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- Volume 6 (2010)
- Numéro 2: La nature vivante (Actes n°2)
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Vie, science de la vie et monde de la vie : Sur le statut de la biologie chez le dernier Husserl
1Dans son étude intitulée « Aspects du vitalisme », Georges Canguilhem se plaît à rappeler les dangers de l’indistinction des frontières entre le savoir biologique et la spéculation philosophique, soit que la philosophie reprenne à son compte une partie du savoir biologique positif ou de la conceptualité biologique, soit que la biologie prétende s’élever, à partir de son savoir et de ses concepts, à des considérations d’ordre philosophique1. Canguilhem écrit ainsi, tout d’abord à propos du philosophe :
Il est bien difficile au philosophe de s’exercer à la philosophie biologique sans risquer de compromettre les biologistes qu’il utilise ou qu’il cite. Une biologie utilisée par un philosophe, n’est-ce pas déjà une biologie philosophique, donc fantaisiste ?
2Et, plus loin, à propos du biologiste :
Le biologiste vitaliste devenu philosophe de la biologie croit apporter à la philosophie des capitaux et ne lui apporte en réalité que des rentes qui ne cessent de baisser à la bourse des valeurs scientifiques, du fait seul que se poursuit la recherche à laquelle il ne participe plus. […] Il y a là une espèce d’abus de confiance sans préméditation2.
3Dans les deux cas, donc, celui des deux savoirs qui prétend s’annexer ou s’élever à quelque chose de l’autre compromet ce dernier et perd lui-même de sa solidité épistémique. En même temps qu’elles visent des personnalités scientifiques tout à fait précises, au premier rang desquelles le biologiste Hans Driesch, ces remarques témoignent de la prégnance, sous la plume de Canguilhem, de la conviction critique kantienne selon laquelle des frontières floues entre les sciences nuisent à leur progrès plus qu’elles ne le favorisent.
4Il n’est probablement pas nécessaire de rappeler à quel point la phénoménologie husserlienne relaie cette exigence d’une détermination rigoureuse des domaines respectifs de chaque science. Elle s’exprime en effet chez Husserl aussi bien dans l’idée d’une logique pure comme Wissenschaftslehre, comme « théorie des espèces […] essentielles de théorie »3, que dans son extension à travers le développement d’une ontologie régionale destinée à fonder les sciences positives en les renvoyant aux articulations eidétiquement nécessaires de l’étant réal en général ou de l’idée même de réalité4. Il est ainsi d’autant plus remarquable que, dans la dernière période de son œuvre, Husserl semble bien prêter le flanc à un tel reproche de confusion, et précisément à propos des rapports entre biologie et philosophie. Citons d’emblée quelques formules significatives d’un court texte de juin 1936 qui sera le fil conducteur de notre propos, et qui appartient à l’ensemble des appendices joints par les éditeurs au texte principal du dernier ouvrage publié par Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (en l’occurrence, et bien étrangement, à son § 65). Comme Merleau-Ponty n’a pas manqué de l’apercevoir, cet appendice xxiii est à tous points de vue emblématique de la pensée du dernier Husserl, et de l’étonnement permanent qu’elle suscite chez son lecteur, sous la forme sans doute inévitable de l’admiration et de l’inquiétude. Ce texte bref est consacré tout entier à la biologie, et la thèse que Husserl y développe peut être présentée à partir de deux formules. Husserl affirme tout d’abord à propos de la biologie que
Sa proximité des sources de l’évidence lui donne une telle proximité à l’égard de la profondeur des choses-mêmes, que l’accès à la philosophie transcendantale devrait lui être extrêmement facile […].
5Et, dans l’élan de la péroraison, la proximité se fait identité :
En tant que biologie effectivement universelle, elle embrasse la totalité du monde concret, implicitement par conséquent aussi la physique, et, si l’on considère la corrélation, elle devient la philosophie tout à fait universelle5.
6Ces formules sont d’autant plus frappantes que, d’une part, elles semblent conjoindre les deux travers identifiés par Canguilhem (puisque c’est ici le philosophe qui se permet d’élever la biologie à la philosophie) et que, d’autre part, elles paraissent sinon étrangères à, du moins fort éloignées de l’anti-naturalisme de principe que Husserl a toujours revendiqué comme une thèse cardinale de sa phénoménologie et qui fut le cadre de critiques explicites du biologisme.
7Le but général des analyses qui suivent est donc fort simple : nous voulons tenter de cerner aussi précisément que possible, à partir de cet appendice quelque peu labyrinthique et déconcertant, ainsi que d’autres textes de la même époque auxquels il est apparenté, cet étrange statut de la biologie dans la phénoménologie tardive de Husserl, d’identifier donc le fondement de cet étonnant rapprochement entre les deux disciplines, et ce dans l’espoir de gagner quelque clarté sur la phénoménologie husserlienne elle-même. Il nous semble en effet que c’est rester dans un esprit husserlien que de se demander non pas ce que doit être la biologie pour satisfaire à une phénoménologie dont l’essence serait alors présupposée, mais plutôt de tenter de comprendre ce que peut bien être la phénoménologie transcendantale si la biologie doit pouvoir être considérée comme sa propédeutique. Dans cette perspective, notre démarche doit revenir d’abord brièvement sur les principes de la critique husserlienne du biologisme, avant de se pencher sur le texte de 1936 où semble se nouer un nouveau rapport entre biologie et phénoménologie.
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9Revenons donc rapidement sur ce qui constitue assurément la critique la plus développée du biologisme par Husserl. C’est évidemment en 1900-1901, dans le chapitre ix des Prolégomènes à la logique pure, premier tome des Recherches logiques, qu’on trouve les principaux arguments husserliens destinés à réfuter toute tentative pour fonder la théorie de la connaissance sur la biologie, et plus précisément sur des principes téléologiques évolutionnistes tirés de l’idée d’adaptation. Dans ce chapitre, Husserl vise essentiellement les tentatives d’Ernst Mach et de Richard Avenarius, qu’il regroupe sous le titre général d’ « économie de pensée ». Ces deux philosophies sont en effet présentées par lui comme deux variantes d’une même démarche, qui pense la science à partir de « l’adaptation des idées aux différents domaines de phénomènes, adaptation aussi conforme que possible à sa fin (économique, épargnant les efforts au maximum) »6. Il faut noter que Husserl est attentif, dans un premier temps, à la fécondité d’un tel point de vue téléologique dans la biologie7, mais aussi dans la logique elle-même pour autant qu’elle est considérée d’un point de vue seulement pratique comme technologie du raisonnement, comme « art de penser »8. Mais Husserl en vient rapidement à dénoncer le vice qui entache ce point de vue biologiste dès qu’il prétend valoir comme fondement de la logique pure. L’argumentation de Husserl peut se résumer de la manière suivante. En renvoyant, à des fins d’explication causale, l’ensemble des processus factuels de la vie cognitive à des principes téléologiques dont la nécessité est tirée déductivement de l’idée d’adaptation ou d’autoconservation, la doctrine de l’économie de pensée se rend coupable d’une confusion qui la conduit inévitablement à une pétition de principe. Elle confond en effet l’idéal et le réel, ou, plus exactement, elle interprète comme une fin réelle l’aspiration à la rationalité, alors que celle-ci n’est que le but idéal de la pensée logique. À cette réification, ou plutôt « réalisation » de l’idéal succède sa biologisation, au moment où le théoricien renvoie cette aspiration rationnelle « réalisée » au concept d’adaptation par le biais, par exemple, du principe du moindre effort ou d’économie de pensée, sans s’apercevoir que les notions d’effort et d’économie présupposent en fait cette normativité rationnelle qu’elles sont censées expliquer. En d’autres termes, une référence à l’idéal est encore nécessaire pour que l’idéal « réalisé » puisse s’inscrire dans un rapport de dépendance causale avec la notion d’adaptation. Le biologisme se dénonce lui-même, dans la mesure où il rend patente l’antériorité en soi de l’idéal sur le réel, sur le déni de laquelle il repose pourtant. C’est cette pétition de principe, cet hysteron proteron9, qui condamne toute fondation biologique de la théorie de la connaissance à l’absurdité.
10Au-delà de cette argumentation, il importe de noter que pour Husserl, l’absurdité du biologisme n’est pas étrangère à celle qui condamne à ses yeux toute forme de psychologisme. Il écrit en effet dans les Prolégomènes :
Identifier la tendance à la plus grande rationalité possible avec une tendance biologique à l’adaptation, ou la déduire de celle-ci, puis la charger encore de la fonction d’une force psychique fondamentale — c’est là une somme d’aberrations qui ne trouve son parallèle que dans ces fallacieuses interprétations psychologiques des lois logiques, qui en font des lois naturelles10.
11Le dernier membre de phrase est important : le biologisme évolutionniste de l’économique de la pensée et le psychologisme en général peuvent être considérés comme deux espèces parallèles de naturalisme. Si le psychologisme naturalise les lois logiques idéales, le biologisme est quant à lui cette doctrine qui naturalise la tendance idéale à la rationalité, qui naturalise un telos rationnel idéal. Cependant, cette image d’un parallélisme entre fondation biologiste et fondation psychologiste de la connaissance a une portée très limitée et n’est même pas vraiment satisfaisante, puisque Husserl lui-même reconnaît par ailleurs qu’au sein des sciences positives, « le domaine du psychique est précisément une partie du domaine de la biologie »11. Il y a donc subsomption et non parallélisme.
12Si, grâce à cette précision, nous comprenons rétrospectivement pourquoi le biologisme ne pouvait manquer d’être finalement ramené à « l’arsenal des objections »12 antipsychologistes, il reste toutefois à préciser le point de vue depuis lequel le psychique est un moment du biologique. Or pour Husserl, ce lieu où biologie et psychologie s’articulent n’est autre que l’anthropologie, science positive et naturelle de l’homme. En effet, si l’on tente de formuler ce que pourrait être le principe directeur de l’anthropologisme, on y voit se conjoindre des affirmations alternativement psychologistes et biologistes. C’est ainsi que dans le paragraphe des Prolégomènes consacré à la réfutation de l’anthropologisme en tant que relativisme de l’espèce, Husserl en propose la détermination suivante : « Est vraie pour toute espèce d’êtres qui jugent la chose qui doit être tenue pour vraie d’après leur constitution et d’après les lois de la pensée auxquelles ils obéissent »13. Il n’est pas aventureux de lire cette formule en renvoyant la « constitution » de ces êtres à leur nature biologique et en identifiant « les lois de la pensée auxquelles ils obéissent » aux processus psychiques qui caractérisent leur vie cognitive. On voit en outre clairement que le biologique englobe de ce point de vue le psychologique, puisque les lois psychiques peuvent être ramenées à un des aspects de la constitution biologique d’un être, prise au sens large.
13Nous n’insistons pas davantage sur ces textes de 1900. Nous en retenons essentiellement deux éléments. Tout d’abord la disqualification globale du projet théorique d’une fondation de la rationalité sur des motifs issus de la biologie au titre d’une critique du naturalisme ; en outre, le fait que le biologisme n’épuise pas le naturalisme, puisque ce dernier implique un ensemble complexe de relations entre biologie, psychologie et anthropologie14. Mais si nous nous remémorons à présent les déclarations de Husserl dans l’appendice de 1936, force est d’admettre que le propos de ce texte semble pour le moins ambigu, voire tout à fait problématique. N’admet-il pas la possibilité de quelque chose comme un chemin vers la philosophie à partir de l’universalité qu’il reconnaît à la biologie ? Ne nous trouvons-nous pas ici devant une forme de biologisme sous la plume de Husserl ?
14Pour répondre à ces questions et entrer dans l’examen de la portée véritable de ce texte déroutant situé pour ainsi dire à l’autre bout du trajet philosophique de Husserl, il nous semble bon de s’arrêter tout d’abord sur cette universalité qui s’y trouve reconnue à la biologie, en vertu de laquelle les rapports qui sont ordinairement ceux de la physique et de la biologie se trouvent inversés. Sur quoi repose l’affirmation husserlienne selon laquelle la biologie ne constitue pas un domaine particulier au sein d’une science physique coextensive à la nature, mais selon laquelle c’est au contraire la physique qui doit être relativisée au sein d’une science de la vie absolument englobante ?
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16Depuis la fin des années 1910, Husserl ne cesse d’approfondir la dimension génétique de son interrogation phénoménologique, laquelle prend dès lors la forme d’une recherche systématique de l’origine de l’objectivité, sur le fondement permanent du « principe des principes »15 affirmant la corrélation fondamentale de l’intuitivité et de l’originarité. C’est ainsi que, parallèlement à ses recherches concernant les différents types d’intentionnalité constituante (notamment de l’intentionnalité passive), et pour rendre raison des prestations de la science positive en général, Husserl est progressivement amené à s’interroger sur la manière dont cette science elle-même s’édifie sur un sol d’intuitivité première, préthéorique, qui n’est autre que l’expérience comme lieu d’une donation de sens antéprédicative. Comme il est bien connu, Husserl nomme « monde de la vie » (Lebenswelt) ce sol originaire qui semble s’opposer frontalement au monde tel que les sciences positives le thématisent, mais qui est en réalité le sol même sur lequel ces sciences s’édifient, auquel elles renvoient et dans lequel leurs idéalisations viennent se sédimenter. Précisons d’emblée que la vie n’a évidemment pas ici un sens biologique : elle est avant tout une vie au sens d’un flux de vécus et d’actes qui sont autant de visée intentionnelles, et cette vie se précise même ici en un sens historico-culturel puisque ce monde de la vie n’est autre que le monde environnant de la pratique quotidienne16. Si la phénoménologie, pour accomplir son programme d’un retour « aux choses mêmes », doit devenir science du monde concret de la vie, elle doit faire de ce monde tel qu’il se donne, de ce « phénomène universel »17, son thème théorique. Or le propre du monde, en tant qu’horizon universel de la vie, c’est précisément qu’il ne se donne pas comme tel dans (ou pour) la vie qui le vit : comme le dit Husserl, « vivre, c’est continuellement vivre-dans-la-certitude-du-monde »18. En tant que science du monde de la vie, la phénoménologie doit donc rompre avec l’attitude de la vie naturelle, ainsi qu’avec toute scientificité qui présuppose le sol du monde sans l’interroger comme tel, pour viser ainsi une scientificité nouvelle.
17La mise en œuvre de cette scientificité inédite, absolument distincte de celle des sciences positives (qui reposent sur la position ontologique du monde), s’accomplit en deux temps principaux, dont nous nous contenterons ici de rappeler brièvement la teneur. Husserl se propose tout d’abord l’élaboration de ce qu’il nomme une « ontologie du monde de la vie »19, c’est-à-dire une description apriorique des structures nécessaires du monde tel qu’il est toujours déjà donné comme horizon. Il s’agit là de mettre au jour aussi bien l’armature esthétique du monde (espace, temps, causalité) que les partitions ontologiques dans lesquelles il est toujours déjà donné pour nous (chose/sujet ; vivant/inanimé ; proche/lointain ; propre/étranger). Mais la phénoménologie du monde de la vie ne s’épuise pas dans cette première tâche d’une science eidétique du monde prédonné. Pour être véritablement une science transcendantale de ce monde de la vie, elle doit, d’autre part, au fil de ces partitions structurales nécessaires, régresser réflexivement des unités ontologiques structurales ainsi dégagées jusqu’à la multiplicité synthétique des actes de la conscience pure en laquelle ces unités se constituent et reçoivent leur sens objectif. On passe ainsi d’une science ontologique du monde prédonné à la « science [transcendantale] de la subjectivité prédonnant le monde »20. Si l’ontologie du monde de la vie n’est ainsi qu’une tâche préparatoire, elle contribue toutefois directement à l’élucidation de la fonction de sol qui revient à ce monde, par la mise au jour des modalités selon lesquelles la science positive et objective s’édifie sur lui. Elle donne ainsi à comprendre comment la certitude empirique préthéorique peut être l’origine de la vérité objective des sciences : la phénoménologie devient genèse transcendantale de l’objectivité scientifique. La thèse de Husserl est connue : l’objectivité des sciences positives doit être comprise comme le résultat d’un processus d’idéalisation du monde de la vie, au terme duquel les vérités exactes des sciences objectives passent elles-mêmes pour les évidences premières, de sorte que c’est le monde vrai (déterminé par l’idéal d’une connaissance exacte par des sciences objectives) qui se substitue au vrai monde (l’horizon originairement intuitif, subjectif et relatif de la vie naturelle) et qui le recouvre. Nous ne nous attardons pas sur ces célèbres analyses de Husserl, qui établissent que le monde de la science se constitue à partir d’un passage à la limite selon lequel les données intuitives de l’expérience naturelle du monde valent progressivement comme les approximations de déterminations idéales, lesquelles finissent en retour par devenir la norme de la vérité objective ; ajoutons seulement qu’elles établissent, à travers la figure de Galilée, le rôle tout à fait fondamental des mathématiques, appliquées à la physique, dans ce processus21 : le monde vrai des sciences objectives est un monde mathématisé, logicisé, dont la vérité est symbolique et non intuitive.
18Ce rappel quelque peu schématique nous permet à présent de revenir à notre texte inaugural et avec lui à la question du statut de la biologie, car c’est précisément à partir de la théorie phénoménologique de l’idéalisation du monde de la vie qu’on peut en rendre compte :
Il me semble, y écrit Husserl, que la biologie, apparemment si en arrière de la mathématique et de la physique, et que le physicisme a si longtemps regardée avec une sorte de commisération comme une étape préalable, incomplète et purement descriptive, de l’ « explication » physiciste à venir, [peut] demeurer principiellement plus proche de la philosophie et de la connaissance véritable, parce qu’elle n’[est] jamais menacée par les pouvoirs symboliques stupéfiants d’une construction « logique » de ses vérités et de ses théories […]22.
19Ces lignes indiquent clairement que si la biologie peut englober la physique et la précéder, ce n’est pas parce que le monde qui forme son thème est plus vague et moins déterminé que le monde des sciences physiques de la nature, mais parce qu’il est plus intuitif et moins idéalisé que lui, donc moins éloigné du sol originaire qu’est le monde de la vie. Autrement dit, le défaut d’exactitude de la biologie comparée à la physique doit être interprété en réalité comme le signe d’une plus grande concrétude, elle-même fondée sur une plus grande proximité avec la science du monde la plus radicale, qui prend en charge la description apriorique du monde de la vie en tant que tel23. Il ne s’agit donc absolument pas d’une apologie de l’inexactitude, d’un manifeste pour la promotion du vague comme critère de la scientificité, mais bien plutôt d’une apologie de la concrétude : il s’agit de comprendre que l’absorption de la biologie par la physique participe pleinement du réductionnisme naturaliste, alors que le rapport inverse entre les deux disciplines est conforme à la gradation d’inintuitivité et d’abstraction qui conduit du monde concret et relatif de la vie au monde en soi exact de la physique mathématisée.
20Mais une question se pose ici : si la biologie doit être reconnue comme une science concrète et intuitive, qu’est-ce qui la distingue de l’ontologie du monde de la vie, que Husserl caractérise, en une pointe polémique adressée à Heidegger dont nous aurons à comprendre plus loin la justification, comme la « véritable ontologie fondamentale »24 et qui est par définition la science la plus concrète (puisqu’elle est cette science qui rend possible une compréhension radicale du procès d’abstraction sur lequel repose toute scientificité positive) ? La réponse de Husserl est claire : bien que concrète et intuitive, et malgré « sa proximité des sources de l’évidence », la biologie n’en reste pas moins une science positive, au sens où sa scientificité repose sur une « position » qui lui reste obscure, et qui constitue donc une présupposition. La biologie présuppose tout simplement la validité de la distinction entre le vivant et le non-vivant au sein du monde de la vie, de sorte qu’elle est nécessairement moins englobante et moins intuitive que la science qui ne présuppose pas même cette distinction mais la prend en vue thématiquement et rend raison de son intuitivité — ce qui est précisément une des tâches que Husserl confie à une ontologie du monde de la vie25. C’est pourquoi, en toute rigueur, la biologie ne peut fournir qu’une voie d’accès au point de vue authentiquement philosophique, sans se confondre avec lui. On peut certes remarquer que cette conception de la biologie qui la renvoie à une présupposition de la validité immédiate de la distinction entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ne plaide pas vraiment en faveur de l’actualité des analyses husserliennes ; elle accuse plutôt leur caractère daté, puisque la biologie contemporaine ne cesse précisément d’interroger et de problématiser cette distinction, voire de la déplacer. Il n’est toutefois pas dit que toute la conception husserlienne de la biologie soit à rejeter pour cette raison, comme les analyses suivantes espèrent le montrer.
21Moins idéalisante que l’ontologie physique de la nature, l’ontologie du vivant qu’est la biologie demeure moins intuitive que l’ontologie proprement philosophique du monde de la vie. Si donc la doctrine de l’idéalisation du monde de la vie débouche sur une classification renouvelée — une architectonique — des sciences positives, la place qui revient à la biologie n’est déterminée pour l’instant que d’une façon seulement négative. Comment déterminer positivement le statut et le contenu de la biologie « en tant que théorie concrète relevant du monde de la vie »26 ?
22Si l’on cherche à convertir tout d’abord en une notion positive le fait que la biologie « ne pourrait jamais devenir ce simple travail d’art, tellement dépourvu de racines, tellement coupé des évidences naïves, des sources de l’intuition, que sont les mathématiques »27, on rencontre évidemment la notion cardinale de descriptivité. Husserl écrit ainsi :
En vérité, la seule forme de travail dans la pure objectivité qui soit conforme à son [sc. la biologie] essence est la descriptivité, qui reçoit en tant que telle naïvement la direction de généralités ontologiques — mais de généralités ontologiques non encore ouvertes28.
23Dans cette déclaration, Husserl reconnaît certes que la biologie présuppose des distinctions ontologiques que seule une ontologie du monde de la vie peut produire et justifier, mais il indique également et surtout que le fait historique que la biologie ne se soit pas développée de manière analogue à la physique comme une méthode explicative fondée sur la loi de causalité est reconductible à une nécessité d’essence29. Ce faisant, et comme les analyses précédentes le laissaient pressentir, Husserl retrouve la distinction, développée en 1913 dans le § 74 des Ideen I, entre sciences descriptives et sciences exactes, qu’il cherche manifestement à approfondir en l’articulant à la doctrine de l’idéalisation du monde de la vie. Il s’agit en l’occurrence de comprendre que les concepts morphologiques et typiques que construisent ces sciences descriptives ne sont le résultat ni d’un défaut d’exactitude ni d’un défaut d’intuitivité. Les concepts de telles sciences sont moins inexacts qu’anexacts, cette anexactitude étant le corollaire d’une plus grande proximité avec le monde originaire de la vie. Par suite, la puissance explicative d’une science doit être considérée comme le corollaire nécessaire de son abstraction, alors que l’objectivité concrète d’une science s’exprime toujours dans son caractère descriptif. Comme on le voit, la descriptivité essentielle de la biologie est loin de signifier un savoir qui demeure à distance de son objet et comme extérieur à lui ; au contraire, le point remarquable est ici que sa liaison avec l’intuitivité en général fait de cette descriptivité le moment essentiel de la mise au jour d’un concept proprement phénoménologique de compréhension, en tant que « compréhension puisée aux ultimes sources de l’évidence »30, dont on pourrait montrer que la détermination constitue l’un des enjeux souterrains les plus fondamentaux de la Krisis et des manuscrits husserliens qui en sont contemporains. Nous nous limiterons ici à préciser que ce concept de compréhension entre en relation de détermination réciproque avec celui de la constitution transcendantale31, de sorte qu’il échappe, tout en en impliquant la critique, à l’opposition entre explication et compréhension telle qu’elle structure par exemple le débat entre Dilthey et les néokantiens de l’école de Heidelberg à propos du fondement de la distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften). On ne saurait donc tirer immédiatement de la promotion de ce concept de compréhension la conclusion selon laquelle Husserl fait ici de la biologie ce que l’on nomme aujourd’hui une science humaine32.
24Mais quel est alors le thème propre à la biologie ? Que décrit-elle ? La réponse est évidente : la biologie décrit le vivant en général, tel qu’il se donne à voir dans la diversité de ses manifestations, mais elle le fait sur la base de la distinction présupposée du vivant et du non-vivant. Mais comment s’oriente-t-elle concrètement dans ce monde du vivant ?
La biologie chez l’homme, et pour des raisons d’essence, est guidée par son humanité, effectivement expérimentable de façon originelle, et ce parce que seul le vivre, d’une façon générale, est donné lui-même originellement, et de la façon la plus propre dans la compréhension de soi du biologique. Tel est le fil directeur pour toute la biologie, et au-delà pour toutes les formes dérivées d’empathie par lesquelles seulement l’animal peut recevoir un sens. Mais cet élément subjectif est également le fil directeur pour ce qui dans le monde s’appelle « vie organique » […]33.
25En affirmant dans ces lignes que la biologie s’oriente d’après un principe subjectif, on pourrait croire que Husserl rejoint ici tout simplement la perspective propre à la biologie des milieux, dont les travaux de von Uexküll étaient alors particulièrement représentatifs, et qui traitaient l’animal comme « sujet » d’un « monde vécu »34. Mais en réalité — et bien que ce rapprochement ne soit pas dénué de pertinence, comme nous le verrons en fin de parcours — Husserl ne se contente pas d’une simple analogie méthodologique entre animalité et subjectivité en général ; en parlant de « raisons d’essence » et d’ « humanité », Husserl renvoie la fécondité de cette analogie à l’enracinement eidétique de l’animalité dans l’humanité, plus exactement encore à l’enracinement de la possibilité d’un sens objectif du vivant en général dans l’auto-compréhension que le « vivre » biologique a de lui-même en l’homme. Autrement dit, c’est bien pour Husserl parce qu’elle est vécue et comprise immédiatement comme telle par l’homme que la vie peut être expliquée en général ; et c’est sur le mode de l’empathie, avec toutes ses variations, que toute compréhension de la vie animale sera possible. Ce n’est donc pas parce que l’analogie est méthodologiquement féconde qu’on peut aller jusqu’à penser les animaux à partir de l’humanité, mais c’est à l’inverse parce que la vie a philosophiquement toujours déjà pour nous un sens humain qu’une biologie subjective des milieux est possible. S’il y a un a priori biologique, il est nécessairement tiré de l’homme, il a nécessairement un sens humain35.
26Cette remarque vaut également pour le concept d’organisme, qui, comme le remarquait justement Merleau-Ponty dans le commentaire qu’il donne de cet appendice, est lui-même une « variante d’Einfühlung »36, d’empathie. Si la notion d’organisme désigne avant tout un corps vivant, il faut rappeler que le sens originaire d’un tel corps est donné à chaque homme dans l’expérience qu’il fait de son propre corps comme corps propre (Leib). Un autre corps vivant n’a de sens comme tel que moyennant un transfert empathique à partir du corps vécu : « Je sais l’organisme parce que je le suis », écrit ainsi Merleau-Ponty37. Ce qui signifie que le concept d’organisme ne peut jamais désigner autre chose que ce qui m’est originairement donné à vivre dans mon corps — à savoir primordialement l’indistinction concrète du psychique et du physique. Citons Husserl, qui établit ici cette thèse a contrario :
Si nous effectuons l’abstraction physicaliste, nous remarquons, en tant que biologistes, que nous perdons aussi par là même le corps vivant en tant qu’il joue son rôle dans le thème biologique. Il ne reste plus rien de l’homme total, c’est-à-dire du thème concret du biologiste38.
27Si la biologie a pour thème l’organisme en général, alors elle ne peut pas être épuisée par un point de vue physiciste, de sorte que Husserl peut aller jusqu’à affirmer dans notre texte de 1936 que « la biologie est la psycho-physique concrète et authentique »39. C’est-à-dire qu’elle n’est justement pas la psycho-physique du dualisme cartésien des substances, lequel ne peut que se préciser en un parallélisme psycho-physique censé justifier un traitement intégralement physiciste du vivant. Comme précédemment, l’épithète « concret » renvoie ici à la proximité avec l’intuitivité du monde de la vie, dans lequel la vie elle-même est toujours d’abord vécue par chaque homme à même son corps propre, lequel n’est pas réductible en tant que tel à un corps physique. Le monde de la vie se précise donc ici comme monde charnel, la chair venant médiatiser les déterminations biologiques et intentionnelles de la vie. On comprend ainsi pourquoi la biologie est au plus près de cette science fondamentale qui prend pour thème le monde de la vie présupposée par toute science positive. Mais on parvient en outre, avec le concept d’organisme, à la même conclusion qu’avec le concept général d’animal : son sens biologique est fondé dans un sens originairement humain. L’objet de la biologie, c’est donc « l’homme total ». Husserl ira même plus loin en affirmant que « l’homme normal est pour ainsi dire l’être biologique originaire »40. Mais, avec la conjonction de ces deux formules, une question ne peut manquer d’être posée : qu’est-ce qui distingue la biologie de l’anthropologie ? Pas grand-chose, semble-t-il. Si bien qu’on retrouve ici, mais dans une perspective qui ne relève plus du réductionnisme naturaliste, la corrélation entre biologie et anthropologie que nous avons rencontrée dans les textes des Prolégomènes à la logique pure. Mais quel est le point de vue qui est à présent directeur ? C’est évidemment celui qui, procédant encore d’une réduction, n’est pourtant pas réductionniste — le point de vue transcendantal. C’est ce point qu’il nous faut à présent éclaircir si nous voulons poursuivre la lecture de l’appendice de 1936.
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29Résumons la démarche de Husserl. L’exigence phénoménologique la plus radicale est celle d’une description apriorique des structures du monde tel qu’il est toujours déjà donné avant toute théorie, aux fins d’une régression transcendantale vers les actes constituants de la subjectivité pure. Une telle « ontologie du monde de la vie » a très exactement le sens d’une critique, au sens kantien, des sciences positives, et elle s’accomplit sous la forme d’une doctrine des degrés de l’idéalisation du monde intuitif de la vie. Dans le contexte de cette dernière, il devient manifeste que la biologie est une science plus concrète que la physique, et que celle-ci ne saurait épuiser le sens de celle-là. En d’autres termes, l’a priori biologique, en tant qu’a priori descriptif, est plus proche de l’a priori du monde de la vie que l’a priori explicatif des sciences physiques. Simultanément, il est apparu que la possibilité et la validité de la description biologique reposent sur le primat de la signification et de la forme humaines de la vie. C’est en réalité ce dernier point qui nous semble la clé de la conception husserlienne tardive de la biologie et de son articulation à la phénoménologie transcendantale.
30C’est en réalité un thème qui irrigue bon nombre de textes contemporains de la rédaction de la Krisis (soit de l’automne 1934 à l’été 1937), en particulier lorsqu’il s’agit pour Husserl de préciser le statut des sciences positives. Dans un texte de décembre 1935, Husserl se risque à une formule qui, à notre sens, mérite la plus grande attention : « Dans l’a priori [sc. du monde de la vie], affirme Husserl, l’humain reçoit un traitement de faveur »41. Comment comprendre cette déclaration ? Elle est fondée en réalité sur la doctrine de l’ego transcendantal telle que la problématique du monde de la vie vient la renouveler, et ce dans le contexte d’un effort de Husserl pour répondre, sur le terrain de la phénoménologie transcendantale, aux objections que Heidegger lui a adressées, à propos notamment de l’indétermination fondamentale dans laquelle demeurerait chez Husserl l’être de l’instance transcendantale constituante42 — ou plutôt d’un effort pour montrer que ces objections n’ont pas lieu d’être. C’est un point qui mériterait à lui seul un exposé fort long ; c’est pourquoi nous nous limiterons, dans les analyses suivantes, aux aspects essentiels qui sont requis pour notre présente problématique directrice.
31Comme nous l’avons rappelé, le projet d’une phénoménologie du monde de la vie est celui de l’élucidation de la plus évidente des évidences — celle de l’être du monde — ou encore le projet d’une compréhension du sens d’être que le monde a toujours déjà pour tout un chacun dans l’expérience incessante qu’il fait de lui, du « préjugé universel » qu’est la thèse de l’existence du monde. Comme nous l’avons ensuite rapidement indiqué, l’étude systématique du monde dans le comment de son mode de donnée, c’est-à-dire comme prédonnée universelle, ne peut s’effectuer dans l’attitude naturelle de la vie quotidienne dans laquelle ce monde est pourtant toujours déjà donné, précisément parce que le monde n’est rien d’autre que l’horizon nécessairement non thématique de cette vie. C’est là que s’enracine la vertu pédagogique de cette problématique de la thématisation du monde de la vie pour Husserl : elle conduit immédiatement à la nécessité d’une rupture avec l’attitude naturelle de vie et à la mise au jour d’une « vie profonde “latente” »43 dans laquelle se constitue le caractère prédonné du monde comme tel. Cet état de fait est notamment exprimé par Husserl dans la Krisis en une formule remarquable : « La vie qui opère la validité du monde qui est celle de la vie naturelle dans le monde ne se laisse pas étudier dans l’attitude de la vie mondaine naturelle »44. Au-delà du sens strictement biologique de la vie, le sens intentionnel de la vie comme vie d’acte d’une conscience se trouve donc dédoublé, et si la notion de monde de la vie doit être entendue au sens subjectif du génitif, force est d’admettre qu’elle renvoie à deux sens de la vie : la vie de conscience naturelle qui se déroule toujours sur fond du monde, et la vie transcendantale de la conscience qui institue le monde comme ce fond. Ce double sens de la vie est donc un double sens de l’ego, tantôt ego naturel, lui-même mondain comme ego humain et psychique, tantôt « déshumanisé », pour parler comme Fink, pur flux conscienciel transcendantal et constituant.
32Or, comme on le sait, Husserl n’en reste pas à la distinction de ces deux sens de la vie de conscience, mais il la ressaisit dans une doctrine complexe de l’identité égoïque. Il faut tout d’abord comprendre qu’il s’agit bien de deux sens du même ego et non de deux ego numériquement distincts ; ainsi que l’écrit Husserl dans un texte de l’automne 1929 :
Ce ne sont pas deux « moi » ou deux subjectivités de conscience séparés, puisque en identifiant à nouveau, je dis bien des deux côtés « je suis » […]. Moi, le même moi, je peux me trouver une fois comme transcendantal dans la réduction transcendantale, l’autre fois comme moi-homme dans l’attitude naturelle45.
33Cette identité des deux ego différents ne peut être pensée sans contradiction que si l’un et l’autre sens de l’ego sont articulés de telle sorte que l’un soit saisi comme mode de l’autre. Et c’est précisément une articulation de ce genre que Husserl découvre et thématise dans les années 1920 sur la voie dite de la psychologie intentionnelle. L’itérabilité de la réflexion de l’ego sur lui-même dans la sphère transcendantale ajoute à la découverte que mon ego psychologique est, en tant que mondain, lui aussi constitué dans la vie transcendantale absolue la thèse selon laquelle cet ego mondain est l’ego transcendantal lui-même sur le mode de la naturalité mondaine. Le phénoménologue découvre qu’à toute constitution d’objet est liée une aperception psychologisante en vertu de laquelle l’ego transcendantal s’est toujours déjà trouvé sans pourtant se reconnaître sous les traits de l’ego psychologique46. Dans la dernière version de l’article « Phénoménologie » destiné à l’Encyclopædia Britannica, Husserl affirme ainsi que « dans la réflexion transcendantale sur le moi, l’objectivation psychologique devient visible en tant qu’auto-objectivation du moi transcendantal »47. Corrélativement, l’attitude naturelle doit être reconnue comme un mode particulier de la vie transcendantale elle-même. Malgré leur difficulté et leur intérêt, nous devons laisser de côté ces développements de l’égologie husserlienne qui sont par ailleurs assez bien connus, au profit de certaines de leurs conséquences les plus remarquables, directement liées au thème général de nos réflexions et pour le coup relativement méconnues.
34Il apparaît d’abord que le monde de la vie doit être conçu comme le monde de l’identité de ces deux sens différents de la vie, le corrélat identique de la complexité interne de l’être du sujet tout à la fois naturel et transcendantal, et même naturel en tant que transcendantal. C’est précisément la raison pour laquelle c’est dans l’approfondissement de cette notion de Lebenswelt que doit être cherchée la réponse de Husserl à l’objection heideggerienne selon laquelle la phénoménologie transcendantale n’a pas les moyens de répondre à la question du mode d’être de la subjectivité transcendantale et de son rapport nécessaire au monde. Si l’égologie husserlienne culmine dans l’affirmation selon laquelle « homme, monde, désignent une certaine structure transcendantale de la subjectivité transcendantale »48, elle fournit à Husserl les moyens d’affirmer contre Heidegger que
c’est dans le type d’existence (Dasein) de la réflexion transcendantale qu’est élucidé l’être transcendantal des hommes apparaissant de façon mondaine et du monde même — comme monde environnant dans lequel ils vivent. L’homme installé de la sorte se comprend comme moi transcendantal d’une vie transcendantale d’une certaine structure, constituante, précisément, de l’être-là humain (menschliches Dasein)49.
35Par conséquent, cette identité de l’ego naturel et de l’ego transcendantal dans leur différence apparaît comme le lieu où se détermine la spécificité de la phénoménologie husserlienne comme idéalisme transcendantal constitutif, ainsi que Husserl lui-même l’indique dans un texte remarquable d’octobre 1926 que nous restituons à présent :
Dès le moment où je suis parvenu à l’interprétation transcendantale en général de la vie naturelle et de son monde, à l’idéalisme transcendantal, toute vie ultérieure a, même dans l’arrière-fonds, son aperception transcendantale, quoique non accomplie en actualité depuis le moi dans une épochè et une réflexion actuelles. Une synthèse de la considération naturelle du monde et de celle transcendantale doit nécessairement s’accomplir, et son accomplissement est précisément l’ « idéalisme transcendantal »50.
36On peut donc affirmer qu’il n’y a pas, dans la pensée de Husserl, cette « coupure » entre transcendantalité et naturalité qu’on veut parfois absolument y voir. Au contraire, l’approfondissement continu du point de vue transcendantal dans les années 1920 et 1930 n’a pas d’autre signification que celle de son articulation de plus en plus étroite à la naturalité, fondée sur l’identité de l’ego naturel et de l’ego transcendantal. Dans ces conditions, l’idéalisme transcendantal husserlien se laisse déterminer de deux façons complémentaires et indissociables qui nous permettent d’en revenir au problème du statut de la biologie.
37La synthèse entre naturalité et transcendantalité, fait d’abord de la phénoménologie husserlienne prise dans toute sa portée une anthropologie transcendantale en un sens que Husserl précise dans un texte de la fin de l’année 1930 :
Le moi transcendantal n’est rien d’autre que la personne humaine absolue qui, comme telle, apparaît objectivement mais qui, en cette façon objectivée, recèle la possibilité eidétique de l’auto-dévoilement par la réduction phénoménologique. Et l’intersubjectivité transcendantale n’est […] rien d’autre que la communauté humaine absolue des personnes. Voilà donc ce qu’est, face à l’anthropologie naïve qui demeure dans la positivité […] la véritable anthropologie philosophiquement authentique, celle qui élucide le sens absolu de l’existence humaine et de la mondanéité […]51.
38C’est seulement sur cette base que se justifie la déclaration de Husserl que nous citions plus haut selon laquelle l’humain est privilégié dans l’a priori. Si la constitution du monde dans et par la subjectivité transcendantale est ramenée à une anthropologie transcendantale, alors l’a priori constitutif du monde est un a priori humain, ce qui veut dire non seulement que le monde de la vie n’a de sens que pour des hommes mais surtout qu’il n’a de sens qu’humain puisque toute donation de sens est en elle-même une humanisation. Le monde de la vie est donc par essence un « monde anthropologique », pour reprendre le titre d’un important texte complémentaire de la Krisis.
39Mais cette conception de l’idéalisme transcendantal husserlien nous semble pouvoir s’inscrire dans une détermination plus englobante de celui-ci, que nous désignerons par l’expression de positivisme transcendantal. En effet, l’identité différenciée de la naturalité et de la transcendantalité ne fonde pas seulement la possibilité de considérer tout ego humain comme un ego transcendantal sur le mode de l’objectivation naturelle, mais, plus généralement la possibilité de traiter l’expérience naturelle elle-même et le monde naturel tout entier comme portant précisément « l’absolu objectivé en lui comme à dévoiler là, en vue de la transcendantalité, dans le cours de la naïveté »52. Pour le phénoménologue qui sait l’identité de la naturalité et de la transcendantalité, un retour à la naïveté première de la vie mondaine n’est certes plus possible en toute rigueur53, mais les structures transcendantales de la constitution sont en quelque sorte désormais lisibles à même la positivité naturelle. Certes Husserl n’use pas lui-même à notre connaissance de l’expression « positivisme transcendantal », mais dans la mesure où il reconnaît au milieu des années 1920 que dans la phénoménologie se déploie « la positivité transcendantalement ouverte, éclaircie, fondée »54, il nous semble qu’elle convient parfaitement pour caractériser une philosophie pour laquelle la naturalité devient en elle-même l’index des nécessités transcendantales constitutives. Voici à cet égard le texte décisif, de septembre 1929, que nous nous permettons de citer assez longuement :
Même après que j’ai établi la phénoménologie transcendantale et moi-même comme sujet transcendantal, je peux me tenir « sur le sol de l’expérience naturelle » […]. « Se tenir sur le sol » veut alors dire traiter transcendantalement, au sein du monde constitué, déjà posé et éventuellement déjà étudié par différents côtés en ses structures, n’importe quel linéament du monde « étant », avant tout en tant que monde de l’expérience. Toute description directe de la vie naturelle antérieure ou toute description d’une sphère concrète selon ses types de donnée est bien alors une couche de la sphère transcendantale, à ceci près que je n’entends pas, ne serait-ce que temporairement, entrer davantage dans le constitutif. Ainsi, quant à la nature, la seule description des propriétés qu’elle montre dans l’expérience co-appartient bien, dans l’attitude transcendantale, au transcendantal ; servant d’index pour la constitution transcendantale, cela co-appartient bien lui-même au transcendantal […] L’intérêt scientifique positif ne perd pas son sens, à ceci près qu’il est vu dès le début comme une branche simplement dépendante d’un intérêt plus concret […]55.
40Dans ce texte tout à fait remarquable, la réduction phénoménologique devient l’opération qui rend la positivité à même de servir de fil conducteur à sa propre élucidation transcendantale. Se trouve ainsi fondé l’intérêt que peuvent revêtir au yeux du phénoménologue transcendantal toutes les sciences positives, et en particulier, en vertu de la dominante anthropologique que nous avons relevée plus haut, les sciences positives de l’humanité mondaine naturelle, à savoir principalement l’anthropologie, mais aussi la psychologie et la biologie. Par là, ce texte achève de fournir le cadre théorique ultime dans lequel se meuvent les analyses de Husserl relatives à la biologie à l’époque de la Krisis et nous permet de revenir, après cette longue mais nécessaire parenthèse, au texte qui était notre point de départ.
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42L’appendice de 1936 donne tout d’abord à voir que cette entreprise de compréhension transcendantale de la positivité s’accomplit principalement sous la forme d’un renvoi systématique de la factualité biologique aux conditions transcendantales de la possibilité d’un monde de l’expérience en général, ces conditions étant essentiellement humaines. Nous donnerons ici deux exemples d’un tel renvoi compréhensif de la facticité à la nécessité constitutive, dont le premier nous aidera à comprendre définitivement la thèse husserlienne de l’inclusion de la physique par la biologie. En effet, contrairement à ce qu’un physicisme idéalisant prétend, le vivant ne constitue pas une région contingente au sein d’une nature qui pourrait aussi bien être ce qu’elle est sans lui. Guidée par l’ontologie fondamentale du monde de la vie, qui la précède et dont elle constitue comme le premier degré d’abstraction, la biologie se défait de toute idéalisation physiciste, de sorte que le fait de la vie biologique lui-même se trouve désormais compris à partir de l’essence du monde considéré comme phénomène de la vie transcendantale :
Une ontologie qui voudrait ériger en a priori fondamental qu’un monde sans être animé et même sans homme […] serait purement et simplement impensable, serait condamnée comme une naïveté non scientifique. Et pourtant, c’est l’a priori premier, et le plus fondamental de l’ontologie concrète56.
43Ce n’est pas parce qu’il se trouve y avoir du vivant dans la nature que la biologie peut l’étudier, mais la biologie est à l’inverse la science qui répond à cette détermination essentielle d’un monde en général selon laquelle il doit être d’abord un monde de vie, un monde pour une vie, au sein duquel on peut éventuellement isoler ensuite une nature physique. En outre, et dans le même ordre d’idées, le fait que la biologie soit une science de la vie terrestre peut lui aussi être reconduit à une nécessité transcendantale :
Dans le retour aux ultimes sources de l’évidence dont le monde en général tire la signification qu’il a pour nous […], il apparaît que la biologie n’est pas une discipline de hasard pour une Terre insignifiante, comme le serait la zoologie de l’Allemagne, la botanique du monde des plantes du Pays de Bade57.
44Le rapport entre la biologie et la Terre n’est pas accidentel, car son caractère terrestre est une détermination transcendantale du monde de la vie58 : la Terre doit ainsi être pensée comme le lieu essentiel, l’archi-foyer de toute vie, strictement coextensif à l’historicité générative humaine, et à partir duquel seulement la possibilité d’une vie et d’une biologie extra-terrestres prendrait son sens par transfert aperceptif59.
45C’est ainsi que la biologie se trouve prise chez le dernier Husserl dans l’orientation anthropologique transcendantale de sa phénoménologie, qui fait de l’humain — non pas de tel ou tel humain naturel, mais de l’humanité au sens de la communauté transcendantale des sujets pour qui le monde est, pour qui il y a un monde — l’origine et la mesure de tout sens et de toute objectivité60. C’est en effet la raison pour laquelle Husserl peut affirmer :
Aussi, en aucun cas n’est-il contingent, ni de l’ordre du simple fait que toute biologie s’oriente sur l’anthropologie, non seulement d’après les directions de la recherche physiologique sur la corporéité vivante, mais aussi d’après une exploration psychologique de l’âme61.
46On peut donc soutenir que pour le dernier Husserl, la biologie est une science humaine, pourvu toutefois qu’on n’entende pas par là le concept d’humanité en un sens physiologiquement ou historiquement — bref, naturellement déterminé ; elle est science humaine dans la mesure où l’intelligibilité de tout phénomène biologique renvoie à l’humanité au sens transcendantal, à l’humanité en tant qu’origine et fin de tout sens objectif. De sorte qu’au terme de la production philosophique de Husserl, on trouve la même solidarité entre biologie, psychologie et anthropologie que celle qu’il avait établie dès 1900 au sein du naturalisme, mais ressaisie transcendantalement. Parti d’une critique radicale du positivisme naturaliste, Husserl achève son itinéraire philosophique par une compréhension transcendantale de la positivité, au sens d’une clarification certes, mais aussi de ce qu’on pourrait nommer une inclusion transcendantale de l’anthropologie, de la psychologie et de la biologie au sein de la phénoménologie constitutive. D’aucuns parleront peut-être d’une récupération périlleuse ; du moins ne fait-il aucun doute que vaut aussi pour la biologie ce que Husserl déclare en juin 1931 de la psychologie et de l’anthropologie :
Il faut faire comprendre, à partir des ultimes fondements transcendantaux, pourquoi en fait la psychologie, et si l’on veut l’anthropologie, n’est pas une science positive parmi les autres, parmi les disciplines scientifiques naturelles, mais possède une affinité intime avec la philosophie, celle qui est transcendantale62.
47Prendre toute la mesure de cette affinité fondamentale sans verser pour autant dans un réductionnisme, voilà le projet de la phénoménologie husserlienne tardive comme positivisme transcendantal.
48Pour étayer et préciser cette lecture, nous souhaitons indiquer, en guise de compléments, deux directions dans lesquelles il nous semble possible de vérifier la fécondité philosophique d’une telle conception transcendantale de la biologie. Et tout d’abord quant au problème de la possibilité et du sens d’une phénoménologie de la vie. Il nous semble en effet que cette détermination de la biologie articulée à l’idée d’une ontologie du monde de la vie a le mérite d’éviter l’alternative stérile entre un naturalisme d’une part et une ontologie phénoménologique « dévitalisée » d’autre part — alternative dans laquelle il semble que Heidegger soit resté bloqué, du fait des difficultés inhérentes à l’articulation de l’existence et de la vie. Le Dasein est en effet déterminé de telle sorte que la vie est exclue de son essence, bien qu’elle ne soit accessible qu’à partir de lui. Soulignant le manque d’une fondation ontologique de l’anthropologie, de la psychologie et de la biologie, Heidegger écrit en effet dans Être et temps :
Il n’est possible de saisir et de comprendre la biologie comme « science de la vie » que pour autant qu’elle est fondée — sans y être fondée exclusivement — dans l’ontologie du Dasein. La vie est un mode d’être spécifique, mais il n’est essentiellement accessible que dans le Dasein. L’ontologie de la vie s’accomplit sur la voie d’une interprétation privative ; elle détermine ce qui doit être pour que puisse être quelque chose qui ne serait « plus que vie »63.
49Si Heidegger reprend à son compte la critique du naturalisme, il la redouble de la thèse selon laquelle le Dasein n’existe pas parce qu’il est vivant, mais est vivant parce qu’il existe. Or, comme l’a montré récemment R. Barbaras64, l’affirmation de l’extériorité ontologique de la vie et de l’existence a ceci de délicat qu’elle s’articule mal avec la thèse cardinale de l’intramondanéité du Dasein. Dirigée contre le transcendantalisme husserlien, cette thèse semble perdre en effet tout contenu « si l’être-en-vie est d’emblée dissous dans l’existence »65.
50A contrario, la perspective husserlienne tardive, alors même qu’elle promeut avec insistance un sens non biologique mais historico-culturel de la vie du sujet, semble s’affranchir de cette difficulté, dans la mesure où elle parvient précisément à justifier depuis la subjectivité transcendantale et sa vie de conscience intentionnelle le caractère vivant et incarné du sujet naturel, et ce dans le geste même par lequel elle s’acquitte d’une fondation de la biologie comme science de la vie à partir de l’exigence phénoménologique d’une ontologie du monde de la vie. Si la « vie » qu’est en fin de compte la subjectivité transcendantale n’est en rien comparable à une vie biologique ou organique, du moins est-elle indissociable du sujet humain vivant biologique, de sorte qu’en toute rigueur, elle ne saurait être pensée comme une subjectivité désincarnée. Force est toutefois de constater que la phénoménologie husserlienne se trouve par là exposée à une difficulté opposée à celle que rencontre Heidegger : non pas celle d’une ontologie privative, mais bien celle d’une ontologie métaphysique maximaliste de la vie. Ce trait est particulièrement marquant dans certains textes où Husserl ne semble plus prendre la précaution de distinguer entre le sens transcendantal et le sens naturel de la vie et pousse l’identification jusqu’aux limites de la confusion pure et simple, en des formules qui semblent tout droit venues de la Naturphilosophie de l’idéalisme allemand ou de la mystique rhénane : « Tout est uniment vie, écrit-il ainsi en août 1936, et le monde est l’auto-objectivation de la vie dans la forme des plantes, des animaux et des hommes qui naîtront et mourront. La vie ne meurt pas, parce que la vie n’est que dans une universalité et une unité intérieure de la vie »66. La limite de l’entreprise husserlienne se joue peut-être dans cette possibilité qui semble demeurer ouverte d’une confusion métaphysique des deux sens de la vie.
51Une seconde perspective peut s’ouvrir à partir du concept de « monde de la vie » lui-même et de son histoire, perspective que nous ne développerons que sous la forme de suggestions interprétatives. Rappelons brièvement qu’après l’apparition sans suite du terme de Lebenswelt sous la plume de H. Heine67, c’est dans le cadre des observations microscopiques du biologiste C. Ehrenberg, relatives à l’étude descriptive de la structure des infusoires, que se joue la découverte scientifique de la Lebenswelt comme « monde de la plus petite vie » (Welt des kleinsten Lebens). Le concept se situe par la suite au cœur de la réception du darwinisme en Allemagne, et c’est E. Haeckel68 qui réalise en 1868 l’association de la notion de monde de la vie et de la théorie de l’évolution des espèces, garantissant par là même la vulgarisation du terme de Lebenswelt, compris désormais comme monde du vivant. C’est notamment par le biais de certaines philosophies spiritualistes de la vie (par exemple celle de R. Eucken) et de la biologie des milieux de von Uexküll69 que ce concept s’extraira progressivement de ce contexte naturaliste, de sorte que la phénoménologie husserlienne est une étape essentielle — si ce n’est l’étape décisive — de la dénaturalisation du concept de Lebenswelt70.
52On pourrait dès lors tenter d’exploiter d’une double manière cette parenté conceptuelle entre phénoménologie transcendantale du monde de la vie et théorie biologique du milieu. Il s’agirait de se demander, d’un côté, dans quelle mesure cette biologie des milieux pourrait contribuer à éclaircir ce que Husserl nomme quant à lui Lebenswelt. Eugen Fink n’a-t-il pas lui-même, dans les travaux de systématisation de la phénoménologie transcendantale que lui avait confiés Husserl, désigné à plusieurs reprise comme un « milieu universel » la vie et la croyance naturelles dans lesquelles le monde nous est toujours déjà donné71 ? Husserl n’évoque quant à lui le monde prédonné de la vie dans l’attitude naturelle que comme « situation universelle »72. Il serait peut-être fécond malgré tout, dans cette perspective, de recourir à la distinction faite par von Uexküll entre le milieu (Umwelt) et l’entourage (Umgebung) :
Le milieu de l’animal, que nous nous proposons d’examiner, n’est qu’un fragment de l’entourage que nous voyons s’étendre autour de lui — et cet entourage n’est rien d’autre que notre propre milieu humain73.
53Sans prétendre à une quelconque biologisation du concept de monde de la vie, il semble que penser la Lebenswelt husserlienne comme milieu de tous les milieux, comme entourage universel permettrait de rendre compte à nouveaux frais de certaines ambiguïtés inhérentes à la notion de monde de la vie. Par exemple du fait que, par opposition à tous les milieux de vie (étrangers, animaux), le monde de la vie « est étant dans une unicité pour laquelle le pluriel est vide de sens »74, alors même qu’on peut pourtant distinguer divers mondes de la vie déterminés par les divers intérêts humains ; mais également de la dualité par laquelle le sujet d’un monde de la vie peut être simultanément objet dans un autre monde de la vie75.
54D’un autre côté, et inversement, en faisant justement du monde physique une idéalisation du monde de la vie corrélative d’une attitude pratique particulière, la praxis théorique qui s’établit elle-même sur le sol de la Lebenswelt, la phénoménologie husserlienne pourrait contribuer à la réalisation de cette « théorie générale du milieu […] pour l’homme technicien et savant », et notamment à cette théorie du milieu théorique dans lequel prend place une théorie biologique du milieu, que Canguilhem appelait de ses vœux dans l’article que nous citions au début de notre étude76. La phénoménologie du monde de la vie serait ici requise dans la mesure où elle est simultanément une interrogation phénoménologique sur le monde scientifique et sur les rapports de ce monde au sol d’intuitivité originaire qu’il présuppose. Dans ces conditions, la phénoménologie pourrait être considérée comme une théorie non biologiste du savoir biologique conçu comme fonction de la vie transcendantale.
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56Si nous rassemblons brièvement, au terme de ce parcours, les principaux acquis de notre lecture de l’appendice de 1936 consacré au statut de la biologie au sein de la phénoménologie transcendantale, il apparaît que trois ensembles de résultats se dégagent assez nettement, que l’on peut reprendre brièvement en remontant le fil de nos analyses.
57Un premier point remarquable, qui émerge de nos derniers développements, est bien que le concept husserlien de monde de la vie, quoiqu’il désigne le monde historico-culturel de la subjectivité intentionnelle définie indépendamment de toute référence biologique, conserve quelque chose de sa provenance naturaliste, de sa préhistoire au sein des sciences biologiques de la nature. Son analyse ontologique puis transcendantale révèle en effet qu’il s’agit nécessairement d’un monde pour une subjectivité humaine incarnée et organique, en tout cas charnellement vivante, et que la forme spécifiquement humaine de cette vie organique est une condition du sens du monde tel qu’il est prédonné dans l’expérience, une composante essentielle du sens constitutif de ce monde.
58Nous avons vu ensuite que loin d’être incompatible avec le caractère transcendantal de la phénoménologie husserlienne, ce primat humain dans la constitution conduisait à ressaisir cette phénoménologie comme une anthropologie transcendantale susceptible de thématiser l’existence naturelle de l’homme dans l’exacte mesure où elle ne s’établit justement pas sur le sol de cette naturalité humaine. C’est sur cette base qu’on peut dès lors cerner le sens que la biologie peut recevoir pour la phénoménologie transcendantale ainsi que le statut qui y est le sien : la factualité biologique fournit au phénoménologue devenu maître de l’identité paradoxale de la conscience naturelle et de la conscience transcendantale un ensemble de traits directement interprétables de façon transcendantale et constitutive. Si bien que cette biologie devient un fil conducteur naturel et positif fondamental pour une compréhension transcendantale de la positivité naturelle. Reste que cette fonction conductrice ne revient pas à la biologie indépendamment des deux autres sciences positives de l’humanité naturelle que sont la psychologie et l’anthropologie ; c’est plutôt l’unité formée par ces trois disciplines qui remplit cette fonction et qui justifie ce faisant que l’idéalisme constitutif husserlien soit déterminé comme un positivisme transcendantal. Si c’est pour la psychologie que cette signification éminente de la positivité pour la transcendantalité a été acquise en premier lieu par Husserl (au moment où, au milieu des années 1920, il découvre, sur la voie dite de la psychologie, le surprenant et nécessaire parallélisme entre psychologie intentionnelle et phénoménologie transcendantale), il revient aux textes husserliens des années 1930 d’approfondir le sens de cette découverte dans la direction de la biologie et de l’anthropologie, qui contiennent la psychologie77. La difficulté singulière de ces textes consiste dès lors en ce qu’ils sont destinés à faire comprendre le positivisme transcendantal de la phénoménologie constitutive tout en défendant simultanément cette dernière contre toute identification avec l’anthropologisme et le biologisme caractéristiques, aux yeux de Husserl, des philosophies de l’existence ou des autres avatars de la Lebensphilosophie irrationaliste78.
59Ainsi sommes-nous à présent en mesure de répondre, dans un dernier temps, à la question que nous avons formulée en ouverture de notre propos, dans le sillage des remarques de Canguilhem : les résultats précédents conduisent à reconnaître que Husserl ne se livre pas, dans l’appendice xxiii de la Krisis, à l’esquisse d’une « biologie philosophique », et que les analyses qu’il y développe ne relèvent en aucun cas d’une « biologie fantaisiste »79, pas plus qu’elles ne reviennent sur l’anti-naturalisme caractéristique de la phénoménologie à l’époque de sa « percée ». On peut certes noter que la conception husserlienne de la biologie, telle qu’elle se formule dans les différents textes des années 1930 que nous avons rencontrés, est largement périmée, dans la mesure où elle y est pensée avant tout comme une science du vivant conçu dans son opposition statique au non-vivant, et comme une science essentiellement descriptive et pour cette raison non mathématisable. Mais aussi bien n’est-ce pas le but de Husserl que de fournir philosophiquement une « essence définitive » de la biologie ; là résiderait précisément la fantaisie dont Husserl se garde bien. Son propos est seulement de montrer que seule la philosophie la plus éloignée, dans ses fondements et dans sa pratique, de tout positivisme — donc seule la phénoménologie transcendantale — est à même de traiter de façon parfaitement responsable et libre de la positivité en général, en la considérant comme l’index des nécessités transcendantales qui forment son horizon. On peut donc dire, somme toute, que c’est paradoxalement parce que la vie du sujet (y compris sa vie naturelle) est fondamentalement une vie transcendantale constituante qu’elle peut trouver dans le fait de la vie biologique des ressources précieuses pour son auto-élucidation — aux antipodes de toute récupération spéculative du savoir biologique positif.