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Patricia Limido-Heulot

L’expérience esthétique, entre feinte intentionnelle et épreuve réelle

(Volume 6 (2010) — Numéro 7)
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Annexes

Résumé

Cette étude est née de la remarque troublante d’un roman dans lequel un personnage relit Anna Karénine et se rend compte qu’il a tout oublié de sa première lecture : l’histoire, les émotions vécues alors, tout cela paraît n’avoir pas laissé de traces. Je me suis donc interrogée sur la nature de l’expérience esthétique et le type de souvenir qu’elle engendre. Une expé­rience peut-elle ne pas laisser de traces ? mais alors est-elle encore une expérience ? ou bien peut-on envisager des traces qui ne soient pas des souvenirs disponibles, mobilisables à volonté ? et comment alors les conce­voir ? Il s’agissait donc de cerner à la fois le type d’expérience que forme l’expérience esthétique et le type de souvenirs qui s’y constituent. Partant de Husserl, l’analyse a permis de définir l’expérience esthétique comme expé­rience menée dans la neutralité, sur le mode du quasi ; ce faisant cela paraît accréditer la possibilité qu’il n’y ait pas de réels souvenirs mais seulement des quasi-souvenirs. Néanmoins parce que cette thèse reste paradoxale, j’ai cherché le moyen de concilier à la fois la neutralité existentielle de cette expérience dans l’appréhension de l’objet esthétique et la possibilité d’une affection réelle voire d’une transformation en profondeur du sujet. J’ai alors poursuivi l’examen en m’appuyant sur un texte de Roman Ingarden (Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, § 24) et sur les leçons des synthèses passives de Husserl. L’enjeu de cette recherche engage donc la place et le rôle de l’expérience esthétique dans la constitution de la personnalité.

Abstract

This essay has its origin in a disconcerting remark from a novel where a character rereads Anna Karenina but realizes that he has totally forgotten his first reading: the story, the emotions seem to have vanished without a trace. Here I investigate the nature of aesthetic experience and face the question, what sort of memory does it cause? Can an expe­rience leave no trace at all? If so, is it really an experience? Or rather: are there traces that are not memories available at will? How should we conceive of them? My aim in this paper is to clarify both what an aesthetic experience is, and to what kind of memory it gives rise. Starting from Husserl, I define aesthetic experience as a neutral expe­rience, an experience in the mode of “quasi.” This suggests that there are no real memories, but only quasi-memories. However, since this claim remains counter-intuitive, I try to combine the existential neutrality of aesthetic experience with the possibility of a real affection or even of a profound transformation of the subject. Finally, I develop this idea by relying on a text by Roman Ingarden (Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, § 24) and on Husserl’s lessons on passive synthesis. What is at stake here is the role of aesthetic experience in the constitution of personality.


1Que se joue-t-il dans la relation esthétique qui se tisse entre une œuvre d’art — littéraire, picturale ou musicale — et un sujet récepteur1 ? Que nous apporte cette expérience et comment agit-elle sur nous ? S’agit-il, comme on le dit communément, d’une expérience forte induisant des transformations réelles dans la vie affective et intellectuelle — et on peut penser, par exemple, à l’impact de la « fièvre Werther » sur la jeune génération alle-mande ? Ou bien, au contraire, n’est-ce pas là seulement l’occasion d’un libre jeu, d’une feinte intentionnelle, n’engendrant que des émotions jouées, par suite non effectives et non durables ? Cette dernière perspective est inhabituelle, contraire à l’opinion et quelquefois à l’expérience de chacun. Car on répète assez largement les témoignages de bouleversement affectif que peut induire la lecture de Proust par exemple, à l’image du choc éprouvé par Bergotte lors de la découverte de « ce petit pan de mur jaune »2 dans un tableau de Vermeer. Néanmoins, pour explorer cette alternative paradoxale et nous mettre tout à fait en situation, on peut commencer par lire cet extrait d’une nouvelle du romancier japonais Haruki Murakami, intitulée « Le sommeil »3. Le personnage narrateur, qui est une femme, est en proie à l’insomnie et se découvre ainsi du temps pour lire et relire à loisir.

Je me mis donc à lire la suite d’Anna Karénine. Je m’apercevais en le relisant que je n’avais gardé aucun souvenir de ce roman. Je ne me rappelais ni des personnages, ni des scènes. Il me semblait que je lisais ce livre pour la pre­mière fois. C’était étrange. Ç’avait pourtant dû me toucher à l’époque où je l’avais lu, mais rien ne m’en était resté. Toutes ces émotions qui étaient montées en moi et m’avaient fait trembler s’étaient évaporées en un rien de temps sans laisser la moindre trace. Et l’énorme quantité de temps que je passais à l’époque à lire des livres, qu’est-ce que cela représentait pour moi ?

J’interrompis ma lecture un moment pour réfléchir à ça. Je ne comprenais pas bien moi-même, et mes pensées m’entraînèrent rapidement si loin que je ne savais plus à quoi je réfléchissais. Je m’aperçus que j’étais en train de regarder par la fenêtre, l’œil vaguement fixé sur les arbres. Je secouai la tête et repris mon livre.

2Des émotions qui ne laissent pas de traces, une expérience qui ne crée pas de souvenir, tel est le constat amer de cette anecdote qui pose de ce fait une question troublante : l’expérience esthétique ne laisserait-elle donc pas de souvenir véritable ? Si tel est le cas, en quel sens parle-t-on encore d’expé­rience esthétique ? Car que peut bien être une expérience sans souvenir, et s’agit-il même encore d’une expérience ? Ou bien alors, peut-être faut-il envisager sérieusement l’hypothèse selon laquelle l’expérience de l’art serait une quasi-expérience relevant d’une feinte intentionnelle sans poids effectif sur la vie du sujet. Car si, comme le remarque ce personnage narrateur, la lecture n’a pas laissé de souvenir, cela signifie qu’elle n’a pas eu d’effet réel et efficient sur la vie du moi ; pas de trace, donc pas d’impact. L’œuvre d’art causerait une impression forte, vive et réelle dans l’instant, mais aussitôt amortie et diluée ; une émotion fugitive et instantanée, rapidement éliminée de la conscience sans inscription dans la mémoire. Quelle sorte d’expérience est-ce donc qui peut être si vive et en même temps éphémère et inagissante ? Car l’absence de souvenir ou de trace atteste assez de ce caractère « plato­nique ou inagissant »4 de la perception esthétique que Mikel Dufrenne relève également de son côté. Ce qui a contrario peut faire illusion, c’est que nous avons pourtant bien le souvenir d’avoir lu ou entendu telle ou telle œuvre. Mais il s’agit plutôt du souvenir abstrait d’un savoir, d’un souvenir su, au sens où « nous savons que » nous avons lu ou écouté ; et c’est au fond un souvenir vide, rappelé comme l’indice chronologique ou l’étiquette tempo­relle d’un « avoir-eu-lieu » mais dont le contenu concret échappe. Quant au souvenir plein, rempli et précis qui réactive l’émotion ou le plaisir, celui-là n’est-il pas spécialement rare ? Dans cette hypothèse, si la norme — au sens de la fréquence — de l’expérience esthétique est bien l’absence de souvenir rempli et actif, en quel sens faut-il parler d’expérience esthétique ?

3Cette anecdote dont chacun peut faire l’expérience avec le même ma­laise pose crûment la question du type de souvenir inhérent à l’expérience esthétique, et engage par là même la nature de cette expérience dans toute sa généralité. L’expérience esthétique n’est-elle qu’un jeu, qu’une « feinte pas­sion » pour parler comme Nicolas Grimaldi, ou bien est-elle formatrice, c’est-à-dire a-t-elle quelque chose à nous apprendre du monde, de la vie ? Si tel est bien le cas, il importe alors de déterminer la nature de ces souvenirs qui échappent à la mémoire ainsi que leur mode d’action sur l’ensemble de la vie psychique intentionnelle.

L’expérience esthétique comme expérience d’irréalité

4Pour commencer cette investigation, on s’appuiera sur une analyse que pro­pose Husserl de l’expérience esthétique, car elle permet de comprendre en quoi cette expérience est un exercice inconscient et spontané de la méthode phénoménologique, c’est-à-dire une opération insue du principe de la réduction ou de la mise entre parenthèses du monde.

5Dans une lettre de 1907 adressée au poète Hofmannsthal5, et pour le remercier de son envoi de quelques petits textes dramatiques, Husserl se livre à une intéressante analogie. Il remarque que l’œuvre d’art produit un effet tout à fait singulier sur le spectateur : un effet immédiat et spontané qui consiste à mettre entre parenthèses toute prise de position existentielle. « L’intuition d’une œuvre d’art esthétique pure s’accomplit au sein d’une stricte mise hors circuit de toute prise de position existentielle par l’intellect, ainsi que de toute prise de position par le sentiment et le vouloir ».

6Autrement dit, la contemplation d’une œuvre d’art entraîne d’emblée le spectateur dans un état de suspension de sa croyance au monde. L’en­semble des choses environnantes — la foule, le public, le bruit, la salle du musée, le fauteuil du théâtre, le décor, le temps qu’il fait — tout cela est mis entre parenthèses, c’est-à-dire n’est plus pris en considération par la conscience qui se polarise sur le monde de l’œuvre et s’y installe pour jouir seulement de ce qui apparaît et se donne immédiatement à l’intuition comme phénomène. Cette mise hors circuit n’est pas seulement une intense concentration, c’est plus radicalement une suspension de l’existence (et de la croyance ferme à l’existence) non seulement de tout ce qui environne l’œuvre, mais l’œuvre elle-même est abordée sur un mode réduit : son exis­tence ou sa non-existence ne comptent pas et ne sont pas même envisagées, seul l’apparaître qui s’offre à l’intuition est retenu comme objet de délec­tation.

7Autrement dit, le premier effet de l’art est d’inciter le spectateur à lever la thèse naturelle du monde pour s’installer dans une attitude modifiée — le comme si — où la saisie de ce qui s’offre au regard n’apparaît plus sous l’indice de la réalité mais sous le signe de l’irréel ou de la fiction. « L’œuvre d’art nous transporte (quasiment nous y contraint) dans l’état d’une intuition esthétique pure qui exclut de telles prises de position6. » L’œuvre nous arrache immédiatement à l’attitude naturelle, nous transporte sans effort ni volonté active dans un autre monde, un monde de purs phénomènes qui suspend la croyance ordinaire au monde naturel et l’ensemble des positions d’existence qui y sont liées.

8Par opposition, la suite du passage rappelle quels sont les caractères thétiques du vivre ordinaire et de la perception sensible.

L’attitude naturelle de l’esprit, celle de la vie actuelle, est de part en part « ex­istentielle ». Les choses qui se tiennent là devant nous, de façon sensible, les choses dont nous parle le discours de l’actualité et de la science, nous les voyons en tant que réalités7.

9Tout ce que nous voyons, faisons, disons est toujours tacitement posé comme réel, comme existant réellement ici et là, dans le temps et l’espace partagés par tous. L’arbre que l’on aperçoit dans le jardin est bien là, avec ses branches, ses fleurs, il a une taille, une hauteur, une frondaison bien déter­minés, il sera là demain, on peut y monter, s’y cacher ou le couper et en faire des bûches, etc. Sur cette existence évidente et indéniable, se greffent « des actes du sentiment et du vouloir : la joie — que ceci est, la tristesse — que cela n’est pas, le souhait — que cela puisse être, etc. (tous sont des prises de positions existentielles du sentiment) ». Telle est l’attitude naturelle ordi­naire. Mais, rappelle Husserl, il s’agit là d’une attitude opposée à celle de l’intuition esthétique et à l’état affectif correspondant. Dans l’attitude esthétique, l’existence de ce qui apparaît — dans le tableau ou sur la scène — n’est pas posée comme réelle mais comme suspendue, elle se donne comme une « image » offerte seulement à notre plaisir.

10Dans un texte de 1906, Husserl clarifie cette double attitude en distin­guant « l’intérêt pris à la chose (Sache) » dans le cadre de l’attitude naturelle et « l’intérêt pris à l’apparition (Erscheinung) »8 lorsque l’attitude esthétique met l’existence entre parenthèses. Dans le premier cas, la chose réelle est posée et envisagée dans sa dimension utilitaire, au service de la vie, des besoins, des pratiques, dans sa dimension fonctionnelle ou même théorique (ce qui permet de connaître ou de penser quelque chose de nouveau). Dans le second, seul le mode et les qualités d’apparaître nous retiennent, délestés de tous besoins, usualités, soucis matériels ou projets, délestés aussi de toute dimension ou intérêt psychologique. Nous nous focalisons sur la possibilité d’une saisie intuitive de l’apparaître pour lui-même sur la base de la perception de la chose. Pour illustrer cette attitude irréalisante Husserl de­mande dans le même texte : « Pourquoi la nature, un paysage agit-il comme “image”9 ? » Que se passe-t-il en effet quand le paysage cesse d’être un pays, cesse d’être une campagne environnante ou une vallée dont la localisation géographique est bien connue ? Et comment cela arrive-t-il ? Husserl donne une des clefs de cette possibilité, c’est la distance, la vision du lointain qui délivre le phénomène de la chose :

Un village lointain. Les maisons « petites maisons ». Ces petites maisons ont a) une taille changée par rapport aux maisons telles que nous les voyons couramment, b) une moindre stéréoscopie, des colorations changées, etc. Elles sont appréhendées comme « images » semblablement à des maisons jouets. De même des hommes : poupées. Nous les saisissons dans l’observa­tion d’image en tant que non présentes : comme images10.

11Le paysage naturel devient « comme une image » ou comme un tableau. La distance du point de vue crée la déréalisation du site qui se révèle paysage et s’offre dans une pure vision parce qu’il n’est plus appréhendé dans sa réalité de chose ou de région de choses appartenant au monde de l’expérience. Les maisons apparaissent comme « non présentes » pour la même raison, car elles ne semblent plus participer de la réalité présente, de la réalité ordinaire se déployant dans l’espace et dans le temps. Le plus souvent, l’expérience naturelle nous offre des réalités spatio-temporelles prises dans des rapports de causalité, de proximité, d’engendrement (avant, après, cause, effet, retard, délai, détour) ou bien dans des rapports d’activité et de sollicitation de mon activité. Les différentes possibilités de mon « je peux » sont stimulées par la perception qui indique ce que je peux faire — escalader, courir, creuser, etc. Ici au contraire, lorsque le paysage devient tableau, ces possibilités n’ont plus lieu d’être, tout ce qui renvoie à des pouvoirs d’agir disparaît, de même les intérêts pratiques ou théoriques s’évanouissent11. Le paysage se détache de l’ensemble de la réalité spatiale et géographique, il se détache également de la réalité temporelle pour se donner comme un pur présent, offert dans un maintenant qui se soutient tout seul. Il ne s’insère plus dans la continuité temporelle qui distingue un avant et un après, il apparaît dans un temps sus­pendu, hors de la temporalité ordinaire, comparable à ce temps qu’ouvre la formule inaugurale du conte « il était une fois », et qui transporte aussitôt dans le mode du « comme si ». Ainsi de manière paradoxale, le paysage se donne comme une présence non présente, une présence qui n’est pas celle de la réalité matérielle hic et nunc. Pour autant, ce n’est pas une hallucination ni une rêverie, mais bien une intuition qui donne la présence du visible et non pas de la chose, la présence de l’apparaître et non celle de la substance réelle, la présence d’un présent qui n’est pas du temps. La présence d’un être qui n’est pas Da-sein.

12L’attitude esthétique qui a levé tout intérêt naturel, psychologique ou même théorique, est alors tout entière tournée vers « la joie de l’appari­tion »12 : « c’est un plaisir qui met l’existence hors jeu » pour se consacrer à l’apparition, à ses modes, à sa manière, à son comment, bref, une attitude qui installe dans la contemplation du sensible, pour lui-même et pour lui seul.

13On ne manquera pas de reconnaître des accents kantiens dans cette description de l’attitude esthétique en tant qu’attitude désintéressée et déréalisante, et de fait Husserl lui-même indique allusivement en note : « Voir texte et doctrine de Kant13. » La distinction kantienne du beau et de l’agréable recoupe en effet la distinction opérée par Husserl entre l’intérêt pour la chose et l’intérêt pour l’apparition (Erscheinung). L’agréable nous maintient dans l’appétit, le désir de consommation ou d’acquisition. Le beau, en revanche, nous ravit (Kant) ou nous transporte (Husserl), il est vécu comme une grâce ou une faveur favorisant ce libre jeu des facultés qui est source de plaisir libre et vivifiant.

14Ainsi, l’expérience esthétique, qu’elle se fasse sur la base d’une donnée naturelle comme le paysage14 ou sur la base d’une œuvre d’art, opère spontanément une déréalisation qui installe le spectateur dans une attitude de pure vision, et lui découvre les choses comme phénomènes proposant leur sens immanent. Elle invite de manière étonnante à faire une expérience de l’irréalité au sein même de la réalité.

15Ce transport que produit l’œuvre d’art ressemble donc étrangement à la démarche du phénoménologue qui lui aussi entend se livrer à l’observation de toutes choses dans l’intuition de leur phénomène, c’est-à-dire sans présupposer leur existence transcendante. Les réductions phénoménologique puis transcendantale consistent à mettre hors circuit la thèse de l’attitude naturelle, à mettre en suspens toutes les positions d’existence. Ainsi « toute science et toute réalité (aussi bien celle du moi propre) devient un simple “phénomène” »15, qu’il s’agit d’explorer dans un pur voir. En ce sens, Husserl peut dire que « le voir phénoménologique est donc proche parent du voir esthétique » puisque dans les deux cas, la perspective est tournée vers le phénomène d’apparition qui se donne entre les parenthèses.

16Toutefois, cette analogie entre expérience phénoménologique et expé­rience esthétique ne doit pas oblitérer certaines différences — deux diffé­rences principalement. D’une part, la démarche phénoménologique est ac­tive, volontaire et méthodique, car elle est difficile à maintenir au point de paraître contre-nature (ce qu’elle est d’ailleurs par définition), tandis que l’expérience esthétique est immédiate, passive et involontaire, elle franchit d’un bond les difficultés de méthode et opère un transport aisé du spectateur dans l’attitude réduite. À cet égard, c’est certainement la nature découpée et totalisante de l’œuvre d’art, formant une unité totale, qui permet ce saut spontané hors de l’attitude naturelle. D’autre part, les objectifs des deux attitudes sont différents : la réduction active du phénoménologue vise la connaissance et l’élucidation du sens du phénomène du monde, tandis que l’expérience esthétique s’installe dans le plaisir du pur apparaître, la joie du visible et du sensible, une fête des yeux et des sens.

17Néanmoins Husserl insiste sur cette parenté et la prolonge ensuite du côté de l’artiste, car dit-il, cet artiste qui

« observe » le monde… pour ses fins propres d’artiste (…) se comporte à l’égard du monde comme se comporte le phénoménologue. Donc : non pas en chercheur naturaliste et en psychologue qui procède par observation, non pas en observateur pratique de l’homme, comme s’il visait à s’informer sur la nature et sur l’homme16.

18L’artiste ne regarde pas le monde sur un mode naturaliste, il n’est pas pris dans l’attitude naturelle ; à l’instar du phénoménologue, l’existence du monde lui est indifférente, seul le phénomène du monde lui importe, le monde dans le divers de ses apparitions, loin de sa réalité spatio-temporelle. Si l’analogie entre l’artiste et le phénoménologue paraît plus délicate que celle qui confronte le voir du spectateur au voir phénoménologique, elle s’éclaire néanmoins dès lors que l’on tient compte du fait que l’artiste se tourne vers la phénoménalité du monde pour y puiser « des matériaux et des formes » destinés à ses créations, en sorte que l’artiste se comporte déjà ici comme le spectateur d’une œuvre à venir. Ainsi, l’artiste, premier spectateur de son œuvre, observe le monde dans son apparaître et se comporte, comme le dira Husserl plus tard, « en spectateur désintéressé ».

19En dépit de leur motivation divergente, les deux attitudes — esthétique et phénoménologique — participent donc de cette aptitude fondamentale de la conscience à s’installer dans le regard ou dans l’attitude contemplative. Il est à cet égard fort intéressant de remarquer que le Pseudo-Longin avait déjà, au ier siècle, défini l’homme comme le seul être que la nature a fait pour être « spectateur de toutes les choses du monde »17, comme si le fait même de la conscience ou de l’être conscient impliquait immédiatement l’aptitude à être spectateur, c’est-à-dire l’aptitude à s’ouvrir à la phénoménalité du monde en dehors de toute position existentielle. Il convient alors de creuser davantage l’attitude du spectateur en prenant appui sur l’analogie établie par Husserl entre le regard du spectateur (ou de l’artiste-spectateur) et celui du phénoménologue afin de clarifier la nature de l’expérience esthétique.

Le double jeu du spectateur : intéressé-désintéressé

20La parenté établie par Husserl entre attitude phénoménologique et attitude esthétique repose sur le fait que le spectateur comme le phénoménologue sont « indifférents » à l’existence réale et se tournent exclusivement vers les phénomènes et les modes d’apparition des choses, c’est-à-dire que tous deux, à leur manière et selon leurs objectifs respectifs, se livrent à l’épochè, à la mise entre parenthèses de toutes positions transcendantes. Husserl décrit fort bien cette opération, dans le § 15 des Méditations cartésiennes. Elle consiste à « effectuer une scission du je par laquelle, au-dessus du je spontanément intéressé, s’établit le je phénoménologique en tant que spectateur désinté­ressé »18. Autrement dit, l’épochè suppose une aptitude de la conscience à se dédoubler, telle que le je phénoménologique s’installe en quelque sorte par-dessus l’épaule du moi naïf de l’attitude naturelle, et ceci afin d’observer les enchaînements des vécus et des actes (et corrélativement les objets qui s’y constituent) pour les amener à la description.

21Au premier abord, il paraît difficile, pour ne pas dire forcé, d’attribuer au spectateur, sujet de l’expérience esthétique, une telle opération de dédoublement. Car celui-ci n’a aucun intérêt (ni théorique ni pratique) à se retourner sur ses propres actes pour se regarder agir, percevoir ou penser, comme le fait le phénoménologue. Mais il faut pourtant convenir qu’il opère bien lui aussi un dédoublement au sens d’un double jeu (qu’on constate peut-être davantage au théâtre ou à l’opéra que devant un tableau) consistant tout à la fois à adhérer et à s’abstenir, à rire ou à pleurer tout en sachant qu’il s’agit seulement d’une fiction, d’un spectacle qui n’existe que dans la neutralité existentielle. N’est-ce pas le propre du spectateur que de jouer ce double jeu, et justement de n’en prendre pas vraiment conscience du fait de cette duplicité ? D’un côté, il est naïvement intéressé au spectacle qui se donne à lui, tout en étant désintéressé de l’autre, puisque le spectacle, comme toute œuvre d’art, est immédiatement vécu sous l’indice des parenthèses. Il regarde le spectacle, s’en réjouit, il y croit, mais pourtant il ne pose aucune thèse de réalité. Ou plutôt, pour reprendre l’expression de Sartre, « il pose une thèse d’irréalité »19, c’est-à-dire affirme la présence devant lui d’un objet dont il sait en même temps qu’il n’existe pas de la même façon que les choses mon­daines. Il y a en ce sens dédoublement, puisque tour à tour la conscience pose et ne pose pas la réalité de ce qu’elle contemple. Elle la pose suffisamment pour y croire mais ne la pose pas au même titre que l’existence des choses de l’expérience commune. Cela vaut également pour les arts plastiques. Le ta­bleau est bien sûr saisi comme chose matérielle accrochée au mur, mais ce qu’il donne à voir et qui seul nous intéresse n’a pas la réalité du monde ; nous le visons et l’éprouvons avec force tout en restant dans la neutralité existentielle. Pareillement au théâtre, il y a la réalité de la scène, du décor, de l’orchestre, des comédiens, mais il y a aussi l’irréalité de l’intrigue et des personnages. Dans un texte de 1918, consacré au théâtre et aux fictions perceptives qui s’y donnent à voir, Husserl souligne ce jeu du spectateur :

Nous vivons dans la neutralité, nous n’accomplissons, vis-à-vis de l’intui­tionné, absolument aucune position effective, tout ce qui arrive là devant, ce qui est là en choses et en personnes, ce qui là est dit, fait, etc., tout a le caractère du comme si. Les hommes vivants, les comédiens, les choses réales appelées décors, les vrais meubles, les vrais rideaux, etc. « figurent », ils servent à nous transporter dans l’illusion artistique. (…) Nous « savons » que c’est un cabotinage qui a lieu là, que ces décors cartonnés et ces murs de toiles ne sont pas des arbres effectivement réels20, etc.

22En tant que spectateur, nous entrons dans le jeu qui consiste à suivre l’histoire, avec inquiétude ou intensité, comme si elle était réelle (intérêt spontané du moi naïf) mais pourtant sans en poser la réalité effective, jouissant seulement du phénomène d’apparition entre les parenthèses de la suspension (moi phénoménologique désintéressé). Et, il faut ici accentuer le paradoxe : non seulement cette suspension de l’existence n’entrave pas la perception du spectacle, mais au contraire, elle est la condition qui permet d’y accéder et d’en savourer les moments. Étonnamment, ce sont les parenthèses qui permettent d’autant plus au moi naïf de profiter de l’expé­rience esthétique en tant que telle.

23Que se passerait-il, en effet, si en voyant le décor sur la scène, nous percevions seulement du carton, de fausses fenêtres, de faux murs, etc. ? Si à la place des personnages, nous voyions les comédiens eux-mêmes en tant que personnes privées, si donc l’attitude naturelle reprenait le dessus ? La grâce de l’apparaître, la magie du phénomène ne se livreraient plus et la pièce s’effondrerait. Au contraire, la conscience tacite du comme si permet non seulement le déroulement de l’œuvre, mais plus encore, comme le remarque Mikel Dufrenne, « cela me permet d’accepter l’invraisemblable : par exemple que Tristan mourant ait autant de voix pour chanter, que le berger soit si bon musicien, ou que les acteurs aient des costumes et des gestes de convention »21. Mais pour autant cette adhésion à la fiction n’est pas crédulité ni totale naïveté du moi. Car, si inversement la participation du moi naïf venait à prendre le dessus, si son émotion le conduisait soudain à croire en la réalité de la scène et à en poser la thèse, la pièce s’effondrerait également, puisqu’il faudrait alors appeler le médecin en voyant Tristan mourant et gisant sur sa couche. Si rien de tel ne se produit jamais au théâtre, c’est précisément parce que les parenthèses suspendent la réalité de ce qui est intuitionné, mais également la prise de position réelle du moi naïf. Autrement dit, les sentiments restent suspendus ou neutralisés à leur tour : ils ne sont pas posés comme des sentiments réels vécus lors d’une expérience réelle. Cela ne signifie pas que le spectateur s’abstienne de toute position. Au contraire, il accomplit de nombreux actes intentionnels : « Nous espérons et craignons, nous nous attristons et sommes transportés de joie, nous aimons et haïssons, etc. Mais tout cela “dans” la phantasia, sur le mode du comme si22. » Ainsi, les sentiments vécus par le spectateur sont à leur tour des sentiments modifiés ou des sentiments « feints » : non pas qu’ils soient vécus à demi, ou de manière artificieuse en simulant d’éprouver ce que l’on n’éprouve pas. Ils sont pleinement vécus mais sur le mode de la feinte, sans être posés comme réels dans le cadre d’une expérience réelle. Ils sont vécus à la manière du jeu des enfants, intensément mais sur un mode fictionnel : « On serait des voleurs, et on irait se cacher… ». Les sentiments eux-mêmes, comme les objets qui les suscitent, participent de la neutralité existentielle qu’impose l’œuvre d’art. Tel est le paradoxe de l’expérience esthétique :

Les sentiments que j’éprouve ne sont pas non plus tout à fait réels parce qu’ils restent platoniques, inagissants ; je les éprouve comme si je n’étais pas enga­gé par eux, et en quelque sorte comme si ce n’était pas moi qui les éprouvais, mais à ma place, une sorte de délégué de l’humanité, un moi impersonnel préposé à des émotions exemplaires dont les remous s’amortissent très vite sans laisser de traces23.

24Comme si ce n’était pas moi, comme si le spectateur désintéressé que nous sommes au moment où nous vivons avec les personnages pouvait neutraliser ses sentiments pour les vivre seulement sur le mode du comme si. C’est vraisemblablement par là que l’on peut donner tout son sens à la fameuse catharsis qu’Aristote attribue au théâtre et à la tragédie en particulier. Car si le spectacle tragique, qui bouleverse et émeut intensément les spectateurs, peut avoir un effet cathartique (quel qu’en soit le sens entre libération ou jubilation), c’est certainement parce que les sentiments vécus sont seulement représentés, c’est-à-dire sont vécus sous l’indice des parenthèses. Non pas qu’ils soient faiblement vécus, mais ils peuvent, au contraire, être d’autant plus puissants ou violents qu’ils sont saisis en dehors de toute positionnalité, en eux-mêmes et pour le spectateur. Ils sont saisis et traversés dans leur mode d’apparaître, dans leur phénoménalité pure que le grand art parvient parfois à donner comme des essences concrètes. D’où le plaisir pris à des émotions négatives ou tragiques.

25Ainsi, le plaisir esthétique est-il plaisir du pur apparaître : « Nous pénétrons ce dessein et nous allons au théâtre pour y souscrire et ce faisant partager la jouissance esthétique24. » Dans ce contexte, Husserl conclut : « Tout art est “esthétique”, il est joie à ce qui est intuitionné in concreto, (…) Theōria au sens spécifique. Joie à l’intuitionner qui comprend25. » Re­marquons alors qu’en caractérisant l’expérience esthétique comme theōria, comme un pur voir qui se réjouit de la phénoménalité des choses, des actions ou des sentiments, Husserl fonde visiblement la perspective de Dufrenne disant que les sentiments vécus dans et par l’œuvre d’art sont « inagissants », sans dommage pour le spectateur, par suite ne laissent pas de trace réelle dans le souvenir, tout comme l’héroïne de Murakami en faisait le constat. Corrélativement, Dufrenne peut ajouter que « l’objet esthétique est un objet purement représenté donc inoffensif »26, il n’exerce pas d’impact sur le sujet, car aucune position d’existence n’est effectuée, ni celle du monde de l’œuvre ni celle du moi qui, pour entrer en relation avec l’irréalité de l’œuvre, s’est lui même en quelque sorte irréalisé.

26Mais alors si le plaisir du pur apparaître est à ce point désintéressé, comme disait Kant, faut-il y voir aussi une expérience sans poids et peut-être sans valeur27 pour notre vie ? Cette feinte intentionnelle qui met en suspens toutes les positions d’existence n’oblige-t-elle pas à penser que l’expérience esthétique n’est qu’une parenthèse dans notre existence, un temps suspendu, qui finalement n’entame pas et ne change pas le cours de notre vie ? Cette thèse est troublante, car bien que conforme aux analyses husserliennes, elle est néanmoins contraire à l’opinion qui voit dans l’expérience esthétique un moment privilégié, perturbateur ou révélateur, troublant, puissant ou violent mais non pas neutre. Car, si l’expérience esthétique était seulement une expérience de pure gratuité phénoménologique, un intermède désintéressé à la gloire du sensible, comment expliquer le dispositif législatif excessivement prudent de Platon qui se méfie des sortilèges de l’art, de son action sur les jeunes gens, et surtout des transformations morales qu’il risque d’induire chez les âmes tendres28 ? Comment rendre compte du fait éprouvé et partagé que cette expérience quelquefois nous commotionne, nous perturbe, nous poursuive plusieurs jours, voire des années ? N’avons-nous pas même le sentiment qu’elle peut nous transformer radicalement ? On ne saurait d’ail­leurs éviter la difficulté en invoquant des différences dues à la qualité des œuvres : les grandes seraient celles qui auraient des effets bouleversants, tandis que les œuvres mineures seraient seulement vécues en toute neutralité. Cela n’est certes pas impossible — et l’on peut songer aux regrets de Diderot devant certains tableaux dont il sait d’emblée qu’aucun fantôme insistant n’en viendra hanter sa nuit — mais c’est théoriquement peu souhaitable, car il faudrait alors envisager des modalités d’appréhension variables selon les œuvres d’art.

27Il faut donc reconsidérer cette expérience afin d’examiner si sa neutra­lité existentielle la rend vraiment inagissante et sans trace sur notre vie. Autrement dit, il faut désormais envisager la possibilité de concilier l’analyse qui dévoile la forme de neutralité de l’expérience esthétique avec l’épreuve vécue par Bergotte par exemple d’un réel bouleversement de l’existence. Soit comprendre qu’il y ait à la fois neutralité existentielle quant à l’appréhension de l’objet et pourtant affection réelle quant au sujet.

Le jeu sérieux de l’expérience esthétique

28Revenons sur le plaisir esthétique, le plaisir pris au phénomène saisi dans ses modes d’apparition, dans sa découpe, dans son style, dans ses qualia sen­sibles, libéré de toute contrainte, suspendu hors de l’espace et du temps. Ce plaisir de l’intuitionner et de l’imagination vagabonde offre tous les carac­tères du jeu. Le plaisir de suivre une mélodie, d’entrer dans le monde du tableau ou dans celui de la tragédie, de s’y promener, d’en apprécier les rythmes et les tensions, ce plaisir, comme dit Dufrenne, a des accents d’innocence : « C’est sans doute parce que l’expérience esthétique implique du loisir et nous transporte dans un monde d’avant le travail, où tout est jeu et où tout ce qui est représenté est irréel, c’est aussi qu’elle réalise un accord avec l’objet qui est en deçà des désaccords et des contraintes29. » Une relation libre, désintéressée, inoffensive car menée dans l’ordre du comme si et du quasi, autrement dit, une expérience ludique. L’expérience esthétique a visiblement une parenté avec le jeu. Car jouer, c’est toujours feindre et croire à la fois, adhérer et rester en dehors, être pris et être spectateur du jeu. Le jeu est aussi esthésique, sensible : il est d’abord corporel chez les enfants, mobile il engage le corps et les sens, et il est aussi représentation et phantasia. Enfin, le jeu est exclusivement plaisir : plaisir d’inventer (de phantasmer) et d’imi­ter, de faire comme si, de faire peur ou de faire rire, bref plaisir de parcourir toutes les émotions, en toute innocence, sans dommage, car « c’est pour de faux ! », sans position de thèse existentielle.

29Si l’on peut donc convenir de cette proximité entre l’expérience esthé­tique et l’expérience du jeu, il est alors possible en reconsidérant l’expérience esthétique sous cet angle de se demander à nouveaux frais si véritablement elle est sans impact dans notre vie. Car, s’agissant du jeu, personne ne doute de sa valeur et de ses effets réels sur la formation intellectuelle et psycho­logique de l’enfant. Et, si le jeu est bien une activité feinte, une exploration imaginative menée dans le quasi, il n’est pas pour autant sans lien avec le monde de l’expérience. Il donne à l’enfant l’occasion d’imiter le monde de la vie et par là de le découvrir, de l’apprivoiser, de l’explorer, d’en apprendre les règles : le jeu et le hors-jeu, la faute et la pénalité, etc. Le plaisir ludique est certes éphémère et gratuit, comme l’expérience esthétique, mais il est pourtant bien de l’ordre de la formation et de l’apprentissage. Il nous apprend quelque chose du monde, quelque chose de la forme possible et des formes possibles du monde en en tissant de multiples variations. On peut dès lors envisager que l’expérience esthétique relève également de cette fonction et que, comme le jeu, elle nous apprenne aussi à découvrir, dans les objets et dans les mondes de l’art, les typiques et les variantes des formes du monde.

30Pour s’en convaincre, on peut revenir à l’analyse de l’image qu’Aris­tote développe dans la Poétique :

Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une ten­dance à représenter — et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représen­tation dans ses premiers apprentissageset une tendance à trouver du plaisir aux représentations30.

31Aristote établit d’emblée une relation de réciprocité entre mimésis, plaisir et apprentissage. Et il ajoute :

Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir, non seulement pour les philosophes mais également pour les autres hommes.

32Le plaisir pris au images — jouer à imiter, regarder ou produire des images, suspendre pour un temps le monde et sa réalité, prendre plaisir même aux images répugnantes ou inquiétantes, précisément car elles ne sont pas vraies — est donné par Aristote comme un fait universel, une tendance et une constante de l’esprit humain qui le distingue du monde animal. C’est, dirait Husserl, une disposition de la conscience qui peut toujours s’accomplir en conscience neutre, non positionnelle. Toutefois, Aristote ajoute que les images sont aussi une source de connaissance, ce qui semblerait contre-balancer leur dimension non thétique. Apprendre est un plaisir et voir des images est un plaisir, car on y apprend à connaître : « Si l’on aime voir des images, c’est qu’en les regardant, on apprend à connaître, et on conclut de ce qu’est chaque chose, comme quand on dit : “celui-là, c’est lui”. » Le raisonnement proposé par Aristote peut dans un premier temps laisser penser que la représentation n’est envisagée que dans sa dimension mimétique reproductive et que, face à une peinture figurant un animal ou un personnage, le plaisir vient de la reconnaissance de ce qui est déjà connu. C’est Apollon qui est ici dessiné : « celui-là, c’est lui », la reconnaissance se fait alors à partir d’une image-copie. Mais la mimésis n’a pas seulement chez Aristote une dimension de copie, elle est le plus souvent créative et inventive. Elle prend appui sur la phantasia et permet de former des choses nouvelles, des personnages, des situations inédites, distinctes de la réalité et appréhendées dans la neutralité. Ce faisant, elle nous donne à voir des « types », elle forme du général et « le général (to katholou), c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement »31. Le plaisir du mimeisthai pour Aristote est plaisir de connaître car l’image permet de saisir la forme propre (pure et générale) d’un comportement, d’une action ou d’une qualité. L’œuvre d’art permet d’appréhender toute chose dans une dimension générale ou universelle qui n’est pas celle que montre la réalité de l’expérience, précisément car le milieu propre de l’art est la neutralité existentielle. La dimension irréalisante de la poésie, et de l’art en général, a donc de ce fait une fonction idéalisante qui découpe des types, des formes générales (ou éidétiques) de comportement, d’action, de qualité, d’émotion etc., en sorte que la fiction artistique donne accès à une forme de vérité. Le plaisir des images, du pur apparaître, n’est pas aussi gratuit qu’on pouvait le penser, il est aussi et surtout plaisir de contempler des idéalités : « theōria », disait Husserl.

33C’est aussi pourquoi « la poésie est plus philosophique que la chronique »32, c’est-à-dire plus riche en vérités (vérités générales, essentielles ou existentielles) que l’histoire événementielle qui rapporte la réalité factuelle. Nous retrouvons ainsi sous d’autres termes, la même parenté entre philosophie et poésie qui faisait dire à Husserl que le voir esthétique est proche parent du voir phénoménologique. Les deux démarches de la philosophie et de l’art, de l’expérience esthétique et de l’activité phénoméno­logique offrent indubitablement des points de rencontre et d’analogie qui, pour les deux philosophes, ont à voir avec les images, avec les représen­tations de la phantasia. Autrement dit, avec une certaine neutralité existen­tielle qui est la neutralité du possible, lequel englobe et comprend toute la réalité.

34Ainsi la représentation artistique, qu’elle soit imitation ou variation autour de la réalité mondaine, convie à une expérience d’irréalité, ouvre au plaisir de l’apparaître qui non seulement n’est pas sans lien avec le monde de la vie mais paraît même plutôt une voie d’accès privilégiée à sa connais­sance, au même titre que le jeu. Alain tirant la leçon d’Aristote, reformule cette idée ainsi dans Les Arts et les dieux : « Comprendre, ce n’est d’abord rien de plus qu’imiter, c’est par imiter que nous commençons. » Imiter, jouer, feindre, comprendre et connaître. L’art, comme le jeu, est le premier lieu d’apprentissage du monde et peut-être de la vie.

35Cet apprentissage mimétique et phantasmatique du monde commence, comme Aristote l’a bien noté, par le mime corporel chez l’enfant qui joue à faire comme les grandes personnes précisément en faisant comme si. Pareillement, la danse, la musique et la poésie invitent aussi le spectateur à suivre corporellement, et sur un mode pré-réflexif, les mouvements de l’œuvre dont le rythme se transmet tout de suite au corps, qui le prolonge et le reproduit, le rejoue intérieurement. L’œuvre d’art est d’abord un objet sensible qui s’adresse à l’ensemble de la personne psychophysique. Le musicien tient sa musique dans ses doigts et l’auditeur la rejoue dans tout son corps ; même dans la lecture silencieuse, apparemment immobile, le corps du lecteur se trouve pourtant aussi convié car il a appris la position, la posture comme ses yeux ont appris le mouvement de déchiffrage des lettres, comme la bouche a commencé à modeler les sons et à les répéter, avant que de les intérioriser tout à fait au point d’en faire des images immédiatement douées de sens. Tous nos savoir acquis par imitation et répétition se rendent corpo­rels, se transforment en habitus, quelquefois en mécanisme, ils passent dans le corps qui se spiritualise, et c’est par ce contact primordial que se fait la rencontre avec une œuvre. Du mime corporel, le jeu tout comme l’expérience esthétique conduisent au mime intérieur. Lire ou contempler un tableau, c’est s’absorber dans les images, les phantasiai qui s’y déploient, c’est à la fois participer à un autre monde et recréer intérieurement une tonalité, un mode de vie, une émotion pour en jouer et en rejouer le jeu.

36L’art nous offre comme autant de mondes possibles, de formes et de variantes dans lesquelles on peut habiter, circuler, jouer, que l’on peut adop­ter ou abandonner comme différents habits, pour reprendre une métaphore de Claudel à propos d’une œuvre de Vermeer dont il nous dit : « Immédiatement nous sommes dedans, nous l’habitons. Nous sommes pris. Nous sommes contenus par elle. Nous en ressentons la forme sur nous comme un vêtement33. » Entrer dans le monde d’une œuvre est bien comparable en ce sens à un jeu de rôle, à un jeu mimétique où nous adoptons par la représen­tation intérieure la forme d’une expérience possible du monde. Husserl disait aussi de l’image de la phantasie ou du fictum perceptif que « nous vivons en elle », car si la réalité en est suspendue, de multiples actes intentionnels se déploient néanmoins autour de l’objet irréel — des actes de jugement et de sentiment, de répétition ou de rejet, etc. — qui sont autant de manières possibles de se rapporter au monde. L’expérience de l’art nous donne ainsi la faveur de vivre le monde en jouant à travers d’autres mondes possibles, la grâce de jouer d’autres vies et d’autres aventures dans la feinte du comme si. De son côté, Hegel a également relevé avec force ce pouvoir singulier de l’œuvre d’art qui peut « évoquer en nous tous les sentiments possibles, faire pénétrer dans notre âme tous les contenus vitaux, réaliser tous ces mouve­ments internes à l’aide d’une réalité extérieure n’ayant que les apparences de la réalité »34. Non seulement l’irréalité des objets et du monde de l’œuvre ne nous coupe pas du monde de la vie, mais bien plutôt elle démultiplie pour nous les possibilités de l’expérience en nous donnant à voir de multiples formes possibles du monde. Si l’expérience esthétique nous prive du réel factuel avec notre entière complicité, elle nous ouvre en revanche le champ indéfini des possibles, par où on ne perd rien mais où on gagne tout, en gagnant la compréhension tacite, peut-être pré-réfléxive, du général et de l’idéal. Il faut donc bien entendre la leçon d’Aristote : le jeu tout comme l’expérience de l’art nous sont source de plaisir parce qu’ils sont source de connaissances. Ils nous donnent un accès sensible à un pur voir théorique, la vision d’essences concrètes et de phénomènes purs — la forme pure d’un sentiment comme l’amour de Tristan, l’avarice du père Grandet ou la folie de Frenhofer. L’expérience esthétique de l’art permet d’accéder à la vérité de certaines situations de vie vécues confusément sur le plan existentiel, elle permet de saisir intuitivement le sens d’une intonation, la puissance émotionnelle d’une couleur ou d’un mouvement soudain saisis en leur vérité.

37Puisque l’expérience esthétique n’est pas un loisir gratuit ni un passe-temps oisif, puisqu’elle intéresse avec sérieux notre goût de la connaissance, puisqu’elle nous enrichit d’une familiarité du monde envisagé dans sa typique essentielle, elle ne peut être sans poids, sans conséquence, ni sans trace. Ce jeu de participation mimétique doit bien se déposer quelque part en nous, il doit bien en rester un souvenir ou une trace mobilisable et réactivable dans la présentification du souvenir. Il ne s’agit pas bien sûr ici de se lancer dans une investigation sur la mémoire ou les formes de mémoire et distinguer comme Descartes, par exemple, entre une mémoire corporelle et une mé­moire intellectuelle35. Mais l’absence de souvenir concret que nous avons évoqué en commençant, absence assez fréquente d’ailleurs, pose toujours problème. Car l’expérience esthétique, comme d’ailleurs celle du jeu, paraît manquer de telles traces alors même qu’elles sont toutes deux des expé­riences le plus souvent intenses et formatrices.

Quels souvenirs pour l’expérience esthétique ?

38Peut-être faut-il ici reporter notre attention sur le fait que l’expérience esthétique est menée sous l’indice des parenthèses et que, dans cette épochè spontanée, le moi naïf, également mis en suspens, laisse place au spectateur désintéressé. Avec Husserl, nous avons vu que les émotions vécues ne le sont que dans des vécus modifiés, c’est-à-dire neutralisés, en sorte qu’elles ne constituent pas une véritable expérience mais seulement une quasi-expérience. Par suite, il semble logique de penser que cette quasi-expérience donne lieu à un quasi-souvenir et non pas à un souvenir au sens plein et entier puisque celui-ci ne peut s’insérer dans le flux temporel de la conscience à la manière d’un enchaînement d’expérience. Il peut tout au plus marquer une place temporelle, indiquer un avoir-eu-lieu à tel moment, mais non pas s’insérer dans le tissu concret de la vie du sujet, puisque précisément le contenu de cette quasi-expérience en est comme extrait, par la mise hors circuit des thèses.

39Toutefois, en parlant ainsi, nous semblons diviser réellement le sujet de l’expérience esthétique en deux « moi » et d’une certaine manière entrer en schizophrénie. Comme si d’un côté, il y avait l’expérience vécue émo­tionnellement par le moi naturel et de l’autre l’expérience feinte du specta­teur désintéressé, le moi phénoménologique. Or, rappelle Husserl : « Moi qui suis dans l’attitude naturelle, je suis aussi et toujours le je transcendantal, mais je ne le sais qu’en opérant la réduction phénoménologique36. » Il n’y a pas deux sujets concurrents ou séparés mais bien un seul et même moi appréhendé de manière différente selon l’attitude adoptée. C’est la réduction qui révèle au moi naturel son activité transcendantale constituante, laquelle reste insoupçonnée dans l’attitude naturelle. Mais c’est bien une seule et même personne, le même sujet psychophysique qui vit l’expérience esthé­tique ou l’expérience du jeu, qui apprend et se constitue dans cette expé­rience ou quasi-expérience. La difficulté que nous rencontrons alors à déter­miner quels effets ou quelles traces cette feinte esthétique a pu laisser dans le sujet vient sans doute de ce que nous oscillons entre les parenthèses, entre le point de vue naturel et le point de vue phénoménologique réduit. Comment penser la continuité de cette expérience qui semble justement en rompre le cours ?

40Roman Ingarden s’est également intéressé au caractère perturbant et paradoxal de l’expérience esthétique et, comme Husserl, il note que cette expérience induit un changement dans l’attitude existentielle et une mise entre parenthèses du monde environnant. Toutefois, cette rupture dans le cours ordinaire de la conscience ne va pas jusqu’à mettre en cause la croyance en l’existence du monde ; simplement cette certitude se trouve repoussée à la périphérie de la conscience qui se concentre sur les formes ou les qualités esthétiques particulières ayant suscité une vive émotion. Dans l’examen de ce qui semble une épochè spontanée, Ingarden regarde plus précisément du côté des vécus, et ainsi que nous l’avons envisagé, note la rupture qui s’opère dans le flux des vécus sous l’influence du changement d’attitude, de la modification existentielle qui affecte le vécu et son objet.

Cependant, sous l’influence de l’émotion esthétique originaire, ce n’est pas seulement le simple arrêt du cours de nos activités ordinaires de notre vie quotidienne qui a lieu. Comme je l’ai déjà noté, la phase de notre « présent » actuel est normalement « encadrée » par un écho des vécus ou des événe­ments tout juste écoulés et liés de manière plus ou moins flottante à notre « présent », aussi bien que par la perspective de notre futur « le plus proche », ce dont généralement nous ne prenons pas clairement conscience. L’émotion originaire a pour conséquence une atténuation considérable de l’écho des vécus qui se sont déroulés juste avant elle et en même temps elle écarte ou atténue la perspective du futur qui se profilait devant nous, avant l’émotion en question. En conséquence, notre nouveau « présent », qui est rempli par l’émotion originaire et par les phases du vécu esthétique qui vont se développer à partir d’elle, perd toute connexion distincte avec notre passé immédiat et notre futur proche dans le cours de notre « vie quotidienne ». Il forme une totalité de vie séparée (eine für sich herausgehobene Ganzheit des Lebens) qui prendra place dans le cours de notre vie seulement ex post, après que le processus esthétique soit terminé37.

41Le « présent » de l’expérience esthétique forme ainsi pour Ingarden une totalité séparée. Littéralement, il évoque une totalité de vie qui « se soulève au dehors pour soi-même », soit un espace insulaire d’expérience quasi autonome, qui s’abstrait du flux temporel ordinaire reliant et enchaînant les vécus juste passés (rétentions) et les vécus à venir (protentions) dans l’unité de la personne. Il s’opère ainsi comme une coupe dans le flux temporel où semble s’ouvrir un intervalle pour une zone autonome de vécus modifiés s’orientant sur un objet également abstrait du monde. Ce maintenant de l’émotion et de la contemplation esthétique, qui se soutient comme en dehors du flux temporel immanent, survient après la rencontre avec une qualité esthétique. Cette rencontre a tous les caractères d’un choc et suspend le cours ordinaire de la temporalité intime, comme si l’autonomie du donné esthétique exigeait en retour une appréhension elle-même absolue, c’est-à-dire au sens étymologique, déliée de tous liens avec l’empirie habituelle. Nous retrouvons par là des analyses semblables à celles de Husserl ou Dufrenne. À quoi Ingarden ajoute de manière insistante l’aspect du choc émotionnel et de la réaction affective, le désir de prolonger la contemplation, de se rassasier de telle ou telle qualité sensible dans la plénitude de son intuition. Un rythme musical, une certaine tonalité de couleur, une esquisse de mouvement ou une situation dramatique plus complexe peuvent absorber la conscience, la réjouir et la maintenir un certain moment dans cette « totalité de vie », séparée du cours fluant des vécus provisoirement suspendu. Mais ce résultat de la phénoménologie descriptive pose un double problème.

42Comment cette totalité d’expérience vécue peut-elle se rattacher ensuite au flux de conscience continu, constituant tout à la fois des unités intentionnelles (des objets) et le sujet personnel lui-même, partant sa per­sonne ou sa personnalité ? Car en qualifiant le vécu esthétique comme une « totalité de vie », Ingarden insiste également sur le fait que de multiples actes intentionnels (appréhensions, émotions et réactions) s’opèrent et s’enchaînent dans ce maintenant suspendu. Or, ces actes sont bien opérés par le moi ; même dans cet espace autonome et abstrait de l’expérience esthé­tique, ils sont miens. Comment dès lors peuvent-ils retrouver le chemin du flux temporel et s’y insérer, puisqu’il va de soi qu’il n’y a qu’un « seul et unique flux »38 ? Sauf à considérer que toute cette totalité de vie séparée s’évanouisse comme une bulle de savon, mais c’est précisément l’hypothèse qu’il s’agit ici de rectifier, tout au moins de minorer.

43D’où la seconde question : comment ce qui a été saisi et vécu dans la neutralité peut-il avoir une force et un impact sur la vie psychique et la pensée, sur la formation affective et intellectuelle, puisque en suivant Aristote nous avons pu mesurer la valeur de vérité et la valeur existentielle des œuvres d’art ?

44Il faudrait certainement pour répondre à ces difficiles questions qui mettent en jeu l’ensemble de la constitution du sujet psychophysique, entrer dans des analyses complexes sur les synthèses passives qui rendent compte de la constitution progressive de toute la personne individuelle. C’est là l’objet d’un ample travail que nous ne pouvons mener ici, mais il est déjà remarquable de voir que l’expérience esthétique peut être une porte d’entrée même pour des questions relevant fondamentalement de la phénoménologie génétique. Néanmoins, Ingarden propose un début de réponse que l’on peut tenter d’interpréter de la manière suivante.

45« Après que le processus esthétique soit terminé », dit Ingarden. Il faut attendre la fin du processus esthétique pour que cette totalité que forme le vivre esthétique s’insère (einfügen) dans le cours de notre vie. Comme si cette expérience autonome de neutralité devait, ex post, trouver le point d’ancrage ou d’insertion de ces vécus dans notre propre personne en forma­tion (ou peut-être d’ailleurs ne pas le trouver). Attendre le développement complet de cette expérience qui, pour Ingarden, passe par plusieurs phases, pour que les parenthèses s’annulent et que le cours des vécus reprenant son droit intègre par le jeu de sédimentation des rétentions ce qui est tout de même une expérience, un vivre actif.

46Regardons à nouveau les modalités de cette neutralité existentielle. Elle affecte d’abord le contenu — l’objet esthétique — dont l’existence reste suspendue et scindée d’avec le mode d’être des existants ordinaires. Les sentiments sont eux aussi modifiés et comme neutralisés du fait du jeu mené sur le mode du comme si. Mais il reste que ces sentiments (émotions, réac­tions ou même jugements) même modifiés sont bien les miens, car aussi distanciés ou désintéressés qu’on voudra, ces vécus sont opérés par le moi et à ce titre ils portent nécessairement sa marque. On peut considérer qu’ils expriment le moi à double titre, en quelque sorte en amont et en aval du processus esthétique.

47En amont, c’est la personnalité même du moi qui rend possible l’expérience esthétique. Celle-ci ne saurait naître à partir de rien, elle suppose une réceptivité accueillante, des préférences, une sensibilité déjà formée qui rend disponible à certaines qualités sensibles (plastiques ou musicales). Pour que l’attention, habituellement tournée sur les faits, soit soudain déportée vers une qualité qu’elle appréhende en soi-même et pour soi-même en se délectant de sa manifestation phénoménale, il faut que la singularité du sujet psychophysique entre en jeu et justement se prête volontiers à jouer ce jeu. Autrement dit, parce que la personnalité et l’histoire individuelle du sujet (son humeur, ses goûts, son éducation) conditionnent et orientent cette expérience esthétique, celle-ci doit donc ensuite lui revenir, s’insérer en lui comme son bien propre et participer à sa constitution personnelle comme une nouvelle strate d’expérience vécue qui peut-être s’épuisera et s’estompera progressivement sans laisser grande trace, ou bien au contraire s’affirmera comme le déclencheur d’un nouvel habitus.

48En aval, le vivre esthétique donne lieu à la constitution d’un objet ou d’un état de choses intentionnel, l’objet esthétique proprement dit, et à travers lui, permet aussi parfois l’affirmation et la découverte de valeurs esthétiques. Dans cette démarche, le moi est toujours actif et orienté à nouveau par sa personnalité qui le rend plus ou moins prompt à cet exercice, plus moins attentif aussi aux prescriptions de l’objet. Très rapidement dit, dans l’expérience esthétique, le sujet se concentre sur une démarche de concrétisation qui permet d’actualiser tous les aspects (visibles, latents ou indéterminés) de l’objet figuré jusqu’à le porter à une pleine manifestation intuitive (zur Erscheinung bringen). L’objet intentionnel esthétique se cons­titue dans cette opération. Dans le cas de la lecture par exemple, cette démarche de visualisation imaginative permet au lecteur d’entrer en empathie avec le personnage et d’entretenir une relation de jeu fictionnelle, plus ou moins captivante avec cette histoire. Cela constitue pour Ingarden la pre­mière forme de réaction émotionnelle à l’objet constitué.

Dès que l’acte d’empathie s’est opéré, il s’installe une curieuse relation im­médiate ou un vivre-ensemble avec la personne imaginée et sa situation… Tout se passe comme si la personne imaginée et sa vie existait dans la réalité. Ces actes de co-vécus émotionnels sont la première forme de réponse émotionnelle du sujet éprouvant le vécu esthétique vis-à-vis de l’objet esthétique constitué39.

49La relation esthétique peut s’en tenir à ce premier stade d’interaction émo­tionnelle et elle s’apparente alors visiblement avec le jeu.

50Mais, par-delà cette première phase, et justement sous l’influence de la personnalité et du goût du lecteur, l’attention peut ensuite se focaliser sur des qualités esthétiques proprement dites ou des harmonies de qualités cristalli­sées autour d’un objet — la courbe d’un geste, le chatoiement d’une couleur ou d’une ligne musicale, les sens foisonnants d’une métaphore, etc. Cette focalisation permet une « immersion dans ces qualités » et une intense délec­tation. Dans ce cas,

il commence à s’opérer ce que j’ai nommé la seconde forme de réponse émo­tionnelle à l’harmonie qualitative constituée. C’est-à-dire que naissent des sentiments dans lesquels s’opère la reconnaissance de la valeur de l’objet esthétique constitué40.

51La concentration de l’expérience esthétique autour de certaines qualités con­duit quand l’œuvre s’y prête, donc plutôt les grandes œuvres, à l’appré­hension et à la découverte d’une valeur esthétique au travers de son incarna­tion dans un complexe sensible de qualités. L’enthousiasme et l’admiration sont alors pour Ingarden les formes principales de notre réponse à la valeur. C’est aussi la phase terminale du vécu esthétique : l’affirmation et la recon­naissance d’une valeur esthétique (beauté, grâce, perfection, pathétique). Ce résultat est certainement aussi ce qui conditionne la force d’insertion du vivre esthétique dans le flux des vécus, en dépit de la suggestion que nous avions envisagée plus haut, à savoir de ne pas distinguer entre les œuvres.

52En effet, dans cette dernière phase du vécu, la neutralité qui a favorisé le développement de cette expérience cède la place à un moment d’affir­mation existentielle. La reconnaissance de la valeur ou de qualités de valeur à travers l’objet esthétique passe par-dessus les parenthèses et conduit bien à une position thétique. Par là, Ingarden se démarque consciemment de Husserl et modère en conséquence le vocabulaire de la neutralité41. En effet, la découverte de certaines harmonies qualitatives prend la force d’un choc qui terrasse le sujet et le contraint aussitôt à reconnaître et à affirmer la réalité de ces configurations esthétiques.

Dans chaque vécu esthétique où s’est produite la constitution d’un objet esthétique (de valeur positive), il y a un moment de reconnaissance existen­tielle concernant la totalité de l’objet esthétique pour lequel s’est constituée une harmonie de qualités douées de valeur esthétique. Il s’agit d’un moment de reconnaissance d’un être (Seins) (Husserl dit toujours une « position ») de la même façon que la reconnaissance existentielle de la réalité, mais que l’on ne saurait identifier à l’être-réel. (…) Dès que cet objet parvient à la consti­tution…, il naît dans le vécu esthétique un moment spécifique de recon­nais­sance existentielle qui consiste en la conviction qu’une telle harmo­nie de qualités esthétiques existe bien (es gibt). Sa possibilité se montre sur un objet esthétique concrétisé. En cela précisément quelque chose est intuitionné comme possible, dont la présence (Vorhandensein) n’était ni attendue ni supposée. (…) une certaine admiration nous surpasse que « quelque chose de tel » soit possible : quelque chose comme une harmonie pareille, un tel con­traste, un tel rythme, une telle ligne mélodique. Cette possibilité est réalisée dans l’objet esthétique, elle est montrée ad oculos dans un vécu esthétique de-création-et-de-découverte. Nous voyons là : il existe quelque chose de tel (es gibt so etwas)42. »

53La position de l’existence de la valeur par le moi (ou le sujet de l’expérience) se fait presque à son corps défendant. C’est ce que dénote le vocabulaire de la découverte dans ce passage. Parce que des qualités remarquables ou une valeur s’imposent à lui dans une découverte qu’il n’a ni prévue ni anticipée, le sujet ne peut qu’en reconnaître l’existence. L’objet esthétique offre simul­tanément, au regard subjugué, sa possibilité et son existence ; l’adhésion et l’affirmation existentielle en sont alors comme contraintes et nécessaires. De même que dans l’expérience mondaine, l’existence rencontrée d’une chose physique est indéniable, de même ici certaines harmonies qualitatives s’im­posent avec force à la conscience qui ne peut que reconnaître avec ravisse­ment leur présence (es gibt so etwas). Cela fait dire à Ingarden qu’il existe une certaine parenté entre vécus esthétiques et vécus de connaissance. Car dans les deux cas, le jugement conduit à l’affirmation de l’existence de certains objets : « Il se produit ici aussi un moment de reconnaissance existentielle du domaine (Gebiet) des pures qualités idéales43. » Toute la différence, et elle n’est pas mineure, repose sur la différence des modes d’existence des objets en question : réel dans l’expérience mondaine et le jugement de connaissance, idéal ou idéel dans l’expérience esthétique.

54On remarquera alors que la reconnaissance existentielle, opérée dans ce que Ingarden décrit comme un choc émotionnel, a toute la force de l’objectivation que seule l’intentionnalité objectivante et verticale confère à ses objets. La position d’une valeur ou de qualités spécifiquement harmo­niques n’est pas le simple fait du vivre rétentionnel qui se recouvre et se dégrade progressivement en entraînant dans le tout juste passé les unités passivement constituées au fur et au mesure de l’écoulement. Elle suppose, sur la base des rétentions, une reprise réflexive dans un rayon objectivant qui constitue des unités supérieures, ici des valeurs. Il y a là un acte d’iden­tification et d’objectivation qui fixe le contenu fluent de la perception et de ses séries rétentionnelles, soit un jugement d’existence qui fonde dans le même temps un jugement de valeur. En ce cas, les parenthèses qui ont permis le déroulement autonome du vivre esthétique cèdent d’elles-mêmes car ce résultat, qui intéresse la conscience esthétique aussi bien que la conscience théorique, ne peut manquer de passer dans la réflexion, et la position ferme de l’existence de la qualité ou de la valeur esthétiques les constitue désormais en objet saisissable et disponible à de multiples appréhensions ultérieures. Autrement dit, un objet ouvert au souvenir, à la remémoration.

55On peut donc en ce sens envisager que la totalité séparée que constitue le vivre esthétique ne parvienne à s’insérer dans le flux des vécus qu’en fonction du degré de reprise réflexive que la conscience se trouve conduite à opérer sur sa base. Cet impact serait ainsi variable avec la grandeur de l’œuvre et sa capacité à déployer des valeurs ou des qualités de valeur esthétique, mais également variable avec la capacité ou la sensibilité qu’à le sujet de s’ouvrir à une telle immersion et reconnaissance des qualités. Ce qui ne remet pas en cause la réserve que nous faisions plus haut de ne pas distinguer entre les œuvres, car l’analyse d’Ingarden ne montre pas qu’il y ait des modalités d’appréhension de nature différente selon les œuvres. Dans tous les cas, le vivre esthétique offre le caractère d’un vivre séparé se déroulant dans une atmosphère de neutralité ; les qualités et les objets sont d’abord vécus et saisis en eux-mêmes et pour eux-mêmes hors de toute connexion avec la sphère de la réalité, en sorte qu’il y va bien d’une forme spécifique de l’expérience esthétique valant pour toutes les œuvres. La divergence entre ces expériences n’intervient qu’au terme du déroulement complet du vivre esthétique avec la position ou non d’une affirmation exis­tentielle de la valeur : la prise de conscience qu’il existe quelque chose de tel. De fait, cette reconnaissance ne saurait être ni neutre ni mineure puisqu’elle est menée activement par le moi, sa conception du monde et de l’expérience s’en trouve alors nécessairement agrandie ou en tout cas bouleversée et modifiée. Il en va d’ailleurs de même dans le cas d’un rejet violent ou d’une expérience esthétique négative conduisant au rejet des qualités de l’œuvre.

56En revanche, si le vivre esthétique ne va pas à son terme, ne va pas jusqu’à l’affirmation de l’existence idéale d’une valeur esthétique, mais s’en tient à un simple jeu d’échange émotionnel avec l’objet intentionnel consti­tué, sans acte de réflexion immanente particulier (ce que Husserl appelle un ressouvenir44), cette expérience peut ne donner lieu qu’à un souvenir primaire fragile, progressivement intégré et comme digéré dans le flux continu de la vie de la conscience. De même que les multiples et innombrables perceptions qui sont les nôtres dans la vie quotidienne passent et s’estompent, de même les expériences esthétiques mineures, menées dans la neutralité, sont-elles vouées à s’effacer rapidement tout comme le divertissement ou le jeu. Mais on peut à cet égard considérer avec Husserl que tous ces vécus se déposent dans la passivité, dans l’arrière-plan de la conscience vigile et continuent d’enrichir et d’alourdir la sphère des objectivités pré-données et pré consti­tuées, sur lesquelles le moi ne se retourne pas45, mais dont l’accumulation peut permettre un jour l’émergence d’une nouvelle modalité d’humeur ou d’attention, reconfigurant et réactivant les vécus endormis pour les mobiliser à nouveau. Car, puisque l’expérience esthétique comme le jeu nous font accéder à des idéalités et à des formes possibles de monde, d’action ou de vie, il doit se déposer dans la vie subjective constituante comme des formes fragmentaires ou des schéma formels partiels d’une expérience possible, d’un sentiment possible, d’une action possible, etc. qui configurent passivement l’ensemble de notre personne, et la reconfigurent en totalité selon les diverses occurrences de l’expérience et les jeux associatifs qu’elle suscite. Nous considérons donc que si l’expérience esthétique ne laisse pas toujours un souvenir objectivable parmi d’autres dans le flux conscientiel, elle sème néanmoins les embryons ou les germes d’une certaine sensibilité, voire d’une conception du monde non encore thématisée mais d’ores et déjà disponible pour des visées ultérieures du moi. En revanche, dans le cas de ces expé­riences fortes qui donnent accès à des valeurs esthétiques ou des qualités de valeur, c’est une nouvelle configuration, peut-être comme une nouvelle Gestalt de l’ensemble de la personnalité et de ses modes d’appréhension qui se constitue et s’édifie sur la base des expériences sédimentées. Le manque de souvenir qui nous préoccupe depuis le début ne signifie donc pas une absence d’expérience ni une absence de traces, mais une intégration et une diffusion de ces expériences dans l’ensemble de notre vie, que ce soit sur le mode d’une disponibilité passive et latente ou sur le mode d’une reconfiguration de l’ensemble de la personnalité. Ainsi qu’elle soit puissante ou éphémère, l’expérience esthétique nous donne à vivre, dans une totalité de vie séparée, des représentations possibles et pures qui sont à la fois abstraites de la vie et pourtant indissociables d’elle46.

57Ajoutons enfin que si l’expérience esthétique a bien quelque chose à nous dire de la vie et du monde, sur un plan qui est d’abord principalement existentiel et affectif, on peut considérer qu’elle est aussi partie prenante, à sa manière, quant à la genèse des lois d’essences que la logique formelle et transcendantale s’efforce de déterminer de son côté. Car on sait que pour Husserl, les ficta et les idéalités sont la source où s’alimente la connaissance des vérités éternelles et des lois d’essence47. Et c’est la tâche du phénoméno­logue que de révéler et de formaliser ces lois pour les amener dans une thématisation qui les dévoile en toute clarté. Reste que cette thématisation, comme l’oiseau de Minerve, ne peut s’opérer qu’après que la constitution a eu lieu, or celle-ci ne se réalise que dans l’expérience concrète, répétée et ob­scure à elle-même. L’expérience mondaine de la vie pratique autant qu’intel­lectuelle, mais également l’expérience esthétique et l’expérience ludique, puisque celles-ci en aménageant des espaces de vécus insulaires orientés sur des irréalités, familiarisent passivement avec des idéalités, des formes types, des essences concrètes, des légalités d’action ou de comportement exempli­fiées dans des narrations ou des scènes picturales ; ce faisant ces expériences inclinent ultérieurement la conscience réflexive à penser et dévoiler les lois d’essence qui règlent le cours de l’expérience. En ce sens, nous pouvons considérer que l’expérience esthétique, sur le mode passif, concret et suspendu qui est le sien, est déjà révélation concrète, quoique pré-réflexive, de ces lois éidétiques, car celles-ci ne cessent de s’appliquer dans le domaine de l’irréel qui a toujours nécessairement la forme d’un monde possible. De ce point de vue, l’expérience esthétique est loin d’être anaxiontique, elle est loin également d’être sans poids ni sans trace dans la vie du sujet ; elle s’imprime dans la passivité, dans le corps et finalement dans l’ensemble de la personne puisqu’elle participe visiblement de la constitution du sujet tant psycho­logique qu’intellectuel.

58Ainsi notre héroïne de Murakami sait-elle bien tacitement quelque chose de cette expérience passive et pré-réflexive. Elle sent bien que quelque chose s’est joué du côté de sa personne tout entière, sōma sēma, car même si elle ne retrouve pas de souvenirs précis, elle sait que néanmoins quelque chose de cet ancien jeu intentionnel a subsisté et s’est déposé en elle. Alors faute de retrouver en sa mémoire consciente de telles traces, son corps se souvient pour elle, et l’invite à la gourmandise, la presse de manger du chocolat car autrefois sa lecture (dont elle a oublié le contenu singulier) en était ainsi accompagnée et rythmée : « Je voulais lire Anna Karénine en mangeant du chocolat, comme autrefois. Je sentais dans chaque cellule de mon corps une soif intense de chocolat48. » Comme si en renouvelant cet acte, tout son corps, tout son être se souviendrait pour elle de cela que sa seule conscience intellectuelle a oublié, c’est-à-dire n’a peut-être jamais véritable­ment su et qui pourtant a configuré une certaine forme de sa personnalité, celle qui ici est en train de s’éveiller.

59Lire, relire, voir, revoir, rejouer une expérience esthétique, c’est réacti­ver des schéma déjà parcourus dont on sait tacitement, passivement qu’ils ont encore quelque chose à nous dire, qu’ils peuvent trouver un nouvel écho en notre conscience. Encore faut-il vouloir jouer le jeu de l’art, car il appartient à notre liberté seule d’entrer dans ce libre jeu, cette feinte passion, qu’est l’expérience esthétique. « Entrez dans la danse ! »

Notes

1 Conférence donnée en novembre 2009 dans le cadre du Séminaire de Phénoméno­logie du département de Philosophie à l’Université de Rennes 1, sous la direction de Jérôme Porée.
2 M. Proust, À la recherche du temps perdu. La prisonnière, tome iii de l’édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954, p. 187-188.
3 H. Murakami, L’Éléphant s’évapore, Paris, Belfond, 2008, p. 114 (souligné par nous). Recueil de textes édités de 1979 à 1989, dans le vol. viii des Œuvres com­plètes.
4 M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, T. 1, Paris, puf, 1953. Tome 1, p. 39.
5 Lettre du 12 janvier 1907, publiée dans La Part de l’œil, n° 7, Bruxelles, 1991, p. 13-15, traduction du texte par Éliane Escoubas. On trouvera également un com­mentaire fort éclairant de Françoise Dastur dans ce même volume « Husserl et la neutralité de l’art », p. 19-29. On peut aussi se reporter à l’article de Danielle Lories « Remarques sur l’intentionnalité esthétique : Husserl ou Kant ? », dans Esthétique et Herméneutique, La fin des grands récits ?, Éditions Universitaires de Dijon, 2004, ainsi qu’à l’article de Marc Richir « Commentaire de Phénoménologie de la con­science esthétique », Revue d’Esthétique, n° 36 : Esthétique et phénoménologie , 1999, p. 15-27.
6 Ibid., p. 13.
7 Ibid., p. 14.
8 Phantasia, Conscience d’image, Souvenir, Hua XXIII, p. 168 [145], traduit par R. Kassis & J-F. Pestureau, Jérôme Millon, collection « Krisis », Grenoble, 2002.
9 Ibid., p. 167.
10 Ibid., p. 167.
11 On peut comprendre en ce sens la remarque de Jean-François Lyotard qui qualifie le paysage de « non lieu », dans son article « Scapeland », Revue des sciences hu­maines, n° 209, janvier 1988, p. 41.
12 E. Husserl, Phantasia, Conscience d’image, Souvenir, op. cit, p. 168.
13 Ibid., note 253, p. 168.
14 Husserl propose un autre exemple plus prosaïque : « Mise en place des vases, des cendriers, etc. dans le salon. “Quelle est la plus belle position ?” C’est donc bien es­thétique. Là l’apparition la plus favorable est choisie », ibid., p. 168.
15 Lettre de 1907, op. cit., p. 14.
16 Ibid., p. 14-15.
17 Pseudo-Longin, Traité du sublime, 35, 2, Livre de poche, p. 125.
18 Méditations cartésiennes, § 15, Paris, puf, coll. « Épiméthée », 1994, p. 79-80. On peut rappeler que Baudelaire, d’une manière fort semblable à la proposition de Hus­serl, avait déjà envisagé cette qualification du philosophe comme spectateur de lui-même, comme apte à se voir voyant. En 1857, dans son Essai sur l’essence du rire et du comique dans les arts plastiques, Baudelaire définit le philosophe comme un homme qui a « acquis par habitude la force de se dédoubler rapidement et d’assister comme spectateur désintéressé aux phénomènes de son moi », Critique d’art, Folio, p. 192. Cette analyse (menée dans le cadre d’une réflexion sur le comique dans le dessin ou le tableau caricatural), repose essentiellement sur l’examen du spectateur rieur et de ce qui motive le rire. Comme si intuitivement Baudelaire voyait une pa­renté entre le comportement philosophique, celui de la réflexion ou de l’auto-observation immanente, et l’attitude du spectateur d’une œuvre d’art.
19 J.-P. Sartre, L’imaginaire, Gallimard, coll. « Idées », p. 366.
20 Phantasia, Conscience d’image, Souvenir, op. cit., p. 487.
21 M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, puf, 1953, tome 1, p. 35.
22 E. Husserl, Phantasia, Conscience d’image, Souvenir, op. cit. (texte de 1918), p. 488. Voir aussi p. 371, un texte de 1912 portant sur la lecture ou l’invention d’un conte : le discours déploie des phantasiai au travers des propositions qui sont alors des juge­ments modifiés (neutralisés) : « Nous accomplissons des actes prédicatifs comme modifications de jugement. Nous accomplissons aussi d’autres actes. Nous entrons en sympathie de sentiment avec les personnages du conte, nous nous réjouis­sons et nous nous attristons, etc… Ce sont d’effectifs actes d’affectivité dans lesquels nous vivons, avec lesquels nous réagissons actuellement. Ils sont modifiés exacte­ment comme les prédications ». La quasi réalité du conte déployée par les quasi juge­ments appelle de quasi sentiments, des sentiments effectivement vécus mais modifiés par la neutralité existentielle.
23 M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op.cit., p. 39. Souligné par nous.
24 E. Husserl, Phantasia, Conscience d’image, Souvenir, op. cit., p. 488.
25 Ibid., p. 510-511.
26 M. Dufrenne, Phénoménologique de l’expérience esthétique, Tome 2, p. 449.
27 Il est d’ailleurs assez remarquable que, dans un texte de 1912, du recueil Phantasia, Conscience d’image, Souvenir, Husserl commence par qualifier les actes intention­nels, qui ne posent pas l’existence de leur contenu mais les maintiennent dans la neu­tralité, comme des moments ou des attitudes anaxiontiques : « Tout vécu intentionnel est un vécu soit prenant attitude (axiontique), soit ne prenant pas attitude (anaxion­tique) » (p. 349). Ce choix du vocabulaire axiologique est intéressant ici, même s’il sera ensuite écarté au profit de la distinction entre positionnel et neutre. Il est intéres­sant et intriguant, car il laisse penser que l’acte qui ne pose pas la réalité effective de son objet ne pose pas non plus de valeur : pas de valeur de réalité, pas de valeur de vérité, pas de valeur psychologique ou existentielle. Renonçant ensuite à cette termi­nologie, faut-il supposer que Husserl n’ait pas voulu souscrire à cette conséquence et qu’il ait préféré laisser ouverte la possibilité d’une expérience non thétique mais néanmoins source de valeur ?
28 Voir par exemple République, iii, 392b-401d.
29 M. Dufrenne, op. cit., tome 2, p. 426.
30 Aristote, La Poétique, Paris, Seuil, 1980, chap. 4, p. 43, traduction de Dupont-Roc et Lallot. On peut rappeler ici le choix des traducteurs de rendre mimeisthai par représenter plutôt que par imiter, car cette opération n’offre pas seulement une modalité de copie, du fait de la puissance d’écart que déploie le mythos toujours à l’œuvre dans la mimésis et qui favorise une production d’images nées de la phanta­sia.
31 La Poétique, op. cit., 9, 51b 8.
32 Ibid., 51b 6.
33 P. Claudel, L’Œil écoute, Gallimard, 1946, p. 20.
34 Hegel, Esthétique, I (trad. S. Jankélévitch), Champs Flammarion, 1979, p. 43. De même : « Il nous procure l’expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas ou ne nous fera peut-être jamais connaître. Par les expériences des personnes qu’il représente, et grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressen­tir plus profondément ce qui se passe en nous mêmes. (…) Tous ces effets, l’art les produit par l’intuition et la représentation, et le fait de savoir d’où vient le contenu, s’il a sa source dans des situations ou des sentiments réels, ou s’il s’agit tout simple­ment d’une représentation qui nous est offerte par l’art, ce fait, disons-nous, nous est totalement indifférent », car « cette sensibilisation, l’art l’obtient non à l’aide d’expé­riences réelles, mais seulement par leur apparence, en substituant, à la faveur d’une illusion, ses productions à la réalité ». Hegel formule à sa manière le même constat que nous avons examiné avec Aristote et Husserl, à savoir que l’irréalité, ou ici l’apparence, qui caractérise l’œuvre d’art n’exclut pas sa dimension cognitive, mais même nous instruit plus sûrement que l’expérience factuelle.
35 Voir la Lettre à Arnauld du 4 juin 1648 (édition Alquié, tome 3, Garnier, p. 855), et la lettre à Mersenne du 11 juin 1640 : « Les plis de la mémoire s’empêchent les uns les autres…dans le cerveau ; et la mémoire intellectuelle a ses espèces à part qui ne dépendent nullement de ces plis », tome 2, p. 247.
36 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., § 15, p. 82.
37 R. Ingarden, Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks (La Connaissance de l’œuvre d’art littéraire), Tübingen, Niemeyer, 1968, § 24, p. 220-21, souligné par nous. Article reproduit en anglais à partir de la première version polonaise de 1937, dans l’édition de P. McCormick, Roman Ingarden, Selected Papers in Aesthetics, p. 107-133, sous le titre « Vécu esthétique et objet esthétique ».
38 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, puf, 1964, § 39, p. 106.
39 R. Ingarden, Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks (La Connaissance de l’œuvre d’art littéraire), Tübingen, Niemeyer, 1968, § 24, p. 231
40 Ibid., p. 236.
41 Ibid., p. 222, note 23 : « Pour cette raison, Husserl a tendance à tenir le vécu esthétique pour un vécu “neutralisé”. Mais ceci est incorrect, comme nous le montre­rons dans les développements ultérieurs. Car dans la dernière phase du vécu esthé­tique se produit un moment de position existentielle [Existenzsetzung] qui est com­plètement différent du moment de position ontologique [Seinsthesis] qui caractérise une chose donnée dans la perception. »
42 R. Ingarden, Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks (La Connaissance de l’œuvre d’art littéraire), op. cit., § 24, p. 245-246.
43 Ibid., p. 246.
44 E. Husserl, Leçons sur la conscience intime du temps, op. cit., p. 159 : « Mais parce que je l’ai en tête [la rétention], je peux diriger mon regard sur elle dans un acte nouveau, que nous nommons une réflexion (perception immanente) ou un ressouve­nir, selon que le vécu écoulé continue encore à se produire dans des données origi­naires nouvelles, et est donc une impression, ou que, déjà terminé en tant qu’en­semble, il “tombe dans le passé” ».
45 Cf. E. Husserl, De la synthèse passive, Grenoble, Jérôme Millon, 1998, Semestre d’hiver 1920-21, Introduction, p. 37-38 : « Le moi éveillé accompagné de ses vécus de la veille spécifique, de ses vécus du ego cogito, possède donc un horizon large et permanent de vécus d’arrière-plan, auxquels le moi n’est pas présent et “en” lequel il n’habite pas : ce peuvent être des sensations (…) ; des objets physiques ou des êtres de chair dans l’espace environnant (…) ; des sentiments peuvent être entrelacés avec ces vécus d’arrière-plan, respectivement avec leurs objets, et débordés dans une disposition générale de bien-être ou de malaise, des tendances, des vécus pulsionnels peuvent bien s’y trouver enracinés, qui mettent pour ainsi dire à distance la tendance au malaise, mais le moi n’est pas là présent. En font aussi partie des idées subites, des imaginations, des souvenirs qui surgissent, des idées théoriques subites qui surgissent ou bien des élans volontaires, des décisions, mais qui ne sont pas investis par le moi ».
46 On trouve une perspective comparable dans la conception de l’art de Georg Sim­mel, même si sa position s’inscrit dans une pensée de la vie bien spécifique : « L’œuvre d’art nous entraîne dans un domaine dont le cadre exclut toute la réalité du monde environnant, et donc aussi nous mêmes pour autant que nous faisons partie de ce dernier. En pénétrant au-dedans de cet univers qui n’a cure ni de notre individu ni des liens avec la réalité, nous nous affranchissons en quelque sorte de nous-mêmes et de notre existence prise dans ces enchevêtrements. Mais en même temps, l’expé­rience vécue de l’œuvre d’art est intégrée à notre vie et enveloppée par elle ; l’extérieur auquel nous conduit l’œuvre d’art pour mieux nous affranchir n’est pour­tant qu’une forme inhérente à cette vie même, la jouissance de l’élément libéré de la vie et nous libérant d’elle est à son tour un morceau de vie, qui continuellement se fond avec son avant et son après en une totalité », L’art pour l’art, dans Tragédie de la culture, Paris, Rivages poche, 1988, p. 252.
47 Voir E. Husserl, Ideen I, § 70.
48 H. Murakami, « Le Sommeil », op. cit., p. 115. On remarquera que Murakami propose une forme inversée de l’expérience proustienne de la madeleine, car ici ce n’est pas la sensation actuelle qui réactive un souvenir affectif, mais bien plutôt l’acte de lecture qui fait renaître des sensations et réactive des comportements qui lui étaient associés, sans avoir jamais été objectivés. Ce sont ces comportements et la forme ponctuelle de la personnalité d’alors qui sont recherchés à travers la lecture. Comme si revivre l’expérience de lecture permettait de revivre un certain état archéologique du moi.

Pour citer cet article

Patricia Limido-Heulot, «L’expérience esthétique, entre feinte intentionnelle et épreuve réelle», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 6 (2010), Numéro 7, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=419.

A propos de : Patricia Limido-Heulot

Université de Rennes 2

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