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- Volume 6 (2010)
- Numéro 2: La nature vivante (Actes n°2)
- De la vulnérabilité originaire de la vie perceptive à l’événementialité du sens : Réflexions à partir de Merleau-Ponty
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De la vulnérabilité originaire de la vie perceptive à l’événementialité du sens : Réflexions à partir de Merleau-Ponty
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1L’objectif de cet article est de montrer à partir d’une libre reprise de certaines thèses développées par le second Merleau-Ponty qu’un certain usage de la perception est susceptible d’accroître l’épreuve que le sujet fait d’être profondément requis par le sens d’une situation qu’il est en train de vivre. Notre hypothèse est qu’il est nécessaire pour ce faire que l’acte perceptif s’éprouve intrinsèquement mis en jeu par la situation à laquelle il se rapporte, mis en jeu dans l’épreuve affective qu’il fait de sa possibilité originaire. Ce n’est donc pas seulement ce qui est perçu qui est susceptible de faire événement dans la vie du sujet, mais la façon dont l’acte perceptif est amené à se déployer et à éprouver sa propre possibilité au contact du perçu. Il importe en ce sens de faire une distinction entre les propriétés affectives conférées intentionnellement au perçu et l’épreuve affective que l’acte perceptif fait de lui-même en se rapportant à celui-ci. Nous allons ainsi défendre l’idée selon laquelle l’acte perceptif ne peut participer en profondeur à l’épreuve d’une situation qui fait événement dans la vie du sujet que s’il se laisse être profondément mis en jeu par cette situation. Au départ de cette réflexion, il importe ainsi de reconnaître que le sujet peut être ébranlé par le contenu de telle ou telle situation sans que son acte perceptif se laisse pour autant mettre intrinsèquement en jeu par la façon dont celle-ci lui apparaît. Dans ce dernier cas, il n’est pas possible de dire que l’acte perceptif participe en tant que tel, c’est-à-dire autrement que par les objets qu’il vise, à l’épreuve affective que le sujet est en train de faire de sa situation. On mesure ainsi toute la portée de cette problématique consistant à savoir s’il y a une façon de percevoir et de donner à percevoir qui est susceptible d’accroître l’épreuve que le sujet fait d’être radicalement requis par une situation qu’il est en train de vivre. Un sujet peut-il faire l’épreuve d’une situation qui le requiert profondément, qui vient interrompre le cours de sa vie, sans que sa façon d’appréhender sensiblement cette situation participe elle-même à l’épreuve de cet événement, sans qu’elle y participe intrinsèquement, c’est-à-dire soit elle-même mise en jeu par celle-ci ? Même s’il ne peut être question de réduire l’épreuve d’une situation qui fait événement dans la vie du sujet à la perception que celui-ci en a, en retour il est difficilement concevable que ce sujet puisse être interpellé en profondeur par une situation donnée sans que sa façon de percevoir cette dernière soit elle-même intrinsèquement interpellée, soit elle aussi amenée à faire l’épreuve d’un événement, d’une rupture dans son cours normal de fonctionnement. Une situation censée faire événement dans la vie du sujet, générer en lui une nouvelle fidélité à une réalité dont le sens l’interpelle, mais qui laisse son acte perceptif indemne risque en ce sens de ne pas avoir atteint la vie de ce sujet dans ce qu’elle a de plus profond. Dans la rencontre de telle personne qui vient faire radicalement événement dans ma vie, c’est la perception même que j’ai de celle-ci qui serait donc amenée à se transformer, à faire l’épreuve d’un événement. Mais il en irait en fait ainsi pour toute perception, que celle-ci porte sur une personne, une situation sociale, une montagne, etc. L’événement perceptif dont il est ici question n’est donc pas seulement celui que le sujet vit lorsqu’il perçoit une situation qui ébranle la cohérence de son rapport au monde. De tels événements liés à la seule appréhension de nouveaux contenus perceptifs n’impliquent pas nécessairement une mise en jeu du pouvoir même de percevoir. Inversement, une situation que l’on connaît bien peut tout à coup se phénoménaliser d’une façon telle qu’elle renvoie la vie perceptive à l’énigme de sa vulnérabilité intrinsèque. Notre hypothèse est ainsi qu’une situation est d’autant plus susceptible de faire événement dans la vie du sujet qu’elle renvoie la vie perceptive de celui-ci à l’énigme de sa propre possibilité, à sa vulnérabilité originaire.
2Lorsque l’acte perceptif se déploie à partir de l’absolue assurance qu’il a de sa possibilité intrinsèque, alors, quels que soient les aléas de son effectuation, il ne peut qu’être profondément indifférent à ce qu’il est en train de dévoiler. Bien entendu, mon acte perceptif peut me mettre en présence d’une situation profondément bouleversante, mais il ne va pas de soi que la dimension affective de cette situation le concerne en tant que tel. Selon un premier niveau d’analyse, la dimension affective de la situation concerne seulement la façon dont le sujet s’y rapporte en fonction de toute une série de variables. Selon ce premier niveau d’analyse, l’acte perceptif apparaît donc comme porteur de vécus affectifs mais qui ne concernent pas l’épreuve qu’il fait de sa possibilité même. Selon un second niveau d’analyse, l’acte perceptif est habité d’une vulnérabilité intrinsèque, d’une vulnérabilité telle précisément que le perçu est susceptible de le renvoyer à la fragilité de son ouverture au monde. C’est de ce point de vue que l’acte perceptif est susceptible de participer en tant que tel à l’épreuve que le sujet fait d’une situation qui le requiert radicalement, c’est-à-dire le renvoie à l’énigme de son engagement dans le monde. Nous allons ici montrer que certaines thèses du second Merleau-Ponty sont essentielles au développement d’une telle interrogation phénoménologique portant sur la possibilité d’un événement qui affecte le vivre même de la vie perceptive. Dans un premier temps, encore général, nous allons interroger le rapport qu’il y a entre la possibilité d’un tel événement et la vulnérabilité originaire de la vie perceptive. Il s’agira dans un second temps de montrer de façon plus spécifique de quelle façon l’événement perceptif implique chez Merleau-Ponty une transformation profonde du rapport au sens du perçu. Il s’agira dans un troisième temps de montrer que la possibilité d’un tel événement perceptif, lequel sera encore qualifié de vision, renvoie à la genèse charnelle de la perception, à la genèse de son pouvoir dans la nuit du corps.
1. La vulnérabilité originaire de la vie perceptive
3Pour rendre compte de la capacité que l’acte perceptif a de participer à l’épreuve que le sujet fait d’une situation dont le sens le bouleverse en profondeur, notre hypothèse est donc qu’il est nécessaire de faire une distinction entre les propriétés affectives de la situation perçue et l’affectivité originaire de l’acte perceptif lui-même. Ce n’est pas parce que l’on développe une phénoménologie de la perception mettant en évidence le caractère affectif du rapport au perçu que l’on fait pour autant droit à l’épreuve affective que l’acte perceptif fait de sa propre possibilité au contact du perçu. Selon un premier niveau d’analyse, je peux être profondément affecté par le contenu de ce qui m’est donné à percevoir sans que mon acte perceptif soit lui-même concerné par ce qu’il est en train de dévoiler. Si je suis affecté par la perception de cette colline jonchée de détritus, en quoi l’apparaître spécifique de celle-ci concerne-t-il l’épreuve que je fais de mon pouvoir même de percevoir ? Si la vie perceptive ne pouvait être décrite qu’à partir de ce premier niveau d’analyse, il serait en ce sens impossible de rendre compte du pouvoir que le perçu a de la mettre intrinsèquement en jeu, et ce de façon bien entendu plus ou moins explicite selon les situations. Selon un second niveau d’analyse, l’acte perceptif est susceptible d’être radicalement interpellé par ce qu’il perçoit, toute la question étant alors de connaître les conditions et les modalités de cette interpellation. Même si la perception que j’ai de cette montagne est habitée d’une immense joie, même si je la vise et la reçois comme me donnant ou m’invitant à la joie, peut-on dire pour autant que mon acte perceptif s’éprouve intrinsèquement affecté par cette dernière ? Selon un premier niveau d’analyse, nous avons vu que cette question n’a pas de sens. Selon un second niveau d’analyse, nous dirons qu’il y a événement perceptif lorsque la montagne, tout en lui apparaissant, renvoie l’acte perceptif à sa vulnérabilité originaire, à la fragilité même de son pouvoir. La problématique que nous développons ici est bien entendu susceptible de se déployer selon différents niveaux d’interrogation. Ainsi, par exemple, chez Sartre, en tout cas celui de La transcendance de l’ego, la conscience perceptive est habitée par une vulnérabilité originaire liée à la contingence de son auto-constitution comme conscience égologique ouverte à un monde. Chez Sartre, le perçu ne cesse d’une façon ou d’une autre de renvoyer l’acte perceptif à la vulnérabilité originaire de son ouverture au monde1. Sur un tout autre plan d’interrogation, chez Henry, la conscience perceptive, en s’ouvrant au perçu, est renvoyée par celui-ci à la contingence originaire de son mode d’adhésion au pâtir radical de la vie2. Les recherches menées par le second Merleau-Ponty interrogent quant à elles la vulnérabilité originaire de la vie perceptive à partir de sa dimension incarnée. En effet, chez Merleau-Ponty, la genèse du pouvoir perceptif dans la nuit du corps ne s’efface pas purement et simplement au profit d’une perception qui serait absolument assurée de sa possibilité et c’est précisément pour cette raison que la perception merleau-pontienne est capable de vivre des événements qui l’impliquent dans sa fragilité intrinsèque.
4L’événement perceptif tel qu’il se donne à décrire à partir d’un plan d’analyse plus spécifiquement merleau-pontien est porteur d’une transformation profonde du rapport au sens du perçu. Il génère une rupture dans la façon normale que la perception a de se rapporter au sens de ce qui lui apparaît. Nous proposons de définir cet événement perceptif comme étant celui de la vision. Nous montrerons ainsi à partir de Merleau-Ponty qu’il y a un rapport intrinsèque entre la vulnérabilité charnelle de la vie perceptive et sa capacité à faire l’épreuve d’une vision. Si, dans certaines conditions, Cézanne peut se mettre à voir la montagne Sainte-Victoire au lieu de simplement la percevoir, si la perception humaine est susceptible d’un tel événement, c’est précisément parce qu’elle est susceptible de s’ouvrir au perçu autrement qu’à partir du refoulement de sa vulnérabilité originaire. La possibilité d’un tel événement perceptif doit en ce sens être appréhendée dans le cadre d’une théorie qui refuse de faire comme si l’ouverture au monde de chacun des pouvoirs de la subjectivité allait purement et simplement de soi. C’est précisément ce qui dans la vie perceptive échappe à la pure et simple assurance qu’elle a de sa possibilité qui la rend capable d’être radicalement affectée par ce qu’elle perçoit. Il y a événement perceptif lorsque la façon dont l’acte perceptif est amené à s’effectuer le renvoie à l’épreuve qu’il fait de sa vulnérabilité intrinsèque. Dans cette perspective, il est évident que toute forme de naturalisation de la vie perceptive ne peut qu’affaiblir le pouvoir que la vie perceptive a de se laisser radicalement affecter par ce qu’elle rencontre dans le monde. Nous dirons ici que l’on procède à une naturalisation de la vie perceptive à chaque fois que l’épreuve que celle-ci fait de sa vulnérabilité intrinsèque est occultée. L’acte perceptif tel qu’il est décrit par Merleau-Ponty ne peut être interpellé en profondeur par ce qu’il rencontre dans le monde que parce que le perçu est susceptible de le renvoyer à l’épreuve affective originaire de sa genèse dans la nuit du corps.
5Nous avons montré dans d’autres travaux que le rapport merleau-pontien de la perception à l’imaginaire relève de la radicalité d’une telle interrogation, l’idée étant précisément qu’une perception dépouillée de sa texture imaginaire intérieure est en fait une perception tout à fait naturalisée, c’est-à-dire s’ouvrant au perçu à partir de l’absolue assurance qu’elle a de sa propre possibilité3. Une perception ainsi naturalisée ne peut plus se laisser radicalement affecter par ce qui se donne à elle au sein du monde. En ce sens, ce n’est certainement pas parce qu’un acte perceptif se rapporte à des situations dont la teneur émotionnelle est très forte et déstabilisante qu’il y a pour autant événement au plan de l’épreuve que celui-ci fait de sa vulnérabilité radicale. En sens inverse, une situation qui apparaissait de prime abord anodine peut tout à coup renvoyer avec force l’acte perceptif à l’épreuve affective qu’il fait de sa vulnérabilité radicale. Ce n’est que dans ces conditions que l’acte perceptif est susceptible de participer véritablement à l’épreuve que le sujet fait d’une situation qui l’interpelle au plus profond de lui-même. Notre hypothèse est ainsi que l’acte perceptif peut être habité par l’événement d’une vision, l’instauration de cette vision supposant chez Merleau-Ponty que le perçu renvoie d’une façon spécifique l’acte perceptif à sa vulnérabilité charnelle. En ce sens, il y a une façon de faire appel à la dimension incarnée de la vie perceptive qui ne suffit pas à rendre compte de sa vulnérabilité intrinsèque. Encore faut-il en effet que dans son rapport au corps l’acte perceptif soit amené à éprouver la fragilité même de sa possibilité, ce qui n’est pas vraiment le cas dans la Phénoménologie de la perception où la vie perceptive n’est pas encore habitée par l’épreuve d’une violence fondamentale4. Loin d’être installée d’emblée dans sa possibilité, la vie perceptive décrite par le second Merleau-Ponty ne cesse d’avoir à conquérir sa propre possibilité, d’y advenir, et c’est précisément cette vulnérabilité originaire qui lui permet de participer dans certaines conditions à une transformation en profondeur de la vie du sujet, à l’instauration d’un événement qui le requiert de façon radicale.
2. De la perception à la vision
6Il ressort des premières réflexions que nous venons de faire que certains travaux du second Merleau-Ponty offrent des ressources importantes pour interroger le pouvoir que le perçu a de renvoyer l’acte perceptif à sa vulnérabilité intrinsèque. Sur un certain plan d’interrogation qui ne peut bien entendu être unilatéralisé, la perception apparaît comme n’étant pas assurée de sa propre possibilité. En ce sens, une telle perception a besoin du visible, non pas seulement pour s’effectuer, mais pour advenir à son pouvoir même de percevoir. Nous dirons encore que, sur ce plan d’analyse, la perception est originairement à la recherche de son propre sens et éprouve la vulnérabilité radicale de son ouverture au visible. L’épreuve immanente qu’elle fait de sa propre possibilité est habitée d’un problème originaire qui cherche à se résoudre dans la rencontre même du perçu5. C’est précisément ce qui fait que l’intentionnalité perceptive telle qu’elle est interrogée par le second Merleau-Ponty doit être comprise comme un « mode du désir »6. Elle implique une recherche de soi dans l’autre que soi, une recherche de sa propre possibilité dans la rencontre même du perçu. Notre hypothèse est qu’il ne peut y avoir de véritable événement dans la vie perceptive que si celle-ci ne cesse sur un mode plus ou moins refoulé d’être travaillée par l’épreuve immanente de cette vulnérabilité. D’un certain point de vue, il est évident que l’acte perceptif ne peut manquer d’être décrit comme déjà installé dans sa propre possibilité. Une vie perceptive qui ne serait qu’à la recherche de sa possibilité n’en serait pas une, s’éprouverait en fait dans sa pure et simple impossibilité, ne pourrait se déployer comme une perception en prise avec des objets. Mais en même temps, une perception qui aurait perdu toute forme d’épreuve de sa vulnérabilité intrinsèque ne pourrait qu’être profondément indifférente à ce qu’elle perçoit, ne pourrait pas être radicalement affectée par ce qui se donne à elle. Du point de vue d’une analyse de la perception centrée sur l’évidence de son pouvoir intentionnel, le sujet n’est bien entendu pas indifférent à ce qu’il perçoit, mais il n’importe pas à son acte de perception de se déployer de cette façon-ci ou de cette façon-là, d’être amené à percevoir ceci ou cela. Sa façon de s’effectuer n’affecte pas l’épreuve qu’il fait de sa possibilité la plus originaire. Pour rendre compte du pouvoir d’interpellation radicale du perçu, il est nécessaire en ce sens que la vie perceptive, tout en se déployant sur un certain plan dans l’assurance de sa propre possibilité, ne cesse de pouvoir être confrontée sur un autre plan à sa vulnérabilité originaire. Un événement perceptif au sens fort où nous l’entendons ici a précisément lieu à chaque fois que le perçu, loin de se donner comme le corrélat d’une perception assurée de sa possibilité, met au contraire en jeu cette dernière, se donne à elle, mais en la reconduisant dans le même mouvement à l’énigme de sa genèse dans la nuit du corps. Une perception qui ne serait plus capable de vivre un événement de cette nature ne pourrait plus participer à une transformation en profondeur de la vie du sujet, à l’épreuve que celui-ci fait d’un événement qui le renvoie à l’énigme de son être-au-monde.
7Pour préciser davantage la spécificité de l’événement perceptif tel qu’on peut le comprendre à partir de l’œuvre du second Merleau-Ponty, il suffit de prendre conscience de la différence qu’il y a entre la simple perception d’une montagne, laquelle peut bien entendu se déployer selon différents niveaux de vie intentionnelle et être habitée par différents types d’intérêts, et cette expérience événementielle en laquelle nous nous vivons soudain en présence d’une montagne qui, par des moyens visibles et rien que visibles pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, est en train de se faire montagne sous nos yeux7. En effet, ce n’est pas tous les jours et de n’importe quelle façon qu’un tel événement perceptif se donne à vivre. Il implique une certaine disposition de la part du sujet percevant et une certaine structure précise de la situation. Lorsque je suis simplement en train de percevoir une montagne, celle-ci se donne nécessairement comme cette montagne individuelle-ci et corrélativement comme une montagne parmi d’autres montagnes possibles. Le donné intuitif est nécessairement excédé par cette visée plus ou moins passive ou active de sens qui lui permet de se phénoménaliser comme l’apparaître de cette montagne-ci. Lorsqu’il y a vision, événement perceptif, cet excès reste bien entendu présent, mais tout se passe comme si l’invisibilité du sens dans la visée duquel quelque chose peut se donner à percevoir transparaissait en filigrane dans le perçu lui-même. Les chiffres secrets de la montagne, sa membrure, l’être-montagne de la montagne, se donnent dans une épreuve sensible8. Du sens, Merleau-Ponty dit qu’il est fondamentalement invisible9. On ne perçoit jamais de la montagne en général, mais toujours déjà et encore cette montagne-ci ou cette montagne-là. Mais ce sens invisible est en même temps susceptible d’être « perçu » en tant que tel10. Selon l’option interprétative que nous déployons ici, pour du sens invisible, être « perçu » en tant que tel, c’est être l’objet d’une vision. Lorsque Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire en s’ajustant corporellement à cette structure phénoménale précise qui la constitue, en s’ajustant à son champ, il ne perçoit donc pas qu’une montagne. En la singularité de sa donation, il fait l’épreuve sensible du sens même de la montagne, de son Wesen actif11.
8Le sens de la montagne n’est plus seulement alors ce à l’intérieur de la visée de quoi on perçoit ceci ou cela comme cette montagne particulière-ci ou cette montagne particulière-là. Il est, dans l’événement de la vision, ce qui vient se faire éprouver au sein même d’une montagne, mais non plus seulement au sein d’une montagne particulière parmi d’autres montagnes particulières, mais au sein d’une montagne singulière, d’une montagne singulière, mais irradiant, en sa singularité même, des chiffres secrets d’un universel, se donnant comme une idée sensible au sens fort du terme12. Toute montagne n’offre pas la possibilité ou en tout cas n’offre pas avec la même intensité la possibilité de sa vision. Ici et maintenant, ajusté à la singularité de sa chère, si chère Sainte-Victoire, Cézanne éprouve en l’apparaître même de celle-ci les chiffres secrets de la montagne, de la montagne en tant que telle. Dans la vision, s’opère une sorte de clôture de l’espace, d’inversion en tout cas de l’horizon qui n’est plus d’emblée l’opérateur d’une ouverture, mais, dans un premier temps, l’opérateur d’une fermeture. Sainte-Victoire ne se donne plus comme une simple montagne, comme une montagne particulière parmi d’autres montagnes effectives ou possibles, comme une montagne que l’on perçoit sur le fond de toutes ces réalités qui s’annoncent déjà comme à percevoir. Elle vient au contraire s’emparer de celui qui s’ajuste à elle, elle génère une fascination13. Tout dépend bien entendu des dispositions du sujet percevant, mais aussi de ces infimes variations de la lumière. Parfois la lumière n’est pas bonne et il ne se passe rien, aucune vision n’est possible, seulement une perception. Sainte-Victoire reste là au loin, montagne quelconque au sein d’un paysage. Sauf en cas d’épais brouillard, toute montagne ne peut manquer de se donner comme montagne au sujet percevant qui lui porte attention, cette perception pouvant bien entendu être habitée par différentes modalités possibles. Il n’en va pas du tout de même en ce qui concerne la vision. Il est évident en ce sens que toute montagne n’est pas susceptible d’être l’objet d’une vision ou en tout cas d’une vision dont le caractère événementiel est fort.
9S’il importe d’insister ici sur cette dimension de clôture événementielle de la situation dans l’expérience de la vision, c’est parce que cette clôture implique en fait un bouleversement du rapport de l’acte perceptif au sens même de ce qui est en train d’être perçu. Entre la montagne et Cézanne, dans leur accouplement perceptif, s’opère leur mise à part du reste. Le sens de la montagne fulgure dans la singularité de cette montagne-ci, ce rayonnement impliquant une sorte de suspension de son inscription dans un espace plus large. Bien entendu, sur un certain plan, celui de la perception au sens simple du terme, la montagne continue de se donner comme inscrite dans un espace qui s’étend continûment et de façon indéfinie. Mais sur un autre plan, lorsqu’il y a vision, nous assistons à une sorte d’arrachement de la situation perceptive à la totalité du monde au sein de laquelle néanmoins elle continue de s’inscrire. Dans cette rencontre fascinée entre la montagne et celui qui s’y éprouve naître à lui-même comme habité d’une vision, le sens s’incarne au sens fort du terme dans le sensible lui-même. Dans la vision ainsi comprise, la montagne se fait chair. Dans cette montagne-ci, le sens même de la montagne se donne comme tel à éprouver. Une montagne apparaît comme étant travaillée de l’intérieur par la genèse de son sens de montagne. Dans une telle perspective, le sens n’est plus seulement un horizon à partir duquel un certain quelque chose de particulier apparaît. Il est ce qui se donne comme tel dans la singularité absolue de ce qui ici apparaît.
10Il existe bien entendu une autre lecture possible de Merleau-Ponty qui s’attache davantage à décrire dans l’expérience cézanienne le mouvement opérant d’un sens en train de se faire et qui échappe à toute fixation objectivante. Dans cette dernière perspective, le sens du perçu, loin de polariser comme un horizon fixe le mouvement d’exploration de ce dernier, est habité par une profonde instabilité, par un manque originaire14. Celui-ci, loin de détruire le pouvoir même que le perçu a de se donner avec une véritable densité de présence, lui est au contraire tout à fait nécessaire. Ce n’est que lorsque le sens de l’apparaissant se fige que l’apparaissant devient mélancoliquement fantomatique. Dans ce cadre interprétatif, nous dirons donc que ce qui se donne ici et maintenant ne se donne précisément qu’en échappant à toute fixation définitive possible, qu’en étant de l’intérieur travaillé par la latence opérante de phénomènes qui ne se donneront peut-être jamais en présence. De ce point de vue, le génie de Cézanne est d’activer par la composition des formes et des couleurs de ses tableaux de Sainte-Victoire cet imaginaire interne à la vie perceptive qui fait que la montagne se donne d’autant plus en présence qu’elle surgit interrogativement à partir de l’épreuve de ses multiples façons possibles d’entrer en présence. Nous n’en aurons jamais fini avec cette énigme de ce que signifie faire l’épreuve de la présence d’une montagne, mais cet inachèvement, lorsqu’il est assumé, loin de brouiller le perçu, lui permet de se donner à la fois comme ce qui m’est entièrement donné — c’est bien de la montagne que je perçois — et comme ce qui m’échappe radicalement — la montagne ne se donne qu’à partir d’une énigme qu’il ne s’agit pas tant de résoudre que d’habiter, cette énigme étant précisément ce qui ne cesse de nourrir sa force de présence.
11La voie interprétative que nous développons ici n’est pas exactement celle-là, même si bien entendu ces différentes explorations de la profondeur de la vie perceptive sont indissociables l’une de l’autre. Pour évoquer notre problématique à partir des débats issus entre autres du traitement du noème perceptif par Aron Gurwitsch, lequel influença en profondeur Merleau-Ponty, ce qui nous intéresse davantage ici est l’événement du passage d’un rapport perceptif à la montagne dont le sens noématique est de nature interprétative à un rapport perceptif à la montagne dont le sens noématique est de nature fondamentalement intuitive15. Me mouvant librement de montagne en montagne durant mon itinéraire touristique, je perçois avec absolue aisance et plus ou moins de plaisir chacune de celles-ci. Je sais dans la majorité des cas faire correctement usage de cette visée de sens et ma perception est informée par ces usages. J’ai appris à reconnaître à même ma perception ceci comme étant une montagne et non une colline par exemple. Mais tout à coup, je m’arrête, je m’arrête devant cette montagne-ci, devant Sainte-Victoire, et fais l’épreuve d’un véritable bouleversement perceptif, d’une transformation où le sens de la montagne, loin d’être seulement ce qui est visé dans l’apparaître de cette montagne particulière-ci ou de cette montagne particulière-là, m’atteint comme tel, me prend pour ainsi dire à part. Cette expérience est fondamentalement immobilisante et me plonge un moment dans une forme de clôture spatiale spécifique. Je ne suis plus ici un sujet percevant simplement parmi d’autres sujets percevants possibles, je ne suis plus en train de librement me mouvoir de point de vue en point de vue, je m’enracine dans ce point de vue radicalement singulier à partir duquel une vision est en train de naître en moi.
12Cet événement interrompt en ce sens le libre mouvement de la vie perceptive, mais cette interruption et l’instauration de cet espace dont la courbure est convexe comme l’est clairement l’espace pictural cézannien, loin de neutraliser la vie du sujet percevant, de l’enfermer dans la spécularité d’un face à face étouffant, vient au contraire, mais du dedans même de cette fermeture, transformer ses habitus perceptifs et relancer sa dynamique intentionnelle16. Une fois que j’ai vraiment vu une montagne, ma perception des autres montagnes s’en trouve en effet profondément modifiée, comme si dorénavant cet événement, générant en moi l’appel à une sorte de fidélité corporelle à un sens qui, dans sa transcendance même, vient me prendre, germe au cœur même de mon corps, me disposait à m’ajuster autrement à ces autres montagnes que je vais peut-être percevoir. C’est ainsi que nous pouvons comprendre comment dans la singularité du face à face avec Sainte-Victoire, c’est la profondeur et l’appel du monde que je suis en train d’éprouver. Dans ces autres montagnes que je percevrai, quelque chose comme la singularité d’une vision ne va plus cesser de se chercher en moi, une singularité qui est en prise avec un espace fortement polarisé, avec un espace qui m’implique radicalement, avec un espace, autrement dit encore, habité par l’énigme de mon engagement en celui-ci. La simple perception de cette montagne implique bien entendu de façon constitutive que l’acte perceptif puisse se renouveler. Le fameux « encore et ainsi de suite » du rapport au perçu est constitutif du perçu. Je pourrais percevoir encore cette montagne ou en percevoir une autre. Cette perception implique de façon tout aussi constitutive qu’un autre sujet puisse la percevoir. Il reste toutefois que cette répétabilité et cette partageabilité constitutive de ma perception des montagnes n’est pas comme telle porteuse d’une propension qui me pousse effectivement et de l’intérieur de l’épreuve que je fais de cette montagne-ci à percevoir de la montagne encore et encore. Au plan de la vision, il n’en va pas du tout ainsi. Si Cézanne revient encore et encore peindre sa Sainte-Victoire, ce n’est pas parce qu’il échoue à la voir. C’est au contraire parce qu’il l’a vue, et que l’épreuve de cet événement en appelle intrinsèquement tant à son renouvellement qu’à sa prolifération. L’incarnation du sens dans l’épreuve événementielle de la vision de Sainte-Victoire fait que la rencontre que je fais de celle-ci est affectivement habitée par toutes ces autres montagnes que je pourrais percevoir. Sa singularité même — c’est elle, absolument, et non une autre — est en même temps ce qui ouvre affectivement le temps et l’espace, ce qui me fait rejoindre dans les profondeurs de sa phénoménalité ce sens qu’elle partage avec les autres montagnes. Il importe ainsi de bien saisir que la vision de la montagne dont il est ici question implique une déstabilisation profonde de la vie perceptive. Le sujet faisant l’épreuve d’une vision est atteint, en son immobilité fascinée, par ce sens qui tout à la fois transit la matérialité rayonnante de la montagne et habite son corps. Il ne s’agit donc plus ici de percevoir une montagne comme une réalité dont on saisit le sens comme tout un chacun est supposé pouvoir le saisir. Dans la vision, il s’agit d’être convoqué par l’événement singularisant d’un sens qui m’appelle, qui me convoque radicalement par sa façon même de se donner.
13Si cet événement peut être défini comme potentialisant, c’est dans la mesure où il inverse profondément le rapport entre ce qui est donné et le sens de ce qui est donné. L’événement de la vision met le sujet en prise avec un sens qui s’impose absolument en lui et à lui. Il y a de la montagne, et cette montagne se donne comme telle dans la singularité absolue de cette montagne-ci. Cette montagne que je vois vaut pour ainsi dire absolument. L’espace entre elle et moi ne peut plus à ce moment être vécu comme un espace neutre, indifférent à ce qui s’y passe. La montagne fait intrusion en moi, selon l’expression importante de Merleau-Ponty, elle bouleverse mon schéma corporel en y introduisant ses chiffres secrets, elle me singularise tout en m’enseignant d’elle-même l’énigme de son propre sens et en m’appelant à m’y ajuster encore et encore. Cette expérience bouleversante, bien entendu plus ou moins forte et confuse selon les situations, initie en moi un habitus perceptif qui m’engage désormais à chercher en chaque montagne, non pas seulement ce qui en elle est commun à toutes les montagnes, non pas seulement ce qui la particularise par rapport aux autres, mais encore ce qui, en elle, singulièrement, dans les profondeurs mêmes de sa phénoménalité, manifeste de façon plus ou moins forte l’être même de la montagne. La vision génère l’épreuve d’une implication singulière de ma vie par rapport à cela même que je suis en train de voir. Voir une montagne, c’est se recevoir soi-même comme mis radicalement en jeu par cette montagne. Il y a un rapport entre ce mouvement d’incarnation du sens dans l’événement de la vision et l’épreuve que je fais de la singularité radicale de ma vie comme impliquée par ce sens. Dans la perspective que nous développons ici, une simple perception de montagne n’engage rien, en tout cas explicitement, de la singularité radicale du sujet percevant. Une vision, oui. En ce sens, chez Merleau-Ponty, toute perception est déjà travaillée par de la vision, mais selon des degrés divers. Devant Sainte-victoire, lorsqu’il y a événement, vision, la montagne cesse d’être seulement un sens disponible me permettant d’identifier chacune de celles-ci et de m’y rapporter selon les différents intérêts pratiques qui sont susceptibles de m’habiter. Avec Sainte-Victoire se donnant dans l’événement d’une vision, je fais l’épreuve d’un sens qui vient m’interroger, qui me requiert comme tel. Nous pourrions encore dire que je fais l’épreuve d’une montagne qui rend sensible au sens fort le sens invisible au moyen duquel je la vise en temps normal. La montagne investit radicalement l’entre-deux de mon rapport à elle, me convoque radicalement, comme si j’étais atteint au plus profond de mon être par ce sens qui me requiert absolument. Dans cette expérience de vision, mon acte perceptif se trouve bien entendu mis dans l’impossibilité d’occulter sa vulnérabilité radicale. Le sens de la montagne ne peut se donner comme l’objet d’une vision et non pas seulement d’une perception qu’en s’introduisant dans l’épreuve originaire que la perception fait de sa vulnérabilité.
14Dans cette perspective, il devrait être possible de faire la même distinction entre une situation sociale qui peut être jugée et perçue comme injuste et cette même situation sociale que devient l’objet d’une vision : l’injustice sociale se donne alors comme telle à voir dans la singularité même de la situation. Un tel événement, dont toute la question est précisément d’interroger les conditions de son instauration, introduit dans la vie des sujets un appel à l’engagement ou en tout cas une impossibilité de faire comme s’il ne se passait rien de profond entre eux et ce qu’ils sont en train de voir. De la même façon que la vision de la montagne Sainte-Victoire génère entre elle et moi un lien tel que, continuant à la regarder, je ne fais que me rejoindre dans un avenir qui me requiert, il faut dire ici que la vision d’une situation sociale ne peut manquer de générer en moi l’appel à continuer de m’ajuster à elle, ce qui bien entendu n’annule en rien la contingence de l’acte par lequel je vais ou non répondre à cet appel naissant de notre rencontre. Un tel événement, par le bouleversement des habitus perceptifs qu’il implique, introduit corrélativement dans la vie des sujets, sous la forme d’une initiation, une disposition à désormais saisir dans telle ou telle autre situation qu’ils rencontreront le rayonnement plus ou moins fort de ce même sens. Toutes les montagnes ne sont pas Sainte-Victoire, mais la vision de Sainte-Victoire m’ouvre de l’intérieur de notre entre-appartenance à ce qui en chacune de celles-ci participe de façon plus ou moins forte à ce même rayonnement d’être. Dans la même perspective, la différence entre la perception d’une situation sociale et la vision d’une situation sociale est que la perception se rapporte à cette situation comme à une situation particulière simplement subsumable sous un sens plus général tandis que la vision consiste dans le fait de saisir dans la situation particulière ce qui en elle la rend tout à la fois singulière et universelle, c’est-à-dire ce qui en elle génère l’épreuve sensible du sens même par lequel je suis en train de la viser. Cette vision m’enracine dans l’ici et maintenant de ce que je suis en train de voir, mais elle m’ouvre en même temps, de l’intérieur d’elle-même, à un au-delà de ma situation. Il y a bien en ce sens un usage potentialisant de la perception que Merleau-Ponty cherche à construire, un usage qui fait de la vision ce moment où le sens s’incarne en générant une interpellation radicale. Or, il importe de bien saisir ici qu’une telle expérience n’est pensable que si l’on cesse de naturaliser la vie perceptive mais que l’on introduit bien au contraire une inquiétude originaire dans l’épreuve immanente qu’elle fait de sa possibilité.
15Selon un premier plan d’analyse, la perception ne peut manquer d’être décrite comme s’ouvrant au perçu à partir de la certitude qu’elle a de sa propre possibilité. Mais, sur un second plan d’analyse, la perception ne cesse de faire l’épreuve de sa vulnérabilité intrinsèque, toute la question étant bien entendu alors de savoir comment ces différents plans d’analyse sont susceptibles de s’articuler. Nous laisserons ici en suspens cette question très difficile pour nous concentrer davantage sur la façon dont l’événement de la vision que nous venons de décrire implique une théorie de la vie subjective qui refuse de faire comme si les pouvoirs intentionnels de cette dernière n’étaient pas habités à un certain niveau d’épreuve d’eux-mêmes par une incertitude quant à leur possibilité même. Il y a en effet une façon de décrire la vie perceptive comme ce qui est toujours déjà auprès du perçu et cela sans problème intrinsèque qui revient à dénier la possibilité pour cette vie perceptive de s’éprouver mise ontologiquement en jeu par ce qui se donne à elle. La plupart du temps, cette énigme originaire qui est au cœur même de la vie perceptive se trouve occultée au profit d’une perception assurée de sa possibilité constitutive. Mais, comme nous l’avons montré, ce premier plan d’analyse, par ailleurs tout à fait nécessaire, ne peut suffire à rendre compte du pouvoir que la perception a de se transformer en vision. Dans la perspective que nous développons ici, cet événement ne peut manquer de générer dans la vie du sujet l’épreuve d’un sens qui le requiert de façon radicale. Notre hypothèse est précisément que la possibilité de cette vision implique une subjectivité qui ne cesse de faire sur un certain plan l’épreuve de la contingence de son mouvement d’ouverture au monde. C’est ainsi ce qui dans la vie subjective échappe à l’évidence de son être-au-monde qui rend celle-ci capable d’être singulièrement requise par une situation dont le sens se donne comme tel à voir. La vision du sens implique ainsi un moment de retrait de la subjectivité incarnée, un repli au sein duquel celle-ci cesse de se vivre comme cette existence toujours déjà vouée à se mouvoir dans le monde, mais fait au contraire l’épreuve de ce qui en elle échappe à l’évidence de son pouvoir de s’ouvrir au monde. En ce sens, il y a un rapport profond chez le second Merleau-Ponty entre le pouvoir que le sens a de se donner dans l’événement d’une vision et l’épreuve que la perception fait de ce qui en elle échappe à l’évidence de son rapport au monde. La perception n’est capable de vision qu’en se laissant renvoyer par le perçu à la fragilité originaire de sa genèse.
16La perception telle qu’elle est décrite par le second Merleau-Ponty ne cesse d’advenir à sa propre possibilité, est habitée autrement dit par un moment profondément nocturne au sein duquel elle est amenée à faire l’épreuve de ce qui en elle se soustrait à l’évidence de son rapport au monde. Dans un cadre merleau-pontien, cette vulnérabilité ne concerne pas la dimension intensive de la vie perceptive comme c’est le cas chez Henry et elle ne concerne pas non plus comme chez Sartre, en tout cas celui de La transcendance de l’ego, la contingence de l’auto-constitution réflexive de la conscience pure en une conscience égologique se temporalisant comme ouverture au monde. Chez Merleau-Ponty, tel du moins que nous proposons ici de librement le reprendre, la fragilité intrinsèque de la vie perceptive renvoie essentiellement à l’épreuve que le pouvoir de percevoir fait de sa genèse au sein d’un corps assailli originairement par la promiscuité intolérable du sensible. Le corps merleau-pontien ne dispose pas d’emblée de son pouvoir de tenir le sensible à distance, de le constituer en objet. Cette épreuve, refoulée en temps normal pour permettre à la perception de disposer de son pouvoir de faire apparaître des objets au sein d’un monde, ne peut en ce sens manquer de rester présente au plus profond de la vie perceptive si celle-ci doit être capable de faire l’épreuve de cet événement plus ou moins exceptionnel qu’est la vision. Cette vision comprise donc ici comme événement singularisant d’une transformation du rapport au sens du perçu réinvestit en effet l’épreuve originaire que la perception ne peut manquer de faire de sa vulnérabilité originaire. S’il est évident que l’œuvre inachevée de Merleau-Ponty ne peut être réduite à ce que nous en faisons ici, il reste qu’elle offre des ressources importantes pour interroger le pouvoir que la perception a, en devenant vision, de participer à une transformation en profondeur du rapport du sujet à la situation qu’il vit.
3. Chair et vision
17Pour développer la question du rapport entre l’événement de la vision et la vulnérabilité originaire de la vie perceptive, il importe tout d’abord de prendre conscience des caractéristiques très violentes que Merleau-Ponty attribue à la genèse des pouvoirs intentionnels du corps. Ce n’est certainement pas les travaux de Mélanie Klein, si importants dans l’itinéraire philosophique de Merleau-Ponty, qui auraient conduit ce dernier à décrire l’être-au-monde de la subjectivité incarnée comme se développant dans un environnement protecteur17. On trouve bien au contraire chez le second Merleau-Ponty l’idée que le corps humain, s’il ne se rapporte plus fonctionnellement au monde comme un organisme naturel, ne s’ouvre pas pour autant au monde selon des structures existentiales allant purement et simplement de soi. En ce sens, le propre de la perception humaine est qu’elle reste d’une façon ou d’une autre hantée par l’épreuve de son commencement inchoatif dans la vie du corps. Merleau-Ponty entend en ce sens inscrire dans le déploiement de toute perception l’épreuve continue et plus ou moins refoulée d’une telle genèse de la perception au sein du corps, ce qui, à nouveau, n’invalide en rien les analyses qui, se situant sur un autre plan d’investigation, décrivent une vie perceptive d’emblée installée dans ses possibilités constitutives. Dans la perspective du niveau d’analyse développé par le second Merleau-Ponty, nous avons ainsi affaire à une perception qui fait l’épreuve de la violence interne au mouvement même de son ouverture au monde. Nous en trouvons un témoignage dans le passage du concept d’implication typique de la Phénoménologie de la perception aux concepts d’enjambement ou d’empiétement typiques de la seconde partie de l’œuvre du phénoménologue18. Comme Emmanuel de Saint-Aubert le montre de façon tout à fait remarquable, certains des concepts les plus fondamentaux du second Merleau-Ponty, dont celui par exemple d’enjambement, sont directement issus de ses réflexions d’après-guerre sur la violence originaire constitutive tant de l’existence individuelle que collective. C’est ainsi que l’enjambement ou l’empiètement du passé sur l’avenir, de l’intérieur sur l’extérieur, ce que Merleau-Ponty nommera désir19, bref tous ces concepts qui apparaissent après la Phénoménologie de la perception renvoient tout autant à l’enjambement des corps dans les mêlées sanglantes de la guerre. Le concept de mêlée chez Merleau-Ponty, ce nécessaire emmêlement des choses, des vivants et des dimensions de l’expérience, implique dès le départ l’idée d’une violence qui est le lot de tout vivant mais qui se déchaîne chez l’être humain et perd son sens de lutte structurée et instinctuellement régulée pour la vie, tant au plan du psychisme individuel qu’au plan de l’existence collective :
L’image de la mêlée, écrit Emmanuel de Saint-Aubert, associe à la critique d’une universalité de survol une image concrète de lutte et de confusion, conforme aux événements qui ont ancré l’empiètement dans l’imaginaire de l’auteur : la confusion des combattants qui se battent corps à corps, la guerre à laquelle on prend ou on ne prend pas part, la mêlée générale et sanglante qui serait une loi de notre condition20.
18En affirmant que les parties du corps s’enjambent, Merleau-Ponty introduit ainsi une violence interne à la constitution du schéma corporel, une violence qui est corrélative de la violence du rapport entre le corps et le monde.
19Dès 1948, le sang des autres devient tout autant le sang des choses. Le concept de chair du sensible est directement lié à cette violence originaire, à cette promiscuité ultra-violente, à cet empiètement intolérable dont on ne veut rien savoir parce qu’il est trop là et dont on ne cesse de tenter de se départir pour libérer la possibilité d’un rapport où les choses et les autres se tiennent toujours relativement et fragilement à distance. Le concept merleau-pontien d’inconscient identifié à cette épreuve sensible de l’empiètement originaire prend forme dès les années 194621. En 1948, dans sa conférence L’homme et l’objet, Merleau-Ponty utilise la notion de blessure et parle de ces objets de la peinture moderne qui saignent : « Dans un tableau moderne, au contraire, écrit Merleau-Ponty, les objets saignent, agressifs […] cet objet […] se retourne contre l’homme, le compromet et exerce sur lui une fascination menaçante »22, une fascination qui contraint le corps à ne plus fonctionner selon les principes fondamentaux d’une perception vouée à mettre à distance ce qui se donne à elle, vouée à tenter d’annuler cette promiscuité, cette violence chaotique de la rencontre, ordonnant donc ce qui se donne à elle selon le principe gestaltiste de la compossibilisation des perspectives. C’est dans cette même perspective que la violence impliquée dans le rapport à autrui ne consiste pas seulement chez Merleau-Ponty dans le fait qu’autrui vient objectiver le sujet. Elle est liée au fait qu’autrui ne cesse de faire intrusion dans le sujet, entre dans son corps, façonne son schéma corporel. Tout l’effort de Merleau-Ponty consiste en ce sens à tenter de montrer qu’il y a une alternative à l’opposition abstraite entre le chaos originaire de la promiscuité et l’ordonnancement de phénomènes sensibles remplissant harmonieusement des visées de sens, entre la violence d’une présence intrusive intolérable et des visées de sens au sein desquelles ce qui apparaît se donne toujours comme une réalité particulière parmi d’autres réalités particulières. Une perception harmonieuse de la montagne implique évidemment une distance entre ce qui se donne et le sens de ce qui se donne, une distance où se déploie dans la paix une coexistence. Une certaine phénoménologie merleau-pontienne de la perception, investit davantage cette fonction de la vie perceptive qui est avant tout, mais bien entendu à partir de ses soubassements corporels et en situation, de rendre possible la coexistence des phénomènes. Il n’en va plus de même à partir de la fin de la guerre, la question étant alors pour Merleau-Ponty de dépasser cette opposition abstraite entre la violence originaire de la promiscuité et l’ordonnancement perspectiviste du monde. Est-il possible de penser ensemble conflit et coexistence ?
20Dans le cadre des réflexions menées ici, nous dirons que le concept merleau-pontien de chair relève très précisément de cette simultanéité de la violence et de la coexistence, dont le principe de structuration n’est bien entendu plus alors celui de l’union des compossibles mais celui de l’union des incompossibles23. Entre une promiscuité intolérable et des choses qui n’apparaissent que comme les corrélats d’une perception assurée de sa possibilité, qui n’apparaissent que comme des objets, il y a pour Merleau-Ponty cette chair des choses, cette dimension de la chair dans les choses, laquelle s’éprouve comme telle dans l’événement de la vision. La montagne Sainte-Victoire se fait chair de façon éminente dans le regard du peintre Cézanne et dans notre propre regard si nous laissons la structure phénoménale de cette montagne se donner comme telle à nous dans le tableau même du peintre. Ce qui caractérise l’événement de la vision, c’est la façon dont la synthèse perceptive qui y est à l’œuvre échappe ou en tout cas détourne les principes fondamentaux de la Gestalt. Dans la Sainte-Victoire, les contrastes des couleurs et des formes sont tellement complexes que la perception ne peut plus structurer le donné sensible, du moins pour l’individu qui accepte de s’ajuster à ceux-ci, selon le fameux principe de constitution des figures par assimilation ou compossibilisation. Et c’est pour cette raison précisément que la montagne Sainte-Victoire ne peut manquer d’être vécue par Cézanne comme s’introduisant dans son corps, c’est-à-dire comme venant bouleverser en profondeur les modalités perspectivistes de constitution intentionnelle du donné perçu. Ce moment d’agression vient réveiller dans la corporéité même du peintre ce moment originairement nocturne d’une vie assaillie par l’intolérable promiscuité que nous venons d’évoquer, ce moment nocturne d’une vie empêchée de librement se mouvoir parmi des choses qui se tiendraient à distance ou qui ne la toucheraient qu’avec respect.
21Nous sommes bien ici en présence d’un corps en crise, d’un corps répétant l’épreuve de cette déhiscence originaire où la négativité naturelle du vivant se surinvestit et s’aggrave irrémédiablement24. Ce corps fait l’épreuve de la contingence même de son ouverture au monde. Mais du sein même de cette crise, ce corps réveillé en sa négativité originaire par cette situation qui l’agresse et le fascine tout à la fois peut trouver les ressources pour laisser ce conflit avoir un autre destin que celui d’aboutir au pur et simple chaos ou que celui de se décharger dans une réconciliation apaisant les conflits, c’est-à-dire neutralisant les facteurs d’incompossibilisation de la situation. Dans l’événement de la vision, la montagne ne s’unifie perceptivement qu’à partir de ce qui l’a vidée de sa simple cohérence fonctionnelle, qu’en s’intégrant à partir des conflits irréductibles qui sont au cœur même de son apparaître. Lorsque Cézanne voit Sainte-Victoire, lorsqu’il est suffisamment ajusté à elle, lorsque la lumière est assez bonne pour que les contrastes naturels qui structurent sa phénoménalité soient à la fois à leur pleine puissance et à leur pleine subtilité, celle-ci investit l’espace même qui tout à la fois la sépare et la relie au peintre. La montagne, dans sa distance même, se fait en même temps radicalement proche. La montagne est là-bas, mais pas au sens où le sont les objets que la perception ne constitue que selon les principes de la Gestalt. Elle est ici, mais pas au sens où le sont les choses lorsqu’elles assaillent le sujet dans l’épreuve d’une promiscuité étouffante. Elle est là-bas et ici25.
22Dans l’événement d’une vision, l’espace est fortement polarisé, ce qui signifie encore que la vision génère l’épreuve radicalement singulière d’une présence qui implique absolument le sujet, qui ne fait plus de lui un sujet percevant qui ne serait qu’un sujet percevant parmi d’autres sujets percevants possibles. À ce moment, le sens de la montagne n’est plus seulement ce dans la visée intentionnelle de quoi s’unifient ses aspects compossibles. La montagne n’est plus saisie à partir de son immédiate évidence perceptive ou, pour être plus précis, la vie du sujet percevant ne se déploie plus uniquement à ce niveau-là, mais s’investit à un niveau plus profond, à un niveau qui vient précisément réveiller en lui ce moment de crise originaire qui est au cœur même de la genèse charnelle de la perception. Cézanne s’immobilise, laisse la montagne mettre en crise ses habitus perceptifs. La montagne ne parvient plus à être seulement cette montagne immédiatement identifiable comme une montagne particulière parmi d’autres montagnes particulières possibles. La montagne entre en crise en même temps que le corps qui s’ajuste à elle. En devenant une chair, Sainte-Victoire naît de l’intérieur même de sa crise à son propre sens de montagne. Le devenir-chair des choses est ainsi compris ici comme l’événement d’une incarnation du sens invisible dans le sensible, comme l’événement d’une vision26. Cette incarnation du sens, en polarisant fortement l’espace, fait renaître le sujet percevant à lui-même comme engagé singulièrement dans cet espace. Au plan d’une analyse de la vie perceptive centrée sur l’évidence de son pouvoir intentionnel, le perçu ne se donne pas ou ne se donne pas pleinement comme une chair, c’est-à-dire comme venant affecter la subjectivité dans l’épreuve radicale qu’elle fait de sa possibilité même. En sens inverse, une analyse de la vie perceptive qui se déploie à partir de l’épreuve que celle-ci fait de sa vulnérabilité intrinsèque peut rendre compte du pouvoir que celle-ci a de se laisser radicalement interpeller par ce à quoi elle se rapporte. Une telle interpellation a toujours déjà lieu, mais sur un mode plus ou moins refoulé. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre de quelle façon la perception peut dans certaines conditions faire l’épreuve d’un événement qui la renvoie explicitement et avec force à l’énigme de son mouvement d’ouverture au monde. Un tel événement participe à l’accroissement du pouvoir que le sujet a de se laisser interpeller en profondeur par le sens de la situation qu’il est en train de vivre.
4. Conclusion
23Lorsqu’il y a événement perceptif au sens fort où nous l’entendons ici, la situation que le sujet rencontre le renvoie à l’énigme originaire de son pouvoir même de s’ouvrir et de s’engager dans le monde. C’est en ce sens que l’on peut comprendre comment certains événements perceptifs alimentent la croyance des individus dans le pouvoir que leur liberté a d’être interpellée en profondeur par un sens qui tout à coup se donne à eux comme un événement. Une certaine phénoménologie oublieuse de la vulnérabilité originaire de la perception méconnaît la façon dont, au sein de cette vulnérabilité, l’acte perceptif peut amener le sujet à faire l’épreuve d’un sens qui l’interpelle de façon radicale. C’est très précisément ce que Cézanne est en train de vivre lorsqu’il se met à voir Sainte-Victoire. Dans l’épreuve de cette vision, la montagne se donne en tant que telle, le sens même de la montagne semble jaillir comme pour la première fois et ne le fait qu’en s’introduisant au plus profond de la vie sensible du sujet. Celui-ci ne peut être ontologiquement indifférent à l’épreuve qu’il fait de ce sens. Le sens tel qu’il est alors éprouvé renvoie le sujet percevant à l’énigme même de son ouverture au monde. Ce n’est plus ici un sujet par ailleurs assuré de son pouvoir de percevoir qui est affecté par cette montagne apparaissante, mais un sujet qui est reconduit par cette dernière à l’énigme de sa fragilité originaire. Mais il importe de bien saisir que c’est précisément cette fragilité interne à l’épreuve que la perception fait de sa possibilité qui fait que celle-ci est habitée par le souffle même de la liberté et peut en ce sens participer à l’engagement de la liberté dans le monde. C’est pour cette raison qu’il y a une façon de naturaliser la vie perceptive, de la décrire comme n’étant habitée par aucun rapport affectif originaire à l’énigme de sa propre possibilité, qui occulte l’épreuve radicale que le sujet y fait de sa liberté. La perception ne peut s’éprouver comme un acte d’ouverture au monde qu’à partir de l’épreuve qu’elle fait de ce qui en elle échappe à l’évidence de cette ouverture au monde. Lorsque la perception d’une situation donnée devient une vision au sens fort où nous l’entendons ici, le sujet est ainsi amené à faire l’épreuve de ce qui en lui échappe à l’évidence de son ouverture au monde, mais il ne le fait que dans l’épreuve d’une situation dont le sens l’interpelle en profondeur. Lorsque Cézanne voit la montagne Sainte-Victoire, celle-ci lui impose donc l’énigme de son sens tout en le renvoyant à sa propre énigme de sujet engagé dans le monde. Le sens n’est plus seulement vécu ici comme un sens disponible. Ce sens, désormais, importe en tant que tel. Celui qui a vu une montagne, qui l’a vu au sens fort où nous l’entendons, ne peut plus faire comme s’il n’importait pas en profondeur à sa vie perceptive qu’il y ait de la montagne. Ce n’est plus seulement ici en fonction de toute son histoire de vie, de ses caractéristiques personnelles, etc., que Cézanne s’éprouve interpellé par cette montagne. Celle-ci l’interpelle sur un plan plus profond encore, sur le plan de l’épreuve qu’il fait de ce qui en lui échappe à l’évidence de son ouverture au monde. Sainte-Victoire reconduit Cézanne à l’énigme de son pouvoir perceptif. Cette montagne, plus profondément encore que toutes les émotions qu’elle peut susciter, renvoie désormais le sujet qui la voit à l’énigme originaire de sa vie intentionnelle, c’est-à-dire autant à sa fragilité qu’à sa puissance.
24Une situation donnée est susceptible d’interpeller la liberté du sujet en fonction de toute une série de variables personnelles, sociales et culturelles. Mais elle peut à certains moments l’interpeller à un niveau plus profond, au niveau de l’épreuve que ce sujet fait de son pouvoir même d’être le sujet qu’il est. C’est ainsi que nous avons distingué l’épreuve affective que je fais de cette montagne en tant que je m’y rapporte dans l’assurance de mon pouvoir même de m’y rapporter et l’épreuve affective que je fais de cette montagne en tant qu’elle me renvoie à l’énigme de mon pouvoir de m’y rapporter. Une fois que je fais une telle épreuve de la montagne, que je la vois au lieu de simplement la percevoir, cette montagne est porteuse d’un sens qui désormais détient quelque chose de l’énigme de mon engagement dans le monde. Mais il en va de même lorsqu’il m’est donné de voir une situation d’injustice sociale au lieu de simplement la percevoir. Je peux bien entendu être fortement affecté par une situation d’injustice que je perçois, mais cette épreuve affective que je fais n’est pas nécessairement habitée par l’événement d’une vision. Lorsqu’il y a vision, le sens de la situation m’atteint comme tel, et il ne le fait que parce qu’il me renvoie explicitement à l’épreuve que je fais de la vulnérabilité même de mon être-au-monde. Dans cette expérience de la vision, le sujet s’éprouve ainsi renaître à son pouvoir même de s’ouvrir au monde et de s’y engager. Dans le cadre des réflexions que nous avons menées ici, il importe de bien voir que c’est bien par rapport à cette montagne ou par rapport à cette situation sociale que le sujet se trouve renvoyé à l’énigme même de son ouverture au monde. Tout à coup, pour Cézanne, une montagne laisse fulgurer le sens même de la montagne, le laisse fulgurer d’une façon telle que ce sens est désormais porteur de ce que nous pourrions définir ici comme une vérité profonde du sujet, comme une vérité qui fait événement dans sa vie, qui le renvoie à l’énigme même de son ouverture au monde. C’est dans le rapport à cette montagne-ci que le sens de la montagne se donne comme un événement et interpelle de façon radicale le sujet. De la même façon, ce n’est pas n’importe quelle situation sociale qui est susceptible de générer l’épreuve événementielle de son sens. La phénoménologie merleau-pontienne de la perception telle que nous l’avons reprise offre ainsi des ressources essentielles pour interroger le pouvoir que certaines situations ont, par leur façon même d’apparaître, d’interpeller les sujets dans l’épreuve qu’ils font à la fois de la vulnérabilité et de la puissance de leur engagement dans le monde. Toute la question est bien entendu alors de savoir s’il est possible de préciser davantage les conditions tout autant mondaines que subjectives d’un tel usage potentialisant de la vie perceptive. Il ressort en tout cas des réflexions que nous avons ici menées à partir d’une libre reprise de certains thèmes merleau-pontiens que la perception est porteuse d’un enjeu tout à fait essentiel dans l’épreuve que la liberté fait tout à la fois de sa fragilité intrinsèque et de sa capacité corrélative à répondre à l’appel du sens.
Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Raphaël Gély
FNRS – Université catholique de Louvain