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- Volume 6 (2010)
- Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3)
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Les limites de la lecture externaliste du meinen wittgensteinien : Une « intentionnalité » grammaticale
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1Traditionnellement, la scène contemporaine opère un partage entre deux acceptions de l’ « intentionnalité » : entre les lectures dites « internaliste » et « externaliste » de la notion. À l’aune des débats contemporains, il est en effet tentant de distinguer une approche « internaliste » de l’intentionnalité — conçue comme l’expression d’un vécu psychique — d’une approche « externaliste » qui substitue au concept d’« intentionnalité » celui d’ « intention » pour en récuser toute anticipation ou détermination « subjective ». Selon la première acception, l’intentionnalité est un acte psychique qui se détermine lui-même. Ce vécu est l’expression d’une intention de signifier. Selon la deuxième acception, l’intention n’est pas un vécu. Elle n’accompagne pas l’action (elle ne l’anticipe ni ne la guide) : l’intention, c’est l’action elle-même dont la détermination requiert des facteurs « externes » au vécu. Il est cependant clair que ce partage est schématique. La première catégorie de partage, dite « internaliste », est évidemment hétérogène. Mais on entend ici se concentrer sur la deuxième, « externaliste », pour montrer sa complexité.
2D’un point de vue générique, selon la lecture externaliste, l’intention est donc comprise comme une action. Seule l’action est, ou non, intentionnelle. Critiquant toute acception mentaliste et psychologiste de l’intention, la lecture externaliste défend que l’intention se détermine, non pas par un vécu psychique, mais par le récit élargi du contexte dans lequel l’action s’inscrit. Dans cette classe générique, on peut d’emblée isoler un sous-groupe : l’externalisme non causal dont se revendique Vincent Descombes dans l’héritage direct d’Elizabeth Anscombe. Pour ces penseurs qui retiennent ici notre attention, ce n’est par ailleurs que « sous une description » qu’une action peut être dite intentionnelle ou non intentionnelle. Traditionnellement, la sphère anglo-saxonne qualifie cette position d’ « externaliste ». Descombes endosse lui-même le qualificatif. Mais la position d’Anscombe nous semble plus délicate. Certes, pour Anscombe, il s’agit d’analyser la grammaire du concept d’intention pour comprendre comment nous l’utilisons, sous une description précise, pour caractériser une action. C’est l’action qui est intentionnelle. Et à ce titre, l’intention, en tant qu’action, est bien déterminée par des facteurs externes. Pour autant, il reste que, dans un tel dispositif, le statut de l’intention est d’abord conceptuel : c’est un concept qui permet de distinguer (non pas dans l’absolu mais sous une description) deux actions. Entendue comme un concept, l’intention (et non l’action intentionnelle) semble purement grammaticale. Une telle lecture d’Anscombe, si tant est qu’elle soit autorisée par la lettre de ses textes, serait alors purement conceptualiste. Quel sens cela aurait-il alors de la qualifier encore d’externaliste ? On entend partir de l’analyse de ces deux positions et de leur ambiguïté pour montrer qu’il ne suffit pas de récuser le mentalisme pour épouser l’externalisme. Pour le dire autrement, on entend soutenir que l’intention n’est ni interne ni externe au vécu.
3Cette précision générale renvoie alors à un problème plus crucial et plus précis : à la spécificité de la position de Ludwig Wittgenstein que l’on a précisément tendance à qualifier d’ « externaliste ». Si le meinen wittgensteinien peut-être dit contextuel, sa définition n’est en aucun cas « externaliste ». Ce n’est pas parce que le meinen peut se préciser, en cas d’équivoque, par la mobilisation d’un contexte de clarification, que le meinen est une action déterminée par des facteurs externes (un milieu social par exemple). Une telle position tendrait à ontologiser le concept et à manquer sa spécificité : grammaticale et conceptuelle. L’externalisme, pour Wittgenstein, est tout autant une aberration grammaticale que l’internalisme. Il convient alors de faire la part de toute lecture externaliste et internaliste1 de Wittgenstein pour présenter sa spécificité : une conception d’abord grammaticale du meinen. On veut montrer que le meinen, traduit par « vouloir-dire », a d’abord un statut philosophique : conceptuel. C’est un concept dont on use à des fins de compréhension, pour lever des éventuelles équivoques, par excellence, quand on n’a pas compris (ou mal) ce que l’autre « voulait dire » en situation. Sa positivité n’est que conceptuelle. On use du concept, non pas pour agir, mais pour trancher, éclairer, ces clarifications pouvant par ailleurs avoir une incidence pratique, facilitant la compréhension.
4On entend alors distinguer cette acception spécifique, grammaticale et thérapeutique, d’une acception « externaliste » de l’intention, ceci pour préciser le concept de « vouloir-dire » et montrer in fine combien le contextualisme thérapeutique de Wittgenstein se distingue d’un éventuel « externalisme ». Pour préciser cette double lecture — grammaticale et thérapeutique — l’analyse se concentrera essentiellement sur les §§ 428 à 465 des Recherches philosophiques2 de Wittgenstein.
1. Le meinen wittgensteinien
5La question du meinen, loin d’être marginale, est centrale chez le Viennois puisqu’elle traverse son œuvre du Tractatus logico-philosophicus aux Recherches philosophiques. Mais elle est spécifique et irréductible à ses redéfinitions ultérieures. Cette question s’inscrit explicitement dans une problématique linguistique. Le meinen n’a en en effet d’expression que grammaticale. Par ailleurs, sa détermination n’est que linguistique. Par meinen, il s’agit alors de « vouloir-dire » et non de « vouloir-penser ». C’est la manière dont le dire s’accorde au monde.
6Wittgenstein précisait déjà dans ses Remarques philosophiques3, § 20, le rôle déterminant de l’ « Intention » : « Éliminez du langage l’élément de l’intention (Intention), c’est sa fonction tout entière qui s’écroule ». Si, dans la suite de l’œuvre, au terme Intention est substitué celui de meinen, le concept, en tant que concept de clarification linguistique, reste décisif.
7De fait, dans les textes du début des années 1930, dans le chapitre 7 de la Grammaire philosophique4 et dans le chapitre iii des Remarques philosophiques, le concept est particulièrement travaillé. L’enjeu de Wittgenstein y est alors clair : il s’agit de critiquer la thèse causaliste de Russell exposée dans son Analysis of Mind5. Dans The Analysis of Mind, Russell adopte en effet une conception non relationnelle de l’intention. L’intention y est considérée non pas comme une relation de visée mais comme un enchevêtrement de phénomènes mentaux. Cet enchevêtrement est soumis à une contrainte de satisfaction : il peut être satisfait, ou non, par un objet quelconque. Et c’est à la condition rétrospective de cette satisfaction que l’on découvre qu’il y avait « intention ». C’est seulement rétrospectivement, en voyant qu’une attente est satisfaite, que l’on peut déduire qu’il y avait une intention de satisfaction. Rétrospectivement, en voyant quelqu’un manger une pomme, et être satisfait d’avoir mangé cette pomme, on peut conclure qu’il avait l’intention de manger une pomme. La détermination ne serait pas interne — ce n’est pas le vécu qui anticipe et détermine ses intentions — mais externe — : les intentions sont déterminées, après coup, par le constat d’une satisfaction. L’intention est ainsi entendue comme une construction théorique qui rend compte, a posteriori, de nos comportements.
8Or, Wittgenstein critique explicitement cette acception dans sa Grammaire et dans ses Remarques. Pour Wittgenstein, le modèle de la satisfaction de l’attente n’est pas convaincant. L’exemple célèbre du « coup de poing » tend à l’invalider partiellement (si un coup dans mon estomac coupe court à ma faim, dois-je en déduire que c’est ce que je désirais ? Doit-on rétrospectivement poser que ce dont j’avais l’intention, c’était de recevoir un coup de poing ?). Cette acception causaliste (l’objet serait la cause expliquant mon désir rétrospectivement) est explicitement démontée. Wittgenstein adopte alors d’emblée une conception grammaticale du « vouloir-dire ». Dès la Grammaire s’énonce la thèse centrale quant au « vouloir-dire », thèse que les Recherches reprendront : « Tout se passe dans le langage » (§ 95).
9On entend défendre que cette thèse invalide précisément une lecture externaliste de Wittgenstein. Pour commencer, au § 107 de la Grammaire philosophique, Wittgenstein déclare que « si on la considérait de l’extérieur, on ne comprendrait jamais l’intention ». Or, c’est au nom de l’affirmation du caractère exclusivement grammatical de l’intention que Wittgenstein condamne du même coup les lectures internalistes, causalistes et aussi externalistes du « vouloir-dire ».
10Il est cependant parfaitement clair que de nombreuses assertions insistent d’abord sur l’aspect pratique du « vouloir-dire ». L’intention, « c’est quelque chose que nous faisons », nous dit Wittgenstein au § 107 de la Grammaire. L’action qu’est l’intention est déterminante en tant qu’action : « Dis-moi comment tu cherches et je te dirai ce que tu cherches », précise le § 27 des Remarques, propos repris en substance par le § 463 des Recherches.
11Pour autant, il convient de comprendre que si le « vouloir-dire » s’exprime par une action qui s’inscrit dans des « circonstances » (§ 441), ce n’est pas une action mais un concept et son usage est conceptuel. Sa grammaire ne se définit pas par des contraintes externes mais par le contexte d’un jeu de langage. Prenons le § 441 : « La question de savoir si je sais ce que je souhaite avant que mon souhait soit réalisé ne peut pas du tout se poser dans ce jeu de langage ». Le paragraphe précise, de fait, le caractère pratique du « vouloir-dire » : ce n’est que dans la réalisation (Erfüllung) que l’on sait ce que l’on veut dire. Mais il précise aussi un autre élément fondamental : le « vouloir-dire » est d’abord un concept et ses règles d’usage sont grammaticales. Elles dépendent intégralement d’un jeu de langage. Ce sont les règles mais aussi les questions que l’on peut lui poser qui sont déterminées par ce jeu de langage. Il y a donc des questions que l’on ne peut pas poser au meinen sans commettre d’erreurs grammaticales. Ainsi, par exemple, celle de son anticipation. Car une telle question est inutile : « Si j’ai appris à parler, je le sais », précise le § 441. Ce n’est qu’en cas de problème, si le langage n’entre pas en contact avec le réel, que l’on peut utiliser le « vouloir-dire » — en tant que concept.
12Mais avant d’explorer plus avant cet argument décisif, il s’impose d’expliciter ce que pourrait être une lecture foncièrement externaliste du « vouloir-dire » wittgensteinien. À ce titre, la lecture de l’intention proposée par Vincent Descombes, notamment dans ses deux livres La denrée mentale6 et les Institutions du sens7, est extrêmement précieuse.
2. Une lecture externaliste de Wittgenstein ?
a) Descombes. L’intention comme action
13Plus clairement que n’importe quel interprète de Wittgenstein, Vincent Descombes propose une lecture explicitement externaliste de l’intention, en se réclamant de Wittgenstein, plus précisément peut-être, de la lecture qu’Elizabeth Anscombe propose de Wittgenstein.
14Les considérations de Descombes sont certes grammaticales : il s’agit bien de préciser les usages que l’on peut faire du concept d’intention. Mais dans le premier chapitre de la Denrée mentale, Descombes définit explicitement sa position comme « externaliste » en se revendiquant par ailleurs de Wittgenstein :
« Où placez vous l’esprit ? » demandons-nous aux philosophes qui nous parlent du mental. […] Dehors, selon les philosophes de l’esprit objectif et de l’usage public des signes, comme l’ont soutenu par exemple Peirce et Wittgenstein. Mon propos dans ce livre est double. Il est d’abord de soutenir la thèse de l’extériorité de l’esprit : l’esprit doit être placé dehors, dans les échanges entre les personnes, plutôt que dedans, dans un flux interne de représentations8.
15Descombes soutient en effet que la philosophie de l’intention qu’il adopte est un « externalisme direct ». Il précise le statut de cet externalisme en définissant l’intention comme pratique et comme une « action » : « L’intention pratique n’est pas autre chose que l’action : elle est l’action elle-même décrite dans son aspect mental, ce qui veut dire dans sa téléologie distinctive »9.
16Ainsi le concept d’ « intentionnalité » est-il abandonné au profit d’une acception externaliste de « l’intention ». L’intention n’est pas une relation de signification entre un sujet et un objet. C’est « l’action décrite », « dans sa téléologie distinctive ». C’est la description distinctive de l’action.
17Descombes apporte ici une précision précieuse, qu’il hérite d’Anscombe. L’intention est l’action « décrite » selon sa « téléologie distinctive ». C’est donc, plus qu’une action, un concept d’analyse de l’action. Cette description « téléologique »10 est bien conceptuelle car « distinctive ». L’intention n’accompagne pas l’action telle son ombre ou son double : c’est l’action décrite selon son caractère distinctif. Son statut est alors autant conceptuel que pratique.
18Pour autant, Descombes insiste fortement sur la nécessaire externalité et objectivation de l’intention. Ce n’est pas seulement un concept d’organisation et de délimitation. L’intention doit gagner un contenu de sens. C’est particulièrement clair dans les Institutions du sens, par exemple dans l’analyse que Descombes propose de la « psychologie d’Achille ». Après avoir récusé une interprétation psychologiste des intentions d’Achille, Descombes remarque que ses intentions ou sa « colère » ne peuvent se déterminer qu’en troisième personne, en « des termes publics et impersonnels ». La colère d’Achille tient « à ce que cette colère vise ou regarde Agamemnon en tant qu’il a pris une part du butin ». Descombes en conclut que :
Le concept d’intention semble nous inviter à loger l’esprit dans un sujet des intentions (dans une tête), mais nous découvrons bien vite que ce n’est pas là sa place. C’est plutôt le sujet qui, pour acquérir un esprit, doit être logé dans un milieu […]. Ce milieu moral est formé par les institutions en tant qu’elles sont pourvoyeuses d’un sens que les sujets individuels peuvent, à leur tour, s’approprier11.
19On touche au cœur de l’externalisme de Descombes. Selon un principe qu’il qualifie de « holisme du mental »12, l’intention doit gagner un contenu de sens dans un contexte (« un milieu », ici) en s’objectivant dans des « institutions » qui ont déjà un sens. Elle se détermine en appropriant un sens externe. Ce n’est que dans le contexte institutionnel de la guerre qu’Achille peut avoir l’intention de se battre avec Agamemnon. « Tout acte intentionnel est intentionnel dans un contexte »13, précise Descombes.
20Or, à plusieurs titres, cette caractérisation de l’intention, que Descombes prétend hériter de Wittgenstein, est peu wittgensteinienne. Et ceci pour au moins deux raisons :
21Elle prétend expliquer la détermination à l’intentionnalité en recourant à un « contexte d’explication » qui n’est pas comparable au contexte thérapeutique de justification wittgensteinien. Plutôt qu’un concept discriminant, le contexte est ici présenté comme un arrière-plan ontologique, institutionnel du moins, toujours déjà là et explicatif. L’intention se déterminerait en appropriant le sens institutionnel de son arrière-plan.
22Par ailleurs cette insistance sur le caractère « externaliste » de l’intention, sur sa nécessaire objectivation par l’institution repose sur une erreur de grammaire qui tend à substantialiser la notion de « vouloir-dire ». Le « vouloir-dire » doit rester un concept. En tant que concept, il est objectif ou du moins il propose une compréhension objective. Nul besoin de l’ontologiser en l’inscrivant dans un « contexte institutionnel » dit déterminant. Descombes semble glisser tendanciellement d’une problématique linguistique à une problématique de l’esprit, de consonance hégélienne. C’est ce que Jean-Philippe Narboux a très bien montré en récusant l’hypothèse — prêtée à Descombes — que l’intention serait « une relation interne publique entre des contenus de sens, médiée par des institutions, à commencer par celle du langage »14. Il est clair que l’intention ne gagne pas de contenu en s’appropriant le langage. Elle est, en tant que concept, déjà linguistique. Ce n’est rien avant ni sans le langage. Plus encore, en tant que concept de clarification, elle se passe de contenu.
23Mais avant d’analyser la spécificité de l’approche wittgensteinienne qui s’esquisse en regard, il est utile de revenir à l’origine de l’analyse de Descombes, à l’analyse d’Elizabeth Anscombe qui présente le mérite de nous rapprocher au plus près de la position de Wittgenstein.
b) Elizabeth Anscombe. L’intention sous une description
24En un sens, la position d’Anscombe est proche de celle de Wittgenstein dans la mesure où elle se garde de substantialiser la notion de « contexte » et d’objectiver celle d’intention. L’analyse qu’elle propose dans son livre L’intention15 est prudente et méthodologique.
25À première vue, l’analyse de Descombes est très proche de celle d’Anscombe. Anscombe passe sous le crible de la critique toute approche mentaliste de l’intention. Ainsi développe-t-elle, selon une casuistique subtile, plusieurs arguments pour démontrer l’inanité d’un recours à une image mentale pour préciser l’intention. Anscombe en conclut alors au § 25 — assertion que reprendra textuellement Descombes — que « en gros, l’intention d’un homme, c’est son action ». Au nom de cette critique du mentalisme, tout comme Descombes mais aussi Wittgenstein, Anscombe adjoint une critique du causalisme. Aucune cause mentale ne peut déterminer nos intentions.
26Pour Anscombe, plus positivement, et c’est la thèse que lui emprunte Descombes, l’intention est une action et ce n’est que « sous une description » que l’on peut qualifier une action d’intentionnelle ou pas. La thèse, fameuse, est exposée explicitement dans les §§ 23-26 de l’œuvre. Ce n’est pas dans l’absolu mais sous une description contextualisante que l’on peut qualifier l’action d’intentionnelle. L’intention n’étant que cette action. Ainsi l’exemple de l’homme qui pompe de l’eau pour abreuver la cité. Cette eau est empoisonnée. La question se pose de savoir si l’action de pomper et celle d’empoisonner sont intentionnelles. En fonction des différentes descriptions de la téléologie de l’action : à savoir « pomper de l’eau pour », on peut déceler différentes actions intentionnelles : « remplir la citerne », « empoisonner la ville », etc. Seules ces actions décrites peuvent être ou non intentionnelles. Teichmann, dans son commentaire de l’œuvre d’Anscombe, propose un autre exemple éclairant : « Si Boris tire sur Andrei et Andrei meurt plus tard à l’hôpital, on peut dire que ce que Boris a fait était intentionnel selon deux descriptions : “tirer sur Andrei” et “tuer Andrei” (la deuxième description ne sera pertinente que si Boris est accusé du meurtre) »16. L’intention n’est donc pas un vécu, c’est un action décrite : « tirer sur Andrei », « tuer Andrei », « abreuver la ville », « empoisonner la ville », etc.
27Par ailleurs, Anscombe insiste remarquablement sur l’usage d’abord thérapeutique d’une telle description. Derrière son insistance sur le rôle des descriptions, elle pointe le mythe de l’explication acontextuelle de l’intention. Elle comprend qu’il n’y a d’action intentionnelle que dans certaines circonstances et surtout qu’on ne peut savoir si une action est intentionnelle ou non que dans certains contextes. Notamment, Anscombe voit très bien que l’on n’a pas besoin de mobiliser le concept d’intention dans un contexte ordinaire où il n’y a pas équivoque : « “Il remplit la citerne”, cela suffit — dans des circonstances ordinaires — pour dire que cela est une action intentionnelle »17. En revanche, le concept s’impose dans les contextes où une équivoque est possible. Dans le cas ambigu de la pompe, par exemple, la question se pose de savoir si l’action était ou non intentionnelle. Dans un cas non ambigu (dans le cas où on pompe de l’eau dans l’intention de boire), le concept d’ « intention » est superflu. Anscombe précise au § 24 que « la différence s’avère être une différence de contexte, et pas de quelque chose qui se passe sur le moment ». Il s’agit bien d’une différence conceptuelle qui n’a de sens que pour répondre à une question posée. L’usage de l’intention est donc essentiellement thérapeutique ou méthodologique. C’est un outil pour y voir plus clair.
28Cet usage méthodologique du concept d’intention est grammatical et s’inscrit de fait dans l’héritage de la pensée de Wittgenstein. Et c’est peut-être sur ce point que Descombes, bien plus qu’Anscombe dont il se revendique par ailleurs, s’éloigne de Wittgenstein. En insistant sur un externalisme systématique, sur la nécessité d’objectiver la notion d’intention, en ontologisant celle d’arrière-plan, Descombes perd de vue la dimension méthodologique du concept d’intention. On le mobilise d’abord quand il s’agit d’y voir plus clair et de distinguer une action d’une autre.
29Cependant, il nous semble que la position d’Anscombe s’écarte aussi de celle de Wittgenstein et qu’elle mérite alors, à juste titre, son qualificatif d’ « externaliste ». Première chose, sur laquelle on a déjà insisté : le caractère pratique de l’intention. L’intention est une action pour Anscombe. Aussi sa « clarification » téléologique est-elle d’abord informative. On en attend une information quant à la potentielle connaissance de l’action. Il convient en effet de se souvenir que la réflexion d’Anscombe sur le concept d’intention s’inscrit dans une quête sur la nature du « raisonnement pratique ». L’usage du concept d’intention est donc pratique au sens où on en a besoin pour l’action, pour mieux la connaître. Ainsi qu’Anscombe le précise au § 48 : « “L’action intentionnelle” implique toujours de “bien s’y connaître” dans ce sur quoi porte la description sous laquelle l’action peut être appelée intentionnelle. Cette connaissance s’exerce dans l’action : il s’agit de la connaissance pratique. » L’usage de « l’intention » n’est donc pas exclusivement conceptuel. Si l’on use du concept, c’est d’abord pour répondre à des questions casuistiques telles que : une action a-t-elle un nombre défini de descriptions ? Ou, plus concrètement : si on a tiré sur Andrei le lundi à midi et s’il meurt le mardi à midi, s’agit-il toujours de la même action18, etc. ? L’analyse du concept est donc d’abord pratique : on en attend moins une clarification grammaticale (sur son usage possible) qu’une information sur l’action. L’intention, c’est l’action (et non pas seulement son concept) et c’est la raison pour laquelle cela a un sens de qualifier la position d’Anscombe d’ « externaliste ».
30Par ailleurs, plus gênant, il n’est pas question pour Wittgenstein de proposer une typologie ou une méta-description des descriptions de l’intention. Anscombe en dit plus que Wittgenstein mais surtout trop. Pour Anscombe, la description elle-même est objet d’analyse. La description doit être inscrite dans une « classe », cette classe étant elle-même subdivisée, ceci aux fins de renseigner l’action. Teichmann décrit remarquablement le réquisit d’Anscombe :
Quand une personne fait quelque chose intentionnellement, on doit établir une classe des descriptions de ce qu’elle fait, C1. Une sous-classe de C1 sera définie par la classe des descriptions que la personne sait être vraies de son action — C2. Certaines des descriptions de C2 seront celles que la personne sait être directement (« sans observation ») vraies de son action. Elles relèvent de la sous-classe de C2 : C3. Enfin, il y a les descriptions de l’action sous lesquelles l’action est intentionnelle et celles-ci appartiennent à la sous-classe de C2 : C419.
31La description elle-même doit donc être décrite et organisée. Or, une telle organisation scolastique rompt avec l’esprit de Wittgenstein. Si, pour Wittgenstein, le concept de « vouloir-dire » apparaît dans le langage pour clarifier un signe ou un récit, il n’est pas question de clarifier le concept. On peut et on doit en préciser les usages. Mais il ne s’agit pas de proposer une typologie de la notion.
32Enfin, et c’est là peut-être le point le plus contestable de notre critique, si, chez Anscombe, on décrit une intention qui, elle-même n’exprime rien d’autre qu’une action, du moins aucun vécu, il nous semble que la notion de « vouloir-dire » reste expressive chez Wittgenstein. De ce qui est exprimé, on ne peut et on ne doit rien dire (au risque de commettre une erreur grammaticale et un non-sens). On ne peut en faire aucun usage. Mais cela n’exclut pas, nous semble-t-il, qu’il y ait bien un vécu — non déterminant et indicible — sous la description wittgensteinienne.
3. Une lecture grammaticale et contextuelle de l’intentionnalité : le « vouloir-dire » wittgensteinien
33Cependant, il est clair que le « vouloir-dire » wittgensteinien a d’abord un statut conceptuel. C’est un concept de clarification que l’on ne mobilise qu’en cas d’équivoque. Ce n’est qu’en cas de problème — « sous une question » pourrait-on dire — que l’on a besoin de l’utiliser — par exemple quand on se demande, en situation, ce que l’autre voulait dire. C’est alors moins un concept de détermination que de discrimination : il permet de trancher une équivoque.
34Plus positivement, il est délicat de définir ce que le concept « exprime ». Wittgenstein nous invite à déjouer cette question. S’il n’y a pas de problème, il n’y a pas à trancher ce qu’est le « vouloir-dire ». Les §§ 435-436 des Recherches, par exemple, dénoncent la quête de son essence comme une « impasse philosophique » :
§ 436. Il est si facile de tomber dans cette impasse philosophique qui consiste à croire que la difficulté de la tâche tient à ce que nous avons à décrire des phénomènes difficilement saisissables, l’expérience fugitive du moment présent, ou d’autres choses semblables. Alors le langage ordinaire nous paraît trop frustre, et il semble que nous n’ayons pas affaire aux phénomènes dont parle la vie quotidienne, mais à des « phénomènes évanescents dont l’apparition et la disparition engendrent en quelque sorte les premiers ».
35Dans le langage ordinaire, si on veut signifier quelque chose, on le signifie, c’est tout. Il n’y a là rien de paradoxal ou d’anormal. La question de la possibilité de l’anticipation du vouloir-dire, de son caractère interne, externe, causal, collectif ou pas sont de fausses questions.
36« Tout se passe dans le langage », déclarait Wittgenstein dans le § 95 de la Grammaire. C’est à nouveau la leçon des Recherches. De même que l’ordre est « une proposition grammaticale » qu’il suffit d’énoncer correctement en en respectant les usages, le meinen est une proposition grammaticale à énoncer correctement. C’est là la leçon fondamentale qu’énonce le fameux § 445 des Recherches : « C’est dans le langage que l’attente et son remplissement entrent en contact ». Ce contact n’est que linguistique.
37Jacques Bouveresse commente ce même § 445 de manière éclairante, dans son Mythe de l’intériorité20. La question du remplissement n’est plus pensée, comme dans le Tractatus, en termes de « multiplicité » (ce n’est pas tant que le signe et la réalité possèdent la même multiplicité) mais en termes de « communauté de langage ». Selon Bouveresse, « c’est l’application réglée du signe par un être humain dans une certaine communauté de langage et de vie qui crée l’espace et établit la connexion entre le signe et la réalité »21. C’est la question essentielle de l’harmonie, du § 429. Cette « harmonie » qui est au cœur du meinen n’est que grammaticale. Et de cette harmonie, en cas normal, il faut se résoudre à ne rien dire.
38Il n’en reste pas moins que si cette harmonie est grammaticale, et si de cette harmonie, on ne peut rien dire, il est possible de la manquer. Il est possible de faire une erreur de grammaire : de penser « vouloir dire » quelque chose et de crier à la place un ordre. Il est aussi possible de ne pas comprendre ce que l’autre « voulait dire », de se tromper dans l’attribution de « vouloir-dire », etc. C’est dans ces cas-limites qu’intervient, à titre thérapeutique, le concept de « vouloir-dire », et avec lui, comme outil de clarification, le « contexte ». En cas de problème, on cherche à identifier le « vouloir-dire » manqué et on ne peut l’élucider qu’en le remplaçant dans un contexte. Car le vouloir-dire se détermine toujours en situation. Si l’on ne peut donc rien dire de la grammaire d’usage de ce « vouloir-dire », en cas d’échec, on doit la restituer.
39Pour autant, si c’est un non-sens de chercher à déterminer ce qu’exprime l’intention (un vécu, une institution intériorisée, etc.), l’analyse puissante de Jean-Philippe Narboux qui conclut à une « dissolution de l’intentionalité » dans les Recherches philosophiques nous semble contestable. Narboux annonce ainsi son programme :
On se propose de montrer que […] les Recherches défont le problème de l’intentionalité jusqu’à récuser le concept d’intentionalité loin de se contenter de dissoudre l’apparence selon laquelle l’intentionalité fait problème. Car ce qu’elles récusent avant tout, et récusent comme le ressort du concept même de visée, c’est le réquisit de la détermination complète du sens, c’est-à-dire celui de la capacité essentielle de toute pensée à anticiper, à défaut de sa valeur de vérité, du moins les modalités de sa vérification, positive ou négative22.
40Certes, Wittgenstein récuse bien le « réquisit de la détermination complète du sens » et de l’ « anticipation » de toute pensée. Le sens ne se détermine que dans un jeu de langage appliqué. Il est clair que le sens ne s’isole pas en contenus, mobilisés par la pensée, confrontés à la réalité. Par ailleurs, il est juste que le sens n’est pas anticipé par la pensée. Le § 437 des Recherches est par exemple très clair :
Il semble que le souhait sache déjà ce qui le satisfera ou pourrait le satisfaire, et la phrase — la pensée — ce qui la rend vraie, même si cela n’est aucunement là ! D’où vient donc cette détermination de ce qui n’est pas encore là — cette exigence despotique ? (« La dureté du “Il faut logique” »).
41Nul besoin d’orientation ou d’anticipation de la pensée. Le langage est déjà réglé et, dans un jeu de langage, nos usages des signes entrent bien en contact avec le réel. La satisfaction n’est pas conditionnée par une détermination.
42Mais on soutient que Wittgenstein « se contente » précisément « de dissoudre l’apparence selon laquelle l’intentionalité fait problème ». Dans un souci thérapeutique, il ne tranche précisément pas sur la nécessité de « récuser le concept d’intentionalité ».
43Deux arguments appuient cette lecture. À titre thérapeutique, comme de tout concept de clarification, on a besoin du concept de « vouloir-dire ». Ne serait-ce que pour satisfaire cette exigence, le concept est maintenu. Il ne s’agit plus, bien sûr, de l’intentionalité husserlienne ou phénoménologique. Mais il est bien question d’une « intention de signification ». Si je ne comprends pas ou mal ce que l’autre a « voulu-dire », conceptuellement, je dois pouvoir mobiliser le concept pour déterminer ce que, positivement, il avait l’intention de signifier. Il y a bien là un usage, certes purement conceptuel, du concept d’ « intentionalité ».
44Par ailleurs, même si c’est peut-être plus contestable, ce n’est pas parce que l’on ne peut pas poser la question de ce qu’exprime l’intention qu’elle n’exprime rien. Sur le statut de ce qui est exprimé, on ne peut certes pas trancher. Wittgenstein nous interdit de l’interroger. C’est donc qu’il nous interdit précisément de répondre à la question de son existence, par la négative comme par la positive.
45Aussi, si on s’accorde avec Narboux pour récuser la lecture que Hacker propose de l’intentionalité, la définissant « comme une relation intra-grammaticale », on n’en conclut pas pour autant à une dissolution de la notion. Hacker analyse ainsi le virage de la position de Wittgenstein et sa redéfinition du concept de meinen dans les Recherches :
[Ces relations internes] doivent être clarifiées dans la grammaire (comme si elles étaient, selon un mouvement horizontal, tissées dans le réseau des règles grammaticales) et non expliquées verticalement par la référence à la structure métaphysique de la réalité23.
46Hacker invite donc à conserver le modèle relationnel métaphysique mais à repenser cette relation comme « intra-grammaticale ». C’est évidemment contestable et c’est manquer là la radicalité du geste de Wittgenstein. Wittgenstein nous invite à renoncer à tout modèle relationnel et à penser le « vouloir-dire » non pas comme une relation de visée mais comme un concept — potentiellement expressif — à mobiliser en cas d’équivoque. Pour autant, ou plus exactement pour cette raison, il conserve un rôle au concept d’intentionalité : clarificateur.
47Un détour par le § 454 des Recherches est alors éclairant :
Comment se fait-il que la flèche montre ? Ne semble-t-elle pas déjà porter en elle quelque chose qui lui est extérieur ? — « Non, le trait inanimé ne peut rien faire de tel, seul le peut le psychique, la signification ». — C’est à la fois vrai et faux. La flèche ne montre que dans l’application qu’un être vivant fait d’elle.
Cette monstration n’est pas un abracadabra que seule l’âme pourrait accomplir.
48Ce paragraphe est effectivement précieux. Autant il condamne clairement le mentalisme comme une aberration grammaticale, « un abracadabra », autant il condamne l’externalisme et ses questions comme une autre aberration. Les questions comme « comment se fait-il que la flèche intentionnelle montre », « ne porte-t-elle pas déjà en elle quelque chose qui lui est extérieur » si elle rencontre l’extériorité , est-elle déterminée de manière exclusivement externe, etc ?, sont « à la fois vrai[es] et fau[sses] » selon Wittgenstein. Car ce sont des questions qui ne se posent pas. Ce qui est clair, c’est que la flèche ne montre que dans une grammaire qui lui est propre : « Dans l’application qu’un être vivant fait d’elle ». Mais elle n’est pas externe ou interne pour autant. Elle est purement conceptuelle.
49On voit s’esquisser, en parallèle, la spécificité du contextualisme des Recherches philosophiques, lui-même thérapeutique. Car si le concept de « vouloir-dire » est mobilisé, en cas de mécompréhension, on ne pourra lever l’équivoque qu’en replaçant le concept dans son contexte. Ainsi seulement se précisera ce qu’on avait « voulu-dire », comment, etc. Le contexte n’est donc pas non plus « externaliste » : il ne détermine pas le sens et le contenu de l’intention. Il permet de discriminer entre des acception concurrentes et équivoques du « vouloir-dire ». Son rôle est lui aussi conceptuel.
50On a donc insisté sur les limites d’une lecture externaliste de l’intentionalité wittgensteinienne ou plutôt sur l’impossibilité méthodologique de décider de son statut. Le contextualisme méthodologique de Wittgenstein n’est pas un externalisme. Pour autant, on soutient que le concept de meinen reste effectif dans l’œuvre de Wittgenstein. Car en tant que concept, on en a besoin. Certes, normalement, on n’a pas besoin du concept de « vouloir-dire ». Car, en cas normal, on ne « veut pas dire », on dit. Mais en cas de problème de compréhension, le concept de « vouloir-dire » s’impose pour trancher l’équivoque.
Notes
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About: Charlotte Gauvry
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne – PHICO