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Marie Gérard

Canguilhem, Erwin Straus et la phénoménologie : La question de l’organisme vivant

(Volume 6 (2010) — Numéro 2: La nature vivante (Actes n°2))
Article
Open Access

Résumé

Il s’agit de nuancer l’opposition massive, mise en place par Michel Foucault dans sa préface à la traduction anglaise du Normal et le patho­logique, entre la tradition phénoménologique et l’épistémologie française. Cette opposition est raffinée sur la base d’une confrontation entre la pensée de Georges Canguilhem et celle du psychiatre allemand Erwin Straus, qui tâche, dans son ouvrage majeur Vom Sinn der Sinne, de poser les fondements d’une psychologie phénoménologique. La confrontation s’organise autour de deux thématiques abordées de manière centrale par les deux auteurs, l’une portant sur la physiologie, le problème du réflexe et les rapports entre le vivant et son milieu, l’autre sur les notions de normal et de pathologique.


1. Prélude : Canguilhem et la phénoménologie

1Depuis la publication, en 1978, de la préface de Michel Foucault à la tra­duction anglaise du Normal et le pathologique, il pourrait paraître incongru de rapprocher Canguilhem de la phénoménologie. Dans cet article, Foucault écrit en effet qu’une « ligne de partage » divise radicalement la philosophie française en deux traditions que tout sépare : la tradition phénoménologique, d’une part, philosophie de l’expérience, du sens et du sujet, à laquelle renvoient les noms de Sartre et de Merleau-Ponty ; d’autre part, la tradition de l’épistémologie française, philosophie du savoir, de la rationalité et du concept, illustrée quant à elle par Bachelard, Cavaillès et Canguilhem1. Une telle interprétation interdit dès lors, sinon pour les opposer irréductiblement l’un à l’autre, un rapprochement entre la pensée de Canguilhem et celle d’Erwin Straus. Ce dernier ne se présente-t-il pas en effet comme un psy­chiatre versant dans la phénoméno­logie — comme un psychiatre proposant, de la même manière qu’Eugène Minkowski, une psychologie phénoméno­logique ?

2Il nous semble cependant, du moins concernant la pensée de Can­guilhem, que cette opposition dressée par Foucault entre l’épistémologie française et la phénoménologie est par trop massive, radicale. Bien que Canguilhem ait parfois lui-même sanctionné cette fracture de façon violente — il suffit de se rappeler les commémorations de Cavaillès2 — il demeure proche de la tradition phénoménologique. En effet, son ouvrage majeur, la thèse de médecine intitulée Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique — publiée en 1943, rééditée en 1963 sous le titre Le Normal et le pathologique et augmentée pour l’occasion de « Nouvelles réflexions » dont l’objectif était d’étendre l’investigation des normes stricte­ment vitales aux normes sociales — est un livre aux connotations franche­ment phénoménologiques3. N’est-il pas question de lutter contre l’homo­généité du normal et du pathologique instituée par la science, en vue de rétablir leur altérité radicale telle qu’elle est vécue par la conscience humaine ? N’est-il pas question de proclamer que la conscience précède en droit toujours la science, que c’est parce qu’il y a des hommes malades qui s’éprouvent comme tels dans l’angoisse, la douleur et la souffrance, qu’il y a une médecine scientifique, et non l’inverse ? Il n’est pas jusqu’aux derniers écrits de Canguilhem concernant la médecine qui ne comportent une tendance phénoménologique. Ainsi, dans un article de 1978 intitulé « Puissance et limites de la rationalité en médecine », Canguilhem note :

En bref, il est impossible d’annuler dans l’objectivité du savoir médical la subjectivité de l’expérience vécue du malade […]. Charcot, selon Freud, disait : la théorie c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister. C’est au fond ce que pensent parfois les malades des diagnostics de leurs médecins. Cette protestation d’existence mérite d’être entendue, alors même qu’elle oppose à la rationalité d’un jugement bien fondé la limite d’une sorte de plafond impossible à crever4.

3En outre, il faut faire remarquer que Canguilhem ne cesse de lire et de s’appuyer sur des auteurs proches de la phénoménologie, utilisés sans cesse par un phénoménologue qu’il cite régulièrement et avec lequel il entretient plus d’une affinité : Maurice Merleau-Ponty. Que ce soit dans son Essai de 1943, dans le recueil d’articles publié en 1952 sous le titre La Connaissance de la vie5 ou encore dans sa thèse de philosophie dirigée par Bachelard et soutenue en Sorbonne en 19556, Canguilhem ne cesse de citer La Structure du comportement7, premier ouvrage de Merleau-Ponty, également publié en 1943. Dans la préface à la seconde édition de son Essai, il note : « Et tout d’abord, même en 1943, j’aurais pu signaler quel secours je pouvais trouver, pour le thème central de mon exposé, dans des ouvrages comme le Traité de psychologie générale de M. Pradines et La Structure du comportement de M. Merleau-Ponty »8. C’est que La Structure du comportement s’intéresse de près à la question qui taraude Canguilhem : celle de l’organisme vivant, que le phénoménologue tâche de comprendre en échappant à la notion classique de réflexe. Selon Merleau-Ponty, qui s’appuie sur les thèses du psychiatre allemand Kurt Goldstein, référence centrale de Canguilhem dans son Essai, le vivant, loin de réagir mécaniquement et passivement aux excitations de son milieu, le constitue. Loin que le comportement du vivant puisse être expliqué comme la somme de ces processus partiels que l’on nomme réflexes, il doit être compris comme une totalité irréductible à la somme de ses parties, c’est-à-dire comme une forme. Le vivant est caractérisé par une essence singulière et tout comportement, même le plus simple réflexe, doit être compris à partir de cette essence de l’organisme. L’essence est donc une espèce d’a priori vital en fonction duquel l’organisme constitue, crée son milieu selon les valeurs qui sont les siennes. Le vivant découpe, dans le milieu abstrait de la science, un milieu qui est le sien propre et dont il est, selon une expression de Canguilhem, le « centre de référence »9.

4L’opposition tranchée établie en 1978 par Foucault doit donc être nuancée. Canguilhem est loin de n’entretenir avec la phénoménologie que des rapports d’inimitié. Au contraire, il demeure proche de la phénoméno­logie de Merleau-Ponty, avec lequel il partage incontestablement un grand intérêt pour la pensée de Kurt Goldstein, qu’il défendra jusque dans ses derniers textes10. Bien que Canguilhem et Merleau-Ponty aient choisi des directions de pensée incontestablement différentes, leurs points de départ furent sensiblement identiques. De cette identité de départ, il demeure tou­jours une trace. Ainsi, la critique merleau-pontienne de ce qui est nommé dans Le Visible et l’invisible le Kosmothéôros, c’est-à-dire le spectateur qui se tient face au monde en oubliant le lien charnel qui le relie originairement à lui, manifeste de singulières résonances avec ce que Canguilhem peut dire du biologiste, ce vivant qui étudie la vie. De même que Merleau-Ponty essaie de décrire le cordon de chair, le lien ombilical, qui unit originairement l’homme et le monde, Canguilhem ne cesse d’affirmer la singularité du biologiste par rapport au physicien qui étudie un objet, la vie, dont il fait lui-même partie parce qu’il est vivant. De même que Merleau-Ponty cherche à développer une intra-ontologie selon laquelle le rapport entre l’homme et le monde n’est pas frontal mais latéral, Canguilhem montre que le biologiste est toujours déjà ce qu’il étudie, que la connaissance de la vie se fait dans la vie11.

2. Canguilhem et Erwin Straus

5Si Canguilhem est manifestement marqué par la lecture de La Structure du comportement de Merleau-Ponty, il existe également un lien significatif entre sa pensée et celle d’Erwin Straus ; nous allons tâcher de le mettre en évi­dence sur la question de l’organisme vivant. Ce rapprochement permettra du même coup de conforter la thèse d’une véritable proximité entre Canguilhem et la phénoménologie. Cette question de l’organisme vivant sera abordée d’une part à travers la critique des fondements de la physiologie et de la notion cardinale de réflexe, d’autre part à travers la question du normal et du pathologique.

2.1. La critique de la physiologie classique : Descartes et le réflexe

6Chez Erwin Straus de même que chez Canguilhem, la question de l’orga­nisme vivant prend l’allure d’une réflexion sur les thèses de la physiologie classique et, par conséquent, sur la notion de réflexe. En outre, l’un et l’autre interrogent la responsabilité de Descartes dans l’élaboration de la physiologie dont ils discutent les thèses. Nous exposerons dans un premier temps la critique de la physiologie proposée par Erwin Straus, de même que sa conception du vivant ; ensuite, par l’intermédiaire de La Structure du com­portement de Merleau-Ponty, nous présenterons les rapports entre le vivant et son milieu tels que Canguilhem les a pensés.

7L’objectif fondamental visé par Straus est épistémologique : selon le sous-titre de son livre majeur (Vom Sinn der Sinne, publié en 1935 à Berlin et traduit en français sous le titre Du Sens des sens), il s’agit pour lui de « contribuer à l’étude des fondements de la psychologie »12. Straus entame sa réflexion par un constat : la situation de la psychologie est catastrophique car elle est réduite à la physiologie. Il n’existe qu’une psychologie physiologique qui comprend le vivant comme une somme de réflexes et de réflexes conditionnés. Autrement dit, le vivant est appréhendé comme une machine très performante intégralement déterminée par son milieu. Une telle com­préhension réductrice du vivant ne permet en aucune manière de saisir le sentir et se condamne par là à ce que le sens de certaines pathologies mentales lui échappe. En effet, l’organisme machine de la physiologie clas­sique, s’il a des sensations, s’il reçoit des sensations de l’extérieur, ne sent pas, n’est pas en communication immédiate avec le monde. En vue d’expliquer certains troubles mentaux, Straus entend donc substituer à cet organisme physiologique, sujet des sensations, l’organisme vivant, sujet du sentir. Il s’élève dès lors contre la psychologie physiologique afin de lui substituer une psychologie phénoménologique, seule à même de décrire l’expérience du sentir et de s’ouvrir par là à une compréhension intime des phénomènes morbides.

8Dans Du Sens des sens, Straus considère que la psychologie physio­logique triomphante trouve son aboutissement le plus parfait dans la théorie des réflexes conditionnés mise en place par Pavlov. Ce dernier considère le comportement animal comme intégralement réductible à une somme de réflexes et de réflexes conditionnés. Pour lui, l’organisme est une machine ultra-performante qui réagit automatiquement aux stimulations du milieu. En outre, Pavlov est animé par l’espoir de soumettre la vie psychique à la recherche objective ; cette ambition est patente dans ses écrits : « Tôt ou tard, écrit-il, la science […], éclairant brusquement et intensément notre nature si mystérieuse élucidera le mécanisme et le sens réel de ce qui préoccupe le plus l’homme, c’est-à-dire sa conscience, la souffrance d’être conscient »13.

9Or, d’après Erwin Straus, cette psychologie physiologique est tout entière issue des postulats de la philosophie cartésienne ainsi que l’indique très clairement le titre de son introduction : « La psychologie moderne dépend de la philosophie cartésienne »14. Dans cette perspective, Straus com­prend la théorie pavlovienne des réflexes conditionnés comme « un accom­plissement tardif de la philosophie cartésienne ». « L’anticipation carté­sienne, écrit-il, est totale sur le plan des principes et très étendue dans les détails »15. Straus considère donc Descartes à la fois comme le père de l’orientation théorique générale de la physiologie moderne et comme le précurseur du concept de réflexe conditionné.

10Straus affirme que la philosophie cartésienne, parce qu’elle a mis sur pied le dualisme des substances, parce qu’elle a radicalement séparé la res cogitans de la res extensa, ne peut d’aucune manière parvenir à penser l’organisme vivant, sujet du sentir. Le système cartésien permet soit de penser un sujet insularisé, l’âme pensante isolée de son corps et du monde, soit la juxtaposition de cette âme et d’un corps intégralement mécanisé. Si l’homme est envisagé comme la juxtaposition d’une âme et d’un corps, l’animal, qui ne possède pas d’âme, sera quant à lui compris à partir de son seul corps, c’est-à-dire comme une machine très performante, un automate, réagissant mécaniquement aux excitations du milieu16. En aucun cas, Descartes ne parvient à penser l’union indissociable de l’âme et du corps qui constitue tout organisme vivant, homme ou animal. Par conséquent, il ne peut décrire l’expérience du sentir. Si l’animal réagit mécaniquement aux incitations du milieu, le sentir humain se voit quant à lui démembré, divisé selon le dualisme des substances : les organes des sens sont tout d’abord affectés par les stimulations du milieu qui sont ensuite transmises, par l’action des esprits animaux et l’intermédiaire de la glande pinéale, à l’âme. Dans les deux cas, on ne trouve guère cette communication immédiate avec le monde que Straus appelle sentir.

11Aux yeux d’Erwin Straus, une telle manière de penser a mis en place les principes directeurs de la physiologie moderne, qui s’attache selon lui à éliminer toute finalité, toute orientation de l’organisme vivant. En rattachant le corps à la res extensa, en le comprenant comme un bout d’étendue, Descartes affirme que l’ensemble de ses mouvements doivent être expliqués par les lois de la mécanique. Il s’insurge contre l’animisme aristotélicien et proclame que ce n’est pas l’âme qui meut le corps mais que le corps, de la même manière qu’un automate, est au principe de son mouvement. Le mouvement ne dépend pas de l’âme, il dépend de la seule disposition des organes, de sorte qu’entre un corps vivant et un corps mort, la différence est la même qu’entre une montre montée et une montre rompue : c’est la mécanique qui déraille. Dans le comportement animal, Descartes ne lit donc aucune finalité, il n’y voit que le jeu de très subtils mécanismes.

12Mais Straus va plus loin. Si, en découvrant ce mécanisme radical, il se voit en mesure d’affirmer que « l’anticipation cartésienne est totale sur le plan des principes », c’est-à-dire que Descartes est l’initiateur du projet théorique global de la physiologie qui triomphera au xixe siècle, il assure également que « l’anticipation cartésienne est très étendue dans les détails », autrement dit que Descartes a inventé le concept de réflexe conditionné qu’allait par la suite reprendre, en le radicalisant, Pavlov. Cet acte de naissance du réflexe conditionné, Straus le diagnostique dans l’article 50 des Passions de l’âme, où Descartes décrit le dressage de chiens pour la chasse. Naturellement, les chiens courent lorsqu’ils distinguent une perdrix et fuient lorsqu’ils entendent un coup de fusil ; le dressage par habitude permet d’inverser cette tendance : les chiens vont s’arrêter lorsqu’ils verront une perdrix et courront dès qu’ils entendront un coup de fusil. D’après Straus, il s’agit là d’un exemple de réflexe conditionné qui exhibe « la preuve des affinités historico-philosophiques existant entre les conceptions de Descartes et de Pavlov »17.

13L’objectif poursuivi par Straus est alors le suivant : lutter contre la philosophie cartésienne, c’est-à-dire s’élever contre la séparation radicale entre l’homme et l’animal — « ce gouffre impossible à combler »18 — et affirmer que le comportement animal ne peut être réduit à un strict méca­nisme dépourvu de toute finalité. Il faut retrouver l’organisme vivant, ce corps finalisé, orienté qu’il appelle l’organisme expressif. Pour nous faire comprendre de quoi il s’agit, Straus nous livre un exemple :

Un petit chien s’ébat joyeusement dans la rue. Brusquement une voiture se dirige à grande vitesse vers lui et il saute de côté. Son saut est tellement maladroit et « irréfléchi » qu’il va se heurter à un arbre alors que la voiture était prête à faire un crochet pour ne pas l’écraser19.

14À travers l’exposé de cet exemple de mouvement irréfléchi, involontaire, le but de Straus est d’amener le lecteur à comprendre que :

Le mouvement automatique reste un mouvement orienté et doué de signification. Dans le cas particulier qui nous occupe, le chien se déplace pour éviter un danger imminent et l’orientation de son mouvement est commandée par la direction de l’objet qui approche. Le mouvement a la signification de l’évitement […]20.

15Ce que Straus cherche donc à exprimer, c’est que l’organisme vivant, que représente exemplairement l’animal, se situe juste entre le comportement compris selon un mécanisme radical à partir de la notion de réflexe et le comportement compris comme l’action de la volonté, de la conscience sur le corps. Ce qu’il cherche à dégager, c’est la nappe de sens silencieuse qui habite le comportement d’un vivant. Le corps, l’organisme est habité d’un sens, est doué de sens, mais ce sens, empêtré dans la matière, ne peut jamais se reprendre lui-même et atteindre la clarté du concept. Ce sens immanent au corps désigne l’organisme comme expressif ; il désigne le fait qu’un animal ne réagit pas mécaniquement à un milieu mais qu’il comprend une situation complexe et y répond de manière sensée.

16Cette conception du vivant est parfaitement similaire à celle défendue par Merleau-Ponty dans La Structure du comportement21. Dans cet ouvrage, Merleau-Ponty parvient à montrer que le vivant ne réagit pas mécaniquement à son milieu mais qu’il répond uniquement à ce qui prend sens et valeur pour lui. Il en est ainsi au niveau du plus simple réflexe : à ce stade, le stimulus est déjà une réponse et l’agent physique, loin d’être la cause de la réaction, en est plutôt l’occasion. Cette idée selon laquelle l’organisme réagit à ce qui a du sens pour lui, est confirmée par plusieurs exemples dont les plus parlants sont ceux de la réorganisation fonctionnelle. On peut en effet observer qu’un bousier, après amputation d’une ou plusieurs phalanges, peut remarcher immédiatement. Cette nouvelle marche témoigne d’une adaptation à la situa­tion dont on ne peut pas rendre compte par des connexions nerveuses préétablies : sur un terrain inégal, rugueux, où le membre peut trouver des points d’application, la marche normale est conservée ; elle est au contraire abandonnée lorsque le sol est lisse. Toutefois, cette adaptation ne peut pas non plus être expliquée par une pensée conceptuelle car elle ne se manifeste pas si l’animal est seulement attaché et non pas amputé. Merleau-Ponty trouve cet exemple fascinant car il met au jour « entre le mécanisme aveugle et le comportement intelligent, une activité orientée dont le mécanisme et l’intellectualisme classiques ne rendent pas compte »22. L’ouvrage de Merleau-Ponty témoigne donc lui aussi que le comportement animal délivre un sens d’un nouveau type, immanent, pris dans la matière, un sens expressif, non conceptuel, qui n’est pas séparable de l’action, du mouvement du vivant dans le monde. Comme il le note très clairement : « La “chose” naturelle, l’organisme n’existe que par son sens mais le sens qui jaillit en lui n’est pas encore un objet kantien, la vie intentionnelle qui le constitue n’est pas encore une représentation, la compréhension qui y donne accès n’est pas encore une intellection »23.

17Bien qu’il n’emploie guère la notion d’expressivité, Canguilhem défend une conception analogue du vivant. L’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique lui a permis de découvrir le concept capital de normativité vitale. Selon Canguilhem, la vie est une activité normative : elle ne cesse de poser des jugements de valeur. Elle est norma­tive car elle n’est pas indifférente aux conditions qui lui sont faites, au milieu dans lequel elle émerge, aux situations qu’elle traverse. La vie est en perpétuelle relation avec un environnement vis-à-vis duquel elle n’est pas neutre : elle est au contraire intéressée par le rapport qu’elle entretient avec lui. C’est dire qu’il y a des valeurs positives et négatives qui se rattachent aux situations qu’elle traverse. La vie est une activité dynamique qui consiste à poser des jugements de valeur : elle juge sa relation au milieu comme posi­tive ou négative, c’est-à-dire comme favorable à son maintien, à sa crois­sance et à son épanouissement ou, à l’inverse, comme nuisible, néfaste, destructrice, bref, pathologique. La vie est donc polarité, position incon­sciente de valeurs — en un mot, normative. « Il n’y a pas d’indifférence biologique. Dès lors, on peut parler de normativité biologique. Il y a des normes biologiques saines et des normes pathologiques, et les secondes ne sont pas de même qualité que les premières »24.

18Muni d’une telle compréhension de la vie comme activité normative, Canguilhem, de même que Straus et Merleau-Ponty, ne conçoit guère qu’elle puisse être intégralement soumise, déterminée par son milieu. Fondamentale­ment, la normativité vitale signifie que la vie est sans cesse, selon une expression reprise à Kurt Goldstein, en débat, en explication, avec son milieu. Et dans ce débat, elle a quelque chose à dire. En effet, dans la mesure où elle juge la relation qu’elle entretient avec son milieu comme positive ou négative, elle va activement réagir afin non seulement de s’adapter mais surtout de « conquérir » son milieu, c’est-à-dire d’obtenir à son égard (de même qu’à l’égard de ses probables variations) une marge d’indépendance et d’autonomie la plus grande possible. Chez Canguilhem, l’adaptation de la vie à son milieu n’est donc pas le fait de la puissance de l’environnement qui modèlerait peu à peu à son gré les formes vitales qu’il rencontre ; elle s’explique surtout par l’inventivité de la vie elle-même, par sa capacité à résoudre les problèmes qu’elle rencontre, à, comme le disait Bergson, « tour­ner les obstacles »25. La vie est institutrice, créatrice de valeurs : « Les fonctions biologiques, écrit Canguilhem, sont inintelligibles, telles que l’ob­servation nous les découvre, si elles ne traduisent que les états d’une matière passive devant les changements du milieu »26.

19Il n’est dès lors pas étonnant de voir Canguilhem rédiger dans La Connaissance de la vie un article intitulé « Le vivant et son milieu » dans lequel il va approfondir les avancées de son Essai en s’appuyant sur von Uexküll et Goldstein, qui constituaient déjà des références majeures pour Straus et Merleau-Ponty. Le vivant, explique-t-il, ne subit pas son milieu, il le constitue. Le vivant ne réagit pas par des mouvements à des excitations physiques, il réagit à des signaux par des opérations. Ce n’est pas une machine, c’est un machiniste. Dans l’exubérance du milieu physique comme producteur d’excitations dont le nombre est théoriquement illimité, le vivant ne retient que quelques signaux qui sont déterminés à partir de ses besoins subjectifs. Le vivant découpe donc à l’intérieur du monde abstrait de la science ce qu’il appelle, selon l’expression de Von Uexküll, un monde propre, une Umwelt. Dans la même perspective, Goldstein montre que l’organisme doit être appréhendé comme une totalité, c’est-à-dire comme une essence singulière ; selon lui, le réflexe le plus simple doit être compris à partir de cette totalité. Le stimulus est donc déjà une réponse et l’organisme, loin de réagir passivement aux excitations du milieu, le constitue, le crée selon ses propres valeurs. De là, Canguilhem est en droit de conclure, de la même manière qu’Erwin Straus, que « l’être de l’organisme, c’est son sens »27.

20Dans cette critique d’une conception déterministe du milieu, une étape est encore franchie avec La Formation du concept de réflexe aux xviie et xviiie siècles. Cet ouvrage est animé par une double motivation. Canguilhem cherche, d’une part, à confirmer ses précédentes affirmations et lutte à nouveau contre une conception déterministe du milieu28 ; d’autre part, il s’attelle à un exercice pratique d’histoire des sciences qui témoigne de son héritage bachelardien. Dans cette étude d’histoire des sciences consacrée au concept de réflexe, Canguilhem rencontre bien évidemment Descartes. Cependant, les principes épistémo­logiques sévères qu’il s’est fixés pour guider sa recherche l’amènent à affirmer, contrairement à Straus, que Descartes n’est nullement le précurseur du concept de réflexe ni celui du concept de réflexe conditionné.

21Quelles sont ces règles épistémologiques ? À notre sens, elles naissent d’une méfiance viscérale à l’égard de l’idée de précurseur. Utilisée à la légère, la notion de précurseur fournit en effet une vision faussée de l’histoire des sciences : vision linéaire dont la particularité est justement de nier la dimension historique de l’objet dont elle traite. L’épaisseur de l’histoire apparaît non dans la continuité — qui rend les époques comme transparentes les unes aux autres — mais dans une succession de discontinuités, de ruptures. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne peut découvrir de précurseurs ; simplement qu’il faut être prudent et qu’ « avant de mettre bout à bout deux parcours sur un chemin, il convient d’abord de s’assurer qu’il s’agit bien du même chemin »29. De telles affirmations conduisent Canguilhem à s’intéresser à la filiation des concepts et non à la succession des théories. Selon lui, ce n’est pas nécessairement dans une théorie d’inspiration heuristique générale identique à celle où, plus tard, un concept s’épanouira, que l’on doit rechercher son lieu de naissance30. Autrement dit, ce n’est pas parce que le concept de réflexe s’est épanoui dans une théorie générale consacrant la mécanisation de la vie que l’on doit rechercher les premières traces de ce concept dans une théorie mécanique de la vie. Ce n’est pas parce que Descartes a défendu une théorie mécanique de la vie qu’il est pour autant le précurseur du concept de réflexe. Avant de pouvoir tenir rigoureusement une semblable affirmation, il faut d’abord s’assurer que ce concept peut prendre place dans cette théorie tout en s’y intégrant de manière cohérente.

Nous pensons personnellement qu’en matière d’histoire des sciences les droits de la logique ne doivent pas s’effacer devant les droits de la logique de l’histoire. De sorte qu’avant d’ordonner la succession des théories selon la logique de leur convenance et de leur homogénéité d’inspiration, il faut d’abord s’assurer, en présence d’une théorie donnée, où l’on cherche à déceler tel ou tel concept implicite ou explicite, qu’on s’en fait une idée de laquelle tout souci de cohérence n’est pas absent. […] On est alors conduit à chercher des filiations conceptuelles dans une direction différente. Au lieu de se demander quel est l’auteur dont la théorie du mouvement involontaire préfigure la théorie du réflexe en cours au xixe siècle, on est plutôt porté à se demander ce que doit enfermer une théorie du mouvement musculaire et de l’action des nerfs pour qu’une notion, comme celle de mouvement réflexe, recouvrant l’assimilation d’un phénomène biologique à un phénomène optique, y trouve un sens de vérité, c’est-à-dire d’abord un sens de cohérence logique avec d’autres concepts31.

22Canguilhem démontre alors que la cohérence du système cartésien interdit à son auteur de former le concept de réflexe. Ce n’est pas Descartes qui a mis au point la notion de réflexe mais Willis, médecin d’obédience vitaliste, rattaché au courant des iatrochimistes inauguré en autres par Paracelse et Van Helmont. Bien entendu, cela ne signifie pas que Descartes n’ait pas forgé une conception mécanique des phénomènes vitaux. Le projet théorique général qui inspire Descartes est bien un projet de mécanisation radicale de la vie, qui peut être rapproché de la physiologie classique du xixe siècle entendue comme réflexologie générale. Cependant, ce n’est pas parce que Descartes propose une théorie mécanique de la vie, ce n’est pas non plus parce qu’il donne des exemples d’authentiques réflexes, qu’il est le précurseur du concept de réflexe.

Si l’on peut affirmer sans erreur que Descartes a décrit dans l’esprit le plus moderne les phénomène d’automatisme neuro-musculaire, si l’on est fondé à rapprocher, quant au projet, la théorie mécanique qu’il en a donnée de la théorie du réflexe que, par généralisation du concept, la plupart des physiologistes du xixe siècle ont adoptée à des fins d’explication mécaniste du mouvement automatique et parfois même du mouvement volontaire, il nous semble abusif de prêter à Descartes l’anticipation d’un concept que les idées fondamentales de son anatomie et de sa physiologie lui interdisaient de former32.

23Aux yeux de Canguilhem, Erwin Straus ne s’égare donc d’aucune manière lorsqu’il affirme que la physiologie classique, dominée par la notion de réflexe et prônant une conception mécanique de la vie, de la sensation et du mouvement, poursuit le projet cartésien. Là où Straus fait erreur, c’est lorsqu’il affirme que Descartes a mis au point le concept de réflexe conditionné33.

24Pour conclure ce passage, notons que Canguilhem, dans son interprétation de l’anatomie et de la physiologie cartésienne, est bien plus nuancé qu’Erwin Straus. En insistant uniquement sur le dualisme des substances et sur la mécanisation radicale du corps rattaché à la res extensa, Straus pense que Descartes a nié toute finalité, toute orientation au sein de l’organisme vivant. En revanche, dès son article « Machine et organisme », Canguilhem parvient à montrer de manière très subtile que le mécanisme de Descartes n’est pas exclusif de la finalité. Canguilhem diagnostique, au sein même de la biologie cartésienne, non seulement concernant l’homme mais surtout concernant l’animal, une résistance des phénomènes vitaux à l’explication en termes purement et simplement mécaniques. Chez l’homme, cette résistance peut être facilement intégrée en raison de l’union de l’âme et du corps. Il n’en va pas de même pour les bêtes qui, dénuées de toute âme et de toute raison, sont réduites à la mécanique corporelle. Néanmoins, à partir du passage par lequel débute le Traité de l’homme, Canguilhem démontre que la théorie des animaux-machines repose sur deux postulats : d’abord, qu’il existe un Dieu fabricateur ; ensuite, que le vivant est donné comme tel préalablement à la construction de la machine. En fait, pour comprendre la théorie des animaux-machines, il faut l’apercevoir comme précédée logiquement et chronologiquement par un Dieu fabricateur — la cause efficiente — et par un vivant préexistant à imiter — la cause formelle, finale. Autrement dit, « la construction de la machine vivante implique une obligation d’imiter un donné organique préalable. La construction d’un modèle mécanique suppose un original vital »34. De sorte que si « Descartes fait disparaître la téléologie de la vie, il ne la fait disparaître qu’apparem­ment, parce qu’il la rassemble tout entière au point de départ »35. Il n’y a pas de mécanisme sans finalité, parce que si le fonctionnement de la machine peut s’expliquer par un strict mécanisme, la construction de la machine quant à elle ne peut se comprendre sans le recours à la finalité, c’est-à-dire à un plan selon lequel la machine va être construite en vue de quelques fins à produire36.

25Une telle analyse de la pensée cartésienne amène Canguilhem à renverser le rapport classique entre la finalité, le mécanisme, l’organisme et la machine. Pour lui, il y a bien plus de finalité dans une machine que dans un organisme. Dans la machine, la finalité, rassemblée dans sa construction selon un dessein précis et arrêté d’avance, est univoque, rigide ; elle est durcie, accusée. La machine est construite en vue de réaliser quelque chose et elle ne possède aucune marge de tolérance par rapport à cet objectif préalablement fixé. Au contraire, la finalité qui oriente l’organisme est lâche, souple. La finalité reconnue par l’organisme permet nombres d’innovations et d’écarts ; elle est même productrice d’écarts : « La vie est expérience, c’est-à-dire improvisations, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens »37. Comme Canguilhem l’a montré dans son Essai à l’aide du concept de normativité vitale, l’organisme recherche inlassablement son maintien et sa conservation, d’une part, son développement et son épa­nouissement, d’autre part. Et pour parvenir à cet objectif, croître indéfiniment dans son être, la puissance organique est labile, plastique, inventive.

2.2. La question du normal et du pathologique

26Erwin Straus et Canguilhem luttent donc tous deux contre la physiologie classique et la notion de réflexe ; ils refusent de comprendre l’organisme vivant comme un organisme intégralement déterminé par son milieu. En outre, chez l’un comme chez l’autre, cette question de l’organisme vivant va de pair avec une réflexion sur le statut du normal et du pathologique. Selon Straus, c’est lorsque l’on substituera à l’organisme-machine de la physio­logie classique, sujet des sensations, l’organisme vivant, sujet du sentir, que l’on sera à même de comprendre certaines expériences morbides. De son côté, en découvrant le concept de normativité vitale qui lui permet d’envisager de manière nouvelle l’organisme vivant comme actif et créateur de son environnement, Canguilhem découvre du même coup une nouvelle manière de définir les phénomènes normaux et pathologiques.

27Il ne faut en effet pas perdre de vue que Straus et Canguilhem sont médecins. Straus est avant tout psychiatre ; l’horizon de ses recherches est thérapeutique : s’il s’intéresse à la philosophie, et plus particulièrement à la phénoménologie de Husserl et Heidegger, c’est que, selon lui, la seule manière de pouvoir venir en aide à ses patients est avant tout de comprendre de manière intime le sens de leurs troubles. D’après Straus, une telle compréhension intérieure du normal et du pathologique réclame une théorie phénoménologique de l’expérience du sentir. De même Canguilhem, après ses études de philosophie menée à l’École Normale Supérieure dans la même promotion que Sartre, Lagache et Nizan, décide, alors qu’il enseigne la philosophie en terminale, d’entreprendre des études de médecine et s’inté­resse de près au problème du normal et du pathologique38.

28Néanmoins, ne nous trouvons-nous pas devant une difficulté ? Car, si Straus s’intéresse au problème du normal et du pathologique à propos des troubles psychiques, Canguilhem, dans l’introduction de son Essai, déclare très clairement qu’il n’a pas entamé des études de médecine pour mieux comprendre les maladies mentales. Son ouvrage aborde la question du normal et du pathologique au seul niveau somatique ; il n’y est pas question de psychopathologie mais seulement de nosologie somatique, de physiologie pathologique. Est-ce à dire qu’une confrontation sur ce point n’est possible d’aucune manière ? Nullement. En effet, la démarche de Canguilhem con­siste à étendre au niveau somatique les réflexions menées par plusieurs psychiatres français à propos du normal et du pathologique. Si Canguilhem discute notamment les thèses de Blondel et Lagache, c’est cependant le nom d’Eugène Minkowski, également cité par Canguilhem, que nous retiendrons ici : à l’instar d’Erwin Straus, Minkowski a en effet mis en place, notamment dans son ouvrage Le Temps vécu, une psychologie phénoménologique. En outre, dans un article postérieur à la rédaction de l’Essai et lui aussi intitulé « Le normal et le pathologique », Canguilhem étend ses conclusions au domaine de la pathologie mentale et de la folie. Une telle transposition est possible car elle se déroule non au niveau du contenu du normal et du pathologique mais au niveau de leur forme. Canguilhem, à la suite de ces psychiatres, comprend en effet le normal et le pathologique de manière structurelle : il s’agit là de deux comportements radicalement différents, de deux « allures de la vie » que tout sépare. C’est donc sur une certaine manière de comprendre formellement le normal et le pathologique, sur une certaine attitude par rapport à la maladie, qu’une comparaison entre Straus et Canguilhem est possible. À nouveau, nous nous attacherons, dans un premier temps, aux thèses parfois ambiguës d’Erwin Straus, pour ensuite nous étendre sur les conceptions canguilhemiennes du normal et du pathologique.

29Après avoir posé l’organisme vivant comme organisme expressif, Straus est en mesure de décrire l’expérience du sentir. En approchant le phénomène du sentir, son objectif est de produire une nouvelle conception de la subjectivité : selon Straus, il faut penser un sujet non pas extramondain — l’âme insulaire de Descartes — mais intramondain, c’est-à-dire en commu­nication immédiate avec le monde. Or le sentir est justement cette expérience originaire où le sujet est en communication immédiate avec le monde. Plus précisément, il s’agit d’une expérience préobjective et expressive. Le sentir, c’est la manière dont le monde s’offre à moi simplement comme présent, comme là. C’est la tonalité affective selon laquelle on appréhende l’ « il y a », la transcendance, alors que le monde n’est pas encore monde et que le sujet n’est pas une conscience mais un vivant en général. Autrement dit, pour Straus, tout sentir est un se sentir : le vivant, dans l’épreuve qu’il fait du monde, fait l’épreuve de sa vivance, de son être vivant. À ce stade préobjectif, il y a donc bien une communication immédiate entre le vivant et son monde : le vivant et le monde sont reliés. Le sujet n’est pas extra­mondain, il s’éprouve lui-même quand il fait l’expérience du monde. Straus exprime cette relation intime entre le sujet et le monde de la manière suivante : « En sentant, nous nous éprouvons nous-mêmes dans le monde et avec le monde » ou encore : « Dans le sentir, le “Je” et le “monde” se déploient simultanément pour le sujet sentant ; dans le sentir, le sujet sentant s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde »39.

30Mais cette épreuve du monde et de soi-même ne se déroule pas dans une pure indétermination. Comme le dirait Ludwig Binswanger, elle se fait selon deux « directions de sens » : l’attrayant et l’effrayant. Dans le sentir, le vivant fait l’épreuve du monde selon les modalités du sympathique et de l’antipathique. Cela ne signifie pas qu’il reconnaît des qualités à des objets qu’il aurait pu isoler ; au niveau du sentir, reconnaître ces qualités, c’est simplement s’approcher d’une présence ou la fuir. Le sentir chez Straus, parce qu’il est expressif, c’est-à-dire doué d’un sens vital, ne se distingue pas d’un mouvement de poursuite ou de fuite. « Seul un être dont la structure offre à celui-ci la possibilité du mouvement peut être un être sentant » 40.

31La caractérisation du sentir permet à Straus de mettre au point une véritable anthropologie intrinsèquement connectée à la pathologie mentale. Ce monde du sentir, ce moment pathique, caractérise selon lui le monde animal. L’animal est bloqué dans le sentir. Il ne possède donc pas le monde en tant que tel : il vit dans un monde tissé de présences effrayantes ou attrayantes, dans un monde d’ennemis et d’amis, de pièges et de cachettes. En outre, ce monde animal, s’il autorise une communication, est pré­linguistique. La communication est elle aussi expressive. Autrement dit, l’animal ne comprend pas les mots dans leur signification conceptuelle mais il est sensible au ton de la voix, à ses intonations amicales ou agressives.

32Ce monde alinguistique du sentir dont sont exclus les végétaux est le monde de la communication entre l’homme et l’animal. L’homme partage avec l’animal le monde du sentir. Néanmoins, contrairement à lui, il n’y est nullement restreint. À côté du sentir, l’homme connaît le monde de la perception, premier moment de la connaissance. Straus tâche donc de comprendre la vie humaine en isolant deux modes d’être radicalement différents : le monde du sentir et le monde de la perception. Pour nous faire comprendre de quoi il s’agit, Straus recourt à une métaphore : il distingue l’espace du paysage et l’espace de la géographie. « L’espace du sentir est à l’espace de la perception comme le paysage est à la géographie »41. L’espace du paysage est un espace pathiquement orienté selon les repères du sympathique et de l’antipathique : c’est un espace tissé de zones d’ombres et de plages attrayantes. C’est un espace fuyant, mobile, où je suis fondamen­talement perdu : déterminé par mon ici, l’horizon ne cesse en effet de se s’éloigner au fur et à mesure de mes déplacements. L’espace de la géo­graphie est quant à lui l’espace de la connaissance et du langage : il s’agit d’un repère global du monde où je peux me situer précisément par rapport à un ensemble de coordonnées géométriques. Il s’agit d’un espace systématisé, fermé, clos et transparent dans sa structure.

33Néanmoins, malgré cette opposition tranchée, l’objectif de Straus est de penser l’existence humaine normale comme une existence intégralement unifiée : l’homme normal oscille sans cesse du paysage à la géographie ; le paysage est toujours déjà contaminé par la géographie, de même que la géographie est toujours déjà pleine d’un paysage silencieux. Autrement dit, l’homme normal parvient à intégrer sans heurts l’événement, la surprise du sentir dans une durée, dans une histoire qui est la sienne. Contrairement à l’animal bloqué dans le sentir, il parvient à se constituer un monde reconnu et posé comme tel, tout en conservant ses attaches affectives avec lui. Cette distinction entre le monde de l’animal (qui ne peut poser le monde comme tel mais le vit dans sa seule présence expressive) et le monde humain manifeste de symptomatiques résonances avec certains propos tenus par Canguilhem dans son article « Le vivant et son milieu ». Canguilhem y retient de Von Uexküll que l’animal se constitue sa propre Umwelt par prélèvement au sein du monde géographique — de l’Umgebung, qui n’est en fait rien d’autre que l’Umwelt de l’homme —, et que l’Umwelt de l’homme est quant à elle dépassée dans la Welt, l’univers de la science42. Cette triple distinction permet de comprendre certaines nuances de la pensée straussienne. Elle pointe du doigt une assimilation qu’il s’agit de refuser : l’assimilation entre l’univers géographique de la perception et l’univers de la science. Straus écrit :

La structure de l’espace géographique n’est d’aucune manière identique à l’espace physique. […] Mais l’espace géographique a néanmoins des affinités avec l’espace physique, lequel indique précisément que l’espace géographique est l’espace du monde humain de la perception, car dans notre vie quotidienne nous vivons entre la pure physique et le pur paysage43.

34Cependant, ce que Straus pré­sente lorsqu’il décrit le monde de la géographie, c’est l’espace physique. Mais les précautions qu’il a prises auparavant nous indiquent que le monde de la géographie n’existe jamais séparé du sentir : il est toujours animé, habité par le sentir44.

35En revanche, lorsque le paysage n’anime plus la géographie, on bascule irrémédiablement dans l’espace physique et, du même coup, dans la pathologie. Car, si l’homme normal mène une existence unifiée, il n’en va pas de même du malade. Selon Straus, on peut comprendre certains phéno­mènes morbides comme l’incapacité de mener une existence unifiée : les schizophrènes seraient bloqués dans le sentir tandis que les mélancoliques seraient rivés à la géographie45. Straus suggère donc un curieux rapproche­ment entre la folie et l’animalité, qu’il considère souvent comme les portes d’entrée au monde du sentir. En effet, dans la mesure où le sentir, dans l’existence humaine, est toujours déjà travaillé et recouvert par la perception, Straus affirme qu’un accès à la pureté du sentir demeure possible à travers l’animalité et la folie, qui tiennent lieu de véritable réductions phénoménologiques46. Ce rapprochement connaît cependant certaines limites. Car si l’animal est de droit, par essence, bloqué dans le sentir, il n’en va pas ainsi du malade qui expérimente là une situation empirique bien particulière. En outre, régressant au seul niveau du sentir, le malade emporte avec lui les lambeaux de sa géographie, c’est-à-dire de son langage. Contrairement à l’animal, le schizophrène, continue de parler et seul le démantèlement, l’incohérence de ses paroles témoigne de son enfermement dans le monde du sentir.

36Le sentir du malade se voit donc altéré en profondeur. De même que dans la mélancolie, c’est la combinaison intime de la géographie qui est retravaillée, il semble que, dans la schizophrénie, c’est la structure même du sentir qui se voit modifiée. Lorsqu’il affirme que le sentir est lui-même profondément transformé dans l’expérience pathologique, Straus sous-entend que la maladie, l’état pathologique, est radicalement hétérogène à l’état normal : entre eux, il ne s’agit pas seulement d’une différence de degré mais bien d’une différence de nature. Il ne faut pas oublier que Straus lutte contre la réduction de la psychologie à la physiologie. Or, comme Canguilhem l’a montré dans son Essai, le principe fondamental de la physiologie scientifique est de fournir une base objective pour définir ce qui est normal et ce qui est pathologique. Dans cette perspective, le pathologique n’est jamais qu’une dérivation quantitative — par excès ou par défaut — du normal. En médecine, c’est Claude Bernard qui illustre au mieux cette tendance en comprenant le diabète comme simple excès de sucre dans le sang. Transposé en psychiatrie, ce principe consiste à comprendre certains troubles mentaux comme le taux déficient de telle ou telle hormone. Luttant contre une psychologie réduite à la physiologie, il semblerait peu conséquent que Straus conserve son mot d’ordre et refuse toute spécificité, toute originalité au domaine de la pathologie. Au contraire, à l’instar de Minkowski, il essaie de penser une véritable spécificité du pathologique : les troubles morbides sont bel et bien des altérations qualitatives de la vie normale qui engagent le malade sur des chemins qui n’appartiennent qu’à lui47.

37Ce faisant, Straus rejoint intégralement Canguilhem qui, dans son Essai, s’est justement attaché à penser la différence qualitative entre le normal et le pathologique. Le normal physiologique n’est plus compris comme la moyenne statistique d’une fonction donnée ni le pathologique comme la transgression des constantes normales au-delà d’un seuil fixé d’avance. On ne peut déterminer objectivement le normal et le pathologique : il n’y a d’état normal ou pathologique que relativement à une situation singulière, c’est-à-dire au rapport qu’un vivant singulier entretient avec son milieu. Ainsi, une anomalie anatomique, fonctionnelle ou génétique peut s’avérer normale dans un milieu précis, et pathologique dans un autre. Davantage même, et c’est une leçon de Darwin : une anomalie peut s’avérer plus que normale, c’est-à-dire plus avantageuse dans un milieu donné que ses congénères soi-disant normaux, et peut finir par s’imposer.

38Toutefois, malgré cette relativité du normal et du pathologique, Canguilhem établit un critère qui permet de distinguer, pour un individu singulier considéré successivement dans le temps, la maladie et la santé. Le normal et le pathologique sont compris comme deux allures différentes de la normativité vitale. La normativité du vivant, c’est sa capacité à instituer des normes, des règles, c’est-à-dire à dominer son milieu. La maladie est alors comprise comme une normativité restreinte : c’est l’incapacité du vivant à imposer ses normes à son environnement. Dans la maladie, le vivant ne possède plus de marge de manœuvre vis-à-vis de son milieu et de ses variations : il est rivé à lui, dominé par lui. D’une certaine manière, dans la maladie, c’est le milieu qui devient garant de la survie du vivant. Dans ce cas, la tendance fondamentale du vivant sera une tendance à la conservation : malade, il s’agit d’éviter toute crise de la relation avec le milieu. La vie du malade est décrite comme une vie diminuée : être malade, c’est vivre dans un environnement rétréci, limité. En revanche, la santé n’est rien d’autre qu’une normativité accrue. Le vivant domine son milieu, son environnement. Il le domine à ce point qu’il peut surmonter les réactions catastrophiques liées aux transformations de l’environnement. La santé est une espèce de « sur-adaptation » : être en santé c’est être plus qu’adapté à son environnement, c’est être adapté non seulement à lui mais également à ses probables variations. Ainsi, le vivant en santé, loin d’être retreint à un milieu spécifique, est libre par rapport au milieu et par rapport aux écarts du milieu. On comprend alors que Canguilhem parle de la santé en termes à la fois d’assurance et de risque : la santé, « c’est une assurance vécue au double sens d’assurance contre le risque et d’audace pour le courir. C’est le sentiment d’une capacité de dépassement des capacités initiales, capacité de faire du corps ce qu’il ne semblait pas promettre d’abord »48. Cette capacité d’institu­tion des normes, comporte nécessairement le risque normal de tomber malade. Dès 1943, Canguilhem est virulent sur la question :

Contre certains médecins trop prompts à voir dans les maladies des crimes, parce que les intéressés y ont quelque part du fait d’excès ou d’omissions, nous estimons que le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine. Transposant un mot de Valéry, nous avons dit que l’abus possible de la santé fait partie de la santé49.

39Quelques années après, transposant ces réflexions au domaine de la patho­logie mentale, il écrit :

40Nous ne pensons pas que ces vues sur le problème de la physio-pathologie soient démenties par leur confrontation au problème de la psychopathologie, au contraire, car c’est un fait que les psychiatres ont mieux réfléchi que les médecins au problème du normal. Parmi eux, beaucoup ont reconnu que le malade mental est un « autre » homme et non pas seulement un homme dont le trouble prolonge en le grossissant le psychisme normal. En ce domaine, l’anormal est vraiment en possession d’autres normes. Mais la plupart du temps, en parlant de conduites ou de représentations anormales, le psycho­logue ou le psychiatre ont en vue, sous le nom de normal, une certaine forme d’adaptation au réel ou à la vie qui n’a pourtant rien d’un absolu, sauf pour qui n’a jamais soupçonné la relativité des valeurs techniques, économiques, ou culturelles, qui adhère sans réserve à la valeur de ces valeurs et qui, finalement, oubliant les modalités de son propre conditionnement par son entourage et l’histoire de cet entourage, et pensant de trop bonne foi que la norme des normes s’incarne en lui, se révèle, pour toute pensée quelque peu critique, victime d’une illusion fort proche de celle qu’il dénonce dans la folie. Et de même qu’en biologie, il arrive qu’on perde le fil conducteur qui permet devant une singularité somatique ou fonctionnelle de distinguer entre l’anomalie progressive et la maladie régressive, de même il arrive souvent en psychologie qu’on perde le fil conducteur qui permet, en présence d’une inadaptation à un milieu de culture donné, de distinguer entre la folie et la génialité. Or, comme il nous a semblé reconnaître dans la santé un pouvoir normatif de mettre en question des normes physiologiques usuelles par la recherche du débat entre le vivant et son milieu — recherche qui implique l’acceptation normale du risque de maladie —, de même il nous semble que la norme en matière de psychisme humain c’est la revendication et l’usage de la liberté comme pouvoir de révision et d’institution des normes, revendication qui implique normalement le risque de folie50.

Notes

1 M. Foucault, « Introduction par Michel Foucault », dans Dits et Écrits, tome II, Gallimard, Quarto, Paris, 2001, p. 430.
2 « Actuellement, quelques philosophes poussent des cris d’indignation parce que certains autres philosophes ont formé l’idée d’une philosophie sans sujet personnel. L’œuvre philosophique de Cavaillès peut être invoquée à l’appui de cette idée. Sa philosophie mathématique n’a pas été construite par référence à quelque sujet susceptible d’être momentanément et précairement identifié à Jean Cavaillès. Cette philosophie d’où Jean Cavaillès est radicalement absent a commandé une forme d’action qui l’a conduit, par les chemins serrés de la logique, jusqu’à ce passage d’où l’on ne revient pas. Jean Cavaillès, c’est la logique de la Résistance vécue jusqu’à la mort. Que les philosophes de l’existence et de la personne fassent aussi bien, la prochaine fois, s’ils le peuvent » (G. Canguilhem, « Commémoration à l’ortf », France-Culture, 28 octobre 1969, dans Vie et mort de Jean Cavaillès, Allia, Paris, 2004, p. 36).
3 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, puf, Quadrige, Paris, 2006, désor­mais cité NP.
4 G. Canguilhem, « Puissance et limites de la rationalité en médecine », dans Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Vrin, Paris, 2002, désormais noté EHPS. Cette étude concernant la rationalité médicale fut ajou­tée dans l’édition de 1982. Canguilhem dit espérer qu’elle sera perçue, à vingt années de distance d’études précédentes, comme « un signe de continuité et de renouvelle­ment ».
5 G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, Paris, 2003, désormais noté CV.
6 G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux xviie et xviiie siècles, puf, Paris, 1955, désormais noté FCR.
7 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, puf, Quadrige, Paris, 2002.
8 NP, p. 3.
9 Expression utilisée à de nombreuses reprises dans La Connaissance de la vie, principalement dans l’article célèbre « Le vivant et son milieu ».
10 Dans le dernier texte de son dernier ouvrage, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Canguilhem écrit : « Il y a place en biologie, à côté des biochimistes, pour un Buytendijk ou un Kurt Goldstein ». (« La question de la normalité dans l’histoire de la pensée biologique », dans Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 2000, p. 138).
11 Parce que le médecin est aussi un vivant, ce que Canguilhem dit du biologiste peut être transposé au médecin. En effet, de même que le biologiste ne peut connaître la vie que de son dedans, le médecin ne doit jamais oublier qu’en tant que vivant il est lui aussi un malade potentiel et doit pouvoir parfois mettre entre parenthèse ses connaissances objectives en vue de comprendre la douleur et l’angoisse subjectives du malade. Face au conflit typiquement médical entre l’objectivité de la connais­sance et la subjectivité du malade qui souffre, le médecin doit pouvoir se mettre comme vivant souffrant à la place du malade. Canguilhem écrit : « Car il revient au médecin de se représenter qu’il est un malade potentiel et qu’il n’est pas mieux assuré que ne le sont ses malades de réussir, le cas échéant, à substituer ses connais­sances objectives à son angoisse ». (« Puissance et limites de la rationalité médi­cale », dans EHPS, p. 409).
12 E. Straus, Du Sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Millon, Coll. Krisis, Grenoble, 2000, désormais noté SDS.
13 I. Pavlov, Les Réflexes conditionnés, cité dans SDS, p. 57.
14 SDS, p. 17.
15 SDS, p. 41.
16 « Du moment que l’art est un imitateur de la nature et que les hommes peuvent fabriquer des automates variés dans lesquels, sans aucune pensée, se trouve le mouvement, il semble conforme à la raison que la nature produise aussi ses automates, mais qui l’emportent de beaucoup sur les produits de l’art, à savoir toutes les bêtes ». (Lettre à Morus, 5 février 1649, traduction Bridoux, citée à partir de La Formation du concept de réflexe aux xviie et xviiie siècles).
17 SDS, p. 41.
18 SDS, p. 230.
19 SDS, p. 309.
20 SDS, p. 309.
21 Merleau-Ponty ne cite pas Erwin Straus dans La Structure du comportement ; en revanche, il y fait régulièrement allusion dans la Phénoménologie de la perception où il reprend dès son « Avant-propos » la distinction straussienne entre l’espace du paysage et l’espace de la géographie. On peut cependant se demander si Merleau-Ponty n’a pas déjà lu Straus lors de la rédaction de son premier livre au vu de la similitude frappante de leurs critiques concernant la théorie des réflexes conditionnés de Pavlov. En effet, tous deux s’élèvent contre Pavlov en montrant comment la théo­rie des réflexes conditionnés est contredite par ses propres expériences. Tous deux mettent en avant, en recourant cependant à des exemples différents, les carences épistémologiques de la théorie pavlovienne ainsi que les hypothèses ad hoc mises au point par son auteur (exemple du réflexe d’orientation chez Straus, exemple de la loi d’irradiation compensée par la loi d’inhibition chez Merleau-Ponty).
22 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, op. cit., p. 41.
23 Ibid., p. 241.
24 NP, p. 79.
25 H. Bergson, L’Évolution créatrice, puf, Paris, 1948, p. 99 : « La résistance de la matière brute est l’obstacle qu’il a fallut tourner d’abord ».
26 NP, p. 117. Le paléontologue américain Stephen Jay Gould, darwiniste, refuse également de penser la vie comme une matière plastique que la sélection naturelle pourrait façonner à sa guise pour mettre en place des adaptations de plus en plus parfaites et spécialisées des organismes. Penser la sélection naturelle comme un principe de perfection, c’est nier la dimension historique de l’évolution et laisser prise aux créationnistes. L’adaptation parfaite des organismes à leur milieu peut en effet être apparue d’un coup, sur décret divin. Ce qui témoigne avant tout de l’évolution des espèces, de leur dimension historique, ce sont les imperfections, les étrangetés et les bizarreries des organismes. Ce sont les ratés qui témoignent de l’histoire des organismes : un organisme n’est pas tant déterminé par son milieu que par son histoire. Les bizarreries montrent comment l’évolution a dû se faire au sein d’une histoire et composer avec elle ; les étrangetés des organismes témoignent de la résistance du patrimoine génétique à être modifié. Néanmoins, si l’histoire des organismes contraint dans une certaine mesure l’évolution, elle permet aussi des inventions surprenantes. L’idée de Gould, c’est que le passé des organismes est une sorte de réservoir à partir duquel les organismes pourront trouver une parade inattendue aux problèmes posés par le milieu. Il s’attarde dès lors souvent sur des exemples de cooptation fonctionnelle où les organes sont de façon impromptue utilisés d’une manière nouvelle (c’est l’exemple classique des nageoires qui servent de pattes). Ainsi, Gould défend comme Canguilhem une inventivité radicale du phénomène vital (d’ailleurs confirmée par sa théorie des équilibres ponctués et son analyse du schiste de Burgess) : la vie est pensée comme une puissance et l’adapta­tion dépend autant de la vie que des aléas du milieu. En outre, comme chez Can­guilhem, l’adaptation n’est pas pensée comme une adaptation spécifique à des conditions locales déterminées mais bien comme une marge de manœuvre par rapport au milieu, comme une indépendance relative du vivant à l’égard du milieu. D’une certaine manière, Gould aurait pu dire, comme Canguilhem quelques années plus tôt, que la vie « multiplie d’avance les solutions aux problèmes d’adaptation qui pourront se poser » (NP, « Nouvelles réflexions », p. 199 ; voir également les nombreux livres de Gould : La vie est belle, Le pouce du panda, Quand les poules auront des dents, Le sourire du flamant rose…).
27 CV, « Le vivant et son milieu », p. 188. In fine, ce que font ces auteurs, c’est défendre la spécificité de la biologie par rapport aux sciences physico-chimiques. La biologie ne consiste pas à étudier les réactions physico-chimiques des vivants ; la biologie doit comprendre pourquoi telle réaction physique prend sens pour un vivant dans son comportement. Comme le dit Merleau-Ponty : « L’objet de la biologie n’est pas d’étudier toutes les réactions que l’on peut obtenir sur un corps vivant dans des conditions quelconques — mais celles-là seulement qui sont ses réactions, comme on dit, des réactions adéquates. […] On ne cherche pas à faire de la physique dans le vivant mais la physique du vivant » (M. Merleau-Ponty, La Structure du comporte­ment, op. cit., p. 164). Dans la même perspective, Canguilhem écrit qu’ « un orga­nisme n’est jamais égal à la totalité théorique de ses possibilités » (CV, « Le vivant et son milieu », p. 187). On comprend dès lors pourquoi, selon ces auteurs, le labora­toire est un milieu bien particulier qui place le vivant dans une situation patho­logique. En effet, pour pouvoir mettre au point une « physique du vivant », il faut l’étudier dans son milieu naturel afin de pouvoir étudier les comportements qui sont les siens et qui dessinent un monde qui n’appartient qu’à lui.
28 Il est clair que le concept de réflexe se met en travers de sa philosophie et qu’il doit l’affronter pour le désavouer. On sait ce qui le caractérise : une excitation déclenche une réaction immédiate quasi explosive, irrépressible : dès que l’on approche un objet de l’œil, il s’ensuit une brusque fermeture des paupières. Le réflexe désigne donc une réaction locale, segmentaire (l’organisme n’y prend part d’aucune manière dans sa totalité) et mécanique (la réaction est fixée d’avance pour un stimulus externe donné). Le déterminisme enserre désormais l’organisme : le milieu l’emporte sur le vivant et l’oblige à réagir d’une manière fixée d’avance. Au xixe siècle, Pflüger en fixe les lois. Or, Canguilhem dans son Essai défendait, grâce au concept de normativité, une conception de l’organisme comme total et inventif. Il doit donc absolument prendre en compte les thèses sur le réflexe pour maintenir avec force ses positions. Que ce projet, politique puisqu’il s’agit d’affirmer l’autonomie et l’indépendance du vivant vis-à-vis de son milieu, est au centre de son propos est transparent dès l’introduction lorsqu’il écrit : « De toute façon, les physiologistes sont plus à leur aise quand ils parlent des réflexes. Le nombre de pages qu’ils leur consacrent témoigne assez de ceci que la physiologie de l’automatisme et plus aisée à faire que celle de l’autonomie » (FCR, p. 7).
29 G. Canguilhem, « L’objet de l’histoire des sciences », dans EHPS, p. 21.
30 Cette idée d’ « épanouissement » du concept est expliquée par Canguilhem de manière tout à fait précise. C’est, selon lui, ce qui fait la différence entre le « réflexe 1800 » et le « réflexe 1850 ». En 1800, le concept de réflexe de même que ses lois sont définitivement arrêtés, mais ne s’intègre à aucun savoir général. Le concept de réflexe est un bon concept mais il ne sert encore à rien. « On en discute mais on n’en sait rien parce qu’on n’en fait rien ». En revanche, en 1850, « le réflexe cesse d’être seulement concept pour devenir percept », de phénoméno-logique il est devenu phénoméno-technique. Cela signifie simplement que le concept de réflexe est désormais inscrit dans les laboratoires de physiologie (sous la forme d’appareils d’exploration montés pour lui), dans la clinique et l’hôpital (certains diagnostics de maladies nerveuses sont dressés à partir des troubles des réflexes) et dans la société entière (dans une société industrielle, fondée sur les valeurs d’automatisme et de rapidité consacrées par le taylorisme, le réflexe est un fait d’utilité publique). Pour Canguilhem, c’est donc seulement en 1850 que le réflexe devient véritablement scientifique, car un concept ne « devient véritablement scientifique qu’en s’incor­porant à toute la culture contemporaine » (FCR, p. 161-163).
31 FCR, p. 5.
32 FCR, p. 42. Dans le chapitre intitulé « La théorie cartésienne du mouvement invo­lontaire », Canguilhem explique en détail pourquoi l’anatomie et la physiologie cartésiennes empêchent son auteur de formuler le concept de réflexe. Rappelons que, selon Canguilhem, on ne peut en aucun cas confondre un concept avec une théorie générale. Il y a concept lorsqu’il y a essai ou esquisse d’une définition entre un défini et un définissant. Mais cela ne signifie pas pour autant que le mot doit nécessaire­ment être présent : en effet, le concept peut être thématisé de manière implicite. Selon Canguilhem, le mot « réflexe » de même que la notion sont absents de la biologie cartésienne. Le concept de réflexe comporte en effet deux éléments essen­tiels que la pensée cartésienne de l’organisme ne peut logiquement formuler. 1) L’essentiel du mouvement réflexe, c’est d’admettre que part de la périphérie de l’organisme un ébranlement qui, après réflexion dans un centre, retourne vers cette même périphérie. C’est un mouvement qui ne procède donc pas directement d’un centre, d’un siège central mais s’y réfléchit. 2) Les mouvements centripètes et centri­fuges sont fondamentalement de même nature ; ils sont homogènes (ce dont rend compte la comparaison du réflexe à la réflexion de la lumière). Or, Descartes consi­dère que l’ensemble des mouvements de l’organisme procède d’un centre, le cœur, qu’il pense non pas comme un muscle mais comme foyer ou siège d’un feu continu, d’une chaleur permanente qu’il communique au sang. En outre, la structure des nerfs lui interdit de penser l’homogénéité des mouvements centripètes et centrifuges. Les nerfs sont des faisceaux tissés de fibres à l’intérieur d’un tube, c’est une sorte de fil électrique dans un tube. Descartes explique alors le mouvement centripète non pas comme le déplacement des esprits animaux mais comme une traction immédiate de la fibre nerveuse dans son tube ; la réaction motrice est bien quant à elle un déplacement, une propagation, un transport d’esprits animaux dans l’espace compris entre la fibre nerveuse et le tube. Il y a donc une hétérogénéité des mécanismes de l’excitation et de la réaction qui lui interdit de penser le concept de réflexe.
33 Il faut pourtant noter que Canguilhem ne cite pas cet article 50 des Passions de l’âme pour réfuter l’opinion selon laquelle Descartes serait le précurseur du concept de réflexe conditionné (ce qui prouve par ailleurs qu’il n’a pas lu Erwin Straus). Pour réfuter cette opinion, Canguilhem se fonde sur l’article 36 des Passions de l’âme, et montre que cet exemple n’est pas l’anticipation conditionnée d’une réponse incondi­tionnée, mais qu’il s’agit de l’invention d’une nouvelle réponse. Comme il l’ex­plique : quand un enfant menacé par un coup élève sa main pour se protéger, cette réponse sort du cadre des réflexes conditionnés car le coup reçu n’a jamais déterminé cette réponse singulière. Cet argument semble ne pas s’appliquer à l’article 50. Cependant, si l’on accorde foi à l’interprétation de Canguilhem, on peut en effet discuter l’opinion de Straus. Straus est persuadé que le concept de réflexe se trouve chez Descartes en raison d’une conception mécanique du phénomène vital. Ce faisant, lorsqu’il repère un passage où Descartes parle effectivement d’un condi­tionnement et d’un dressage possible des animaux — dressage qui consiste à associer de nouvelles passions aux mouvements de la glande qui représentent à l’âme certains objets — il est persuadé que Descartes est le précurseur du concept de réflexe conditionné. Néanmoins, parce qu’il y conditionnement, dressage, y a-t-il nécessaire­ment réflexe conditionné ? À notre sens, l’article 50 ne peut pas être l’exemple d’un réflexe conditionné car si les chiens peuvent être dressés à s’arrêter lorsqu’ils voient une perdrix et à courir lorsqu’ils entendent le bruit d’un coup de fusil, ils peuvent également être dressés d’une tout autre manière, tandis que dans le cadre des réflexes conditionnés tels que Pavlov les a théorisés, c’est toujours la même réaction (la salive lorsque la cloche sonne par exemple) qu’on attend.
34 CV, « Machine et organisme », p. 144.
35 CV, « Machine et organisme », p. 145.
36 Canguilhem revient sur cette idée dans La Formation du concept de réflexe aux xviie et xviiie siècles où il écrit : « Et de fait, s’il est vrai qu’une horloge mal faite n’obéit pas à d’autres lois mécaniques qu’une horloge bien réglée et qu’on ne peut les distinguer qu’au regard “du désir de l’ouvrier” et selon “l’usage auquel elle a été destinée par son ouvrier”, on doit conclure que toute machine qui marche est un agencement de parties réalisant une fin qui l’habite sans trouver son principe dans les lois selon lesquelles elle se réalise. Si un animal qui vit entre bien et mal est aussi une machine, il doit être habité par quelque fin » (FCR, p. 55).
37 CV, « Machine et organisme », p. 152.
38 Notons que leur intérêt pour la question du normal et du pathologique n’est pas parfaitement symétrique. Straus est avant tout psychiatre ; son objectif est directe­ment thérapeutique. La perspective de Canguilhem est quant à elle légèrement différente. Canguilhem n’a jamais pratiqué la médecine sauf pendant la guerre, comme médecin du maquis. Il a par ailleurs toujours refusé de prêter le Serment d’Hippocrate et s’insurgeait contre ceux qui l’interpellaient avec cette formule : « docteur… ». Bien que les retombées thérapeutiques et politiques des thèses de Canguilhem soient évidentes (de nombreux médecins furent attentifs aux analyses de Canguilhem, notamment son ami Péquignot), il ne les a lui-même pas directement mises en pratique. Son ambition, bien que pratico-politique, demeure celle d’un théoricien : comme il l’écrit dans l’introduction de sa thèse : « Nous avons l’ambi­tion de contribuer au renouvellement de certains concepts méthodologiques, en rectifiant leur compréhension au contact d’une information médicale » (NP, p. 8). Toujours dans la même perspective, il faut souligner que Canguilhem n’a pas entre­pris des études de médecine par « vocation » mais davantage pour des raisons philosophiques : n’oublions pas que Canguilhem est avant tout philosophe et qu’il demeurera professeur de philosophie durant toute sa vie. À notre avis, c’est parce qu’il cherchait à développer une philosophie du primat de l’erreur et de la technique qu’il s’est tourné vers la médecine.
39 SDS, p. 417.
40 SDS, p. 279. Maldiney fournit de nombreux exemples de ce moment pathique du sentir. Il explique notamment que, lorsqu’on entre dans une cathédrale, la sensibilité, la faculté de sentir, est d’abord disposée, mise en situation selon les modalités de l’attrayant et de l’effrayant, par le seul jeu des couleurs et des formes des vitraux. Avant toute lecture iconographique des vitraux, la sensibilité est affectée et se dispose selon les modalités du sympathique ou de l’antipathique (cf. H. Maldiney, « Le dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d’Erwin Straus », dans Regard. Parole. Espace, L’Âge d’Homme, coll. Amers, Lausanne, 1994, p. 137-138). En fait, concernant l’homme, il serait plus juste de parler de mouvement d’ouverture ou de fermeture du corps au monde, d’accueil ou de rejet du monde, que de mouvement de fuite et de poursuite d’une présence. Sur ce point, Merleau-Ponty peut éclairer Erwin Straus : dans le chapitre qu’il consacre au sentir dans la Phénoménologie de la perception, il montre très bien comment certains malades peuvent reconnaître une couleur subliminale par la seule posture que leur corps a adoptée. Ces postures sont orientées selon deux grands axes : l’ouverture et la fermeture, l’accueil et le rejet. « La sensation est intentionnelle parce que je trouve dans le sensible la proposition d’un certain rythme d’existence — abduction ou adduction — et que, donnant suite à cette proposition, me glissant dans la forme d’existence qui m’est ainsi suggérée, je me rapporte à un être extérieur, que ce soit pour m’ouvrir ou pour me fermer à lui. Si les qualités rayonnent autour d’elle un certain mode d’existence, si elles ont un pouvoir d’envoûtement et ce que nous appelions tout à l’heure une valeur sacramentelle, c’est parce que le sujet sentant ne les pose pas comme des objets mais sympathise avec elles, les fait siennes et trouve en elles sa loi momentanée » (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 247).
41 SDS, p. 378.
42 CV, « Le vivant et son milieu », p. 185.
43 SDS, p. 378.
44 Les nuances apportées par Canguilhem permettent de penser que le monde géographique ne correspond pas à un primat absolu du théorique. Le monde quotidien de l’homme n’est pas un monde strictement théorique. On comprend au contraire, à la manière de Bachelard, que la théorie, la science, s’instaure dans une rupture à l’égard de la vie humaine quotidienne qu’elle dénonce comme illusoire. Comme l’écrit Canguilhem : « Or, cet univers de l’homme savant, dont la physique d’Einstein offre la représentation idéale […] parce qu’il entretient avec le milieu propre de l’homme vivant un rapport direct, quoique de négation et de réduction, confère à ce milieu propre une sorte de privilège sur les milieux propres des autres vivants. L’homme vivant tire de son rapport à l’homme savant, par les recherches duquel l’expérience perceptive usuelle se trouve pourtant contredite et corrigée, une sorte d’inconsciente fatuité qui lui fait préférer son milieu propre à ceux des autres vivants, comme ayant plus de réalité et non pas seulement une autre valeur. En fait, en tant que milieu propre de comportement de la vie, le milieu des valeurs sensibles et techniques de l’homme n’a pas plus de réalité que le milieu propre du cloporte ou de la souris grise. La qualification de réel ne peut en rigueur convenir qu’à l’univers absolu, qu’au milieu universel d’éléments et de mouvements avéré par la science, dont la reconnaissance comme tel s’accompagne nécessairement de la disqualifica­tion au titre d’illusions ou d’erreurs vitales, de tous les milieux propres subjective­ment centrés, y compris celui de l’homme » (CV, « Le vivant et son milieu », p. 196).
45 « Le mélancolique sait ce que signifie perdre le contact avec le paysage. Le déprimé figé dans le temps est éloigné du paysage, il voit le monde de haut, comme s’il se plaçait dans la perspective des oiseaux, il le voit comme sur une carte géographique, il plane au dessus du sol. Là, un homme poursuit son travail, là une femme à ses fourneaux prépare le repas ; tout cela lui apparaît comme s’il s’agissait d’une maison de poupée… » (SDS, p. 388). Curieusement, ces descriptions du mélancolique font écho à celles d’Eugène Minkowski concernant la schizophrénie : le schizophrène est en effet décrit comme celui qui a perdu le contact immédiat avec la vie : le seul rapport qu’il entretient avec le monde est un rapport de connaissance. Minkowski écrit : « Touché dans son dynamisme vital, le schizophrène non seulement sent tout s’immobiliser en lui, mais est encore comme privé de l’organe nécessaire pour assimiler ce qui est dynamique et vit au dehors. En dedans comme au dehors, il ne sait plus que juxtaposer ». Minkowski parle alors de la schizophrénie comme d’un rationalisme morbide (Le Temps vécu, puf, Quadrige, Paris, 2005, p. 259).
46 Nous nous permettons ici de douter d’une véritable pureté du sentir concernant l’animal. En effet, s’il était véritablement plongé dans le sentir, l’animal serait condamné à ne vivre que des expériences ponctuelles à chaque fois nouvelles : il irait de surprises en surprises, sans être capable d’aucune manière d’unifier dans une certaine durée son expérience, bref il serait complètement désorienté. Or, le com­portement animal nous semble tout de même doté d’une certaine détermination et d’une certaine durée. Les animaux sont par exemple dotés de mémoire et recon­naissent leur territoire et l’allure des personnes auxquelles ils sont habitués.
47 Il nous semble que cette interprétation est confirmée par ce que Straus affirme au sujet des hallucinations. Les hallucinations ne doivent pas être comprises comme des troubles physiologiques (par l’irritation des centres nerveux, des données sensibles apparaîtraient comme elles apparaissent dans la perception par l’action de stimuli physiques sur les mêmes centres nerveux) mais comme des troubles de la faculté de sentir : « Les hallucinations sont des modifications primaires du sentir » ; « Elles prennent naissance dans un trouble et une modification du mode sympathique de sentir » écrit-il en signifiant très clairement qu’il s’agit là d’une modification en profondeur du sentir lui-même. « [Les hallucinations sont] des modifications de l’existence propre des sujets dans leur communication avec le monde, c’est-à-dire comme un mode différent d’être-dans-le-monde » (SDS, p. 424-425).
48 G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Seuil, coll. Champ freudien, Paris, 2002, p. 61.
49 NP, p. 133.
50 CV, « Le normal et le pathologique », p. 216-217.

Pour citer cet article

Marie Gérard, «Canguilhem, Erwin Straus et la phénoménologie : La question de l’organisme vivant», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Numéro 2: La nature vivante (Actes n°2), Volume 6 (2010), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=374.

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