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- Volume 6 (2010)
- Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3)
- Intentionnalité et réflexion : Éléments pour une confrontation des phénoménologies sartrienne et husserlienne
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Intentionnalité et réflexion : Éléments pour une confrontation des phénoménologies sartrienne et husserlienne
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1Si ce qu’il est convenu d’appeler le « mouvement phénoménologique » est, selon une formule célèbre de Paul Ricœur, « l’histoire des hérésies husserliennes »1, alors l’hérésie sartrienne mérite probablement une place à part dans cette histoire tant elle donne, du moins dans ces premières formulations, l’apparence de l’orthodoxie, en ce qui concerne des aspects aussi essentiels que la définition de la conscience par l’intentionnalité ou l’exigence d’intuitivité du « principe des principes ». Lorsque Sartre écrit ainsi, dans La transcendance de l’ego : « Nous croyons volontiers pour notre part à l’existence d’une conscience constituante. Nous suivons Husserl dans chacune de ses admirables descriptions où il montre la conscience transcendantale constituant le monde en s’emprisonnant dans la conscience empirique ; nous sommes persuadés comme lui que notre moi psychique et psychophysique est un objet transcendant qui doit tomber sous le coup de l’épochè »2, comment ne pas croire ici à une fidélité doctrinale pleine et entière ? Et pourtant, cette fidélité méthodologique est mise au service d’un projet bien distinct de celui de Husserl, comme le montre exemplairement le bref article intitulé « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité »3. Au moment même où, à Fribourg dans ses manuscrits de recherche, Husserl pousse jusqu’à ses ultimes conséquences l’idéalisme transcendantal de sa phénoménologie constitutive, Sartre présente au lecteur français « le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : “Toute conscience est conscience de quelque chose” »4 en en faisant rien de moins que le fondement d’un néo-réalisme critique qu’il oppose vigoureusement à la « philosophie alimentaire » et « digestive »5 qui caractérise aussi bien le réalisme que l’idéalisme dans la mesure où ces derniers sont deux formes d’un unique intellectualisme qui accorde à la connaissance le primat sur toute autre forme de rapport de la conscience au monde. Or pour évaluer la nature et les enjeux de cette divergence quant à la compréhension de l’intentionnalité de la conscience entre deux philosophes qui sont par ailleurs deux grands lecteurs de Descartes, le concept de réflexion fournit un contrepoint idéal, puisque Husserl, fidèle en cela à Brentano, fait de la réflexion l’élément même de son entreprise de description phénoménologique de la conscience, alors que Sartre est pour sa part ce philosophe du cogito qui a établi et sans cesse défendu la thèse d’un cogito préréflexif à la fois impersonnel et autonome. Le but de cette contribution est donc simple : il s’agit pour nous d’élucider la nature et les enjeux de l’alternative phénoménologique représentée par le couple Husserl / Sartre6 au moyen d’une étude des relations entre intentionnalité et réflexion. Pour ce faire, nous procéderons en deux temps complémentaires : nous commencerons par envisager extérieurement l’opposition de ces deux phénoménologies, en les rapportant à un troisième terme constitué par la psychologie brentanienne, dont nous userons comme d’un cadre théorique de référence pour thématiser l’articulation de l’intentionnalité et de la réflexion ; puis, nous envisagerons l’opposition de Sartre à Husserl pour elle-même, de l’intérieur, ce qui nous permettra de faire émerger la question de la régression réflexive à l’infini comme problème crucial.
I
2Pour comprendre la façon dont se nouent intentionnalité et réflexion, il nous faut commencer par revenir à l’une des sources essentielles de la phénoménologie pour autant que cette dernière est une philosophie intentionnelle, à savoir la psychologie brentanienne, le paradoxe étant qu’on ne trouve pas chez Brentano quelque chose comme une théorie explicite de l’articulation de l’intentionnalité et de la réflexion. Il s’agit donc plutôt pour nous de comprendre ce qui, dans la philosophie brentanienne, est à l’origine de la rencontre de ces deux thématiques au cœur de la phénoménologie.
3Sans peut-être devoir être désignée comme une « philosophie de l’intentionnalité », la philosophie de Brentano consiste, comme il est bien connu, sur son versant théorique, à reprendre à nouveaux frais l’entreprise de la psychologie en ne reconnaissant que l’expérience pour maître et en introduisant comme « caractère général » distinctif de tous les phénomènes psychiques par opposition aux phénomènes physiques « l’inexistence intentionnelle d’un objet »7, c’est-à-dire leur nécessaire « relation à un contenu » ou « direction vers un objet »8 intentionnel. Dans la mesure où ces phénomènes psychiques ne sont en outre perçus que dans la perception interne9, la psychologie de Brentano retrouve la différence introduite par Locke entre sens externe et sens interne et se pose par conséquent, contre la tradition issue de Comte10 ou même la psychologie physiologique d’un Wundt, comme la réactivation d’un introspectionnisme au sein et par le moyen de l’empirisme. C’est dans ce contexte que, pour répondre à la question de savoir si la sphère de la conscience est coextensive à ce qui est psychique ou s’il faut admettre qu’il y ait des actes psychiques inconscients, Brentano montre qu’il y a une « liaison particulière entre l’objet de la représentation interne et cette représentation même »11, liaison qu’il nomme à plusieurs reprises une « fusion »12. C’est la thèse fameuse selon laquelle tout acte de visée intentionnelle est accompagné d’une « représentation de soi » qui est donc pour ainsi dire la conscience interne permanente de l’acte lui-même. Selon cette thèse, il n’est pas de visée intentionnelle qui n’ait à proprement parler deux objets, puisque à l’objet intentionnel premier, qui peut être un objet de perception interne ou externe, s’adjoint l’acte psychique lui-même en tant qu’objet second, sur le modèle de l’audition, exemple canonique retenu par Brentano : « Nous pouvons dire que le son est l’objet premier de l’audition, et que l’audition en est l’objet second »13. Il faut donc souligner que pour être l’objet second de l’acte intentionnel, la représentation psychique n’est pas pour autant l’objet d’un acte second ; comme le note Brentano :
La représentation du son et la représentation de la représentation du son ne forment qu’un seul phénomène psychique, que nous avons, de façon abstraite, décomposé en deux représentations en le considérant dans son rapport à deux objets différents14.
4Plusieurs conséquences importantes en découlent. En premier lieu, la nécessaire distinction entre perception interne (innere Wahrnehmung) et observation interne (innere Beobachtung) : le fait pour la conscience de l’acte, d’accompagner nécessairement l’acte de visée lui-même en coïncidant avec lui ne la rend pas observable pour autant, c’est-à-dire que s’il y a assurément une conscience interne de toute conscience d’objet, elle n’est pas encore une authentique perception interne dans laquelle l’acte deviendrait réflexivement conscient de soi. On voit ainsi comment une problématique de la réflexion se construit implicitement dans ces pages. Mais précisément, en second lieu, comme il est impossible d’envisager la possibilité d’un second acte simultané, dirigé vers l’acte psychique qui est objet second du premier acte et qui deviendrait ainsi objet premier (parce qu’il n’y a pas moyen pour cet acte psychique d’apparaître comme tel indépendamment de l’objet premier), c’est à la mémoire et au souvenir qu’il revient finalement de rendre actuellement possible l’observation réflexive, à titre d’objet premier donc, de ce qui a été la conscience d’une conscience alors actuelle d’objet :
C’est l’acte par lequel nous nous souvenons actuellement qui constitue alors le phénomène psychique qu’on ne saurait percevoir que comme acte second. Il en est de même pour la perception de tous les phénomènes psychiques15.
5C’est la raison pour laquelle il est possible de considérer qu’objets premier et second ne sont pas à penser au sein d’une coordination mais plutôt d’une subordination en vertu de laquelle l’objet second est secondaire, au sens où le devenir-objet de l’acte psychique dépend de l’apparition d’un objet intentionnel moins premier, dès lors, que primaire. C’est ce que fait par exemple Rudolf Bernet, avant de résumer la conception brentanienne de la façon suivante : « Toute réflexion sur soi ou toute perception interne de soi et de ses propres vécus est précédée par une représentation intentionnelle de soi, où ce soi est présenté et pressenti sous la forme d’un objet secondaire »16. Comme on le voit, le principe interprétatif de Bernet consiste ici à faire passer au premier plan la problématique de la réflexion qui reste plus ou moins latente dans le texte brentanien, ce qui le conduit, non sans une certaine audace, à nommer « conscience de soi préréflexive »17 cette conscience de soi de l’acte que Brentano se contente pour sa part de désigner comme « représentation concomitante » ou « corrélative ». Mais il convient de remarquer que le qualificatif « préréflexif », introduit sans autre précision, est structurellement ambigu, car il peut renvoyer aussi bien à l’idée d’un moment non réfléchi mais orienté téléologiquement vers la réflexion (le préréflexif étant dans cette hypothèse du réflexif en puissance) qu’à un irréfléchi intrinsèquement indépendant de la sphère de la réflexion. Or, à bien des égards, cette alternative est précisément celle qui est figurée, au sein du mouvement phénoménologique, par Husserl et Sartre. C’est pourquoi nous allons nous tourner à présent vers ces deux philosophes pour montrer comment, dans chacun des deux cas, c’est une radicalisation de l’intentionnalité qui conduit à un approfondissement de la théorie de la réflexion.
6En ce qui concerne la phénoménologie husserlienne, il faut tout d’abord prendre acte des critiques de principes qu’elle adresse à la doctrine brentanienne que nous venons de rappeler. Plutôt que d’en proposer une énumération qui n’aurait pas grand intérêt, il nous semble que ces critiques peuvent être globalement ressaisies sous l’idée générale d’une infidélité de Brentano à l’intentionnalité. Ainsi, la critique principielle que Husserl adresse à la distinction entre perception externe et perception interne (à laquelle il substitue la distinction transversale entre perception adéquate et perception inadéquate)18 consiste à montrer qu’elle reconduit la séparation entre extériorité et intériorité alors même que la thèse de l’inexistence intentionnelle de l’objet implique sa suspension. Cette infidélité ne peut par suite que s’étendre à la conception du vécu lui-même, sous la forme du risque d’alignement de ladite perception interne sur la perception externe, induisant dès lors une conception du vécu comme « objet mental »19. Enfin, et c’est pour nous le point le plus important, l’infidélité brentanienne à l’intentionnalité se manifeste pour Husserl en ce que la représentation concomitante de soi, c’est-à-dire la conscience de la conscience d’objet, est en définitive un rapport non intentionnel à l’intentionnalité. Brentano voulait établir l’impossibilité d’actes psychiques, donc intentionnels, inconscients, et il prouve cette impossibilité par la mise au jour de la possibilité d’une conscience non intentionnelle — il y a là pour Husserl sinon une incohérence, du moins une tension qui marque les limites de la psychologie descriptive brentanienne.
7La résolution de cette difficulté ne pourra dès lors passer que par un approfondissement de l’intentionnalité dont le principe se laisse assez aisément apercevoir, et qui peut servir de fil conducteur pour une lecture continuiste du passage de la phénoménologie des Recherches logiques à la phénoménologie constitutive transcendantale. Pour en rester à une perspective générale, on peut dire que refuser la possibilité d’une conscience non intentionnelle de la conscience intentionnelle d’objet, c’est en effet affirmer que le vécu peut et doit devenir lui-même l’objet d’une intention réflexive spécifique et soumettre l’acte descriptif lui-même à la thèse de l’intentionnalité. La mise en œuvre de cette exigence dans les Recherches logiques creuse d’emblée une distance considérable par rapport à la psychologie descriptive de Brentano, dans la mesure où elle implique en premier lieu la fin du primat de la mémoire comme unique modalité d’accès descriptif du vécu à lui-même, c’est-à-dire de la thèse selon laquelle le vécu n’est descriptible qu’au passé. Mais elle implique non moins évidemment, d’un autre côté, la perte de l’idée d’une conscience de soi préréflexive, c’est-à-dire l’impossibilité d’une conscience du vécu tel qu’il était avant la réflexion, et condamne par conséquent la description des vécus à demeurer malgré tout relative car à distance temporelle de leur pleine actualité. Or, ici encore, c’est l’approfondissement de l’intentionnalité qui permet la réduction de cet écart au sein duquel se tient la phénoménologie des Recherches logiques, et qui, d’un même mouvement, ouvre la possibilité d’une phénoménologie transcendantale. C’est en effet la mise au jour, en 1904-1905 dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, d’une double intentionnalité rétentionnelle, qui permet à Husserl de poursuivre l’effort d’immanentisation du décalage temporel inhérent à l’acte réflexif et de fonder la possibilité d’une description qui saisisse le vécu sans altérer son actualité. Nous reviendrons plus loin sur cette découverte. Contentons-nous ici d’indiquer que sous le titre de la rétention, cette mémoire immanente, le décalage temporel devient une structure de l’actualité du vécu, laquelle n’est plus seulement statique mais devient compatible avec le dynamisme d’un écoulement. C’est dès lors au concept de modification (qui doit être distingué de celui d’altération20) qu’il revient, en tant que « loi » à laquelle « est soumis » « chaque présent actuel de la conscience »21, de garantir la coextensivité de la réflexion et de l’actualité intrinsèquement dynamique du vécu. Ce faisant, la phénoménologie peut échapper aux objections sceptiques concernant l’introspection en revendiquant pour elle-même la possibilité d’une description absolue de vécus non plus empiriques mais purs, ce qui lui donne simultanément les moyens, comme le montre l’enchaînement du § 79 des Ideen I (où sont examinées puis levées ces objections)22 au § 80, de faire état d’une relation nécessaire de ces vécus à un moi pur23.
8Ces indications, nécessairement allusives, suffisent toutefois pour nous permettre de montrer, en référence au cadre brentanien d’origine, quelle alternative phénoménologique Sartre propose à Husserl. Malgré sa reprise explicite de la définition de la conscience par l’intentionnalité, et même s’il est vrai que cette intentionnalité suspend pour Brentano et Husserl comme pour Sartre la possibilité du réalisme et de l’idéalisme métaphysiques, il n’en reste pas moins que Sartre quitte pour ainsi dire l’école de Brentano dès le moment où il convertit la logique de la visée intentionnelle en une structure d’échappement à soi, qui s’exprime dès l’article sur l’intentionnalité à travers un ensemble de métaphores centrifuges (comme l’éclatement, l’arrachement, la fuite, le glissement, le tourbillon, l’auto-dépassement…)24. Cette structure conduit Sartre à redéfinir, d’une part, la connaissance comme relation de rencontre qui maintient l’extériorité réciproque du connaissant et du connu plutôt qu’elle ne ramène celui-ci dans le giron de celui-là25, et d’autre part la phénoménologie comme une « philosophie de la transcendance » qui nous jette au milieu des choses26. Corrélativement, la reprise sartrienne de l’intentionnalité s’accompagne d’un remarquable évidement de la conscience, qui se trouve délestée de toute consistance intérieure :
Du même coup, la conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même, et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience27.
9Est-ce à dire que le concept d’intériorité soit totalement inadéquat pour caractériser cette conscience intentionnelle ? Pas réellement. En effet, si la translucidité intentionnelle est bien une conscience et non un inconscient, c’est qu’elle a au minimum une certaine présence immédiate à soi, c’est-à-dire une conscience de soi qui ne soit pas positionnelle ni réfléchie. C’est ce que précise Sartre dans un passage important de La transcendance de l’ego :
Son objet est hors d’elle par nature et c’est pour cela que d’un même acte elle le pose et le saisit. Elle-même ne se connaît que comme intériorité absolue. Nous appelons une pareille conscience : conscience du premier degré ou irréfléchie28.
10Cette intériorité n’a donc rien de transcendant comme l’intériorité psychique ; c’est l’immanence même de la conscience qui est intériorité, si bien que cette dernière est une présence à soi vécue plutôt que connue, ce qui autorise Sartre à oser l’expression selon laquelle elle « existe intérieur »29. L’irréfléchi est donc un mode d’existence de la conscience et non l’une de ses caractéristiques théoriques. De ces considérations, nous tirerons deux conclusions : 1) que si l’on veut donc parler d’une conception existentielle de l’intentionnalité, on voit qu’il ne faut pas entendre seulement par là le fait que la conscience est livrée à vide aux choses du monde, mais plutôt le fait qu’elle n’est cela que pour autant qu’elle est simultanément présence préréflexive à soi ; 2) que c’est d’un seul et même mouvement que sont affirmées l’existentialité et la préréflexivité de la conscience intentionnelle, et que conscience préréflexive de soi et conscience positionnelle des choses sont inséparablement corrélées. C’est ce qui fait dire excellemment à Vincent de Coorebyter que la conscience sartrienne « n’a pas l’abstraction d’une instance gnoséologique mais l’épaisseur d’une épreuve (de) soi indexée sur l’expérience du monde »30.
11Il est aisé de reconstruire à partir de là la teneur de la critique que Sartre adresse à la conception husserlienne des rapports entre intentionnalité et réflexion derrière l’allégeance — qui n’est pas de façade — à la définition de la conscience par l’intentionnalité. Il s’agit d’une critique pleinement originale au sein du mouvement phénoménologique, car si elle dénonce le tournant transcendantal husserlien, elle le fait au nom du maintien d’une conscience transcendantale originaire. Du point de vue de Sartre, Husserl a eu raison de radicaliser l’intentionnalité au point de liquider la distinction brentanienne entre perceptions externe et interne ; de même, ses efforts pour corriger par un approfondissement de l’intentionnalité la perte du caractère irréfléchi du vécu dans les Recherches logiques sont parfaitement justifiés. Le problème vient du fait que le résultat, tel qu’il s’expose, dans les importants paragraphes des Ideen I consacrés à la réflexion31, montre que loin d’avoir restauré l’irréfléchi dans ses droits, la phénoménologie transcendantale aligne en réalité l’irréfléchi sur le réfléchi. De fait, en faisant passer la réflexion du statut de simple méthode psychologique à celui de déploiement phénoménologique de la temporalité immanente au vécu, en montrant que la réflexion a les moyens de faire paraître l’irréfléchi comme tel, Husserl parvient à la thèse d’une « communauté d’essence »32 entre les vécus modifiés réflexivement et les vécus primitifs, c’est-à-dire d’une « unité » entre conscience réflexive et vécus irréfléchis33. Mais cette unité advient en réalité sous la domination du réfléchi, puisque en vertu de la structure horizontale qui régit la distinction entre actualité et inactualité, ou entre conscience implicite et conscience explicite, le vécu irréfléchi prend le sens d’un vécu par principe réfléchissable mais pour ainsi dire en attente de réflexion34. On est donc en présence de ce qu’on pourrait appeler une réduction téléologique de l’irréfléchi au réflexif. Par opposition, si la conscience intentionnelle ne peut être conscience positionnelle sans être simultanément conscience non positionnelle de soi, alors il faut dire avec Sartre qu’
il n’y a aucune espèce de primat de la réflexion avec la conscience réfléchie : ce n’est pas celle-là qui révèle celle-ci à elle-même. Tout au contraire, c’est la conscience non réflexive qui rend la réflexion possible : il y a un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien35.
12En d’autres termes, la requalification existentielle de l’intentionnalité va de pair avec l’affirmation de l’irréductible et fondamentale autonomie de l’irréfléchi, alors même que la conscience translucide est inséparable de la conscience positionnelle d’objets, puisqu’elle ne se vit comme présence immédiate à soi qu’à l’occasion de telles positions.
13Pour conclure ce premier temps de notre étude, nous souhaitons poser la question de la situation de la phénoménologie sartrienne par rapport au cadre brentanien que nous avons restitué en ouverture. Et contrairement à ce qu’affirme V. de Coorebyter, il nous semble qu’il y a bien quelque chose de brentanien dans l’affirmation de Sartre selon laquelle la conscience préréflexive n’est pas « une nouvelle conscience » mais « le seul mode d’existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose »36. En effet, loin que la saisie du vécu comme objet second soit dite intentionnelle par Brentano37, ce dernier insiste, nous l’avons vu, sur la façon dont elle accompagne la visée intentionnelle de l’objet primaire, donnant lieu à une coïncidence qui interdit précisément que l’objet second puisse être observé et appelant pour cette raison les critiques husserliennes. Aussi Brentano n’a-t-il ici aucune « dualité » psychique à « effacer »38. Mais la critique sartrienne de Husserl ne saurait évidemment passer pour autant pour une réactivation de la solution brentanienne. Elle lui fait bien plutôt subir une triple modification : 1) Sartre fait passer du côté de la conscience elle-même cette inséparabilité des deux représentation que Brentano loge pour sa part dans l’objet intentionnel : on ne dira plus que la conscience non positionnelle « qui accompagne l’acte intentionnel et qui s’y rapporte fait partie de l’objet auquel elle se rapporte »39, mais qu’elle est la conscience intentionnelle elle-même ; 2) il rejette ensuite l’idée que la « conscience interne concomitante » soit définie comme « représentation et […] connaissance de soi »40, quand bien même elle ne serait pas observation de soi : la conscience non positionnelle de soi relève plutôt du vécu immédiat et de l’existence et est aux antipodes de l’idéal intellectualiste d’une « connaissance retournée sur soi »41 ; 3) il superpose enfin à la dépendance de l’objet second relativement à l’objet premier la relation de fondation inverse en vertu de laquelle c’est la conscience non positionnelle de soi qui fonde ontologiquement la conscience positionnelle d’objet.
14Après avoir ainsi vérifié l’hypothèse selon laquelle les phénoménologies de Husserl et de Sartre sont reconductibles, dans leur opposition, à une alternative issue des difficultés inhérentes à l’articulation brentanienne de l’intentionnalité et de la réflexion, nous voulons pénétrer dans cette opposition elle-même et approfondir dans cette perspective le rôle déterminant joué par la réflexion.
II
15Il n’est peut-être pas de lieu plus propice à l’examen de l’alternative phénoménologique constituée par les pensées de Husserl et de Sartre que les Leçons sur la conscience intime du temps, données par Husserl en 1904-1905 à Göttingen. C’est en effet sur la base de ces Leçons que Sartre déclare en juin 1947, devant la Société française de philosophie, avoir forgé son concept de conscience préréflexive et non positionnelle de soi et reconnaît par là même à Husserl d’avoir saisi l’être même de la conscience, quoique de façon allusive et incomplètement développée42. Il est aisé de comprendre ce qui, dans ces Leçons, a pu conduire Sartre à l’idée d’une conscience préréflexive et non positionnelle de soi comme fondement de la conscience positionnelle : c’est évidemment la mise en évidence par Husserl, moyennant le concept de rétention, d’une double intentionnalité de la conscience. Comme on le sait en effet, à l’intentionnalité transversale de la rétention qui constitue l’objet temporel immanent se joint une deuxième intentionnalité, longitudinale, et qui, en tant que rétention de la rétention, se recouvrant elle-même continûment, constitue pour sa part l’unité du flux temporel immanent lui-même43. Or dans la mesure où ces deux intentionnalités sont liées l’une à l’autre au sein d’un unique flux de conscience, Husserl peut dire de cette intentionnalité longitudinale qu’elle rend possible auto-apparition et auto-constitution du flux de la conscience constituante44. L’unité de la conscience est donc acquise sans instance égoïque et en deçà de toute réflexion puisque c’est au contraire à cette unité rétentionnelle « que nous sommes redevables de pouvoir prendre la conscience pour objet »45. Dans ces conditions, il est sans doute légitime d’employer de nouveau avec R. Bernet le qualificatif « préréflexif », absent du texte de Husserl, pour désigner cette intentionnalité longitudinale en tant que « temporalité du rapport à soi »46.
16Il y a toutefois au moins deux raisons qui peuvent expliquer que les textes husserliens des Leçons sur le temps soient, aux yeux de Sartre, le lieu où se trouvent déçues les attentes mêmes qui s’y font jour47. Au premier chef, il y a le fait, déjà évoqué plus haut, que le dégagement husserlien d’une intentionnalité rétentionnelle longitudinale et préréflexive conduit certes à poser la « conscience originaire » comme « possibilité de la réflexion », selon le titre du Supplément ix48, mais moins au sens où le préréflexif conditionnerait le réflexif qu’au sens où il est du réflexif potentiel et où son sens phénoménologique se subordonne donc à la réflexion. Corrélativement, cette subordination autorise Husserl à donner de la consistance à l’idée de vécus purs préparant le rétablissement d’un ego lui-même pur comme pôle subjectif des vécus, c’est-à-dire ce qu’on pourrait nommer la personnalisation transcendantale de la conscience intentionnelle. S’il y a un préréflexif husserlien, il semble donc l’antichambre de l’idéalisme transcendantal phénoménologique. Mais outre cette première raison, on peut mentionner également un certain nombre de tensions ou de flottements internes aux Leçons de 1904-1905 qui rendent incertaine la reconnaissance husserlienne d’une conscience originaire préréflexive. Cherchant, dans ces Leçons, à se défaire définitivement de la conception brentanienne du temps et de la conscience de soi du vécu49, Husserl est amené à se confronter à la même alternative problématique que Brentano avait rencontrée dans ses réflexions sur la conscience interne, à savoir l’alternative entre la reconnaissance d’un psychisme inconscient et la régression infinie dans la réflexion : la négation, impliquée par l’intentionnalité, de toute activité psychique inconsciente condamne-t-elle à l’absurdité d’une régression infinie des consciences réflexives ?50 Face à la même difficulté51, Husserl cherche lui aussi à répondre à cette objection par la négative, mais ne semble pas parvenir, du moins dans le cadre des Leçons sur le temps, à une solution stable. Le Supplément vi est exemplaire à cet égard. Husserl y remarque tout d’abord que c’est à l’occasion de la question des modalités de l’attestation ou de la saisie du flux de la conscience originaire, c’est-à-dire de « la question de savoir d’où je tire ma connaissance du flux constituant »52 que la difficulté se fait jour. Il écrit à la fin de ce texte :
Or même s’il n’est pas fait usage in infinitum de la réflexion, et même si en général aucune réflexion n’est nécessaire [NB : c’est là l’hypothèse d’une conscience originairement préréflexive de soi], il faut pourtant que soit donné ce qui rend possible cette réflexion, et ce qui, à ce qu’il semble, la rend — en principe au moins — possible in infinitum. Et c’est là qu’est le problème53.
17Les hésitations dont témoignent les précautions redondantes prises par l’avant-dernière phrase de cet extrait montrent que Husserl ne semble pas prêt à abandonner complètement la thèse d’une compréhension réflexive de la perception interne du flux. Et c’est un fait que le même Supplément propose successivement deux réponses manifestement incompatibles à cette difficulté, l’une allant en direction d’une saisie irréflexive du flux constituant54 et l’autre en direction de sa saisie réflexive, au risque de la régression infinie. Voici le texte de cette dernière réponse :
Or le courant (le flux absolu) doit à son tour être objectif, et avoir à son tour son temps. Ici encore serait à nouveau nécessaire une conscience constituant cette objectivité et une conscience constituant ce temps. Par principe, nous pourrions user à nouveau de la réflexion, et ainsi in infinitum. Peut-on montrer que la régression à l’infini est ici sans danger ?55
18La démarche intéressante suggérée ici par Husserl, qui consisterait non pas à montrer qu’il n’y a pas de régression mais plutôt à montrer qu’elle est inoffensive et qu’il n’y a donc aucune raison de chercher à l’éviter, ne sera pas développée dans ces Leçons. Elle apparaît en revanche fugitivement dans le § 77 des Ideen I, où il montré que l’itération de la réflexion légitime en réalité sa prétention à faire apparaître le préréflexif comme tel. Nous verrons plus bas que cette argumentation ne sera pleinement développée par Husserl que dans les années 20.
19Quoi qu’il en soit, ces remarques nous paraissent suffisantes pour considérer que ce problème de la régression infinie apparemment impliquée par toute réflexion peut permettre de ressaisir de façon renouvelée la nature et les enjeux de la discussion sartrienne de la phénoménologie husserlienne. Car Sartre lui-même, à la suite de Husserl, retrouve le sillage brentanien et se confronte à l’alternative de la régression et de l’inconscient. Et même si ses mobiles ne sont pas exclusivement liés à la résolution de cette difficulté théorique, il reste que la thèse de l’autonomie de l’irréfléchi est pour Sartre la seule qui puisse véritablement en faire sortir, comme il prend bien soin de le préciser à la fin de la section iii de l’introduction de L’être et le néant56. En effet, si l’affirmation d’un cogito préréflexif rend illusoires les « limbes de l’inconscient »57, il enraye simultanément et dès le départ la régression réflexive « puisqu’une conscience n’a nullement besoin d’une conscience réfléchissante pour être consciente d’elle-même »58. En d’autres termes, une réflexion n’est requise que pour réfléchir une conscience irréfléchie et la poser comme transcendance, mais non pas pour lui conférer la conscience de soi, qu’elle a ou plutôt qu’elle est toujours déjà sur un mode non positionnel. La dissolution de la régression va donc ici de pair avec la thèse selon laquelle l’ego n’est précisément rien d’autre qu’une transcendance constituée réflexivement. Mais cela signifie du coup, a contrario, qu’il y a un lien essentiel, du point de vue de Sartre, entre l’incapacité de Husserl à résoudre l’aporie de la régression et son maintien d’un moi pur en lieu et place de la conscience originaire. Plus : le transcendantalisme ne peut éviter de se dénoncer lui-même comme victime de la régression dans la mesure où il oblige à multiplier les instances égologiques à chaque étage de la réflexion. Sartre a beau jeu, dès lors, de citer le problème du dédoublement entre ego pur transcendantal et ego empirique et d’ironiser sur sa complication chez Fink en le problème des trois ego, à cause de la prise en compte du statut de l’instance intermédiaire et problématique qu’est le spectateur phénoménologique59. Comme on le voit, cette aporie de la régression se situe donc très exactement sur la ligne de fracture entre les phénoménologies husserlienne et sartrienne.
20Nous voudrions montrer, pour finir, en quoi pourrait consister la réponse que l’égologie transcendantale husserlienne construit par avance à cette objection de la régression que Sartre lui adresse. Ce sera l’occasion de montrer le développement que reçoit la thèse, apparue fugitivement dans les Leçons sur le temps, selon laquelle la régression infinie est à la fois inévitable et parfaitement inoffensive. C’est dans le contexte de la deuxième partie du cours de 1923-24 intitulé Philosophie première qu’on trouve les développements husserliens à notre connaissance les plus explicites à cet égard. Husserl y met en scène deux évidences contradictoires, la première étant que la réflexion provoque un dédoublement du moi et conduit même à parler d’une « double signification du moi »60 (moi comme objet et moi comme sujet) mettant apparemment en péril l’unité aussi bien que l’identité de l’ego ; mais à cette première évidence s’ajoute l’évidence opposée selon laquelle je suis à chaque fois ce moi qui se rapporte réflexivement à lui-même. Aussi Husserl peut-il s’objecter :
Pourquoi parlons-nous du même moi qui se réfère à soi-même, prend conscience de soi-même et de son acte dans la « perception de soi-même », alors qu’il est pourtant évident qu’il y a là divers actes qui se superposent les uns aux autres et que chaque acte a son moi particulier, pour ainsi dire son pôle d’acte particulier ?61
21Ces deux évidences concurrentes invitent en réalité à penser que l’unité du moi doit être saisie à même son dédoublement réflexif, et c’est bien dans cette direction que semble s’orienter Husserl dans les années 2062. Reste alors à montrer en quoi une telle unité n’est pas une pure et simple construction spéculative mais se laisse attester phénoménologiquement, c’est-à-dire satisfait au critère principiel de l’intuitivité.
22Or c’est ici qu’il faut prendre en considération cet auto-engendrement potentiellement infini auquel s’ouvre la réflexion dès sa première mise en œuvre, qui en est une propriété structurelle essentielle et nécessaire et que Husserl nomme « itérativité ». Si l’itération de la réflexion semble dans un premier temps conforter la dispersion de l’ego en une multiplicité d’instances égoïques, chacune de celles qui se rapportent à une instance inférieure devenant l’objet du vécu réflexif d’une instance supérieure, Husserl fait toutefois remarquer que cette multiplication des pôles d’actes63 dans une réflexion réitérée n’est que formelle et potentielle, et qu’elle ne signifie donc pas matériellement un éclatement actuel « du » moi dans une infinité de scissions de lui-même. La thèse de Husserl est que « dans chaque réflexion, je me trouve moi-même, et le même moi, dans un auto-recouvrement nécessaire »64. La notion de recouvrement (Deckung) est ici décisive et doit être prise en son sens phénoménologique précis, qui renvoie à la synthèse subjective qui est au fondement de l’identité objectale en général65. L’idée de Husserl est donc que l’ego gagne dans la réflexion et son itération son ipséité même, que je ne me constitue pas seulement dans la réflexion comme un ego en général, mais comme cet ego que je suis — comme moi-même66. Par conséquent, dans l’itération de la réflexion, il n’y va pas tant d’une scission qui se multiplie que d’un recouvrement synthétique qui se répète, et qui contribue ainsi à une détermination plus complète et plus concrète du soi égoïque :
Je peux itérativement apprendre à connaître mon Dasein concrètement plein (konkret volles) en tant qu’unité égoïque (Icheinheit), [… et] acquérir dans l’action synthétique de l’itération réflexive (et dans la conscience originaire du « toujours à nouveau ainsi ») une connaissance de moi-même67.
23Outre la thèse d’une coïncidence entre conscience de soi et connaissance de soi, qui se situe aux antipodes de ce qui sera l’un des principes de la doctrine sartrienne de la conscience originaire, ces lignes ont le mérite de montrer en quel sens il est possible de désamorcer l’objection de la régression infinie, que Husserl prend fréquemment le temps de s’adresser à lui-même. Comme on le voit, il ne s’agit pas de nier que l’itérativité essentielle de la réflexion ouvre effectivement sur une infinité ; simplement cette infinité n’est-elle pas conçue comme l’explication actuellement indéfinie de l’ego par lui-même mais bien plutôt comme l’implication potentiellement infinie de l’ego par son propre regard dirigé vers soi. C’est ainsi du moins que nous comprenons la formule par laquelle Husserl ressaisit en 1924 l’infinité de la régression itérative comme « une infinité par implication intentionnelle, qui ne provoque aucun contresens »68. On voit en tout cas que l’identité complète, parfaitement unifiée et pleinement concrète de l’ego doit être située à l’horizon de cette réflexivité infinie, ou encore que cette identité intégrale est le corrélat de l’horizon potentiellement infini de l’itération réflexive69, et que la régression infinie ouverte par cette itération est à la fois nécessaire et inoffensive — et ce faisant parfaitement rationnelle.
24Or un dernier élément doit être ajouté à cette thèse. Si la réflexion est le lieu où se constituent l’unité et l’ipséité de l’ego, pourquoi parler encore de scission (Spaltung) réflexive, comme ne cesse de le faire Husserl dans les années 20 ? La réponse tient dans le fait qu’une scission n’est précisément pas un démembrement à l’occasion duquel la cohésion du tout disparaît dans la dispersion des parties qui s’autonomisent. Au contraire, dans le sillage de la théorie phénoménologique du tout et des parties inaugurée par la troisième des Recherches logiques, Husserl montre que la notion de scission désigne une disjonction qui se forme au sein d’un tout de telle manière que l’unité de ce dernier ne soit justement pas compromise, voire qu’elle s’y rende visible. C’est là un point sur lequel Husserl insiste expressément lorsqu’il se demande :
Comment se fait-il que nous p[uiss]ions employer l’image de la scission, qui renvoie à la dissociation d’un élément unitaire — éventuellement tout en sauvegardant un certain caractère d’unité — de même que l’être-fendu d’un tronc d’arbre par exemple ne signifie pas encore nécessairement qu’il est coupé en morceaux éparpillés complètement séparés les uns des autres ?70
25En proposant ainsi de distinguer entre l’être-scindé (Gespaltensein) et l’être-découpé (Zerspaltensein), Husserl situe donc résolument le phénomène de scission du côté de l’unité égoïque. Mais la conséquence qui en découle est une remarquable inversion : loin de cautionner la thèse selon laquelle c’est la réflexion qui introduirait de l’extérieur la scission au sein d’une vie de conscience en elle-même parfaitement unifiée, la conception husserlienne des rapports entre réflexion et unité de l’ego implique que la perspective soit inversée et que la scission soit considérée comme une propriété essentielle et structurale de la vie égologique elle-même, c’est-à-dire comme une condition de possibilité de l’auto-thématisation réflexive de l’ego, laquelle ne fait dès lors que la manifester71. Si la scission qui s’opère dans la réflexion n’est pas incompatible avec l’identité de l’ego qui s’auto-thématise ainsi, c’est que la Spaltung est inscrite originairement dans la vie intentionnelle de la conscience, ou encore que « la vie égologique en activité n’est absolument rien d’autre que ce processus-de-se-scinder-constamment-dans-un-comportement-actif », selon la formule singulière de Husserl en 192472. Si la « différence égologique »73 qui apparaît dans la réflexion est ainsi en réalité une propriété structurelle essentielle de la vie intentionnelle comme telle, c’est par conséquent la réflexion elle-même qui, jusque dans sa simple possibilité, doit être considérée comme un effet de cette Spaltung originaire, ou plus exactement comme une manifestation du caractère originairement scindé de cette vie.
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27Au terme de ces analyses, nous dirons donc qu’eu égard à la thématique de la réflexion, le déploiement de la phénoménologie husserlienne prend la forme d’un constant mouvement d’intériorisation et d’intentionnalisation des conditions de la réflexion, jusqu’à faire de la scission elle-même une propriété de la vie intentionnelle en même temps qu’une condition de l’ipséité de la conscience originaire. On pourrait dès lors, en guise de conclusion, ressaisir l’opposition entre une telle élaboration de l’intentionnalité et sa détermination existentielle, par-delà le problème de leur rapport à la fois commun et différencié à la source brentanienne, en disant qu’il n’y a pas pour Husserl ce que Sartre nomme un « circuit de l’ipséité »74, un va-et-vient intentionnel de la conscience au monde accompagnant la fondation préréflexive de la conscience réflexive ; ou plutôt que le circuit husserlien de l’ipséité se joue à même l’itération de la réflexion égologique, c’est-à-dire qu’il court-circuite justement le monde, ce qui est parfaitement conforme par ailleurs à la définition de la réduction phénoménologique comme mise hors-circuit de la thèse de l’existence de ce monde. De ce point de vue, donc, la pierre d’achoppement de la phénoménologie husserlienne ne serait autre pour Sartre que la réduction phénoménologique — en quoi l’hérésie sartrienne rejoindrait la cohorte des critiques phénoménologiques de la phénoménologie husserlienne et serait ainsi malgré tout, en ce sens également, une hérésie parfaitement orthodoxe.
Voetnoten
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Over : Julien Farges
Université de Paris 4 Sorbonne