passées et possibles se répondent et s’appellent constamment, par-delà ce que le présent à soi de la conscience peut accueillir et expliquer.

Notes

1 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcen­dantale, tr. fr. G. Granel, Paris, Gallimard/Tel, 1962, § 46, p. 180.
2 M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, puf/Épiméthée, 1990, p. 6 et Incar­nation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000 (abrégé I), p. 43 et 47.
3 M. Henry, L’Essence de la manifestation, Paris, puf/Épiméthée, 2003 (abrégé EM), § 35, p. 337.
4 « Nous avons d’un côté un être qui s’esquisse, qui ne peut jamais être donné absolument, un être purement contingent et relatif, de l’autre un être nécessaire et absolu, qui par principe ne se donne pas par esquisse et apparence ». E. Husserl, Idées directrices pour une philosophie et une phénoménologie pure, tr. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, § 49, p. 163.
5 Aristote, De l’âme, Paris, « Les Belles Lettres », 1989, 429a.
6 M. Henry, EM, § 8, p. 60 suiv. Cf. ibid., p. 273.
7 M. Henry, EM, p. 63.
8 « La connaissance ontologique est créatrice et réceptrice à la fois ». M. Henry, EM, p. 210.
9 M. Henry, EM, p. 222.
10 M. Henry, EM, p. 219. L’auteur parle également de « l’acte imaginatif de la trans­cendance » (p. 244).
11 M. Henry, EM, § 29, p. 270.
12 M. Henry, EM, p. 332.
13 M. Henry, EM, § 34, p. 328.
14 M. Henry, EM, p. 329. Souligné dans le texte.
15 M. Henry, EM, p. 331.
16 M. Henry, EM, § 34, p. 327.
17 M. Henry, La métamorphose de Daphné (1977) dans Phénoménologie de la vie III. De l’art et du politique, Paris, puf/Épiméthée, 2004 (abrégé PV III), p. 193-194.
18 PV III, p. 194.
19 M. Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, Paris, François Bourin, 1988 (abrégé VI), p. 209.
20 M. Henry, VI, p. 189.
21 M. Henry, Kandinsky et la signification de l’œuvre d’art (1986, 1996), in PV III, p. 216.
22 M. Henry, VI, p. 33.
23 M. Henry, VI, p. 12.
24 M. Henry, Kandinsky et la signification de l’œuvre d’art, in PV III, p. 216.
25 M. Henry, La métamorphose de Daphné in PV III, p. 194.
26 M. Henry, PV III, p. 195.
27 M. Henry, Kandinsky et la signification de l’œuvre d’art, in PV III, p. 206.
28 E. Fink, Re-présentation et image, in De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1974, § 34, p. 92 suiv.
29 M. Henry, Kandinsky et la signification de l’œuvre d’art, in PV III, p. 204. C’est nous qui soulignons.
30 M. Henry, PV III, p. 270.
31 M. Henry, PV III, p. 208.
32 G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990 (DA), Fra Angelico. Dis­semblance et figuration, Paris, Flammarion/Champs, 1995 (FA).
33 M. Henry, PM, p. 33.
34 G. Didi-Huberman, DA, p. 291.
35 G. Didi-Huberman, DA, p. 27
36 Figurer c’est transposer le sens, introduire l’hétérogénéité dans sa visibilité. G. Didi-Huberman, FA, p. 232. La figure elle-même est définie comme un principe structural et dynamique, comme « une vertu de subtilité du sens » (FA, p. 133, sou­ligné dans le texte).
37 M. Henry, Kandinsky et la signification de l’œuvre d’art in PV III, p. 204.
38 Le pan est défini par Didi-Huberman comme ce par quoi le fond fait surface dans l’image : la fois le devant et le dedans, le tissu et le mur, élément local, mais aussi élément englobant, à la fois motif structurel et ce qui déchire la structure.
39 M. Henry, VI, p. 22.
40 Cf. E. Husserl, Idées directrices pour une philosophie et une phénoménologie pure, op. cit., § 124, p. 419.
41 M. Henry, I, p. 71.
42 E. Husserl, Recherches logiques, tr. fr. H. Élie avec la collaboration de L. Kelkel et R. Schérer, puf/Épiméthée, 1959, II (abrégé RL), II, V, § 14, p. 188.
43 Voir E. Husserl, RL, V, § 17, p. 205 et § 22, p. 233.
44 E. Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, tr. fr. M. Richir, Grenoble, Millon, 2000 (abrégé PCS).
45 Voir en ce sens E. Husserl, PCS, n°1, § 4, p.55.
46 E. Husserl, PCS, n°1, § 40, p. 115.
47 Cf. E. Husserl, PCS, n°8, p. 275. Voir en ce sens également R. Bernet, I. Kern, E. Marbach, Edmund Husserl. Darstellung seines Denkens, Hamburg, F. Meiner Verlag, V, § 1, p. 136, tr. fr. P. Cabestan, « Imagination, conscience d’image, souve­nir », in Alter, « Espace et imagination », n°4/1996, p. 459.

Pour citer cet article

Delia Popa, «La matérialité de l’imagination», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 5 (2009), Numéro 9, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=344.

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