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- Volume 6 (2010)
- Numéro 2: La nature vivante (Actes n°2)
- Monadologie et/ou constructivisme ? Heidegger, Deleuze, Uexküll
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Monadologie et/ou constructivisme ? Heidegger, Deleuze, Uexküll
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1La question : « Monadologie et/ou constructivisme ? » est le nom d’un problème rencontré par la tentative de faire jouer ensemble Heidegger, Deleuze et Uexküll, en les corrigeant l’un par l’autre, pour construire une ontologie phénoménologique sur une base vitaliste — et non plus seulement anthropologique. Après avoir rappelé l’itinéraire qui conduit à cette tentative, puis envisagé quelques-unes des difficultés obligeant à corriger nos ambitions initiales, nous nous laisserons guider par ces difficultés pour présenter une lecture critique de deux moments du cours de 1929-30, dans lequel Heidegger tente une analyse phénoménologique de la vie et de l’animalité. En pointant le caractère problématique de cette analyse, nous n’entendrons pas tant mettre en évidence des lacunes ou des insuffisances que des difficultés réelles, qui permettent de s’aventurer aux confins de l’épistémologie et de l’éthologie, tout en prenant la mesure des limites, mais aussi de la richesse, d’une certaine attitude phénoménologique.
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3Ce qui fait l’intérêt et la difficulté fondamentale de l’œuvre de Heidegger, c’est son point de départ non dans le sujet ou la conscience, mais dans ce que Heidegger nomme le Dasein : l’ouverture compréhensive à l’être de l’étant en totalité. Cette ouverture caractérise l’être de l’étant particulier qu’est l’homme. À la question de savoir ce que le Dasein est, il faut répondre qu’il n’est ni sujet, ni conscience, ni même corps charnel : le Dasein est son ouverture1. Une telle démarche donne d’emblée au verbe « être » un sens actif ou transitif : l’être du Dasein consiste précisément à maintenir ouverte, en l’endurant, une telle ouverture. Parce que cette dernière peut connaître des degrés (ou des qualités) d’amplitude divers, il faut distinguer des modulations dans l’existence du Dasein, qui peut être son ouverture de façon plus ou moins propre ou impropre2. La plupart du temps, cette ouverture à la totalité de l’étant dans son être s’obscurcit et se module en un être-plongé dans une situation ou une chose particulière. Ce phénomène de l’être-plongé dans… n’est nullement une suppression de l’ouverture primordiale au tout, mais n’en est qu’une modulation particulière, seulement possible sur le fond de cette ouverture primordiale. Qu’est-ce que ce changement de point de départ implique, et qu’est-ce qu’il signifie concrètement ?
4Très concrètement, ce point de départ dans le Dasein signifie que la donnée phénoménologiquement première pour Heidegger n’est ni la conscience, ni la subjectivité face au monde, ni même le corps vivant dans le monde, mais l’ensemble d’une situation — au sein de laquelle se trouve mon corps mais aussi un lieu, une saison, une heure de la journée, etc. À la question cartésienne « que suis-je ? », il faut répondre « mon ouverture » : tel matin de printemps, un bureau donnant sur le jardin, une main serrant un stylo-bille, le bord d’une chaise un peu dure sous mes cuisses, le gloussement des poules de la voisine, et le léger bourdonnement de la circulation toute proche. Je ne suis donc pas un corps charnel qui écrirait en s’imprégnant de l’environnement comme une éponge : je suis d’abord l’ouverture ou le « là » de cet environnement, au sein duquel foisonnent une multitude de choses et d’êtres, dont mon corps — avec lequel j’ai certes un rapport privilégié, mais qui ne m’est pas donné antérieurement au reste. Il convient de souligner cette absence de privilège du corps par rapport au reste de la situation chaque fois singulière, car elle explique pourquoi Sein und Zeit ne parle quasiment pas du « corps propre » ou de la « chair », et pourquoi on a pu accuser le Dasein heideggérien d’être « désincarné ». En même temps que je suis le « là » de cette matinée de Pentecôte, je suis aussi un moi distinct des poules, de la circulation, ou du stylo que je tiens en main. Il est donc nécessaire de voir que l’identité ontologico-anthropologique du « là » est toujours déjà fracturée ou polarisée en différence d’un soi opposé à un monde. Ontologiquement, je suis — au sens transitif — le « là » de mon ouverture3. Ontiquement, je suis un étant parmi d’autres au sein de cette ouverture.
5C’est en vertu de l’être-ontologique du Dasein que Heidegger peut légitimement tenter de poser à nouveaux frais la question du sens de l’être et d’y répondre via une analytique du Dasein : celle-ci tente de saisir les structures et la mobilité de l’identité ontologico-anthropologique au sein de laquelle advient la différence du soi et du monde. En considérant le Dasein comme l’étant privilégié pour le questionnement en quête de l’être et de son sens, la double tâche est donc de mettre en évidence l’identité « ontologique » de l’être en général et de l’être de l’étant privilégié (afin de répondre, au moyen de la mise en lumière du sens de l’être de l’étant privilégié, à la question du sens d’être en général), puis de penser la différence « ontique » de l’être du monde et de l’étant privilégié (considéré non plus comme ouverture du tout mais comme simple partie de ce tout). Ce programme, dont on pourrait montrer qu’il est exigé par le dispositif mis en place dans la partie publiée d’Être et temps, a été esquissé dans le cours du semestre d’été 1928 consacré à Leibniz4. Nous avons montré ailleurs5 comment Heidegger y infléchissait les principaux concepts de la Monadologie dans un sens phénoménologique, et comment il était dès lors possible de saisir sa lecture de Leibniz comme la poursuite et l’accomplissement provisoire du cheminement entamé dans Sein und Zeit.
6L’essentiel de cette lecture réside dans l’interprétation de la thèse leibnizienne selon laquelle la monade est « miroir vivant de l’univers ». La monade leibnizienne est pensée comme un équivalent du Dasein, au sens où elle constitue l’étant privilégié pour le questionnement métaphysique en quête de l’être. Lue par Heidegger, la monade n’est pas miroir au sens d’une copie ou d’une représentation d’un univers déjà donné par ailleurs : bien au contraire, l’univers comme totalité de l’étant ne trouve son être en soi que dans le refléter de la monade. Tout l’être de la monade consiste à déployer cette ouverture (unification) de l’univers selon un certain point de vue. Le point de vue est saisi comme constituant l’essence même de la finitude, qui est double puisqu’elle est à la fois celle de l’univers (qui n’est qu’à la condition que se déploie l’ouverture qui est à chaque fois celle d’une monade) et celle de la monade (qui n’est qu’à la condition d’unifier selon un certain point de vue l’universum — l’étant en totalité). C’est précisément en unifiant l’univers selon un point de vue fini que la monade s’individue ou se singularise. L’unification de l’univers au sein de l’être-ontologique de l’étant privilégié (dans son identité avec l’être en général) est donc aussi le principe d’individuation et l’origine de l’être-ontique de l’étant privilégié (comme partie singulière de cet univers). C’est à partir de ce processus d’individuation dans et par l’unification de l’univers selon un point de vue fini, que Heidegger esquisse une pensée de la corporéité du Dasein, en prenant pour fil conducteur le concept leibnizien de matière première en tant qu’il rend possible la connexion de la monade à une portion d’étendue ou matière seconde6.
7La reprise des questions de Sein und Zeit au prisme de la Monadologie de Leibniz permet de résoudre une série d’apories du corpus heideggérien, notamment le problème de l’inachèvement d’Être et temps. L’ontologie de l’être en général, qui constitue le but de l’ouvrage, ne s’obtient pas en rompant avec l’ontologie régionale de l’être de l’homme ; au contraire, la saisie correcte de l’être de l’homme permet précisément d’atteindre cette ontologie d’un être en général ne s’opposant plus à l’être de l’homme. Le temps originaire se révèle en effet comme sens de l’être en général tout autant que comme sens de l’être de l’homme, puisqu’il n’est rien d’autre que le mouvement — se soustrayant lui-même — de production immanente de leur différence au sein même de leur identité, rien d’autre que différance de l’être de l’homme et de l’être en général dans leur finitude partagée7. Ces questions d’exégèse ne doivent cependant pas nous arrêter ici. Le seul problème qui doit nous retenir est le suivant.
8On sait que dans la Monadologie leibnizienne, l’étant privilégié n’est pas l’homme mais la monade, et que cette structure de monade s’applique à tout ce qui vit, à tout ce qui possède une unité organique, c’est-à-dire une unité qui n’est pas celle d’un simple agrégat. Être miroir vivant de l’univers n’y est donc pas le propre de l’homme, mais la structure même du vivant. La question (qui peut être attisée par la lecture de Derrida ou d’Élisabeth de Fontenay) est alors de savoir s’il n’existe pas d’autres foyers d’ouverture finie de l’être et d’apparition corrélative d’un soi, et si Heidegger ne va pas trop vite en besogne lorsqu’il s’attache, à partir du milieu des années trente, à penser une histoire de l’être dont il dira plus tard qu’elle coïncide avec « l’histoire essentielle de l’homme ». L’ensemble de ces questions nous oblige à relire le cours de 1929-30, dont une part importante est consacrée — à travers l’analyse ontologique et phénoménologique de l’animalité — à l’esquisse de ce que Françoise Dastur a pu nommer une « zoologie privative »8.
9Dans un texte récemment publié9, nous avons tenté de montrer que la thèse de la pauvreté en monde, qui prive l’animal de tout rapport à l’étant comme tel, pouvait être comprise comme un moyen de résoudre (en le supprimant) le problème de la diversité des foyers d’ouverture de l’être, tout en permettant l’assimilation de l’histoire de l’être à une histoire de l’essence de l’homme. Il est d’ailleurs significatif que, malgré le caractère inachevé et provisoire de son analyse, Heidegger ne revienne jamais sur cette question, mais considère la thèse de la pauvreté en monde comme un acquis définitif10. Notre lecture critique entendait aussi ouvrir une autre manière de questionner l’animalité et la vie dans son rapport à l’élaboration d’une ontologie. On constate en effet qu’une bonne partie des concepts et des structures déployés par Heidegger pour penser l’animalité suivant une voie « privative » (par réduction à partir du Dasein) sont préparés par la traduction, effectuée un an auparavant, des problèmes de l’analytique existentiale dans le lexique de la Monadologie leibnizienne. Il semble dès lors possible de conserver la structure métaphysique et le dispositif conceptuel mis en place par Heidegger, sans avaliser pour autant la thèse massive d’une privation du rapport à l’étant en tant que tel chez « l’animal »11, afin d’essayer de répondre, par la construction d’une monadologie phénoménologique, au problème de l’élaboration d’une ontologie à foyers multiples.
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11L’élaboration de cette ontologie monadologique s’est révélée redoutablement difficile, d’abord parce que les matériaux empiriques nécessaires à sa constitution paraissent assez pauvres. La question du monde vécu ou de l’expérience subjective de l’animal est en effet restée jusqu’il y a peu une sorte de tabou pour les éthologues soucieux de scientificité et de reconnaissance institutionnelle, et le problème de la subjectivité animale a finalement été plus exploré par des philosophes (ou par des scientifiques s’engageant dans des spéculations philosophiques) que par des scientifiques12. L’un des pionniers de l’étude empirique des mondes animaux est J. J. von Uexküll ; nous pensions pouvoir nous aider de son travail pour avancer de quelques pas en direction d’une ontologie monadologique. D’autre part, outre le fait que l’ontologie deleuzienne semblait présenter certaines similitudes frappantes avec des structures que nous avions peu à peu découvertes chez Heidegger, et fournissait un recul suffisant pour mieux appréhender le cœur et les limites de sa pensée, il nous semblait que la philosophie de Deleuze — telle qu’elle se déploie par exemple dans Mille plateaux — pouvait offrir des ressources à une ontologie « vitaliste », notamment par sa plus grande générosité à l’égard des animaux (auxquels Deleuze ne refuse plus ce qui était auparavant considéré comme des « propres » de l’homme), et par un usage fréquent et critique de travaux éthologiques (Uexküll, Lorenz, Eibl-Eibesfeldt, etc.). Deleuze et Uexküll possédaient de surcroît le point commun de présenter une proximité relative à la pensée de Leibniz13, qui devait fournir le schème conceptuel du projet d’une ontologie phénoménologique à foyers multiples.
12En relisant Deleuze, nous nous sommes cependant rapidement rendu compte qu’il était extrêmement problématique de vouloir tirer de ses ouvrages une ontologie ou un discours sur l’être qui serait en quelque sorte le reflet d’un monde déjà donné14, et surtout que l’approche deleuzienne de la vie était radicalement différente de celle de nombreux auteurs ayant traité de la question, pour la raison que le vitalisme et la libération de la vie invoqués par Deleuze sont toujours mobilisés dans une lutte contre l’idée d’organisme — qui constitue le fil conducteur de la plupart des approches du phénomène de la vie, et notamment de celle de Heidegger. La fréquentation de Mille plateaux montre que le concept de vie est chez Deleuze d’avantage d’ordre pratique ou politique que biologique, et que la vie désigne plutôt une modulation particulière de l’être univoque qu’une région déterminée de l’étant. En ce sens, il y aurait organisme (« jugement de Dieu ») et vie non organique (« corps sans organes ») de la même façon qu’il y a — mutatis mutandis — chez Heidegger existence impropre et existence propre du Dasein : non pas comme deux modalités d’être relatives à deux régions distinctes de l’étant, mais comme des modulations « éthiques » d’un seul et même être15. À cet égard, on peut penser que l’adoption généralisée du concept de machine est pour Deleuze une façon de se détourner radicalement d’une pensée de l’organisme, et de brouiller la distinction des différentes régions ontologiques, non dans le sens du mécanisme cartésien, mais dans celui d’une pragmatique généralisée : la nature comme champ d’agencements divers, à décrire/construire/infléchir au cas par cas, et qui peuvent tout autant donner lieu à des régimes d’organisation « organique » qu’à des régimes d’anorganisation potentiellement — mais non nécessairement16 — créatrice de vie.
13Pour éclairer ce dernier point, nous nous permettrons d’ouvrir une parenthèse consacrée à Canguilhem, qui fut l’un des maîtres de Deleuze17, et d’évoquer deux textes qui nous serviront pour la suite. Dans le premier, l’organisation sociale est pensée comme agencement machinique non finalisé, et distinguée de l’organisation de l’organisme qui porte sa fin ou sa norme en lui-même18 :
C’est ici précisément que le problème se pose ; la finalité de l’organisme est intérieure à l’organisme et, par conséquent, cet idéal qu’il faut restaurer, c’est l’organisme lui-même. Quant à la finalité de la société, c’est précisément l’un des problèmes capitaux de l’existence humaine et l’un des problèmes fondamentaux de la raison. […] Concernant la société, nous devons lever une confusion, celle qui consiste à confondre organisation et organisme. Le fait qu’une société est organisée — et il n’y a pas de société sans un minimum d’organisation — ne veut pas dire qu’elle est organique ; je dirais volontiers que l’organisation au niveau de la société est plutôt de l’ordre de l’agencement que de l’ordre de l’organisation organique, car ce qui fait l’organisme, c’est précisément que sa finalité sous forme de totalité lui est présente et est présente à toutes les parties. Je m’excuse, je vais peut-être vous scandaliser, mais une société n’a pas de finalité propre ; une société, c’est un moyen ; une société est plutôt de l’ordre de la machine ou de l’outil que de l’ordre de l’organisme19.
14Au vu de ce texte, on pourrait dire que Deleuze généralise à l’ensemble de la nature les caractères que Canguilhem réservait à la société. Mais il faut confronter cet extrait à un autre texte de Canguilhem, qui semble contredire le précédent — d’une part, parce que la finalité bien définie et établie ne se situe plus du côté de l’organisme mais de la machine, d’autre part, parce que c’est l’écart par rapport à la norme, l’erreur, la monstruosité qui deviennent caractéristiques de la vie dans sa dimension « expérimentale » la plus créatrice :
Un organisme a donc plus de latitude d’action qu’une machine. Il a moins de finalité et plus de potentialités. La machine, produit d’un calcul, vérifie les normes du calcul, normes rationnelles d’identité, de constance et de prévision, tandis que l’organisme vivant agit selon l’empirisme. La vie est expérience, c’est-à-dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens. D’où ce fait, à la fois massif et très souvent méconnu, que la vie tolère des monstruosités20.
15C’est peut-être en reprenant les aspects les plus féconds de l’approche canguilhemienne de la machine (sociale) comme agencement précaire et non finalisé, et de la vie (organique) comme création singulière et risquée de nouveauté, que Deleuze peut forger un concept de « vie machinique » pour penser la nature21 dans le cadre d’une pragmatique généralisée. C’est en tout cas parce que la pensée de Deleuze nous obligeait à changer si radicalement la manière même de poser la question de la vie, et qu’elle ne se connectait plus du tout avec le questionnement phénoménologique, que nous avons dû nous résoudre à l’abandonner en cours de route — non sans avoir remarqué une certaine fêlure dans notre intention de constituer une ontologie monadologique.
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17Si la lecture répétée de von Uexküll22 peut tour à tour décevoir et stimuler le phénoménologue qui cherche à s’expliquer avec l’analyse heideggérienne de l’animalité, elle oblige toutefois à adopter une attitude moins suspicieuse à l’égard du Heidegger de 1929-30 : peut-être ce dernier ne privait-il pas tant délibérément l’animal du rapport à la manifestation de l’étant comme tel, qu’il ne suivait — une fois n’est pas coutume — un des mouvements fondamentaux de la science de son temps.
18Ce qui frappe en effet chez Uexküll, c’est que malgré sa critique virulente du mécanisme, et son insistance sur l’importance de la catégorie de signification pour la saisie du lien entre l’animal-sujet23 et la constitution de son environnement, on a malgré tout l’impression que l’animal qu’il décrit évolue dans son monde à la façon d’un somnambule ou d’un automate, qui n’aurait nul besoin d’avoir rapport à l’étant en tant que tel pour « fonctionner » comme il le fait. Si la causalité qui régit le vivant ne peut être pensée sur le modèle mécaniste24, mais doit céder la place à un schéma où seul quelque chose qui « fait sens »25 pour l’animal suscite un comportement parfaitement adapté au milieu26, cette perfection du comportement fait pourtant question. Constamment affirmée par Uexküll, elle ne laisse que peu de place à une quelconque marge de manœuvre, d’improvisation ou d’échec : dès qu’il est constaté par le scientifique, l’échec comportemental est en effet immédiatement « justifié » par son intégration ou sa participation à l’harmonie du Tout, dans un geste qui rappelle étrangement la théodicée leibnizienne telle que Voltaire la caricature dans Candide27. Presque tous les exemples fournis par Uexküll dans Mondes animaux et monde humain et Théorie de la signification pourraient être décrits en termes heideggériens d’hébétude, entendue comme cette forme particulière d’ouverture pulsionnelle dans laquelle il est impossible au vivant de véritablement se rapporter à ce qui lui fait encontre en libérant sa pulsion — précisément parce que cette pulsion ne l’atteint que pour le supprimer ou le mettre de côté. Chez Uexküll, les comportements merveilleux témoignant d’un accord parfait du vivant et de son milieu28 ne résultent jamais d’une quelconque ingéniosité ou habileté de l’animal, ou encore d’un « savoir » acquis par l’individu ou l’espèce dans l’histoire de sa confrontation au milieu, mais toujours d’un accord ou d’une harmonie préétablie au sein d’une Nature dont la partition semble avoir été écrite une fois pour toutes par une main transcendante29. Si certaines pages semblent décrire le sujet animal à la façon du sujet humain libre, beaucoup d’autres30 suppriment l’apparent but conscient pour le remplacer par l’exécution mélodique d’un plan naturel, qui n’est pas le plan immanent de composition dont parlent et/ou que tentent de constituer Deleuze et Guattari, mais un plan transcendant, au sens d’une directive déjà établie, d’une composition déjà écrite31. La liberté, la marge de manœuvre, et la possibilité d’échec ou d’erreur disparaissent non seulement au niveau individuel, mais également au niveau spécifique — ce que montre la critique virulente qu’adresse Uexküll à la théorie de l’évolution. Cette critique possède une double face, à la fois très audacieuse (l’évolution des espèces n’est pas un progrès au sens d’une amélioration32) et passablement réactionnaire (il ne peut y avoir de progrès dans l’histoire des espèces — même s’il peut s’y produire des changements — parce que tout est d’emblée parfait, en tant que produit d’une technique de la Nature-Dieu).
19Le texte d’Uexküll fournit toutefois un argument, lié à la question fondamentale de l’unité, qui vient radicalement ébranler la possibilité d’une ontologie monadologique. On sait qu’une des fonctions essentielles du concept leibnizien de monade est de penser l’unité des corps organisés. Tout corps possédant une unité organique, et non seulement nominale (comme un tas de pierre ou une armée), doit pour Leibniz trouver sa cohésion dans une monade dominante qui en assure l’unité33. L’interprétation heideggérienne de la Monadologie s’attarde peu sur cette question du rapport entre la monade dominante et l’infinité de monades dominées qui constituent la matière du corps organisé (lequel, privé de sa dominante, n’est rien d’autre qu’un agrégat). Heidegger ne semble en effet se préoccuper que de la monade dominante, en pensant son individuation et son incarnation nécessaires à partir de la manière dont elle reflète ou unifie l’univers. Qu’il s’agisse du corps humain ou de l’organisme vivant, la démarche est identique : elle consiste à penser l’être-ontique de l’étant privilégié à partir de son être-ontologique. Dans le cas du vivant, cet être-ontologique est saisi comme ouverture d’un cercle de désinhibition. Si l’organisme est composé d’une multitude d’organes déployant chacun une ouverture pulsionnelle, l’ensemble trouve pourtant sa cohérence dans le fait que chaque organe se place en quelque sorte au service d’un comportement possible au sein du cercle de désinhibition, dont l’essence est fixée une fois pour toutes par la structure de l’accaparement propre à chaque animal. Cette structure est unitaire, et c’est l’unité de cette structure qui joue chez Heidegger le rôle de monade dominante, à partir de laquelle doit être pensé l’être-ontique de l’étant privilégié et de ses parties34. Sans structure unitaire de l’être-ontologique, pas d’unité de l’être-ontique. Sans unité de la monade dominante, pas d’unité organique de l’agrégat des monades intervenant comme réquisits.
20Il existe pourtant dans la nature, et c’est ce que montre admirablement Uexküll, des vivants chez qui la structure de l’accaparement est fracturée, ou dont le comportement ne possède pas de structure unitaire englobante, parce qu’il résulte de l’action coordonnée de différentes « personnes réflexes », sans unité hiérarchique supérieure : c’est le cas des animaux qu’Uexküll qualifie de « républiques réflexes »35. L’être-ontologique y est fracturé, puisque dépourvu d’unité englobante, et pourtant ce défaut n’empêche aucunement l’unité ontique d’un tel organisme36. Ce qu’Uexküll nous indique du même coup, c’est qu’il est possible de penser un agrégat comme corps organisé sans passer par l’intermédiaire d’une monade dominante ou d’un être-ontologique unifié37. C’est là un cas de figure qui échappe au dispositif monadologique heideggérien : l’absence de dominante s’y accompagne d’une unité véritable, et non seulement nominale. Dans la même veine de problèmes, mais dans un sens inverse, certains observateurs de « sociétés » animales extrêmement rigides (par exemple les fourmis) proposent de considérer que l’individualité ou l’unité véritable se situe non au niveau de l’animal isolé, mais au niveau de l’ensemble du groupe, et suggèrent que l’organisme ou l’individualité constituée par une colonie de fourmis pourrait paradoxalement présenter le mode d’être d’un végétal38. Si cette hypothèse se révélait correcte, nous serions à nouveau confronté à une « république » organique capable de s’unifier sans passer par sa représentation dans un « corps du roi »39 (dans l’unité d’une monade dominante), c’est-à-dire que nous serions à nouveau en face d’une unité ontique non corrélée à un foyer ontologique d’unification.
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22À la lumière des considérations qui précèdent, nous envisagerons deux moments « problématiques » de l’examen phénoménologique de la vie tenté par Heidegger dans son cours de 1929-3040. Le cadre dans lequel se déploient ses analyses est celui d’un dialogue avec les sciences biologiques de son temps. Si le penseur de Fribourg cite au cours de son exposé plusieurs chercheurs importants, c’est au moment de conclure qu’il abat en quelque sorte ses cartes, en présentant les travaux de deux personnalités constituant à ses yeux des étapes essentielles en biologie : Hans Driesch et Jakob Johann von Uexküll41. Avant d’exposer la dette reconnue par Heidegger envers ces deux savants, il convient de noter ce fait somme toute assez rare : dans le contexte de la vie, l’examen phénoménologique se développe dans un dialogue critique avec les savoirs empiriques, de sorte que la phénoménologie semble devoir se doubler — aux yeux de Heidegger lui-même — d’une épistémologie des sciences du vivant42.
23Driesch et Uexküll ont tous deux profondément marqué Heidegger, bien que ce dernier juge nécessaire de les critiquer d’un point de vue philosophique. Si les travaux de Driesch43 ont permis de dépasser les apories du mécanisme, en mettant en avant la notion d’entièreté [Ganzheit] et le rôle de l’idée du tout de l’organisme dans la morphogenèse44, Heidegger les critique cependant sur deux points : 1) l’abandon du mécanisme par Driesch l’amène à défendre une position métaphysique vitaliste jugée insatisfaisante ; 2) dans sa saisie de l’organisme, Driesch ne tient pas compte du rapport essentiel que celui-ci entretient avec son milieu : « Le tout de l’organisme coïncide pour ainsi dire avec la surface du corps de l’animal »45. Or il faut saisir une fois pour toutes que « l’entièreté de l’organisme ne s’épuise pas dans l’entièreté corporelle de l’animal »46. C’est ce qui conduit Heidegger à se tourner vers Uexküll, dont il loue la sûreté et l’ampleur des descriptions47, tout en affirmant que leur conceptualisation philosophique est parfois inadéquate, et qu’elles n’ont pas encore acquis la signification de principe obligeant à repenser de façon essentielle le lien du vivant avec son milieu :
Récemment, on s’est efforcé, à différentes reprises et avec succès, d’explorer le milieu ambiant de l’animal en le prenant comme milieu spécifiquement animal. Et l’on s’est employé à mettre l’accent sur le lien de l’animal avec ce milieu. Et pourtant, le pas décisif menant à une première description normative de l’organisme fera toujours défaut aussi longtemps que l’on verra les choses de la façon dont les exprime, par exemple, cette phrase du biologiste hollandais Buytendijk : « Il apparaît donc que, dans l’ensemble du monde animal, le lien de l’animal avec son milieu ambiant est presque aussi intime que l’unité du corps ». Ce qu’il faut dire au contraire, c’est ceci : le lien de l’animal avec le milieu ambiant non seulement n’est pas presque aussi intime que l’unité du corps, non seulement n’est pas non plus exactement aussi intime que l’unité du corps. Mais c’est l’unité du corps de l’animal qui se fonde, en tant qu’unité du corps animal, sur l’unité de l’accaparement [Benommenheit] — ce qui à présent veut dire : sur le fait de s’entourer du cercle de désinhibition au sein duquel peut s’installer un milieu ambiant de l’animal. L’accaparement est l’essence fondamentale de l’organisme48.
24On retrouve dans un tel programme le même dépassement de la position de la conscience, du sujet, ou du corps vivant, au profit d’une position analogue à celle du Dasein49, et la même tentative de saisir l’être-ontique de l’animal ou de l’organisme (comme portion de matière délimitée par les frontières du corps) à partir de son être-ontologique50 (de son ouverture comprise comme accaparement). C’est à partir de cette ouverture propre au vivant que doit être reprise la question de l’organe et de l’organisme. Ce dernier n’apparaît dès lors plus comme une chose, mais comme ce mode de la possibilité que Heidegger nomme « aptitude au comportement », et dont le champ est fixé par la structure de l’accaparement :
L’accaparement, tel qu’il a été décrit, est la condition de possibilité du comportement. Mais du coup, cela veut dire, au point de vue méthodique, que toute question concrète de la biologie portant sur une aptitude animale, et portant dès lors sur un organe déterminé ainsi que sur sa constitution, doit ramener son interrogation à l’unité de cet ensemble structurel qu’est l’accaparement de l’animal. Car cette conception fondamentale de l’accaparement est la première à fournir une base sur laquelle peut s’établir toute question concrète de la biologie51.
25Selon Heidegger, c’est l’importance d’une telle structure d’ouverture ou de dépassement de soi propre à la vie qui a été fondamentalement manquée par la physiologie de l’excitation52. Pour conclure cette brève présentation du cadre au sein duquel se meut l’enquête heideggérienne, il importe de noter la lucidité du penseur quant aux lacunes de son interprétation de l’essence de l’organisme : il la juge en effet incomplète, parce qu’elle est en quelque sorte statique, au sens où elle ne prend pas en compte le caractère processuel de l’organisme, son historicité propre — laquelle inclut le problème du développement, du vieillissement et de la mort53. C’est dans le cadre de ces questions que se situeront deux des difficultés les plus fondamentales de l’approche heideggérienne : un certain rapport conflictuel au darwinisme (compris comme lutte pour la vie dans un environnement pensé comme le même pour tous les vivants54), et l’absence quasi totale, dans la structure d’accaparement propre au vivant, de la maladie, du pathologique, ou encore de la possibilité de l’erreur et de l’inadaptation. Il s’agit là de difficultés que l’approche de Heidegger partage avec celle d’Uexküll55.
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27L’ensemble des considérations de méthode présentées aux §§ 49-50 et consacrées à la question de savoir si, et dans quelle mesure, il est possible de se transposer dans un autre étant (inanimé, animé, ou humain) constituent l’un des moments du cours de 1929-1930 où Heidegger tâtonne d’une manière extrêmement fructueuse. La question d’une possibilité de se transposer [Sichversetzenkönnen] dans un autre étant, et plus particulièrement dans un étant « seulement vivant », est en effet cruciale pour qui veut envisager l’animalité dans la perspective de sa relation à un monde. Chercher à connaître le monde de tel ou tel animal ne revient-il pas à « se mettre dans la peau » de cet animal, à essayer de savoir « ce que ça fait » d’être un lézard ou une chauve-souris ? C’est en tout cas la démarche qu’on est d’emblée prêt à adopter, et à laquelle Heidegger apporte pourtant une inflexion considérable. Savoir « ce que ça fait » d’être tel animal, c’est en effet reposer la question de l’intropathie ou de l’Einfühlung dans une relation interspécifique. Or Sein und Zeit a dynamité la possibilité de poser — à un niveau interhumain tout au moins — cette question de l’Einfühlung, en montrant qu’elle n’était qu’un faux problème résultant d’une méconnaissance du domaine d’être en question.
28Poser la question de l’Einfühlung, c’est en effet présupposer que l’être humain serait préalablement enfermé dans sa subjectivité, et qu’il devrait trouver les moyens d’en sortir pour atteindre celle d’autrui. Cette présupposition est invalidée par le fait que le Dasein est d’emblée être-avec [Mitsein], que le monde est d’emblée monde commun [Mitwelt], et que l’être à dessein de soi-même caractérisant le Dasein est tout aussi originairement un être à dessein d’autrui. Si le faux problème de l’Einfühlung a pu se poser, c’est uniquement parce que le mode d’être-avec le plus quotidien est celui d’une certaine distance ou indifférence à l’égard d’autrui, qui crée l’illusion d’un fossé ontologique qu’il faudrait ensuite combler, ou au-dessus duquel il faudrait jeter un pont56. Heidegger ajoute que la connaissance réciproque qui naît sur le sol de l’être-avec dépend très souvent de la façon dont le Dasein se comprend lui-même, et réciproquement — puisque le soi-même est précisément relation à autrui57. Ce contexte philosophique de déconstruction de l’Einfühlung doit aiguiser notre attention à la lecture des réflexions de méthode sur la possibilité de se transposer. En ne retenant que quelques éléments dans l’argumentation des §§ 49-50, on peut dire que Heidegger s’interroge d’abord sur la notion de transposition, et discute ensuite, dans une perspective qui est presque celle d’une philosophie du langage, les trois questions : pouvons-nous nous transposer dans l’animal / la pierre / l’être humain ?
29Heidegger reprend sa critique de l’Einfühlung pour nuancer l’idée de transposition, en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas de se mettre à la place de l’autre ou de faire comme si l’on était cet autre, mais précisément de rester soi-même — et peut-être d’autant plus soi-même qu’on se rapporte plus purement à l’autre58. La transposition doit être pensée comme accompagnement [Mitgehen], comme « faire un bout de chemin avec l’autre ». Dans ce cheminement, il s’agit de faire l’expérience [erfahren] de ce qu’il en est de cet autre — avec la possibilité toujours ouverte de pénétrer l’autre de façon plus essentielle qu’il n’en est lui-même capable59. Cette expérience de l’accompagnement est une véritable expérimentation60, dans la mesure où elle porte avec elle la possibilité d’aider l’autre à parvenir jusqu’à lui-même, mais aussi le risque de le faire s’égarer à son propre contact61. Ces quelques remarques sont lourdes de sens pour une pensée de l’animalité et une épistémologie des sciences du vivant, parce qu’elles soulignent le fait qu’une expérience scientifique sur l’animal est d’abord une expérience de vie avec l’animal, et qu’elle porte en elle la possibilité d’une métamorphose des deux partenaires, qui peut s’avérer un gain ou une perte62. Il faut toutefois noter que Heidegger ne semble pas, dans la suite du cours, avoir été fidèle à son propre principe : lorsque, sous prétexte d’éviter un anthropomorphisme censé nous faire manquer la différence radicale entre l’homme et l’animal, il s’appuie sur l’étude du comportement des insectes plutôt que sur celui de certains animaux « supérieurs » proches de l’homme, on pourrait se demander s’il ne choisit justement pas des animaux qui n’offrent que des possibilités extrêmement réduites d’accompagnement63.
30L’examen des trois questions (« Pouvons-nous nous transposer dans l’animal / la pierre / l’être humain ? ») fait ressortir les éléments suivants. Heidegger affirme que dans la première question
nous présupposons comme non problématique qu’en ce qui concerne l’animal, quelque chose comme un accompagnement, accompagnement de l’accès et du commerce qu’a l’animal dans son monde, est en général possible c’est-à-dire non purement et simplement absurde. Ce qui est problématique n’est pas du tout que l’animal, en tant que tel, porte pour ainsi dire avec lui une sphère où l’on puisse se transposer. Ce qui reste problématique, c’est seulement que nous réussissions de fait à nous transposer nous-mêmes dans cette sphère déterminée. Problématiques restent les mesures de fait qui sont nécessairement à prendre pour la mise en œuvre d’une telle transposition, et problématiques restent les limites de fait de cette mise en œuvre64.
31La question « pouvons-nous nous transposer dans une pierre ? » est cependant une question toute différente (même si elle possède la même forme grammaticale) : elle ne demande pas si nous avons de fait les moyens d’effectuer un accompagnement de la façon dont la pierre est, et ce parce que la pierre n’offre absolument pas une telle possibilité, ne possède aucune sphère où l’on pourrait se transposer. La question sur la pierre n’est donc qu’une question rhétorique dont la réponse est déjà toute prête — du moins dans le mode de vérité qui caractérise la science et la philosophie65. Quant à la question sur la possibilité de se transposer dans un humain, Heidegger affirme qu’elle est vide de sens pour celui qui a saisi l’essence de l’humain, dans la mesure où une telle transposition comme accompagnement est toujours déjà inscrite dans l’essence de l’homme ou du Dasein comme être-avec, et qu’il n’y a donc pas de sens à demander si elle est possible, ou à vouloir présupposer sa possibilité — présupposition qui, dans le cas de l’animal, ne semblait pourtant pas absurde66.
32C’est ici que se marque une hésitation ou un tâtonnement intéressant, dans la mesure où Heidegger nuance immédiatement son assertion, en réexposant la situation de fait qui donne naissance à l’idée d’Einfühlung67, puis en revenant (§ 50) sur l’idée que la présupposition d’une possibilité d’accompagnement, absurde dans le cas du rapport à l’homme, ne serait pas absurde dans le cas du rapport l’animal. Heidegger qualifie cette présupposition comme évidente [selbstverständlich] et comme constituant une sorte de savoir a priori, puis étend finalement — quoique d’une manière problématique — l’être-avec à la sphère de l’animalité68. C’est dans la foulée qu’est introduite la question de l’animal domestique, qui semble une sphère particulièrement propice à l’expérience de la transposition comme accompagnement, quoiqu’une telle communauté hybride pose un problème essentiel. Dans le cas du rapport de l’homme à l’animal domestique, il y a bien être-ensemble, mais cet être ensemble est asymétrique, au sens où les animaux vivent ensemble avec nous sans que nous vivions ensemble avec eux, et où nous existons ensemble avec eux sans qu’ils existent ensemble avec nous :
Nous avons des animaux domestiques à la maison, ils « vivent » ensemble avec nous. Mais nous ne vivons pas avec eux si vivre veut dire : être à la manière de l’animal. Néanmoins, nous sommes avec eux. Cet être-ensemble n’est cependant pas exister ensemble, dans la mesure où un chien n’existe pas mais ne fait que vivre. Cet être-ensemble avec les animaux est tel que nous laissons ces animaux se mouvoir dans notre monde. Nous disons : le chien est couché sous la table, il bondit dans l’escalier. Mais le chien — se comporte-t-il envers une table en tant que table, envers un escalier en tant qu’escalier ? Et pourtant, il monte l’escalier avec nous. Il avale sa nourriture [frisst] avec nous — non, nous n’avalons pas notre nourriture. Il mange [isst] avec nous — non, il ne mange pas. Et pourtant c’est ensemble avec nous ! Il y a un accompagnement, une transposition — et pourtant il n’y en a pas69.
33Ce bref extrait, qui résume bien l’attitude complexe de Heidegger à l’égard du « seulement vivant », soulève une foule de problèmes, liés d’abord à la notion d’ « en tant que ». Qu’est-ce que se comporter envers un escalier en tant qu’escalier, sinon l’utiliser pour passer d’un étage à l’autre ? Le chien ou le chat domestique qui gravit l’escalier pour passer d’un étage à l’autre n’est-il pas plus proche du rapport à l’escalier en tant que tel que l’homme dont parle Uexküll70, qui, n’ayant de sa vie jamais vu une échelle, est incapable de l’utiliser, quoique étant très agile, tout simplement parce qu’il ne la saisit pas en tant que telle ? Un autre aspect problématique est la langue employée dans la description. En allemand comme en français, il existe des verbes et des noms distincts pour décrire l’anatomie ou les actions de l’homme et de l’animal (visage/gueule, essen/fressen, etc.), la langue allemande ou française portant donc en elle-même l’idée — qui constitue le présupposé de l’analyse de Heidegger — d’une distinction ou d’une coupure radicale entre l’homme et l’animal. Jusqu’où la description phénoménologique doit-elle prendre la langue comme fil conducteur71 ? Cette dernière question nous ramène à celle du rapport entre description phénoménologique et sciences positives : quand on discute le problème de l’animalité, n’est-il pas tout aussi nécessaire de prendre en compte les travaux des ethnologues que ceux des biologistes ou des éthologues72, en se posant par exemple la question de savoir si ce type de distinction linguistique (certains mots pour l’homme, d’autres pour l’animal) est ou non universel ? De façon plus générale, on peut se demander jusqu’où il est souhaitable que la description phénoménologique se laisse guider par le langage courant, et quel langage courant elle doit suivre de préférence : celui de l’éleveur ? De l’éthologue ? Du gardien de zoo ? De l’artiste de cirque ? Du philosophe cartésien ? Du chasseur ?
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35Un deuxième moment de tâtonnement problématique et riche apparaît dans la série des §§ 51 à 57, c’est-à-dire dans la première partie de la tentative de saisir l’essence de l’organisme. Le projet qui sous-tend implicitement toute la recherche est de penser l’être-ontique du vivant à partir de son être-ontologique — ou encore de saisir le corps charnel à partir de l’ouverture, de telle sorte que cette saisie s’effectue sans reste. La difficulté majeure du mouvement accompli par Heidegger, c’est qu’il part d’une comparaison apparente de deux étants (organe et outil) et de leurs différences, alors que ce qui est visé à travers l’organe est bien plutôt l’organisme, qui se révèle non plus (ou plus primordialement) comme un étant, mais bien comme un mode d’être, une possibilité particulière. Le renversement sera véritablement effectué à partir du moment où Heidegger aura réussi à transformer la proposition « chaque organe a sa propre aptitude »73 en proposition « l’aptitude a des organes »74, qui deviendra ensuite « l’aptitude se crée ses organes déterminés »75, et finalement — les aptitudes étant multiples et devant impérativement être articulées à partir d’une unité supérieure jouant le rôle de monade dominante76 — « l’être-doté d’aptitudes s’articule en aptitudes créatrices d’organes »77. C’est finalement le problème de l’unité organique qui retiendra notre attention, au-delà du problème de la différence entre outil et organe, qui suscite lui aussi des tâtonnements et des affirmations étranges78. Sur la question du rapport entre outil et organe, la lecture de Canguilhem est extrêmement stimulante, et permet d’adopter une perspective critique fine à l’égard de la position de Heidegger.
36Canguilhem — qu’on ne peut soupçonner de complicité avec le mécanisme — affirme d’abord : « Un outil, une machine ce sont des organes, et des organes sont des outils ou des machines »79, tentant par là de développer une pensée de la technique comme prolongement de la vie80, ce qui nous semble une intuition profonde, notamment d’un point de vue anthropologique : l’artefactualité n’est-elle pas constitutive81 de l’humanité ? Un homme absolument « nu », sans vêtements ni monde d’outils au sens large, serait-il encore un homme82 ? Après avoir montré qu’il y a autant de téléologie ou de finalité dans la construction d’une machine que dans un organisme, Canguilhem pose la question de savoir s’il y a plus de finalité dans l’organisme que dans la machine, et répond en affirmant qu’il y a ultimement plus de finalité dans une machine. Il avance à l’appui de cette thèse l’argument consistant à souligner la vicariance des fonctions et la polyvalence des organes, contrairement au caractère fixé et limité de la finalité ou de la fonction d’une machine83. À cette possibilité de vicariance, Canguilhem associe un « empirisme » de l’organisme : « La vie est expérience, c’est-à-dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens »84 ; il lie à cet empirisme proprement vital la possibilité de la monstruosité et de la pathologie, qui sert finalement de critère pour distinguer l’organique du machinique85, et l’ordre biologique des lois de la physique86.
37C’est précisément dans la difficulté de penser cette possibilité de la maladie, de la monstruosité, et de l’erreur — qui constitue pour Canguilhem le trait distinctif de la vie dans son empirisme foncier — que réside à nos yeux le talon d’Achille de l’approche heideggérienne. C’est parce que cette latitude empiriste de la vie fait défaut chez Heidegger comme chez Uexküll que la lecture de leurs descriptions du comportement des animaux éveille sans cesse l’impression que ces derniers fonctionnent comme des machines — malgré la lutte affirmée contre le mécanisme, et en dépit des avancées indéniables effectuées en direction d’une pensée non mécaniste du vivant. Cette absence d’une latitude empiriste de la vie se retrouve à toutes les étapes de la détermination heideggérienne de l’essence de l’organe et de l’organisme, depuis ses caractérisations négatives87 jusqu’aux caractères les plus positifs, qui culminent dans la notion de propriété [Eigentümlichkeit]. Parcourons-les rapidement.
381) L’organe présente comme l’outil le caractère du pour… [Um-zu], et ils offrent tous deux des possibilités pour une utilisation précise88 — premier point discutable si l’on tient compte de la polyvalence et de la vicariance organiques. Dire que la possibilité de l’organe est pour une utilisation déterminée [bestimmte], c’est déjà manquer la marge de manœuvre originelle dans la structure du vivant. C’est aussi s’empêcher de penser l’existence d’organes inutiles, de restes contingents de l’évolution89, qui ne s’intégreraient pas dans le schème d’unité transcendante qui est en train de s’esquisser.
392) L’organe et l’outil offrent des possibilités d’une manière essentielle, et non subsidiaire, au sens où c’est l’utilité (comme mode de la possibilité) qui constitue leur être propre. L’organe et l’outil ne sont pas d’abord, pour ensuite être utiles, mais l’utilité constitue leur être. À nouveau se pose le problème de la possibilité d’organes inutiles ou potentiellement utiles à autre chose que leur utilité « normale ».
403) Organe et outil se distinguent quant au mode de leur possibilité : l’outil est prêt, et a été apprêté, pour une action qu’il ne peut accomplir lui-même, alors que l’organe est apte à une action. Heidegger nuance toutefois immédiatement son propos en affirmant qu’en toute rigueur, ce n’est pas l’organe lui-même qui est apte, mais une entité située sur un plan supérieur (par exemple ce n’est pas l’œil, mais l’animal, qui peut voir ou qui est apte à voir). D’où la nécessité de renverser la détermination précédente, en affirmant que l’organe appartient à l’aptitude ou à l’organisme qui est apte à …90. Il existe cependant un cas de figure rendant impossible un tel renversement : celui des « républiques réflexes » dont parle Uexküll (« Quand un chien court, c’est l’animal qui meut ses pattes ; quand un oursin court, ce sont les pattes qui meuvent l’animal91 »), qui ne possèdent pas d’unité transcendante (ou n’appartiennent pas à une telle unité), mais seulement une unité immanente d’agrégation, d’agencement ou de composition.
414) Avec cette réinsertion de l’organe dans l’aptitude, le problème de la distinction organe/outil n’en est plus un, car l’organe a changé de plan : il n’est plus pensé dans sa dimension d’être-ontique, mais bien comme être-ontologique, dans son lien avec une modalité d’ouverture pulsionnelle permettant un analogon de comportement. Du moment qu’apparaît une ouverture doit aussi apparaître un horizon. Chez l’homme, l’horizon est une mesure qui guide et permet le comportement sans le contraindre ; chez l’animal tel que Heidegger le conçoit, l’analogon de l’horizon apparaît comme règle contraignante ordonnant de façon précise ou déterminée92 le déploiement de la pulsion. Ce qui est apte apporte sa règle et se règle lui-même, et c’est dans cette normativité du vivant qu’apparaît le déploiement d’une Dimension [Durchmessung, Dimension]93. Il faut toutefois bien voir que cette normativité est rigide : la poussée a lieu d’une façon précise94 ; la régulation est mise en ordre de la série des impulsions possibles95, et est elle-même dominée par le caractère fondamental de l’aptitude à…96 ; cette régulation est une structure composée d’éléments, échelonnés en pulsions97 ; par cette structure est tracé d’avance le déroulement des mouvements qui a lieu lorsque l’aptitude se met en jeu98. La règle dont il est ici question est donc finalement plus proche d’une loi que d’une norme, dans la mesure où toute norme présuppose la possibilité d’un écart, et trouve plutôt son effectivité contraignante dans la position d’un idéal à imiter, que dans la réalisation quasi automatique d’un type (ici d’un type de comportement pulsionnel). Or aucune possibilité d’écart — dans l’anomalie ou la pathologie, qui sont aussi des créations potentielles — par rapport à la règle que le vivant se prescrit à lui-même n’est ici thématisée.
425) La pulsion comme aptitude ou l’aptitude comme pulsion est pensée sur le mode de la subordination, du service, et de l’être au service au sein d’une structure hiérarchique (§ 55). La question de l’atrophie d’un organe, qui apparaît à cette occasion, n’est jamais envisagée comme une « insubordination » pathologique, mais toujours comme un être au service ou un affranchissement (qui coïncide alors avec la mort de l’organe affranchi)99. Le lien au service est donc supposé total, sans possibilité d’écart ou de « sédition » (dans la pathologie ou la monstruosité) : « Dans leur être, c’est-à-dire dans leur façon de se disposer, de se développer et de s’atrophier, les organes sont entièrement liés à ce service qui fait partie de l’aptitude en tant que telle »100.
436) Comme dans le cas du Dasein, le déploiement de l’ouverture est du même coup un processus de subjectivation ou d’individuation, mais il n’est ici encore question que d’analogon, puisqu’une différence radicale entre l’homme et l’animal est posée au principe de la description. Il ne sera donc pas question de maintien de soi ou d’ipséité, mais d’un être-propre-à-soi [Sich-zu-eigen-sein] et d’une propriété [Eigentum, Eigentümlichkeit] apparaissant dans et par le déploiement de l’ouverture pulsionnelle101. On notera cependant que chez l’homme le maintien de soi est éminemment problématique, puisque le Dasein est sans cesse menacé de se perdre lui-même : c’est ce risque permanent qui est saisi grâce à l’idée de modulations possibles de l’existence en modes propre et impropre. Ce risque, cette marge de manœuvre qui peut aller dans le sens de l’enrichissement ou de la perte, ne semblent pas avoir d’équivalent au niveau vital : l’aptitude ne s’égare pas102, l’animal ne peut jamais tomber dans la déchéance [verkommen]103 — ni dans la déchéance morale, ni (en tout cas cette possibilité n’est pas thématisée) dans cette déchéance proprement biologique (monstruosité, pathologie) qui est aussi expérimentation et création potentielle de nouvelles formes de vie. L’aptitude qui s’appartient à elle-même [gehört sich] est aussi sous sa propre emprise104 [von ihr selbst eingenommen]. Heidegger ajoute que la propriété [Eigentum] de l’animal ne doit pas être entendue comme un avoir mais comme un être, comme lorsqu’on parle de la royauté [Königtum] d’un roi105. Cette comparaison nous renvoie indirectement à la question de la domination monadique/monarchique106, et au problème de l’unité organique.
447) Le dernier moment de la première partie de la détermination de l’organisme (§ 57) est en effet hanté par la question d’une unité supérieure. Les organes (et avec eux les aptitudes du vivant) étant multiples, il s’agit de penser leur unité — problème que Leibniz résolvait au moyen de sa théorie de la monade dominante. Ce qui est désormais critiqué n’est plus la définition initiale de l’organisme comme complexe d’outils107, mais celle de l’organisme comme faisceau de pulsions108. L’organe n’étant plus confondu avec l’outil, mais saisi comme « création » au service de l’aptitude pulsionnelle, c’est visiblement la notion de faisceau qui pose problème à Heidegger dans une telle définition — c’est-à-dire que ce n’est pas la nature de ce qui est uni, mais la modalité même de l’unification qui devient problématique. Parler d’un « faisceau de pulsions », c’est peut-être employer un schème trop proche de l’unification « républicaine », qui rendrait impossible la dérivation sans reste de l’unité ontique du vivant à partir de son unité ontologique. Le problème sera résolu par la définition ontologique de l’organisme comme capacité de s’articuler — de s’organiser — en aptitudes, elles-mêmes entendues comme manières dont s’accomplit la propriété, comme modes de l’être propre à soi :
Ce fait d’être doté d’aptitudes, qui s’articule en aptitudes créatrices d’organes, c’est ce qui caractérise l’organisme comme tel. Nous avons trouvé ceci : l’aptitude comme telle est propre ; elle a le caractère de la propriété. Mais elle ne peut être telle que si ce qui est doté d’aptitudes, à savoir l’organisme, est déterminé par cette propriété, autrement dit si l’organisme a la possibilité de se maintenir auprès de soi-même en une unité. C’est alors seulement que ce qui est doté d’aptitudes peut, en s’articulant en aptitudes, tenir ensemble celles-ci même dans l’unité de sa retenue en soi. La propriété, qui consiste à être en appartenance à soi-même sans qu’il y ait réflexion, est donc la condition fondamentale qui rend possible la possession d’aptitudes, et, de ce fait, la prise en service d’organes. Par conséquent, l’organisme n’est ni un complexe d’outils, ni une association d’organes, et il est tout aussi peu un faisceau d’aptitudes109.
45Une fois encore, on constate une adéquation parfaite entre aptitudes articulées et propriété comme garant d’unité : « Dans l’aptitude, il y a un certain mouvement d’aller vers ceci ou cela, ce qui veut dire en s’écartant pulsionnellement : en s’écartant de l’organisme — mais de telle sorte que celui-ci, dans cet être apte à…, alors même qu’il s’écarte de soi, précisément se maintient-un et non seulement préserve son unité spécifique, mais se la donne primordialement »110. Mais entre l’aptitude et la mort (la perte du mode d’être de la vie), il semble qu’il n’y ait pas de possibilité intermédiaire, de labilité ou d’expérimentation « pathologique » comme écart, dissociation interne, ou tentative d’émancipation au sein du royaume de la monade dominante : « Il n’y a que ce qui est apte et le reste qui vit »111.
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47Cette belle unité ontologique — inentamée et inentamable — de l’organisme, qui fonde l’unité ontique du corps charnel, sera ensuite envisagée dans une perspective plus éthologique dans les §§ 58-60 (second moment de la détermination de l’organisme), avant la conclusion générale de l’analyse au § 61. On ne s’étonnera pas que la thèse de l’absence de rapport à l’étant en tant que tel dans le comportement et l’ouverture propres au vivant, s’y accompagne (comme chez Uexküll) d’une fixité presque hypnotique des structures comportementales décrites, et que n’y soient pas traités les problèmes du jeu ou de l’inactivité, ni ceux de l’inadaptation éventuelle du vivant à son environnement112 — bref la possibilité de l’invention ou de l’écart par rapport au programme rigide défini par le cercle de désinhibition et la structure de l’accaparement. Heidegger ne pouvait penser à l’arrivée (au niveau comportemental) ce dont il avait supprimé dès le départ (au niveau organique ou somatique) la possibilité. C’est pourquoi il convient de se demander si l’omission avouée du caractère processuel de la vie — dans lequel prennent place les phénomènes de l’hérédité et de la mort, mais aussi le phénomène peut-être plus fondamental qu’est la maladie — représente une simple lacune, ou si elle n’est pas plutôt une carence affectant l’ensemble de l’analyse.
Voetnoten
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Over : Julien Pieron
FNRS – Université de Liège