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- Volume 6 (2010)
- Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3)
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La phénoménologie asubjective de Jan Patočka, une phénoménologie non intentionnelle ?
1L’intention de cet article est de présenter la critique et le remaniement de l’intentionnalité qu’implique l’élaboration d’une phénoménologie asubjective chez Jan Patočka. À cette fin, nous exposerons d’abord les raisons qui amènent Patočka à prendre ses distances par rapport au subjectivisme de la phénoménologie husserlienne, et les conséquences de ce dépassement de l’horizon transcendantal de la subjectivité. Et dans un deuxième temps nous tâcherons de suivre les implications de cette destitution du subjectivisme relativement au statut et au sens de l’intentionnalité.
2La nécessité d’élaborer une phénoménologie asubjective et de proposer par là une alternative au subjectivisme et à l’idéalisme implicite de la phénoménologie husserlienne découle chez Patočka d’une volonté de rendre compte plus authentiquement, c'est-à-dire plus phénoménologiquement, de la structure et de la modalité de l’apparaître. En effet, c’est en s’interrogeant sur le comment de l’apparaître que Patočka est conduit à affirmer que celui-ci ne peut pas être expliqué à partir d’un sujet qui, avant tout, est lui-même quelque chose d’apparaissant. S’il apparaît à son tour, c’est qu’il est soumis lui-même à la légalité de l’apparaître, au lieu d’en être le principe. À partir de ces considérations, il devient possible de formuler une alternative tranchée entre deux types de phénoménologie, comme le fait Patočka dans un fragment de 1972 :
Quelle est la différence entre la phénoménologie subjective et la phénoménologie asubjective ? Le plan d’explication de la phénoménologie subjective se situe dans le sujet. L’apparaître (de l’étant) est reconduit au subjectif (le moi, le vécu, la représentation, la pensée) comme ultime base d’éclaircissement. Dans la phénoménologie asubjective le sujet dans son apparaître est un « résultat » au même titre que tout le reste. Il doit y avoir des règles a priori tant de ma propre entrée dans l’apparition, que de l’apparaître de ce que je ne suis pas1.
3Il faut néanmoins savoir que c’est dès le milieu des années 60, tant dans son cours sur la phénoménologie husserlienne (1964-1965) que dans des textes ultérieurs dédiés à la subjectivité incarnée et à la corporéité motrice (1968-1969), que Patočka commence à prendre, tant explicitement que par le seul style de ses analyses, ses distances par rapport à une phénoménologie dominée par le subjectivisme. Toutefois, il ne se voue à l’explicitation proprement dite et systématique de sa nouvelle phénoménologie de type asubjectif qu’à partir des années 70, dans trois textes décisifs : tout d’abord, les deux articles de 1970 et 1971 portant, respectivement, sur la possibilité et sur la nécessité ou l’exigence d’une phénoménologie asubjective, mais aussi l’article crucial paru en 1975, « Épochè et réduction », et les notes de travail qui le préparent.
4Dans sa forme la plus élaborée, la phénoménologie asubjective de Patočka mène une critique systématique du préjugé de l’évidence à soi de l’ego. Par là, ce n’est pas la certitude que l’ego a de soi-même qui est niée, mais bien la nature et le contenu de cette certitude :
Certes, l’ego dans ego cogito est immédiatement certain, mais cette certitude n’est pas la certitude d’un contenu. Au contraire, elle est une simple certitude d’existence, dénuée de tout contenu si ce n’est le seul fait que cet ego est ce à quoi l’apparaissant apparaît ; l’apparaître, le champ phénoménal, est son apparaître2.
5S’il y a donc une certitude de l’ego, ce n’est pas celle d’une transparence parfaite des cogitationes ou d’une perception immanente indubitable de ses propres vécus, elle n’est donc pas relative à une expérience interne qui ouvrirait un domaine d’apodicticité absolue, mais elle se résume au simple fait que l’ego n’est rien d’autre que le destinataire de l’apparaître. En même temps, cette fonction de pôle du champ phénoménal que l’ego assume en tant que destinataire du champ de l’apparaître ne l’épuise pas, il n’est pas réductible à cette fonction puisque, en même temps, il est lui-même quelque chose d’apparaissant. Et même, il n’est un sujet concret qu’en tant qu’il apparaît à son tour, alors que sa fonction de destinataire de l’apparaître ne concerne qu’un sujet en quelque sorte vide et formel :
Si le sujet n’est originairement rien d’autre que ce à quoi le monde apparaît, s’il n’y a aucune intuition pure du subjectif dans sa concrétion, il s’ensuit que cette concrétion est à situer du côté des choses, que le sujet apparaît donc de deux manières différentes, tantôt comme ce à quoi tout apparaît, tantôt comme l’une des choses apparaissantes. Le sujet en ce second sens du terme n’est jamais donné originairement à l’intuition, mais doit être construit à partir du sujet au sens premier et de l’apparaître, interprété de manière causale3.
6Nous sommes à présent en mesure de voir que Patočka propose une description, à ses yeux plus authentiquement phénoménologique, de la structure de l’apparaître, à l’intérieur de laquelle la subjectivité a encore une place, mais elle se fait reconnaître comme un moment et non plus comme un principe : « Le phénomène, l’apparaître, a pour moments ce qui apparaît (le monde), ce à quoi l’apparaissant apparaît (la subjectivité) et le comment, la manière dont l’apparaissant apparaît »4. Ou, dans une formulation plus complète :
Nous considérons comme appartenant à la structure de l’apparaître en tant que tel cette totalité universelle de l’apparaissant, le grand tout, ainsi que ce à quoi l’apparaissant apparaît, la subjectivité (ayant une structure pronominale vide, à ne pas identifier avec un sujet singulier fermé), et le comment de l’apparaître dont relève la polarité remplissement-évacuation (étant entendu que l’évacuation ne signifie jamais un vide absolu, un néant)5.
7Dans la structure ainsi décrite, le sujet, on a pu le voir, est à la fois destinataire de l’apparaître et apparaissant à son tour, et dans cette dernière posture il appartient au monde en tant que totalité de l’apparaissant. Il n’est un sujet concret que par cette inscription mondaine, qui est intrinsèquement inscription corporelle. Quant au comment de l’apparaître qui est ici explicité à partir de la polarité remplissement — évacuation, à partir donc d’une structure d’horizon, nous le laissons de côté pour l’instant puisque nous allons le retrouver à un endroit crucial de la critique de l’intentionnalité : en effet, pour Patočka, le couple visée à vide / remplissement ne décrit plus le mode d’être ou d’opérer de la conscience, mais la structure d’horizon de l’apparaître.
8Revenons donc à l’intrication des deux autres moments de l’apparaître que sont le sujet et le monde, pour voir, tout d’abord, que devient le sujet une fois resitué sur fond de monde. L’appartenance mondaine du sujet en tant qu’apparaissant permet en effet de comprendre les motifs profonds qui conduisent Patočka à nier la transparence à soi de l’ego et l’évidence des ses cogitationes dans un regard intérieur6. La donation de l’ego n’est jamais immédiate puisqu’il est toujours co-donné, dans le monde et à côté des choses7. Co-donné avec les choses, il n’est pas au principe de leur apparition, étant, dans sa concrétude, lui aussi quelque chose d’apparaissant et obéissant, par là, à la même légalité de l’apparaître : « Dans le champ phénoménal, les choses laissent l’égologique se faire jour, de même que l’égologique, de son coté, fait apparaître les choses, mais l’égoïté ne peut être saisie en elle-même de manière “absolue” »8.
9Nous voyons ainsi que l’ego est la condition d’apparition des choses dans l’exacte mesure où les choses conditionnent à leur tour son apparition parmi elles ; ils sont par conséquent co-apparaissants, ce qui exclut la possibilité d’une donation immédiate, absolue et séparée de l’ego. La conséquence de cette corrélation réalisée à l’intérieur du monde est que l’activité subjective n’est évidente ou visible qu’à partir de son contexte, à partir des modifications qui surviennent dans le champ phénoménal et qui dévoilent, toujours après coup, les traces de cette activité. Et de même, tout contenu subjectif n’est saisissable que par ricochet, suite aux variations des états de choses dans ce champ. Pour résumer ce point :
Le sujet concret lui-même n’apparaît initialement qu’en tant que perspective sur les choses, en tant que donation perspective des choses. Le sujet concret en tant que facteur causal n’apparaît pas tout d’abord pour lui-même, il n’y a pas de « noèse » qui puisse être élaborée pour soi et saisie réflexivement, il n’y a que la continuité du perspectif, l’en soi des choses malgré l’unilatéralité, la sélection et la distorsion, l’apparaître des choses dans des phénomènes, dans des perspectives9.
10L’abandon de la noèse qui est ici en question au profit d’un apparaître autonome des choses, au perspectives duquel le sujet se plie, donne déjà un indice très important du sort que cette nouvelle description du champ phénoménal va réserver aux actes subjectifs et, avec eux, à l’intentionnalité comme leur propriété fondamentale. C’est un point sur lequel nous allons revenir. Avant cela, essayons encore d’expliciter, après le sujet comme moment duel de l’apparaître (pôle de l’apparaître et apparaissant), le contenu du premier moment qu’est le monde, « totalité universelle de l’apparaissant » ou « grand tout ». Le statut véritable du monde va au-delà de cette exigence de totalisation de ce qui apparaît et il est susceptible de devenir visible seulement du moment où l’ego, remis à sa vraie place à l’intérieur du champ phénoménal, est déchu de sa prétention de sujet constituant. Pour Patočka, cela suffit à prouver que la réduction à la conscience pure doit être surmontée au profit d’une épochè radicalisée qui ne reconduit plus l’apparaître à l’immanence d’une conscience constituante, mais montre que la structure universelle de l’apparition, loin d’être tracée par la subjectivité, se définit à partir du monde :
Grâce à l’universalisation de l’épochè il deviendra alors clair aussi que, de même que le soi est la condition de possibilité de l’apparaître du mondain, de même le monde comme horizon originaire (et non pas comme ensemble de réalités) représente la condition de possibilité de l’apparaître du soi. L’égoïté n’est sans doute jamais perçue en et dans soi-même, expérimentée immédiatement, de quelque façon que ce soit, mais uniquement comme centre d’organisation d’une structure universelle de l’apparition qui ne peut être ramenée à l’apparaissant comme tel dans sa singularité. Cette structure nous la nommons le monde10.
11Plus qu’une totalité, le monde est donc, selon les dires de Patočka, d’une part ce qui conditionne l’apparition du sujet lui-même et fait de cette apparition une donnée médiate, inscrite dans le champ phénoménal. Mais d’autre part et plus essentiellement, le monde désigne en même temps la « structure universelle de l’apparition », et comme tel il est la véritable condition de possibilité de l’apparaître. Au rebours d’une démarche transcendantale centrée sur la subjectivité, Patočka montre donc que le sujet est lui-même, si l’on peut dire, possibilisé par le monde :
Le monde est la condition de possibilité non seulement de l’apparaître des réalités naturelles, mais encore d’un étant qui vit dans un rapport à soi-même et, par là, rend possible l’apparition comme telle. L’épochè conduit ainsi d’un seul coup à l’a priori universel qui ouvre le lieu de l’apparaître tant pour le réal que pour le sujet de l’expérience11.
12Il s’agit donc de reconnaître que le sujet est lui aussi soumis à un a priori qui le précède : s’il avait été identifié d’abord au pôle de l’apparaître, comme ce à quoi l’apparaissant apparaît, cette structure pronominale vide12 ne peut se remplir que sur fond de monde. Mais le remplissement du sujet qui est ici en question, sa concrétude, concerne tous ses vécus et tous les contenus de ces vécus, qui s’avèrent ainsi eux-mêmes, on l’a vu, comme quelque chose d’apparaissant : « Les accomplissements subjectifs ne sont-ils pas quelque chose qui apparaît dans un champ phénoménal, au même titre que les choses qu’ils font apparaître ? »13, se demande effectivement Patočka.
13Pour résumer nos principaux propos jusqu’à ce point, il faudrait d’abord souligner le fait que la subjectivité concrète n’est plus constituante, mais d’une certaine façon, constituée ; que, corrélativement et inversement, le monde n’est plus constitué mais, d’une certaine façon, constituant ; et que l’épochè proprement dite (généralisée) n’est plus la réduction à la sphère d’immanence de la subjectivité transcendantale, mais bien la mise à jour du champ de l’apparaître dans sa structure à trois moments co-déterminés. Pour faire un pas de plus qui va également nous faciliter le passage vers la critique et le remaniement du problème de l’intentionnalité chez Patočka, nous nous permettrons de citer ici in extenso un riche fragment du manuscrit de travail qui prépare l’article « Épochè et réduction » et qui non seulement reprend ces points fondamentaux, mais tire également les conséquences relatives au nouveau statut des vécus considérés traditionnellement comme des accomplissements subjectifs de l’ego :
Le rendre-présent, le faire approcher et éloigner les choses ou les états de chose, dans l’originarité et la déficience, ce sont des caractères phénoménaux du monde. Le « sujet » n’est qu’une composante de cette structure : au se montrer, à l’apparaître appartient aussi ce à quoi l’apparaissant apparaît, mais rien au-delà […]. Ce « sujet » étant aussi peu une réalité que l’apparaître comme tel, on est en droit de le séparer du réel en le qualifiant de « transcendantal ». Mais loin d’être le sol et le fondement de la structure de l’apparition, il n’en est qu’une composante vide, une pure existence qui n’acquiert la concrétion d’un étant qu’en étant incorporée dans la structure d’un sujet réel. Or ce sujet concret ne fait pas partie de l’apparaître, il est quelque chose d’apparaissant (le sujet psycho-physiologique), et le sujet apparaissant ne pourra jamais rendre raison de l’apparaître […]. En effet, il n’y a pas de corrélation fondamentale entre le côté « noétique » (le coté subjectif des vécus, saisi dans l’immanence absolue) et le coté noématique ; il n’y a, au sein de l’apparaissant en tant que tel, que des renvois relevant du monde ; il n’y a que le côté noématique, le monde ou le phénomène du monde14.
14Comme la fin de cette longue citation l’affirme explicitement, la reconnaissance de la structure ternaire du champ phénoménal doit mener à l’abandon de l’idée d’une corrélation noético-noématique ; nous avons vu que, pour Patočka, la dimension noétique était déjà, prise isolément et dans une acception purement subjective, quelque chose de problématique. Or, nous voyons à présent qu’effectivement, le noétique comme visée intentionnelle subjective doit s’effacer devant les renvois internes au champ phénoménal, renvois qui constituent les véritables lignes de force de l’apparaître. Autrement dit, ce que, avant, était considéré être dans le sujet, dans la sphère d’immanence de ses vécus, lui est en réalité extérieur et se trouve non pas en lui mais devant lui, dans le monde, au sein de ce qui apparaît. Mais si la noèse se situe désormais en face du sujet, par là elle se confond de fait avec le noème, ce qui remet en question avant tout la distinction du noétique et du noématique. Une fois cette distinction abolie, on est en mesure de comprendre que tout ce à quoi elle nous confrontait, tout ce qui était caché derrière la dénomination de noème, n’était autre que le monde.
15Cette révision de la corrélation noético-noématique n’est en réalité qu’un aspect du remaniement global que subit la signification des actes et des vécus, donc des accomplissements subjectifs en général, et avec eux l’intentionnalité comme leur propriété fondamentale. C’est l’exposition de ce remaniement qui va constituer le deuxième grand moment de notre investigation.
16Tout d’abord, il faut remarquer que, prise dans sa généralité, la critique de l’intentionnalité découle immédiatement de la mise en lumière de la structure ternaire de l’apparaître, dans la mesure où la destitution du sujet constituant concerne de près la conscience intentionnelle elle-même :
Fût-il défini par l’intentionnalité, le concept de « conscience » est, dans son principe même, inapte à rendre raison de l’apparaître de l’apparaissant. La « conscience », dont le mode d’être demeure d’ailleurs indéterminé ou apparaît même, saisi dans la réflexion intérieure pure, comme une chose constituée, subsistante, est toujours un étant intégralement positif qui ne peut donner lieu à aucun dépassement, qui ne peut donc être la source dont procède l’apparition15.
17La critique de l’intentionnalité est donc, avant tout, une critique de la conscience dans son prétendu fonctionnement transcendantal ou constituant. Comprise à partir de la conscience, l’intentionnalité se trouve privée de tout pouvoir révélateur, et cela parce que, pour Patočka, le concept traditionnel de conscience est éminemment aporétique : ou bien la conscience implique un mouvement de dépassement, et alors elle se confond avec le champ d’apparaître qui est le vrai contenant de tous ces renvois ; ou bien il s’agit d’une sphère close d’évidence absolue, mais alors elle est privée de toute transcendance16. Pour sortir de cette aporie, il faudrait resituer tant la conscience que l’intentionnalité en fonction d’un système de coordonnées fourni par la structure de l’apparaître. Dans un tel système, la conscience en tant que transcendantale nomme le pôle destinataire de l’apparaître, tandis que ses effectuations intentionnelles sont à trouver à même le champ phénoménal. Il ne s’agit donc plus de visées subjectives, mais de renvois phénoménaux à l’intérieur de ce qui apparaît. Et l’intentionnalité de la conscience n’est plus son activité de dépassement vers les choses, mais son ouverture aux choses est déjà amorcée par la structure de l’apparaître ; ainsi, ses effectuations ne font que suivre les lignes de force du champ phénoménal. Mais ainsi, la vraie demeure de l’intentionnalité n’est plus la conscience, mais ce champ lui-même. Comme le souligne Patočka dans le manuscrit de travail qui prépare l’article « Épochè et réduction » :
Pour toutes ces raisons, on ne peut pas non plus parler d’une « intentionnalité de la conscience ». Ce n’est pas à même le moi et au sein de l’égoïque qu’il y a des renvois, mais à même l’apparaissant. S’il y a des « intentions », elles sont quelque chose qui appartient à ce qui fait vis-à-vis au sujet […]. Les prétendues intentions ne sont rien d’autre que les lignes de force de l’apparaître à même l’apparaissant. Elles ne forment ni ne « constituent » rien, mais montrent simplement et renvoient à autre chose que ce qui déjà apparaît17.
18Or, si les intentions sont, comme il nous est dit, les lignes de force de l’apparaître, cela équivaut manifestement à une radicale désubjectivation de l’intentionnalité, qui n’est plus une propriété ou le mode d’être de la conscience, mais seulement la marque de la structure d’horizon de l’apparaître. Car ce qui apparaît dans le champ phénoménal n’a pas à être constitué, il s’agit de choses qui sont déjà données, quoiqu’en perspective. Par là, la portée constituante des visées intentionnelles se trouve suspendue tout comme leur caractère subjectif, car elles ne représentent que les rapports donnés à l’intérieur de l’apparaissant. Tout ce qui est donc renvoi ou intention ne nomme pas les opérations ou les actes de la conscience, il ne s’agit pas d’accomplissements subjectifs mais de la légalité même de l’apparaître :
Le champ [d’apparition] comme tel n’a donc pas une « structure intentionnelle » et il n’y a pas lieu de partir d’un schéma de description intentionnel ; il faudra au contraire, suivre les rapports internes au champ qui seuls déterminent quelles structures sont à considérer comme relevant du moi et quelle est la structure d’apparition du psychique en tant que tel18.
19Mais en même temps, cela n’équivaut pas à un abandon définitif des structures intentionnelles mises à jour par Husserl ; bien plutôt il est nécessaire de les situer au niveau à partir duquel elles peuvent avoir une véritable pertinence descriptive. Par conséquent, leur réappropriation en tant que désubjectivées, en tant que coupées de la conscience prétendument constituante, reste encore possible, comme l’admet Patočka lorsqu’il envisage, par exemple, un réinvestissement de la dynamique du remplissement pour nommer, comme on a déjà pu le voir, la structure d’horizon du champ phénoménal :
Nous croyons que c’est Husserl lui-même qui a fourni, dans les Recherches logiques, un modèle de l’analyse des rapports de ce genre, et cela par l’exemple fondamental de l’intention et du remplissement ou de la déception. L’intention dont il est question ici n’est pas une intention subjectivement « noétique », comme il faudrait dire selon la terminologie des Ideen, mais plutôt « noématique », un rapport interne au champ19.
20Nous retrouvons ici la même idée d’un déplacement de la noèse, et avec elle de l’intention, qui nous fait quitter la sphère du subjectif pour gagner le niveau du champ phénoménal, niveau qui se cachait, pour la pensée de la corrélation, derrière la notion de noème. En outre, en ce qui concerne la polarité visée à vide / remplissement, une fois celle-ci reconnue comme synonyme de la structure d’horizon de l’apparaître (au lieu d’être assimilée à un mécanisme subjectif), il faut comprendre que son remaniement ne peut pas vraiment laisser son sens traditionnel intact : par exemple, il ne pourra plus être question d’une vraie visée à vide ou d’un remplissement total ; ni le vide initial, ni la plénitude finale ou la déception radicale ne sont plus adéquats pour rendre compte de la structure d’horizon, puisque cette structure suppose au contraire la présence à la fois irréductible (d’où l’impossibilité du vide absolu) et inépuisable (d’où l’impossibilité de la plénitude totale) du monde.
21Outre la corrélation noético-noématique et la polarité visée / remplissement, il y a un autre moment descriptif de la conception husserlienne de l’intentionnalité que Patočka se propose d’analyser afin de révéler sa véritable signification et portée : celui de l’ « animation des data hylétiques ». Et cela, d’abord, mène à une critique et à un rejet de l’existence même de telles data : contre l’idée, soutenue par Husserl dès les Recherches Logiques, d’une constitution de l’objectité à partir d’une matière intentionnelle animée et pourvue de sens grâce à une visée ou intention, Patočka met en avant le fait que ce processus est en réalité suspendu à la pré-donation de la chose qui, en tant que déjà là, n’a pas à être constituée. Et de cette perspective, ce qu’on nommait des data hylétiques s’avère n’être rien d’autre que les qualités des choses, donc rien d’immanent et de subjectif. D’où la conclusion suivante :
Un « problème de data » […] ne se pose que dès lors qu’on réfléchit sur les « qualités » des « choses », qu’on en établit des échelles spécifiques, qu’on en étudie les rapports de similitude et de contraste. Cette interprétation introduit une disparité singulière dans la théorie de l’intentionnalité. En effet, la coïncidence, l’identification, l’identité de la visée à vide et du remplissement ne sont possibles que si l’intention vise originairement la même chose que le remplissement, et non pas si elle « anime » les data. Le rapport intention-remplissement est un mouvement dans le champ de l’être avec ses différentes modalités, au lieu que l’ « animation des data » serait ce qui « constitue » l’étant, mais est-ce là un processus qui puisse être légitimé ?20
22On voit à partir de cet éclaircissement que, pour Patočka, le schéma descriptif de l’animation des data hylétiques (maintenu par Husserl dans les Ideen I, comme le montrent les analyses consacrées aux rapports entre morphé intentionnelle et hylé sensuelle), ce schéma est à réviser profondément puisqu’il dénature le fonctionnement même de l’intentionnalité : si celle-ci est comprise à partir d’une telle animation des données hylétiques, on s’éloigne de ce qui la définit réellement et fait son unité : le fait d’être visée de la chose, et d’une même chose. Même l’idée d’un remplissement adéquat ne prend son sens qu’au moyen de cette référence constante à la même chose, comme déjà donnée, dans la visée, alors que, de fait, le schéma d’une animation des données sensorielles à travers laquelle l’identité de la chose se construirait progressivement ôte toute cohérence à la dynamique du remplissement21.
23En outre, comme nous avons déjà pu le suggérer, les data hylétiques sont à critiquer non seulement parce qu’elles obscurcissent le fonctionnement et le sens de l’intentionnalité et du remplissement, mais également en raison de leur présumée appartenance à la sphère d’immanence réelle du sujet. Comme matière de l’immanence réelle, les data sont pour Husserl ce qu’il y a de plus subjectif, elles sont l’étoffe même de la subjectivité. Or, tout comme elles n’ont pas à être animées pour constituer l’objet, car une chose est toujours donnée avant toute constitution d’objet, de même elles ne sont en réalité rien d’immanent ni de subjectif, mais ne font que déguiser des qualités en réalité chosiques ou de structures d’objet. L’impressionnel se situe à même les choses, et il n’y a pas de sens à le redoubler par des analogues situés dans l’immanence réelle du sujet22 : « La liaison spécifique que représente le rouge comme face d’un objet, comme coloration rouge d’une boîte de cigarettes, n’est elle pas une structure d’objet ? Où voit-on là quelque chose comme un “acte” ou un vécu ? »23.
24Nous voyons que, de cette manière, l’explication de la façon dont la conscience fonctionne et dont elle se dirige vers l’objet se trouve profondément transformée. Ses trois moments étaient situés auparavant du côté du vécu — direction de la visée (le futur objet), les moments orientants (les data hylétiques interprétées comme des impressions au sein du vécu) et, bien sûr, le mouvement comme tel, le dépassement des data en direction de l’objet (l’intentionnalité). Après révision, nous avons, d’abord, une chose, et non pas un objet, pré-donnée à travers ses caractères chosiques (les anciennes data hylétiques), selon des lignes de forces et des perspectives qui décrivent notre façon dynamique de rencontrer l’objet (l’ancienne intentionnalité). Si l’animation des data hylétiques par l’intentionnalité représentait le besoin de rendre compte de la dynamique de la synthèse qui donne finalement la chose, cette dynamique s’explique à présent par le fait que le sujet est de part en part mouvement.
25En effet, l’universalisation et la radicalisation de l’épochè ne débouchent pas seulement sur la mise en évidence de la structure tripartie du champ de l’apparaître, mais elle met également en valeur le fait que l’existence du sujet est intégralement mouvement. Car c’est la même chose que de dire que le champ phénoménal a une structure d’horizon régie par des perspectives, des relations d’approchement et d’éloignement et que le sujet se définit par le mouvement, puisque le sujet ne peut assumer sa tâche de destinataire de l’apparaître qu’en se mouvant, qu’en se faisant motricité. Dans le cadre de la structure d’horizon, ce qui est proche représente précisément ce que Husserl nommait une intention remplie (quoiqu’il ne s’agisse pas d’une plénitude totale) et ce qui est éloigné, mais peut devenir proche, correspond au remplissement déficient. C’est cette polarité proximité / distance, présente à l’intérieur de la structure d’horizon, que Husserl faisait correspondre à des processus intentionnels constituants. Or, la dynamique visée / remplissement, remplissement / évacuation est elle-même interne au champ de l’apparaître, et c’est parce qu’il y a une telle dynamique du champ que le sujet qui lui correspond en tant que son destinataire ne peut être lui-même que mouvement (sans que cela signifie que la corrélation des deux dynamiques doive être comprise comme un rapport causal ou d’action et réaction, car il s’agit plutôt d’une coordination qui relie le proto-mouvement de l’apparaître et le mouvement que nous sommes).
26En guise de conclusion, nous allons reprendre les jalons essentiels de notre analyse. Tout d’abord, nous avons voulu montrer de quelle façon la description patočkienne de la structure de l’apparaître (qui est une structure d’horizon — monde, subjectivité, comment de l’apparaître) l’amène à une critique de l’évidence à soi de l’ego. L’ego est certain en tant que destinataire de l’apparaître, mais à ce niveau-là il n’est qu’une structure pronominale vide ; en tant que sujet concret, il est lui aussi apparaissant. Pour l’ego apparaissant, non transparent à soi, ce sont les modifications qui surviennent dans le champ phénoménal qui dévoilent, toujours après coup, les traces de son activité ; sa structure pronominale vide ne se remplit que sur fond du monde.
27En ce qui concerne les effectuations intentionnelles, nous avons pu voir que, suite à tout ce remaniement, elles se trouvent déplacées : désormais, elles sont à trouver à même le champ phénoménal, car elles « ne sont rien d’autre que les lignes de force de l’apparaître à même l’apparaissant ». Et il devient ainsi manifeste que l’intentionnalité n’a pas de portée constituante.
28À son tour, la polarité visée à vide / remplissement s’en trouve transformée et, sur fond de monde, il n’y a plus de vide absolu ou de remplissement plénier, car la structure d’horizon suppose la présence à la fois irréductible (d’où l’impossibilité du vide absolu) et inépuisable (d’où l’impossibilité de la plénitude totale) du monde.
29Et dernièrement, les data hylétiques s’avèrent être une abstraction, du fait de la révision du supposé acheminement de la conscience vers l’objet : dans celui-ci, on a affaire à une chose (et non pas un objet), pré-donnée à travers ses caractères chosiques (et non pas data hylétiques), selon des lignes de forces et des perspectives qui décrivent notre façon dynamique de rencontrer l’objet (non pas une intentionnalité qui « anime » les data). Ainsi, la dynamique de notre rencontre avec les choses ne relève plus d’une animation intentionnelle des data, mais elle exprime le mouvement que nous sommes, qui fait face et correspond au mouvement de l’apparaître.
30Toutes ces considérations nous permettent de donner une réponse suffisamment nuancée à la question posée par le titre du présent article : dans la phénoménologie asubjective de Patočka, tous les moments de la théorie husserlienne de l’intentionnalité se trouvent remaniés. Les data hylétiques sont dénoncés comme étant des abstractions au profit des caractères des choses qui seuls apparaissent ; il n’y a plus lieu de parler d’une animation de telles data, et l’intentionnalité comme constituante de l’objet est récusée ; au lieu de caractériser l’être de la conscience, les intentions nomment les lignes de force de l’apparaître. Seule la dynamique remplissement / évacuation est conservée, mais seulement pour illustrer le type de rencontre entre le mouvement de la subjectivité et le mouvement de l’apparaître.
Notes
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Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne