- Startpagina tijdschrift
- Volume 5 (2009)
- Numéro 10
- Une intentionnalité pratique et contextuelle chez le Heidegger de 1919-1929 ?
Weergave(s): 2932 (8 ULiège)
Download(s): 729 (3 ULiège)
Une intentionnalité pratique et contextuelle chez le Heidegger de 1919-1929 ?
Résumé
On entend montrer que la réécriture heideggérienne de la notion husserlienne d’intentionnalité, réécriture herméneutique, contextuelle et pratique de 1919 à 1923, réécriture ontologique et temporelle de 1923 à 1929 aboutit à une double dissolution de la notion qui témoigne de l’irréductible divergence entre la pensée de Heidegger et la phénoménologie husserlienne.
Abstract
In this paper, the author aims to show that Heidegger's rewriting of the Husserlian notion of intentionality — first, from 1919 until 1923, from a hermeneutic, contextual, and practical perspective, and then, from 1923 to 1929, in ontological and temporal terms — results in a double dissolution of the notion, which reflects the irreducible difference between Heidegger's thought and Husserlian phenomenology.
Inhoudstafel
1L’intentionnalité, selon son acception traditionnelle, est une relation : une relation entre un sujet qui a l’intention de signifier et un objet qui est signifié. La notion soulève alors une question épistémologique classique, celle de la possibilité, pour un sujet, de viser et d’atteindre le monde qui lui est extérieur. Parallèlement, la question de la détermination de cette relation est problématique. Une première réponse à ces questions consiste en une reformulation internaliste de la notion. L’objet intentionnel serait toujours atteint car déterminé de manière transcendantale par sa condition de possibilité : le sujet intentionnel. Or, par un recours à l’analyse heideggérienne de 1919-1927, on entend précisément interroger la pertinence de ces deux caractéristiques : celle du caractère nécessairement internaliste et relationnel de l’intentionnalité.
2Le penseur allemand, dès 1919, met à mal le dualisme sur lequel est censée reposer la notion. Heidegger, très tôt, reformule la notion husserlienne pour poser que l’intentionnalité est moins une relation entre un sujet et un objet, moins une flèche formelle, qu’une attitude pratique (celle de la vie de 1919 à 1923, celle du Dasein à partir de 1923) engagée dans un environnement. Parallèlement, Heidegger repense la nature de cette relation. S’il la considère d’abord comme un cercle herméneutique, comme la relation immanente de la vie avec elle-même, dès son cours du semestre d’hiver 1923-19241, il réintroduit, à son fondement, une nouvelle notion de « transcendance », non transcendantale. Aussi propose-t-on par cet article d’interroger le rapport que le premier Heidegger entretient avec la phénoménologie husserlienne, plus particulièrement avec ce concept fondamental qu’est l’intentionnalité, concept qui traverse son œuvre pendant les années 1919-1929.
3On entend ainsi traquer les occurrences et reformulations de la notion husserlienne. Ceci pour montrer que sa réécriture heideggérienne, loin d’être systématique et définitive, est expérimentale et évolutive. Plus qu’une réécriture homogène de la notion d’intentionnalité, on en relèvera au moins deux reformulations conceptuelles : la reformulation herméneutique de 1919-1923 et la reformulation ontologique et temporelle qui s’esquisse dès 1923 pour s’épanouir pleinement en 1929 dans Vom Wesen des Grundes2, avant de se dissoudre définitivement. On analysera alors cette évolution comme le symptôme paradigmatique de l’évolution de la philosophie heideggérienne de ces premières années.
4Notre analyse est alors rétrospective : elle s’organise à rebours de la chronologie. On partira en effet de la notion telle qu’elle se précise avec une grande clarté dans le cours de 1927 : Die Grundprobleme der Phänomenologie3. On montrera que si sa réécriture définitive, transcendante, ontologique et temporelle la porte à son acmé, elle la fragilise aussi définitivement. Systématisée, généralisée, la notion annonce sa vanité et son rejet ultérieur par Heidegger.
5Un temps d’arrêt sur l’œuvre maîtresse qu’est Sein und Zeit s’imposera alors. On observera les tensions et distorsions qui travaillent la notion dans l’œuvre publiée en 1927 mais élaborée dès 1923. On y interrogera les prémisses de la réécriture de 1927 ainsi que les sédiments de sa première formulation herméneutique.
6Enfin, on examinera les premiers cours du jeune Heidegger de 1919 à 1923 pour y analyser l’élaboration d’une figure stimulante mais imparfaite : d’une intentionnalité intimement pratique, contextuelle mais non transcendante ; une intentionnalité immanente dont le caractère relationnel est largement compromis. Cette dernière (ou plutôt première) tentative de réécriture de l’intentionnalité, malgré ses évidentes limites, retiendra particulièrement notre attention.
1. 1927 : Une relecture ontologique, temporelle et transcendante de l’intentionnalité
a) Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (SS 1927)
7Si Heidegger retravaille la notion d’intentionnalité dès ses premiers cours, en 1927, il en présente une acception cohérente et conclusive. Dès 1923, il comprend qu’il n’y a pas d’intentionnalité, d’intention de signifier et donc de visée sans un écart : il comprend que l’intentionnalité doit s’inscrire dans une transcendance. Or, ce n’est qu’en 1927 qu’il parvient à justifier la possibilité d’une telle intentionnalité transcendante, au prix de nombreux glissements eu égard à son acception husserlienne. De 1923 à 1927, c’est donc ce caractère transcendant qu’il tente d’élaborer. La justification de cette transcendance est finalement temporelle. En 1927, Heidegger arguë en effet que c’est parce que toute compréhension est ontologique et, en tant que telle, fondée dans le temps, que l’intentionnalité — structure de toute compréhension — est bien une relation transcendante. Tentons d’expliciter l’argument.
8Dans le cours du semestre d’été 1927 : Die Grundprobleme der Phänomenologie, Heidegger redéfinit explicitement la notion phénoménologique d’intentionnalité, de manière ontologique et temporelle. Aussi les paragraphes 20 à 22 sont-ils particulièrement précieux pour notre analyse. Ce cours de 1927 se présente en un sens comme le prolongement direct du projet inachevé de Sein und Zeit. Si, dans l’introduction de son grand œuvre, le philosophe allemand annonçait vouloir faire apparaître l’être dans sa temporellité (Temporalität) et non pas seulement dans la temporalité (Zeitlichkeit) du Dasein, c’est-à-dire vouloir dévoiler le Dasein non pas seulement dans le temps mais comme conditionné par le temps, de fait, seuls les derniers paragraphes des Grundprobleme de 1927 engagent l’analyse. Leur question directrice est explicitement formulée dans le § 20b : « La question se pose de savoir si le temps est en fait ce en direction de quoi l’être est lui-même ouvert en projet, si le temps est ce à partir de quoi nous comprenons l’être4. » Elle est clairement déployée en exergue du § 20 :
Il s’agit à présent de montrer que la temporalité [Zeitlichkeit] est la condition de possibilité de la compréhension de l’être en général, que c’est à partir du temps que l’être est compris et conçu. Nous nommons temporellité [Temporalität] la temporalité [Zeitlichkeit] qui joue ce rôle de condition de possibilité. Nous voulons mettre en lumière, quant à leur possibilité, la compréhension de l’être, l’élaboration et la transformation de cette compréhension en ontologie5.
9Ainsi, selon Heidegger, ne s’agit-il plus seulement de penser le « temps » comme l’arrière-plan de la compréhension mais le « temps » en tant que « temporellité », c’est-à-dire en tant que condition de possibilité de la compréhension. Une telle entreprise conduit alors à reformuler définitivement les notions centrales de « compréhension » et ainsi d’ « intentionnalité » : une redéfinition dont on entend analyser si elle conduit à une généralisation systématique ou à une dissolution de la notion phénoménologique.
10La notion de « compréhension », ainsi que les paragraphes 31-34 de Sein und Zeit l’ont très bien montré, est une notion ontologique pour le Heidegger de la fin des années 1920. Aussi la compréhension est-elle moins une notion linguistique ou technique qu’une notion herméneutique et ontologique. Il s’agit moins de comprendre la signification des termes du discours que de dévoiler le sens ontologique du Dasein et du monde, initialement ouvert par l’ouverture qu’est l’être. Le cours de 1927 le réaffirme à maintes reprises, par exemple dans le § 20a : « Le comprendre est une déterminité originaire de l’existence du Dasein6. » Ou encore : « La compréhension de soi-même dans l’être du pouvoir-être le plus propre, voilà le concept existential originaire du comprendre7. » La compréhension de l’être est donc la « condition de possibilité » de tous les comprendre.
11De manière plus originale encore, les Grundprobleme de 1927 précisent le concept en justifiant sa possibilité. Ils affirment d’abord le caractère nécessairement transcendant d’une telle compréhension. Ainsi le § 20b : « La transcendance est ce qui rend possible la compréhension de l’être8. » Et ils révèlent parallèlement la constitution temporelle de cette transcendance : « Il s’agit à présent de comprendre comment la temporellité du Dasein rend possible la compréhension de l’être en vertu de la temporalité qui est au fondement de la transcendance du Dasein9. » Ainsi que Heidegger le soutient, c’est donc en tant que transcendante que la temporellité est la condition de la relation intentionnelle. C’est la structure temporelle de la compréhension qui assure son caractère intentionnel : « La temporalité, à titre d’unité ekstatique-horizontale de la temporalisation, est la condition de possibilité de la transcendance et par là aussi de l’intentionnalité, fondée sur la transcendance10. » Il convient de préciser la structure de ce fondement temporel, condition de possibilité de la transcendance et donc de l’intentionnalité.
12Suivons le § 21b qui analyse très précisément la structure de cette relation, devenue paradigmatique de toute compréhension, de toute perception également11 : la structure de l’intentionnalité :
L’intentionnalité, le fait de référer à quelque chose paraît être au premier coup d’œil une détermination triviale. Pourtant ce phénomène se révèle énigmatique dès que l’on a clairement reconnu que la juste compréhension de cette structure doit se garder de deux contresens ordinaires, et qui n’ont pas encore été surmontés au sein même de la phénoménologie : l’objectivisme à contresens, le subjectivisme à contresens. L’intentionnalité n’est pas une relation subsistante entre un sujet subsistant et un objet subsistant, mais une structure constitutive du caractère relationnel du comportement du sujet comme tel. À titre de structure relationnelle propre au comportement du sujet, elle n’est pas quelque chose d’immanent au sujet, et qui après coup aurait besoin de transcendance, mais la transcendance, et par là l’intentionnalité, font partie de l’essence de l’étant qui se comporte intentionnellement. L’intentionnalité n’est rien d’objectif, ni rien de subjectif au sens traditionnel12.
13Comment Heidegger caractérise-t-il la notion en 1927 ? Le concept reste défini comme une relation, comme une relation référentielle. Heidegger soutient qu’il n’y a pas d’intention de signification sans visée d’une intentio. L’intentionnalité n’est « pas quelque chose d’immanent au sujet ». Pour autant, il infléchit d’emblée le schéma classique : cette relation ne peut pas être comprise comme la relation entre un sujet et un objet. Ainsi n’est-elle ni un acte mental ou psychologique engagé par un sujet, ni la visée d’un objet déterminant. Ce n’est « rien d’objectif, ni de subjectif au sens traditionnel ». Plus positivement, Heidegger affirme que l’intentionnalité est « une structure constitutive du caractère relationnel du comportement du sujet comme tel ». Il convient alors de comprendre l’intentionnalité comme le mouvement même du Dasein qui comprend son être. Son fondement n’est alors ni objectif ni subjectif mais ontologique et temporel. C’est en comprenant comment l’intentionnalité est conditionnée par le temps, que l’on peut alors comprendre sa structure. Seule cette origine temporelle, origine « non seulement inélucidée en phénoménologie, mais encore non questionnée »13, peut expliquer ce qu’est l’intentionnalité, et ce en quoi c’est « une structure constitutive du caractère relationnel du comportement du sujet comme tel ».
14Cette relation référentielle, ni subjective, ni objective qu’est l’intentionnalité est une relation temporelle. C’est là le grand enseignement du cours de 1927. Tentons de le comprendre. Selon Heidegger, la transcendance qu’est l’intentionnalité n’est possible que sur fond d’horizon du temps. C’est uniquement parce que le temps, ou plus exactement la temporellité, a une structure « ekstatique » (les trois ekstases que sont l’ « ayant été », « le présent » et « l’avenir » étant pensées sur le modèle de l’arrachement) et horizontale (le temps étant d’abord l’horizon d’une possibilité) qu’un espace transcendant est ouvert entre horizons et ekstases. C’est ce qu’affirme explicitement Heidegger au § 21b :
Nous savons pourtant que le fait de se diriger sur, que l’intentionnalité n’est possible que si le Dasein comme tel est en lui-même transcendant. Il ne peut être transcendant que si la constitution ontologique du Dasein se fonde originairement dans la temporalité ekstatique-horizontale14.
15De manière plus spécifique, pour éclairer son propos, Heidegger analyse la forme particulière de relation intentionnelle qu’est la perception :
La perception, envisagée dans l’ensemble de la structure intentionnelle du percevoir, du perçu et de la perceptité — ainsi que toute autre intentionnalité — se fonde dans la constitution ekstatique-horizontale de la temporalité. […] La perception, à titre de comportement intentionnel, et avec ce que nous appelons son sens directionnel (Richtungssinn) est un mode insigne de présentification de quelque chose. L’ekstase du présent est ce qui constitue l’assise fondamentale de la transcendance spécifiquement intentionnelle de la perception de l’étant subsistant15.
16Une telle relation n’est donc transcendante et intentionnelle que par ce qu’elle s’inscrit dans la double structure de l’horizon du praesens (Anwesenheit) — l’horizon qui autorise la présentification, qui permet que la chose se présentifie — et de l’eksase du présent (Gegenwart), pensée selon la modalité de l’écart. C’est sur fond de l’écart entre praesens et présent que la perception est une relation intentionnelle et transcendante. Heidegger le reformule explicitement dans le même § 21b :
Une compréhension de l’être peut se trouver déjà impliquée dans la compréhension intentionnelle parce que la temporalisation de l’ekstase comme telle, la présentification comme telle, comprend — dans son horizon, c’est-à-dire à partir du praesens — comme présent (Anwesendes) ce qu’elle présentifie. En d’autres termes, un sens directionnel ne peut être impliqué dans l’intentionnalité de la perception que dans la mesure où l’orientation et la régulation du percevoir se comprennent à partir de l’horizon de la modalité temporelle qui rend possible le percevoir comme tel, c’est-à-dire ici à partir de l’horizon du praesens16.
17La relation phénoménologique qu’est l’intentionnalité est donc reformulée en termes ontologiques et temporels comme la structure du comportement du Dasein dont l’être est conditionné par la constitution ekstatique-horizontale de la temporellité.
18Pour autant, il convient de noter qu’une telle reformulation est parallèlement une reformulation pratique et mondanisée. C’est là sa deuxième caractéristique. Là où l’intentionnalité husserlienne est la relation entre un acte de visée et un phénomène visé, l’intentionnalité heideggérienne, en tant que « structure constitutive du caractère relationnel du comportement du sujet comme tel » est inscrite dans le monde et même conditionnée par le monde. Le monde ne tient pas plus lieu que le temps d’arrière-plan de la relation. L’intentionnalité, dans son essence même, est la structure du comportement d’un Dasein qui commerce avec le monde. La temporellité transcendante est celle de son comportement. Ce caractère essentiellement mondain de la relation est maintes fois réaffirmé : « L’être-au-monde est le phénomène dans lequel s’annonce originellement la transcendance essentielle du Dasein. […] Seule la temporalité de l’être-au-monde nous permet de comprendre comment l’être-au-monde est déjà comme tel compréhension de l’être17. » Il ne s’agit donc pas d’une relation formelle ou théorique : la relation intentionnelle qui autorise la compréhension de l’être et in fine des choses qui sont au monde s’exprime par la pratique du Dasein inscrit dans le monde. Horizons et extases conditionnent non pas des abstractions mais des pratiques (celle de la perception par exemple).
19Cette structure intentionnelle est donc intimement pratique : c’est celle d’un comportement concret. Le comprendre intentionnel, qui s’exprime par un comportement, est un « sentiment de la situation » affectif et attentif aux spécificités contextuelles des réseaux de potentiels usages du monde : « Tout comprendre est en son essence référé à un sentiment d’être-en-situation (Sichbefinden), intrinsèque au comprendre lui-même. Le sentiment-de-la-situation (Befindlichkeit) constitue la structure formelle de ce que nous appelons humeur, passion, affect18, etc. »
20Ainsi se dessine une relation intentionnelle temporelle et ontologique certes, mais également mondanisée et pratique. La relation intentionnelle qui dévoile le sens des choses dont nous usons n’est en aucun cas la visée abstraite d’un sujet vers un objet. La relation est bien la structure du comportement du Dasein qui, en pratiquant le monde, présentifie les choses dont il va révéler le sens en en usant. Ici, il est moins question de flèche intentionnelle que de pratique existentielle et herméneutique, transcendante : c’est en usant des choses du monde que le Dasein révèle le sens de son être toujours déjà présent car ouvert avec l’ouverture du Dasein.
21Que conclure d’une telle présentation ? Il convient avant tout d’être circonspect quant à l’importance de cette apparente qualification pratique de l’intentionnalité. Si le cours de 1927 suggère qu’il n’y a d’intentionnalité que sur fond de monde qui se présentifie, il affirme explicitement que la relation qui n’est qu’une visée du monde, qu’une compréhension à partir du monde et de ses objets, est une compréhension inauthentique :
Le Dasein facticiel peut se comprendre en premier lieu en fonction de l’étant intramondain venant à l’encontre, […] il peut déterminer son existence, non pas d’abord à partir de soi-même, mais la laisser déterminer par les choses, par les circonstances, par les autres. Telle est la compréhension que nous nommons compréhension inauthentique19.
22La relation intentionnelle authentique n’est donc pas seulement une visée et une pratique du monde. C’est d’abord une relation ontologique : pour se comprendre authentiquement, le Dasein doit se comprendre non pas à partir du monde, des « circonstances » ou de ses usages, mais à partir de soi-même, plus exactement à partir de la structure essentielle qui est celle de son être temporel. Un paradigme décisif ne doit donc pas être négligé : si la relation intentionnelle est pratique et mondanisée c’est d’abord parce qu’elle épouse le comportement d’un Dasein, déterminé par le temps, et d’un monde dont la structure est ontologique. La relation intentionnelle n’est transcendante, et donc n’est une relation, que parce qu’elle est constituée par l’être dont la structure est temporelle. L’intentionnalité est fondamentalement temporelle et ontologique. Ces caractéristiques mondaines et pratiques ne sont que dérivées de cette essence décisive.
23Ce cours de 1927 présente donc l’indéniable mérite de traiter explicitement de la notion husserlienne d’intentionnalité et d’en affirmer le caractère essentiellement ontologique et temporel. C’est là le dernier mot de l’analyse heideggérienne de la notion20. Il convient alors de demander si une telle définition présente la notion à son acmé ou annonce déjà sa future dissolution. Ici, l’intentionnalité est présentée non pas comme la relation entre un sujet qui vise un phénomène pour lui donner une signification mais comme la relation du Dasein à lui-même qui, en comprenant son comportement, révèle son être. Cette relation, en tant que temporelle, est bien transcendante. Mais cette transcendance n’est que temporelle et ontologique. Elle fait fond sur l’immanence de soi à soi et sur celle du cercle herméneutique d’un monde déjà signifiant. Cette reformulation est donc très générale (toute compréhension est une relation intentionnelle), ontologique et herméneutique. Plus que d’intentionnalité ou de visée, même si les termes sont encore présents, il est question ici d’une ouverture de l’être, seul signifiant, qui annonce le Tournant heideggérien (Kehre) de la fin des années 1930 et la dissolution de la notion.
24Aussi suggérons-nous de relire à rebours l’œuvre du philosophe allemand pour tenter de montrer que dans les œuvres précédant ce cours de 1927 s’esquisse la voie de la construction, peut-être inaboutie, d’une autre notion d’intentionnalité, moins ontologique, moins transcendante, plus pratique et plus contextuelle.
b) Une intentionnalité ontologique et transcendante dans Sein und Zeit
25Avant ce cours conclusif de 1927 s’esquisse et se confirme une première notion d’intentionnalité plus herméneutique, dont la transcendance et donc le caractère relationnel sont plus problématiques, mais aussi plus indépendants de tout arrière-plan ontologique et éventuellement transcendantal. Plus précisément, les premiers cours de Heidegger de 1919 à 1923 présentent une acception herméneutique sensiblement divergente de celle de l’ « intentionnalité » de 1927. Avant d’en mener une analyse précise, voyons comment Sein und Zeit21, œuvre de transition pour cette question, aborde la notion.
26Si le concept même d’ « intentionnalité » est très peu présent dans l’œuvre maîtresse du jeune Heidegger, publiée en 1927 mais esquissée dès 1923, il est aisé de relire certains paragraphes comme une transposition de la notion. Ainsi peut-on lire le très célèbre § 2 comme une réécriture herméneutique et ontologique de l’intentionnalité husserlienne, peu différente de celle dont le cours de 1927 précisera explicitement la structure.
27En effet, on peut lire l’analyse de la « question de l’être », au § 2, comme l’une des réécritures heideggériennes de la notion husserlienne d’intentionnalité : « Viser, comprendre et concevoir, choisir, accéder, écrit Heidegger, sont des comportements constitutifs du questionner, et ainsi eux-mêmes des modes d’être d’un étant déterminé, de l’étant que nous, qui questionnons, nous sommes à chaque fois nous-mêmes22. » « Viser, comprendre et concevoir, choisir, accéder » : il s’agit bien là des relations intentionnelles classiques de la phénoménologie husserlienne. Pour autant, elles sont ici pensées comme des pratiques, des pratiques ontologiques : celles de l’étant particulier qu’est le Dasein qui se préoccupe du lui-même et qui tente de se comprendre en questionnant son être. Cette « question de l’être » est bien une tentative de reformulation de la relation intentionnelle que le cours de 1927, on l’a vu, présentera comme la « structure constitutive du caractère relationnel du comportement du sujet comme tel ». Cette « question » intentionnelle est reformulée par trois termes : le « questionné » (le Dasein), l’ « interrogé » (l’être) et le « demandé » (l’étant). La relation intentionnelle est donc reformulée comme la question ontologique que le Dasein s’adresse à lui-même : c’est celle de la visée de son être. C’est son être que le Dasein a l’intention de signifier par chacune de ses pratiques.
28Dès Sein und Zeit, cette relation intentionnelle n’est ni subjective ni objective. Il ne s’agit en aucun cas de la visée d’un objet par un sujet. Pour autant, une dimension traditionnelle de l’intentionnalité husserlienne est bien maintenue : la « question » heideggérienne reste une visée qui conserve une « orientation » (l’être) et une référence (l’étant) : « En tant que chercher, le questionner a besoin d’une orientation préalable à partir du cherché23. » Ainsi la question de l’être est-elle une relation intentionnelle entre un étant particulier qui est questionné — le Dasein — et son être.
29Mais malgré les apparentes similitudes formelles avec l’acception husserlienne, une distorsion fondamentale est introduite : cette structure relationnelle est intimement herméneutique. Elle s’exerce dans l’immanence d’un rapport de soi à soi dont la transcendance est problématique. Le Dasein a une relation à lui-même, en tant qu’être. Plus clairement encore, Heidegger précise que cette relation intentionnelle se déploie toujours dans une entente préalable du sens. Heidegger est très explicite : « Nous nous mouvons toujours déjà dans une compréhension de l’être24. » Ce qui est visé est déjà partiellement connu : « Le cherché dans le questionnement de l’être n’est pas quelque chose de totalement inconnu, même si c’est d’abord quelque chose d’absolument insaisissable25. »
30Pour autant, Heidegger soutient que cette relation intentionnelle herméneutique reste transcendante. Du moins, elle ne fait pas fond sur un cercle. La question se construit bien dans un écart : celui creusé entre le Dasein en tant qu’étant et le Dasein en tant qu’être. Heidegger le défend explicitement : « Du reste, il n’y a en réalité dans la problématique qu’on vient de caractériser aucun cercle. L’étant peut très bien être déterminé en son être sans que pour cela le concept explicite du sens de l’être doive être déjà disponible26. » Avant la visée intentionnelle, l’être, s’il est déjà en arrière-plan, n’est pas connu pour autant ; c’est du moins l’argument justifiant que la structure de la question est herméneutique sans être redondante.
31En un sens, le § 46 de Sein und Zeit confirme cette tentative de réécriture tout comme ses difficultés. Il s’ouvre par le constat suivant : « L’insuffisance de la situation herméneutique dont procédait l’analyse antérieure du Dasein doit être surmontée27. » Heidegger est donc parfaitement conscient de la difficulté à introduire une transcendance au cœur de l’autocompréhension qu’est la compréhension du Dasein. Mais il la maintient en soutenant que l’être de ce Dasein n’est jamais pré-donné mais toujours à conquérir : la caractérisation ontologique fondamentale du Dasein étant d’abord une projection non saturée, un « être vers la mort » ou « être-à-la-fin ». Ainsi seulement Heidegger parvient-il, en posant le Dasein comme un projet, à introduire dans Sein und Zeit une acception herméneutique et transcendante de la compréhension intentionnelle, transcendance dont la condition de possibilité ne sera élucidée qu’ultérieurement (en 1927).
32Ici, on est donc conceptuellement proche de l’acception de l’intentionnalité à laquelle parvient le cours de 1927. Si la possibilité de cette transcendance n’est pas encore justifiée de manière temporelle, on trouve, dès Sein und Zeit, l’affirmation d’une intentionnalité transcendante. Pour autant, il convient d’examiner de plus près l’œuvre maîtresse pour comprendre qu’une autre forme d’intentionnalité s’y esquisse ou plutôt s’y estompe : une intentionnalité pratique et contextualisée.
2. L’intentionnalité pratique et contextualisée de Sein und Zeit
33En suivant les développements du § 2 et les conclusions qu’en retient le cours de 1927, il est tentant de conclure que la reformulation que Heidegger propose de la notion d’intentionnalité est une reformulation exclusivement ontologique et temporelle. Pour autant, il nous semble aussi intéressant de souligner que, dans Sein und Zeit, Heidegger maintient une acception pratique et contextuelle de la notion. L’intentionnalité épouse certes la structure de la question de l’être. Pour autant, de manière non pas contingente mais nécessaire, précisément parce qu’elle épouse la structure d’un comportement, cette relation intentionnelle est moins déterminée par l’être du Dasein que par la manière dont il use du monde. Pour le démontrer, il convient d’analyser précisément la notion de sens intentionnel qui s’esquisse dans Sein und Zeit et la manière dont elle est pratiquement déterminée. On s’intéressera particulièrement aux paragraphes 17 et 18 consacrés aux notions de « renvoi » (Verweisung) et de « significativité » (Bedeutsamkeit), ainsi qu’aux paragraphes 31 et 32 qui précisent les notions de « sens » (Sinn) et d’ « explicitation » (Auslegung). Le § 30 qui travaille la notion de « peur » est également très révélateur quant à la structure de la relation intentionnelle heideggérienne.
34On veut donc montrer que la notion heideggérienne d’ « intentionnalité », herméneutique et transcendante est d’abord déterminée par le comportement mondain qu’elle exprime dans Sein und Zeit.
a) Le « sens » intentionnel
35Si Sein und Zeit est particulièrement peu disert sur cette notion d’intentionnalité, pour la préciser, on peut en revanche interroger la notion de « sens » qu’il travaille avec une grande précision. Le sens, tel que Heidegger le définit, est une notion nécessairement articulée, au monde, et pratique. N’a de sens que ce que le comportement du Dasein qui pratique le monde révèle. Le point est précisé aux paragraphes 31 « Le Da-sein comme comprendre » et 32 « Comprendre et explicitation ». Ces paragraphes précisent en effet, selon nous, trois acceptions fondamentales du sens heideggérien.
36— Premièrement, même si le sens est premier, même s’il anticipe tout discours qui le formule par la suite, il est pour autant nécessairement articulé. Ainsi adopte-t-il la structure originale de l’ « en tant que » (Als-Struktur). On peut noter qu’une telle caractéristique s’inscrit dans une rupture directe vis-à-vis de Husserl, une rupture qui s’annonce dès le cours heideggérien du semestre d’hiver 1923-192428. Alors que Husserl, pour le formuler très rapidement, oppose la « perception pure » et la « perception catégoriale », par exemple « voir un marteau » et « voir que le marteau frappe », Heidegger dissout la distinction. Pour le Heidegger de Sein und Zeit, toutes les perceptions, et plus généralement toutes formes de compréhension sont des compréhensions articulées (conceptuelles, serait-on tenté de poser) qui adoptent la structure de l’ « en tant que ». Car le sens compris, même purement intuitif, est d’abord celui du Dasein qui s’ouvre au monde : « Le comprendre est l’être existential du pouvoir-être propre du Dasein lui-même, de telle sorte que cet être ouvre en lui-même “où” il en est avec lui-même. […] En tant qu’ouvrir, le comprendre concerne toujours la constitution fondamentale totale de l’être-au-monde29. » Structurellement, le sens de la compréhension est donc articulé par l’ouverture du Dasein au monde.
37— Par ailleurs, deuxième caractéristique du sens heideggérien : le sens du discours est également articulé. Le discours qui explicite (auslegt) le sens initial de l’ouverture du Dasein est immédiatement articulé par cette ouverture. Ainsi, l’explicitation qu’est le discours est une interprétation de l’ouverture première du Dasein :
Le projeter du comprendre a la possibilité propre de se configurer. Cette configuration du comprendre, nous la nommons l’explicitation [Auslegung]. En elle, le comprendre s’approprie compréhensivement ce qu’il comprend. Dans l’explicitation, le comprendre ne devient pas quelque chose d’autre, mais lui-même30.
38Ainsi, si l’explicitation est intentionnelle, sa visée est bien immanente au Dasein qui se vise et autodéterminée. C’est le Dasein qui explicite le sens de son ouverture, par le comprendre. Heidegger précise qu’une telle explicitation n’est pas pour autant herméneutique, au sens traditionnel du terme. En effet, Heidegger prend ses distances critiques vis-à-vis de Dilthey dans Sein und Zeit. Ainsi, par exemple, dans le § 43b :
L’élaboration analytique du phénomène de la résistance constitue la partie positive de [l’analyse de Dilthey] et offre la meilleure illustration concrète de l’idée d’une « psychologie descriptive et analytique ». Néanmoins, le […] « principe de phénoménalité » ne permet pas à Dilthey de parvenir à une interprétation ontologique de l’être de la conscience31.
39Par l’introduction de cette « interprétation ontologique de l’être », Sein und Zeit, contrairement aux premiers cours heideggériens de 1919-1923, se distinguerait de l’herméneutique. Comment comprendre cette précision ? Si le sens est ouvert par le Dasein, et non pas seulement autodéterminé par le mouvement de la vie, il n’est pas à recueillir dans le monde. Par la compréhension, il ne s’agit pas de déceler dans le monde les strates de sens déterminées par la vie qui s’y est exprimée mais d’expliciter la structure ontologique du Dasein. Le § 7c est éclairant :
La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot, d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, cette herméneutique devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin, que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant — en tant qu’il est dans la possibilité de l’existence —, l’herméneutique en tant qu’explicitation de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens, philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité de l’existence32.
40L’explicitation qui offre une compréhension de l’être, du fait du caractère transcendant du Dasein, du fait de son être, n’est pas, selon Heidegger, herméneutique au sens traditionnel. La compréhension, grâce au caractère transcendant de l’être, n’est pas circulaire mais transcendante (et donc potentiellement intentionnelle). C’est cette thèse heideggérienne difficile qu’il nous faudra discuter ci-dessous. Reste que la compréhension est celle d’un Dasein qui se vise lui-même, en tant qu’être.
41— Troisième caractéristique du sens, caractéristique coordonnée aux deux précédentes : le sens heideggérien est nécessairement celui d’un comportement inscrit dans le monde qu’il pratique : sens, explicitation et compréhension sont donc déterminés par la « significativité » (Bedeutsamkeit) du monde environnant, révélée par son commerce. C’est cette significativité qu’il convient également de préciser.
42Trois caractéristiques de la notion de « sens » ont donc été distinguées : le sens est nécessairement articulé, son explicitation, tout en restant une auto-explicitation, n’est pas herméneutique car elle est transcendée par l’être du Dasein. Parallèlement, l’analyse précise que le sens est pratique et mondanisé. Cette notion précisée, comment comprendre celle d’ « intentionnalité » ? Comment comprendre qu’en tant que comportement, la question de l’être exprime une intention de signifier ? Il convient d’analyser les déterminations pratiques et mondaines de ce comportement pour élucider cette notion d’intentionnalité.
b) Les « renvois » intentionnels
43Pour démontrer que le sens heideggérien travaillé par Sein und Zeit est un sens intentionnel, il convient de démontrer la possibilité d’une telle « intentionnalité ». Or, il n’y a pas d’intentionnalité sans visée, c’est-à-dire sans transcendance entre la référence de la visée et l’archer qui la vise. Il convient donc de montrer comment une telle transcendance peut s’introduire dans l’espace immanentiste de Sein und Zeit, qui ne parvient pas encore à la reformuler en termes de « temporellité ».
44Pour commencer, analysons la manière dont Heidegger aborde la notion de « renvoi » (Verweisung). Il la travaille très explicitement dans le § 17 de Sein und Zeit. Ce paragraphe justifie, selon nous, qu’il y a bien une place pour une transcendance, et donc une flèche intentionnelle, dans l’œuvre de 1927. Pour autant, telle qu’elle est introduite, la notion de renvoi n’est pas explicitement intentionnelle. Le « renvoi » ou plutôt le réseau de renvois est d’abord l’expression de la structure du monde et de sa significativité. Mais on peut deviner derrière ces réseaux une autre forme de transcendance : non pas entre le Dasein et son être, mais entre le Dasein en tant qu’usager et le contexte dans lequel il peut exercer ses usages. De fait, c’est selon ces renvois que se déterminent le comportement du Dasein et la relation intentionnelle qu’il exprime.
45Tentons de préciser cette notion de « renvoi ». Premièrement, il convient de préciser que ces renvois qui dictent nos usages (la manière dont on peut user d’un environnement) sont d’abord des « existentiaux ». Les « renvois » renvoient d’abord à l’être de l’étant qui use du monde. Si ce renvoi, ainsi que l’on essaie de l’introduire, détermine bien le mouvement du comportement intentionnel du Dasein, in fine, il reste intimement ontologique.
46Cependant, ces « renvois », qui renvoient en dernière instance au Dasein (et à son être) qui les initie, sont d’abord des indications pratiques. Ces renvois qui précisent le mouvement des intentions de signification ne peuvent être que pratiqués. Il ne s’agit pas de renvois formels ici, mais bien de renvois d’usage. Prenons un exemple heideggérien particulièrement clair pour les préciser :
Les voitures ont été équipées d’une flèche rouge mobile dont la position montre à chaque fois, à un carrefour par exemple, quelle direction la voiture va prendre. La position de cette flèche est réglée par le chauffeur. Ce signe est un outil, qui n’est pas seulement à-portée-de-la-main dans la préoccupation (conduite) du chauffeur. Même ceux — surtout ceux — qui ne font pas route avec lui se servent de cet outil, en s’écartant d’après la direction indiquée ou en s’arrêtant. Ce signe est à-portée-de-la-main de manière intramondaine au sein du complexe total d’outils des moyens de locomotion et des règlements de circulation33.
47Peut-on comprendre l’analyse de cette flèche rouge comme une réécriture de la notion d’intentionnalité ? Tentons d’analyser ses déterminations. Dans l’exemple, seul le chauffeur est capable de décider de la direction de la flèche : c’est lui qui l’actionne à gauche ou à droite. Heidegger précise cependant que cette flèche n’a de signification que dans un environnement : dans un contexte déterminé. Le chauffeur détermine sa direction mais les autres conducteurs, la forme du croisement, la densité de la circulation ont également une influence déterminante sur sa signification. On ne comprendra pas la flèche rouge de la même manière si on est un piéton, un cycliste, s’il y a une priorité à droite, si la voiture double ou tourne, etc. Il semble donc que ce à quoi renvoie la flèche soit autant déterminé par le chauffeur que par le contexte de son application. Le paragraphe suivant précise la nature de ces déterminations contextuelles :
Le signe s’adresse à la circon-spection de l’usage préoccupé de manière telle que cette circon-spection, tandis qu’elle suit la consigne de ce signe et l’accompagne, acquière une « vue d’ensemble » expresse sur ce qui constitue à chaque fois l’ambiance du monde ambiant. Cette vue d’ensemble circon-specte ne saisit pas pour autant l’à-portée-de-la-main ; elle obtient bien plutôt une orientation à l’intérieur du monde ambiant34.
48Ainsi, la flèche rouge, de même que toute compréhension intentionnelle, est moins précisée par un objet spécifique que par une « vue d’ensemble ». Ce à quoi renvoie la flèche ne se précise donc qu’eu égard aux multiples relations contextuelles qui nouent l’arrière-plan de la flèche. Ce renvoi, pratique, indique la manière dont on peut user des choses dans un contexte spécifique.
49Si l’on considère ce réseau de renvois comme ce qui guide le comportement intentionnel du Dasein, la notion d’intentionnalité est fondamentalement reformulée. Heidegger précise en effet que pour donner une signification à quelque chose que l’on a l’intention de signifier, il faut le pratiquer selon des structures de renvoi, un réseau contextuel, qui sont seuls déterminants. L’intentionnalité, avant d’être transcendée par l’ouverture du Dasein (qui ouvre par ailleurs tous les réseaux de renvoi), est bien un comportement pratique, orienté dans un contexte. Par exemple, pour signifier que j’ai l’intention de tourner à droite, je dois user de ma flèche, en tenant compte du contexte d’usage de la route sur laquelle je suis et en m’assurant que tous les autres conducteurs pourront comprendre, par ma pratique, la signification de mon usage de la flèche.
50Par cet exemple judicieux, Heidegger précise trois possibles instances de détermination de la notion d’intentionnalité : le sujet qui a l’intention de signifier quelque chose (je veux tourner), son usage de la flèche qui explicite son intention (son comportement), et le contexte dans lequel son intention doit se diriger et savoir renvoyer. Ainsi, en mobilisant la notion fondamentale de « circon-spection » (Umsicht), Heidegger redéfinit-il l’intentionnalité en termes moins catégoriaux que contextuels.
c) La « référence » intentionnelle
51Le § 30 « La peur comme mode de l’affection » permet de préciser un autre aspect de la relation intentionnelle qui s’esquisse dans Sein und Zeit. Ce paragraphe confirme le caractère référentiel de la relation : elle est certes transcendante et pratique et elle a toujours une référence, du moins un corrélat auquel elle réfère. Par l’exemple de la « peur », et donc d’un comportement intentionnel paradigmatique du Dasein, le § 30 précise en effet le nécessaire corrélat de la relation, le « redoutable » : « Le devant-quoi de la peur, le “redoutable” est à chaque fois un étant faisant encontre à l’intérieur du monde, et possédant le mode d’être de l’à-portée-de-la-main, du sous-la-main ou de l’être-là-avec35. » La peur, qui est d’abord une relation intentionnelle du Dasein à son être, a, en tant que pratique qui s’exerce dans un contexte, toujours un corrélat : on a toujours peur de quelque chose. Ici, s’esquisse peut-être la reformulation la plus orthodoxe de la relation intentionnelle : l’intention de signifier que l’on a peur ne peut s’exprimer que selon une structure transcendante et référentielle.
52Pour autant, on peut légitimement s’interroger sur la possibilité de cette référence. Sa nature est problématique si, ainsi qu’on vient de le préciser, la relation intentionnelle n’est plus catégoriale mais contextuelle. Pour signifier que l’on a l’intention de tourner, il ne faut pas seulement viser la flèche ou la route, on l’a vu. Il faut comprendre un réseau contextuel et le pratiquer. Dans un tel cadre, quelle place accorder à la notion de référence ?
53Il nous semble que le § 18 de Sein und Zeit apporte un élément nouveau pour préciser cette référence. Au terme de « renvoi », il adjoint en effet celui de « référence » :
L’être de l’à-portée-de-la-main a la structure du renvoi, [Verweisung] cela veut dire : il a en lui-même le caractère de la référence [Verwiesenheit]. L’étant est ainsi découvert que, en tant que l’étant qu’il est, il est référé à quelque chose. Avec lui, il retourne de quelque chose. Le caractère d’être de l’à-portée-de-la-main est la tournure [Bewandtnis]. La tournure inclut ceci : laisser retourner de quelque chose avec quelque chose. Le rapport indiqué par cet « avec » et ce « de », voilà ce que le terme de renvoi [Verweisung] est chargé d’indiquer. La tournure, tel est l’être de l’étant intramondain, l’être vers lequel il est à chaque fois déjà de prime abord libéré36.
54Par ce paragraphe, on comprend que tout renvoi est nécessairement une relation à un « renvoyé » : à une « référence ». Ainsi, si le comportement du Dasein qu’est la relation intentionnelle ne s’exprime que dans un contexte structuré par un réseau de renvois, il vise pour autant une référence précise. Cependant, la « référence » introduite ne se comprend pas selon son sens traditionnel. Il va de soi que cette référence n’est pas un objet. Les remarques grammaticales de la citation précisent la complexité de sa structure : il s’agit d’une référence « avec » ou « de » mais pas d’une référence « à quelque chose ».
55Pour préciser la structure de cette référence atypique, Heidegger introduit une notion : celle que Martineau traduit par « tournure » (Bewandtnis). Par cette notion, Heidegger précise que la référence qui est visée n’a de sens qu’eu égard à sa « tournure », à la manière dont elle-même tient place dans un contexte. La reformulation heideggérienne de la notion de référence est donc holistique. La référence ne peut avoir de signification que coordonnée aux autres références et c’est cette coordination qui est déterminante de son sens. Pour exprimer ce que l’on a l’intention d’exprimer, on doit tenir compte du contexte de la référence et y renvoyer en en usant selon l’usage approprié. Pour reprendre l’exemple du § 30, le « redoutable » n’est pas un objet. Sa signification ne se précise que par le comportement du Dasein (il n’y a de redoutable que pratiqué par le Dasein) et eu égard au contexte dans lequel s’inscrit cette pratique. Une route sinueuse et vertigineuse de montagne est redoutable quand on la pratique en voiture, sous la pluie, mais bucolique quand on la grimpe à pied ou quand on la prend en photo.
56L’analyse de cette notion de référence confirme par ailleurs que le contexte, ou du moins le réseau des relations de renvois, est bien l’une des instances de détermination de la signification de la relation intentionnelle. Revenons à l’exemple de la flèche rouge du § 17 :
Une autre possibilité d’expérience du signe consiste en ce que la flèche fasse encontre en tant qu’outil appartenant au véhicule ; le caractère spécifique d’outil de la flèche n’a pas alors besoin d’être découvert ; l’indétermination peut demeurer complète quant à ce qu’elle doit montrer, et comment, et pourtant ce qui fait encontre n’est point pure chose37.
57Ici, Heidegger insiste sur un point fondamental qui prouve a contrario l’importance du contexte. Il développe dans ce § 17 l’exemple très instructif d’une flèche (et, si l’on file notre métaphore, du renvoi selon lequel le comportement du Dasein se déploie et s’exprime) qui ne référerait plus à rien ou du moins à rien de déterminé. Une flèche absurde ou illisible. Heidegger est particulièrement sensible à ce type d’échecs. Rappelons que dans le paragraphe précédent, § 16, il a accordé des développements conséquents aux notions que Martineau traduit par « imposition » (Auffälligkeit), « insistance » (Aufdringlichkeit) et « saturation » (Aufsässigkeit). Si cette flèche ne renvoie à rien (imaginons qu’elle est cassée, ou qu’un arbre est tombé là où elle indique d’aller ou que mon voisin est daltonien et qu’il ne sait pas distinguer une flèche verte d’une rouge, etc.), l’intention de signifier que je veux tourner échoue. On comprend alors a contrario, le rôle déterminant du contexte dans le cas où je suis compris. La référence intentionnelle ne s’inscrit donc que dans ce contexte déterminant. Elle consiste moins en un objet qu’en un point de la grille d’orientation de l’usager qui a l’intention de la signifier par sa pratique. C’est l’élément (le redoutable), contextualisé, qui autorise l’action du Dasein (la peur).
58Ainsi Heidegger présente-t-il une réécriture contextuelle et pratique de la notion d’intentionnalité dans Sein und Zeit. S’y définit en effet une forme d’intentionnalité originale dont la visée se définit moins par un acte ou un sujet mental, moins par un objet catégorial, que par le comportement du Dasein, contextualisé, usant de références qui n’ont de signification qu’en réseau. Dans Sein und Zeit, la relation intentionnelle s’exprime par le comportement du Dasein qui pratique un contexte, selon des renvois d’usage que celui-ci lui impose, en visant des références pratiques.
59Cependant, on l’a vu, il reste que, dans Sein und Zeit, ce comportement qu’est la relation intentionnelle est d’abord la relation transcendante du Dasein à son être. Elle ne s’exprime certes que dans un contexte d’usage, mais, in fine, il n’y a d’intention de signifier que parce que l’usager qui pratique le monde est transcendé par l’être du Dasein qui, seul, aspire à se comprendre authentiquement, à se comprendre ontologiquement par cette pratique. Aussi l’intentionnalité pratique et contextuelle qui se perpétue dans Sein und Zeit est-elle d’abord ontologique. En un sens, même si Heidegger refusera toujours de le formuler ainsi, l’être est une condition de possibilité de l’intentionnalité.
60On aimerait alors revenir à l’analyse de la notion dans les premiers cours de Heidegger, dans les cours de 1919-1923, pour tenter de comprendre sa première formulation herméneutique (au sens traditionnel du terme), une formulation nécessairement moins transcendante mais aussi peut-être moins transcendantale.
3. L’intentionnalité herméneutique de 1919-1923. Quelle transcendance ?
61Les cours de 1919-1920, plus précisément le Kriegsnotsemester38 de 1919 et les Grundprobleme der Phänomenologie39 de 1919-1920 (qui porte le même titre que celui de 1927 que l’on a précédemment étudié) sont particulièrement précieux pour préciser la première acception herméneutique de la notion.
62Il convient d’abord de remarquer que ces cours sont plus proches chronologiquement et conceptuellement de l’héritage de Husserl que l’œuvre et le cours que l’on a précédemment commentés. De fait, ils s’inscrivent dans l’héritage direct de l’édification husserlienne de la phénoménologie. Pour autant, on note que si les notions phénoménologiques orthodoxes que sont l’ « intuition », l’ « expression » ou la « description » sont très travaillées dans ces premiers cours, celle d’ « intentionnalité » est peu abordée. On tentera de l’expliquer. Une première esquisse de réponse réside en leur caractère herméneutique : dans ces cours très influencés par l’herméneutique de Dilthey, la place dévolue à la matrice fondamentale de toute relation intentionnelle, à la transcendance, y est fortement compromise.
63Pour autant, la reformulation heideggérienne de la notion husserlienne d’acte en termes de Vollzug (« accomplissement ») ainsi que l’importance accordée à la notion d’environnement (Umwelt) redéfinissent la compréhension et, parallèlement l’intentionnalité, d’une manière immanentiste, contextuelle et pratique qui retient notre attention.
a) Intentionnalité et objet
64D’emblée, on peut noter que la critique de l ’« objectivisme » et des « déterminations catégoriales » que l’on a relevées dans le cours de 1927 est déjà opérante en 1919. Cette critique est manifeste dès le Kriegsnotsemester de 1919, par exemple dans le § 14 qui décrit la chaire universitaire :
En entrant dans l’amphithéâtre, je vois la chaire professorale. Nous prenons beaucoup de distance pour formuler verbalement le vécu. Que vois-« je » ? Des surfaces brunes qui se coupent à angle droit ? Non, je vois quelque chose d’autre. Une caisse, plus précisément une de taille supérieure, avec une autre plus petite édifiée dessus ? Aucunement : je vois la chaire sur laquelle je dois parler, vous voyez la chaire sur laquelle on vous a parlé, sur laquelle j’ai déjà parlé. Le pur vécu ne consiste pas non plus — comme on dit — en relation de fondement : comme si je voyais d’abord des surfaces brunes qui se découperaient, qui se donneraient ensuite à moi comme caisse, puis comme pupitre, ensuite comme pupitre académique pour les discours puis comme chaire, si bien que je collerais le fait d’être une chaire de même que la caisse sous une étiquette. Tout cela, ce n’est qu’une interprétation mauvaise et trompeuse, un écart vis-à-vis du regard pur dans le vécu. Je vois la chaire d’un seul coup ; je ne la vois pas seulement isolée, je vois le pupitre qui est posé trop haut pour moi. Je vois un livre posé dessus qui me dérange immédiatement (un livre et non un certain nombre de simples feuilles parsemées de tâches noires), je vois la chaire dans une orientation, un éclairage, un arrière-plan40.
65Ici, la notion d’objet est clairement déconstruite. La chaire n’est pas un objet catégorial composé de qualités distinctes (couleur, forme, surface, etc.). La seule façon de déterminer un sens de la chaire, c’est d’en user. La relation intentionnelle qu’est la perception se précise ici : Heidegger insiste sur la spontanéité et l’immédiateté de la signification procurée par la pratique (« in einem Schlag », « unmittelbar »). C’est en comprenant que la chaire est trop haute pour moi, que le livre me dérange, que la signification de la chaire que je perçois se précise. En 1919 déjà, la notion de sens est donc articulée et comportementale.
66Par ailleurs, Heidegger précise ici très clairement que cette signification ne se détermine que dans un contexte. La dernière phrase de la citation est particulièrement claire : « Je vois la chaire dans une orientation (Orientierung), un éclairage (Beleuchtung), un arrière-plan (Hintergrund). » Ces précisions, herméneutiques, anticipent les notions d’Umsicht et de Bewandtnis que Sein und Zeit reprend.
67Cependant, une distinction fondamentale persiste eu égard aux descriptions de Sein und Zeit. Dans les cours de 1919-1923, cours sur la notion de vie, la notion de Dasein, ainsi que la transcendance ontologique qu’elle introduit ne sont pas encore conceptualisées. Or, de même qu’il n’y a pas de relation sans écart, on comprend mal comment il pourrait y avoir une intentionnalité sans transcendance. Il convient donc de comprendre s’il y a déjà une place pour l’intentionnalité dans le contexte herméneutique des premiers cours de Heidegger.
b) Intentionnalité et herméneutique
68Commençons par noter que la notion d’intentionnalité n’est pas tout à fait absente des premiers cours. On en trouve notamment plusieurs occurrences dans le cours du semestre d’hiver 1919-1920, Grundprobleme der Phänomenologie, par exemple dans le § 7a :
La direction fondamentale de sa structure intentionnelle est encore et toujours dans un monde (même dans le monde du soi) [...] ; cette « forme » est la manière de la propre direction de la vie, qui la prend précisément là où elle veut s’accomplir et se suffire à elle-même. Elle n’a pas besoin structurellement de sortir d’elle-même (de se pousser hors de soi-même) pour amener ses tendances authentiques à l’accomplissement. Elle s’exprime d’elle-même seulement en sa propre « langue ». Elle s’impose d’elle-même des tâches et des contraintes qui ne restent que dans son propre cercle. [...] L’autosuffisance est une direction motrice caractérisée de la vie en soi41.
69Loin de dissoudre la notion husserlienne, le Heidegger herméneute du début dès années 1920 la maintient et la reformule explicitement de manière pratique. Son caractère pratique, mondain et herméneutique (autodéterminé) sont affirmés. Une nouvelle forme d’intentionnalité est ainsi introduite.
70Heidegger précise que ce n’est pas seulement sa référence qui est dans le monde. Le mouvement qu’est l’intentionnalité est une pratique du monde. Si j’ai l’intention de dire quelque chose, je ne me contente pas de viser formellement une référence. Je m’engage dans le monde et je l’exprime par cet engagement. L’intentionnalité ainsi formulée n’est plus seulement la relation à un objet, encore moins un acte dirigé vers un objet. C’est une pratique de la vie qui s’accomplit dans le monde. C’est par cet accomplissement que s’accomplit ce que j’ai l’intention de signifier.
71Seule la vie, par son accomplissement, est donc susceptible d’expliciter une signification, sa signification. De très nombreux passages des premiers cours confirment cette lecture. Par exemple celui-ci : « La problématique phénoménologique n’est pas pré-donnée à la “vie en soi” mais elle est à donner par un processus qui est motivé d’une manière ou d’une autre par la vie elle-même42. » La relation intentionnelle et la phénoménologie elle-même doivent être comprises comme issues du mouvement de la vie, autodéterminé : « Si la phénoménologie avait absolument abouti, elle serait née complètement du flux actuel de la vie en soi43. » Mais une telle acception de la signification n’est plus transcendante mais fondamentalement immanente. En quoi est-elle encore relationnelle ? Nulle transcendance de l’être du Dasein ici. Comment réintroduire une transcendance dans cette phénoménologie de la vie abordée par le prisme herméneutique ?
c) Intentionnalité et Vollzug
72Dans ses premiers cours, Heidegger introduit parallèlement un concept fondamental, celui de Vollzug (« accomplissement »), qui nous aide à préciser la structure de l’intentionnalité ainsi reformulée. Heidegger précise en effet dans son cours de 1920, Phänomenologie der Anschauung und des Ausdrucks44 : « On a la relation [Bezug] dans un accomplissement [Vollzug]45. » La relation qu’est l’intentionnalité est donc d’abord un Vollzug.
73En présentant la vie comme un Vollzug, Heidegger se distingue définitivement de Husserl. La pensée du Vollzug, en effet, n’est plus une pensée de l’acte mais une pensée de l’accomplissement et de l’autodétermination de la vie. Selon cette réécriture, il n’y a plus d’anticipation d’un sujet ou d’un acteur : la vie est sa seule instance de détermination
74Par conséquent, plus fondamentalement, par ce concept de Vollzug, on comprend que si l’intentionnalité présente une structure circulaire ou immanente, elle est pour autant dynamique. La vie se vise elle-même, certes, mais cette visée l’ « accomplit » c’est-à-dire la modifie. Si la vie se vise elle-même, cette visée n’est pas tautologique : la vie se médiatise et s’exprime ainsi. Pour expliciter ce caractère circulaire mais non redondant de la visée, il convient de préciser la nature de l’autodétermination qu’engendre ce Vollzug.
75Dès 1919, Heidegger précise le rapport qu’entretiennent les notions d’ « intuition » et d’ « expression ». La position du Heidegger de 1919 est très claire : pour Heidegger, la vie s’autodétermine, s’auto-explicite car elle s’auto-exprime. Si cette attitude est expressive, si elle exprime la signification de ce que l’on a l’intention de signifier, c’est d’abord parce qu’elle est capable de s’exprimer elle-même, en tant que pratique. Une telle acception est intimement herméneutique. Pour Heidegger, c’est d’abord ma vie que j’ai l’intention de signifier et que j’exprime par ma pratique du monde. Et cette vie, pratiquée, accomplie, est toujours expressive. La vie s’exprime elle-même sans avoir recours à une batterie de concepts externes. L’ « intuition herméneutique » de la vie est immédiatement son « expression ». C’est suggérer que l’intuition n’est jamais une intuition pure mais toujours une intuition immédiatement médiatisée et expressive. Plus radicalement encore, l’appendice B2 du cours de 1920 précise que : « Il faut que le facticiel lui-même soit compris comme expression46. » Le réel visé est alors immédiatement expressif, selon Heidegger.
76Pour le jeune Heidegger, signifier, c’est donc accomplir (vollziehen) sa propre vie et ainsi l’exprimer. Qu’en conclure quant à la notion d’intentionnalité ? La citation du § 7a des Grundprobleme que l’on vient de citer était déjà explicite : l’intentionnalité, telle qu’elle y est définie « s’exprime d’elle-même seulement en sa propre “langue” ». L’intention de signification ne peut donc s’exprimer que dans le mouvement de la visée, par l’accomplissement de la vie, comme l’expression de la vie.
77L’intentionnalité des premiers cours n’est donc pas une relation transcendante. Certes, une telle visée a encore à tenir compte des résistances du monde dans lequel la vie s’accomplit. Mais ce monde est moins l’ensemble des objets que la vie transcende que le réseau holistique dessiné par la vie, auquel nos usages renvoient. En tant qu’accomplissement, quoique immanente, l’attitude intentionnelle est certes dynamique et non tautologique. Mais nulle place pour la transcendance ici. L’intentionnalité est moins une flèche, qu’un cercle. Il semble qu’en la redéfinissant ainsi, quelque stimulante que soit sa reformulation, Heidegger tende à la dissoudre. Que Heidegger, dès 1923, cherche absolument à réintroduire le concept de transcendance à son fondement, le confirme.
78*
79Ainsi, la ou les notions d’intentionnalité du corpus heideggérien des années 1919-1927 sont extrêmement complexes. On a relevé ici deux tentatives de réécriture concurrentes de la notion husserlienne originelle : deux tentatives qui coexistent et se heurtent dans le corps des textes et cours principaux.
80La principale, celle que Heidegger retient jusqu’à sa pensée du Tournant, qu’il retravaille dans son cours fondamental Vom Wesen des Grundes, est ontologique et temporelle. Elle s’esquisse dès Sein und Zeit, et probablement à partir de 1923. En introduisant la notion de temps, ou plutôt la structure temporelle et pas seulement temporale de l’intentionnalité, Heidegger parvient à formuler une intentionnalité transcendante, généralisée comme la matrice structurelle de toute compréhension. Une telle caractérisation est extrêmement intéressante, mais elle présente les limites d’être si universelle qu’elle en perd toute spécificité (Heidegger lui-même décidera de l’abandonner) et de s’apparenter fortement, malgré les mises en garde de Heidegger, à une nouvelle instance de détermination transcendantale. On pourrait aisément lire cette intentionnalité temporelle et ontologique comme la condition de possibilité de toute compréhension.
81Par ailleurs, une autre forme d’intentionnalité, première chronologiquement, est élaborée au début des années 1920. Cette intentionnalité est intimement herméneutique : comprise en tant que Vollzug, en tant que libre accomplissement autodéterminé de la vie dans le monde. Elle présente la grosse limite de ne pas être transcendante. Elle consiste en la relation circulaire de la vie qui se vise elle-même. Cette immanence la fragilise structurellement et tend à la dissoudre : la vie, auto-expressive, ne nécessite pas cette visée. Deux tentatives qui aboutissent donc à deux dissolutions qui sont instructives, nous semble-t-il, quant à l’évolution de la pensée de Heidegger et à son inévitable divorce avec la phénoménologie husserlienne.
82Cependant, la formulation herméneutique de la notion d’intentionnalité présente, de manière plus positive peut-être, l’immense intérêt, du fait de son immanence, de présenter une forme de compréhension non transcendantale, pratique et intimement contextuelle qui ne nous semble pas très éloignée d’une autre forme d’intentionnalité ou du moins du meinen pratique et contextuel que mobilise Wittgenstein dans sa Grammaire philosophique puis dans ses Recherches philosophiques. Il n’est pas question de mener ici la comparaison. Mais on espère ainsi suggérer, en isolant l’acception herméneutique de l’intentionnalité heideggérienne, qu’elle peut tenir lieu de nouveau concept opérateur pour interroger la philosophie du langage contemporaine.
Voetnoten
Om dit artikel te citeren:
Over : Charlotte Gauvry
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne