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Claire Pagès

« Distance et proximité » : les deux lectures lévinassiennes de l’intentionnalité

(Volume 6 (2010) — Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3))
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1On se propose de présenter la lecture par Levinas de la notion d’intentionnalité. Cette discussion est prioritairement une discussion avec le concept husserlien d’intentionnalité1. Nous nous tiendrons à cette question sans engager la présentation de l’ensemble de la phénoménologie husserlienne chez Levinas2. Notre objet sera ici de retracer les lectures lévinassiennes de ce concept et non d’en évaluer la pertinence ou l’injustice à l’égard de Husserl. Nous sommes bien conscients néanmoins que certaines propositions engagées dans ces lectures frappent par leur caractère hétérodoxe ou intem­pestif, voire même hérétique, à l’égard de la lettre husserlienne et ne peuvent de ce fait manquer de heurter qui connaît bien l’œuvre de Husserl.

2Discutant le concept d’intentionnalité chez Husserl, il s’agit souvent pour Levinas de distinguer d’abord ce concept d’autres ententes, courantes, ordinaires, naturelles, du concept, mais aussi de dégager d’autres types d’intentionnalité qui ne seraient pas inscriptibles dans le modèle husserlien, et enfin de dégager des formes relationnelles non intentionnelles. On sera alors particulièrement sensible à ce travail de Levinas sur les formes de l’intentionnalité, travail qui constituera un des fils de notre exposition. Pourtant, l’objet principal de notre étude concernera la dualité de la lecture lévinassienne.

3Il faut plus exactement parler de deux lectures divergentes et parallèles du concept d’intentionnalité3. En effet, d’un côté, Levinas présente le concept husserlien comme une révolution et une libération à l’égard de l’orientation de la philosophie occidentale. Avec le concept d’intentionnalité, la phénomé­nologie husserlienne se situerait hors du prisme de la représentation que Levinas critique. En cela, il rend possible l’éthique. Mais, d’un autre côté, Levinas s’emploie à montrer que l’intentionnalité husserlienne est encore prise dans l’horizon du savoir et de la représentation, presque de part en part objectivante et incapable de faire droit à la transcendance radicale du rapport éthique. Il présente d’une part l’intentionnalité comme transcendance, au sens d’une ouverture à l’altérité quelle qu’elle soit, mais d’autre part elle est pour lui retour à l’immanence du même et du mien, car l’autre dans le rapport intentionnel reste à la mesure du sujet, de la conscience.

4Levinas évoque parfois l’intentionnalité par la formule « distance et proximité ». En réalité, sa lecture est double, s’intéressant parfois à l’inten­tion­nalité pour la distance et l’ouverture qu’elle installe à la base de la conscience mais en faisant aussi le procès de la proximité et parenté excessives sur fond desquelles se déploie le rapport. En effet, la proximité, ce peut être l’ouverture à l’autre mais aussi l’envahissement de celui-ci. Il est remar­quable que ces deux lectures ne soient pas successives chez Levinas. Celui-ci ne change pas son évaluation, ne révise pas son jugement, mais tient de pair, ensemble, les deux lectures — admirative et critique — de l’inten­tionnalité, qui le conduisent à formuler des propositions parfois antithétiques à son sujet.

L’intentionnalité comme au-delà de la représentation

5Les enjeux de cette discussion sont de taille. En effet, dans le texte de 1959, « La ruine de la représentation », Levinas ne mâche pas ses mots pour indi­quer l’importance du concept d’intentionnalité dans la révolution phénomé­nologique. Il déclare par exemple que « la phénoménologie, c’est l’inten­tionnalité »4. Plus loin, il précise que Husserl nous ouvre de nouvelles possibilités de philosopher grâce surtout à l’idée d’une analyse des inten­tions.

6Dans l’essai de 1959, « Réflexion sur la “technique” phénoménolo­gique », Levinas commence ainsi par défendre que la phénoménologie est une destruction de la représentation et de l’objet théorétique. Il explique comment doit être compris le retour aux choses mêmes — c’est-à-dire comme un retour aux actes où se dévoile la présence intuitive des choses — pour être un vrai retour aux choses. Avec la représentation, dans la représentation, dit Levinas, l’objet est toujours à la mesure de la conscience, car elle se définit au fond comme adéquation du moi et du non-moi, du même et de l’autre. La conscience, source de sens, lisse alors l’étrangeté et l’hétéro­généité de l’objet. C’est pourquoi, écrit-il, « représenté, l’Autre égale le Même, bien qu’il semble trancher sur lui »5. L’intentionnalité husserlienne induirait au contraire une inégalité entre moi et autre permettant de rompre avec l’intentionnalité objectivante qui caractérise toujours la représentation.

7C’est pourquoi on posera ici la double question du rôle que joue l’intentionnalité dans ce dispositif de ruine de la représentation et de la façon dont, pour lui faire jouer ce rôle, elle est comprise, définie et distinguée par Levinas.

1. La révolution phénoménologique et l’intentionnalité

81.1.1. Levinas, dans le texte de 1959, « Réflexion sur la “technique” phéno­ménologique », fait tourner la phénoménologie autour de l’idée que l’être des objets est dans leur révélation, on peut aussi bien dire dans leur essence. La notion d’intentionnalité vient exprimer cela. Cette remarque permet déjà d’écarter une entente courante un peu triviale de l’intentionnalité qui l’interprète comme simple corrélation entre le sujet et l’objet : « Le fait que l’être est révélation — que l’essence de l’être est sa vérité — s’exprime par la notion de l’intentionnalité. L’intentionnalité ne consiste pas à affirmer la corrélation entre le sujet et l’objet »6. Levinas insiste souvent sur le fait que l’intentionnalité husserlienne ne signifie pas vraiment cette corrélation néces­saire entre sujet et objet par laquelle on a trop souvent pris l’habitude de la résumer. Ce serait en perdre le sens original. Bien avant Husserl en effet, on a contesté cette séparation du sujet et de l’objet. L’intentionnalité signifie alors plutôt pour Levinas l’éclatement de la conscience vers les objets ou que nous sommes immédiatement auprès des choses. En effet, on peut toujours parler de corrélation sujet-objet sans rien changer à la façon de représenter la vie de la conscience. D’ailleurs, Levinas va surtout insister sur le fait que la phénoménologie husserlienne conduit hors des catégories classiques sujet-objet (sujet constituant et monde constitué, objet fixe, simple résultat) pour pouvoir faire du sujet et de l’objet les pôles de la vie intentionnelle. C’est de ce geste que procèdera la ruine de la souveraineté de la représentation :

Méconnaître ce conditionnement, c’est produire des abstractions, équivoques et vides dans la pensée. C’est peut-être par cette mise en garde contre la pensée claire, oublieuse de ses horizons constituants, que l’œuvre husser­lienne aura été le plus immédiatement utile à tous les théoriciens…7.

9Ou « elle nous mène hors des catégories sujet-objet et ruine la souveraineté de la représentation »8.

101.1.2. Il est essentiel, dans la révolution phénoménologique, pour Levinas, que celle-ci laisse une place primordiale à la sensibilité. Il va jusqu’à écrire que, si Husserl n’avait pas pris en compte la sensation, la transcendance de l’intentionnalité n’aurait jamais pu avoir le sens d’une présence au monde9. Tout en refusant le sensualisme, l’identification pure et simple de la conscience aux sensations-choses, la phénoménologie permet de réhabiliter le sensible. Lui sont conférées une signification et une sagesse propres et justement une espèce d’intentionnalité, si bien que, écrit-il, « les sens ont un sens »10. L’expérience sensible est privilégiée car elle permet de lever l’illu­sion selon laquelle les choses et les notions seraient des contenus. En effet, dans l’expérience sensible, se joue une opération de double conditionnement entre les pôles du rapport : « En elle, se joue cette ambiguïté de la constitu­tion, où le noème conditionne et abrite la noèse qui le constitue »11. L’instance de constitution se forme ainsi dans l’acte de constitution. À partir de là, éclate pour Levinas le divorce entre les perspectives hégélienne et husser­lienne. Si le sujet possède une activité, l’être surgit et, dans la sensibilité, l’impression est d’abord passive, si bien que « Contrairement à Hegel, s’effectue l’arrachement du sujet à tout système et à toute totalité, une trans­cendance en arrière, à partir de l’immanence de l’état conscience, une rétro-cendance… »12. Cela engage pour Levinas une nouvelle notion de sensibilité et de subjectivité. Il fait la promotion d’une passivité radicalement non hégélienne. En effet, le concept de sujet, rattaché ainsi à la sensibilité, mêlant activité et passivité, distingue la personne de l’œuvre qu’elle pense ou cons­titue, car avec son œuvre sensible, le moi est antérieur13.

111.1.3. Levinas voit une révolution conceptuelle ici, dans cette nouvelle façon de penser le lien entre les données et leurs conditions subjectives. Que les qualités ne sont pas des données brutes mais rapport, et que ce rapport qu’est toute qualité ne soit pas analytique, synthétique ou dialectique mais inten­tionnel, Levinas le nomme « une nouvelle façon d’égrener les concepts »14. Il y a là une rupture avec la pensée représentative. En effet, c’est pour Levinas la représentation qui aborde les êtres comme des réalités qui se soutiennent par elles-mêmes, qui tiennent debout toutes seules telles des substances et qui fait abstraction de la condition de ses réalités, alors que la phénoménologie husserlienne avec l’intentionnalité considère la condition subjective des réalités15.

2. L’implicite et l’horizon. Les « potentialités de l’intention »

121.2.1. Intéresse surtout Levinas le fait que l’intention est porteuse d’un malentendu inévitable. En effet, l’intention est aussi bien une méconnais­sance de l’objet en raison de l’occultation de tout ce que l’intention ne contient que de façon implicite au titre de potentialités. Avec l’intention, la conscience voit sans voir l’objet16 : « L’intentionnalité désigne ainsi une relation avec l’objet, mais une relation telle qu’elle porte en elle, essentielle­ment, un sens implicite »17. L’intention est porteuse d’autres horizons, d’un au-delà et ce dépassement de l’intention dans l’intention elle-même est pour Levinas essentiel.

131.2.2. Cela signifie que le présent n’épuise pas l’être du sujet et de l’objet, car l’être de l’objet excède toute conscience présente. Cela implique que la relation à l’objet n’est pas représentative. L’intentionnalité, parce qu’elle lie la pensée à un implicite, induit une pensée qui n’est pas pur présent et repré­sentation. Il est remarquable que cet implicite ne soit pas un défaut alors que, traditionnellement, la lucidité était attachée à l’actualité des idées. Aussi pour Levinas, l’intentionnalité phénoménologique avec le conditionnement de l’actualité consciente par l’implicite remet en cause la souveraineté de la représentation et du sujet en faisant émerger les implications insues, subrep­tices de la pensée, cet invisible auquel la pensée est adossée. L’intentionnalité husserlienne impliquerait donc d’abord cette idée décisive à ses yeux que la conscience intentionnelle qui vise intentionnellement un objet est toujours accompagnée et tributaire d’une pensée implicite, pré-réflexive, non intentionnelle, sans visée volontaire, qui s’exerce à l’insu de la conscience qui vise monde et objets :

Elle accompagne tous les processus intentionnels de la conscience du moi qui, dans cette conscience, « agit » et « veut » et a des intentions. Conscience de la conscience, « indirecte » et implicite, sans initiative qui procéderait d’un moi, sans visée. Conscience passive comme le temps qui passe et me vieillit sans moi. Conscience immédiate de soi, non intentionnelle…18.

14La phénoménologie husserlienne a ainsi pour Levinas le mérite de rompre avec la naïveté et présomption ordinaires de la conscience qui lui font oublier l’existence de ses horizons et de son implicite. L’implicite et l’horizon dont Husserl reconnaît l’existence avec l’intentionnalité placeraient celle-ci au-delà de la représentation, car sa non-intentionnalité impose une limite au retour à soi de l’identification. Il s’agit d’une pure passivité non ressaisie par une activité. L’œuvre husserlienne tient son utilité de cette mise en garde contre la pensée claire qui fait oublier ses horizons constituants et les condi­tions concrètes de la pensée. Levinas suivra toujours cette leçon dans son œuvre, se gardant de chercher la vérité dans une spiritualisation de la théolo­gie, de la morale ou de la politique19. On connaît en effet son souci constant des conditions charnelles de la pensée, son souci de l’habitation, de la maison, du travail, du corps, de la sensibilité, de la jouissance, etc.

151.2.3. Se rencontre ici une des seules proximités de Levinas avec la psycha­nalyse qui met en rapport cette idée essentielle attachée à l’intentionnalité et la thèse centrale de la psychanalyse. On connaît généralement la critique lévinassienne de la psychanalyse freudienne à partir du reproche qui lui est adressé de méconnaître le sens radical de la subjectivité et de la conscience. La psychanalyse se tromperait en refusant l’intériorité comme critère de vérité et de fausseté. Comme d’autres sciences humaines, pour Levinas, en dissolvant l’identité de la personne et en en faisant une horlogerie cachée, la psychanalyse a le tort de mettre en doute le témoignage même le plus irrécu­sable de la conscience de soi. Mais ce faisant, « Ce n’est pas la parole seule­ment que démolissent ainsi la psychanalyse et l’histoire. Elles aboutissent en réalité à la destruction du je, s’identifiant du dedans. La réflexion du cogito ne peut plus surgir pour assurer la certitude de ce que je suis et à peine pour assurer la certitude de mon existence même »20. Or Levinas pose qu’il faut comprendre la réalité psychique à partir du facteur positif de la pensée claire et distincte, si on peut faire droit à la dimension radicale de la subjectivité, sans quoi celle-ci est à la fois dissoute mais surtout complètement opaque. Il en fait même la condition de l’accès au sens : doit rester « souveraine la puissance de la conscience sur ce qui, sans elle, reste comme une lettre fermée…»21.

16Néanmoins, si Levinas peut critiquer le sort réservé à la conscience par la psychanalyse, il peut dire avec elle que la conscience n’épuise pas la notion de subjectivité. Il indique lui-même en quoi sa pensée, inspirée par la phénoménologie et l’intentionnalité, peut rejoindre la psychanalyse, en particulier touchant « une subjectivité qui se poserait, peut-être en se dé-posant, tel un roi qui renonce à son royaume et à sa royauté »22. De même, il insiste sur la proximité entre l’intentionnalité qui lie la pensée à un implicite et la psychanalyse : « Que cette pensée se trouve tributaire d’une vie ano­nyme et obscure, de paysages oubliés qu’il faut restituer à l’objet même que la conscience croit pleinement tenir, voilà qui rejoint incontestablement les conceptions modernes de l’inconscient et des profondeurs »23.

3. L’ouverture et la distance

171.3.1. Avec l’idée d’intentionnalité de la conscience, le sujet est présent auprès des choses qui sont transcendantes à son égard. On comprend ainsi que l’en soi de l’objet puisse devenir subjectif, ce qui restait difficile à expli­quer avec un sujet clos, fermé sur lui-même24. Levinas considère d’abord que la présence auprès des choses qu’exprime l’intentionnalité est une transcen­dance25, car cette transcendance est une ouverture sur. L’intentionnalité phénoménologique est alors valorisée par Levinas parce qu’elle est promo­tion d’une transcendance au sens d’une ouverture sur l’altérité et l’extériorité : la conscience est auprès des choses, éclatée vers elles. La caractéristique essentielle de l’intentionnalité est donc ici pour Levinas la transcendance. En étant immédiatement auprès d’un objet transcendant, la pensée n’a plus rien d’une subjectivité fermée sur elle-même et occupée de ses seules représentations.

181.3.2. L’enjeu est bien pour Levinas qu’en mettant fin à la structure repré­sentative de la pensée, la phénoménologie husserlienne avec l’idée d’intentionnalité ouvre la voie à une altérité véritable : elle laisse ainsi « entrevoir une relation avec l’autre qui ne sera ni une limitation intolérable du pensant ni une simple absorption de cet autre dans un moi, sous forme de contenu »26. À partir de là, dit Levinas, devient au moins possible un rapport éthique respectueux de l’autre, soit la possibilité d’une relation irréductible à une opération de constitution objectivante. La phénoménologie ne constitue­rait pas l’extériorité du dehors à partir de l’intériorité psychique mais assure de la transcendance de l’être avec lequel la conscience est intentionnellement en rapport, sans pour autant maintenir le primat de l’objectivité, car Husserl, comme on l’a dit, libère l’intentionnalité d’une lecture objectivante en déga­geant sa vie concrète intentionnelle, son horizon, son implicite27. En particu­lier, c’est pour Levinas le mérite de la phénoménologie de la sensibilité kinesthétique de dégager les intentions qui ne sont pas du tout objectivantes, des points de repère qui ne sont pas des objets, hors de la logique de l’objet, avec l’analyse de l’intentionnalité du sensible. Avec l’intentionnalité, on peut donc penser une extériorité qui n’est pas objective : « Le grand apport de la phénoménologie husserlienne tient à cette idée que l’intentionnalité ou la relation avec l’altérité, ne se fige pas en se polarisant comme sujet-objet »28. Levinas nomme cela le débordement de l’intentionnalité objectivante par l’intentionnalité transcendantale.

191.3.3. On peut comprendre mieux alors que, pour Levinas, « L’idée d’intentionnalité apparut comme une libération »29. D’abord, l’intentionnalité apportait l’idée neuve d’une sortie de soi comme événement irréductible et premier. Elle apportait, dit-il, cette transcendance, cette ouverture au monde30. C’est pourquoi, insiste-il, pas plus qu’elle ne doit être confondue avec la simple corrélation sujet-objet, l’intentionnalité ne doit être prise pour une particularité, une direction particulière de la vie consciente. C’est au con­traire l’événement initial de la transcendance qui rend possible l’idée de transcendance. L’intentionnalité peut alors être définie comme « ouverture de la conscience sur l’être »31. Levinas met aussi en garde contre l’irréductibilité de l’intentionnalité husserlienne à une synthèse de l’entendement, affirmant de façon ferme que jamais dans l’œuvre de l’intentionnalité, l’aperception, l’interprétation, ou l’appréhension ne sont des jugements : « Le jugement est une espèce de l’intentionalité et non pas l’intentionalité une forme du juge­ment »32.

20L’intentionnalité husserlienne lue par Levinas est donc ainsi triplement distinguée. Ce n’est (1) ni la simple corrélation du sujet et de l’objet, (2) ni une direction particulière de la vie de la conscience, (3) ni enfin une synthèse du jugement.

Transition

21Il est remarquable que sous ce rapport Levinas considère l’inten­tionnalité comme structure de toute la vie de la conscience et félicite la phénoménologie husserlienne d’avoir saisie cette structure d’ouverture. On verra que, parallèlement, Levinas objectera à la phénoménologie husserli­enne d’avoir d’abord rendu l’intentionnalité hégémonique, oubliant que la visée intentionnelle n’est qu’un mode de la conscience parmi d’autres et que certaines dimensions de la vie de la conscience — la rencontre d’autrui — sont impensables à partir de la modalité de la visée intentionnelle. D’autre part, Levinas va également formuler des objections à l’encontre de la façon dont l’intentionnalité est comprise par Husserl, pour cette raison qu’elle ne permettrait pas de rendre compte de certaines formes de conscience inten­tionnelle. Nous allons examiner ces aspects critiques qui permettront de comprendre pourquoi Levinas réinscrit l’intentionnalité husserlienne au sein de l’espace de la représentation. Celui-ci soulève donc ces deux questions, celle des limites de l’intentionnalité et celle de la pluralité de ses formes. Il le formule une fois ainsi : « Nous demandons : l’intentionnalité est-elle toujours (1) — comme Husserl et Brentano l’affirment — fondée sur une représenta­tion ? Ou l’intentionnalité est-elle le seul mode (2) de la “donation de sens” ? »33. Cela signifie que la donation de sens peut n’être pas intentionnelle mais éthique.

L’intentionnalité comme représentation

22Malgré son attachement à dégager la dimension d’ouverture de l’intention­nalité chez Husserl, Levinas en vient à affirmer que celle-ci reste repré­sentative et objectivante : la conscience intentionnelle dans sa définition husserlienne implique présence, position devant soi, que lui soit donné à elle un objet (monde) et solidairement exposition de cet objet (ce monde) à la prise (saisie intellectuelle : compréhension, appréhension, concept) donc à l’appropriation. « La conscience intentionnelle n’est-elle pas, dans l’être, emprise active sur la scène où l’être des étants se déroule, se rassemble et se manifeste ? »34.

1. Le sens courant de l’intentionnalité et l’intentionnalité husserlienne face au donné

232.1.1. Le représentativisme de l’intention est d’abord dégagé dans l’usage courant de la notion. Il découle du fait que le monde est ce qui m’est donné. Dans le monde, nous avons affaire à des objets, des êtres doués de valeurs, offerts à nos intentions, si bien qu’être dans le monde c’est être attaché aux choses. La notion d’intention traduit cette relation d’appétit joyeux pour les choses du monde35. Exister se rapporte à ce mouvement intentionnel de l’intérieur vers l’extérieur, si bien que l’existence a un centre et que le monde se définit comme ce qui nous est donné. Or le donné est ce que nous rece­vons si bien que le monde « a déjà une face pour laquelle il est terme d’une intention »36. Cela implique que l’objet m’est destiné. Le monde est donc ce qui est pour moi, le fait d’être donné. La protestation de Levinas va venir du fait que tout ne m’est pas donné : tout n’est pas mondain.

24 Quoique la civilisation tende à englober tous les événements dans le monde, certains événements pour Levinas tranchent sur le monde, sont équivoques, comme la rencontre d’autrui. Certes, dans le monde, autrui est donné et n’est pas ainsi à cet égard séparé des choses. Il est donné à travers sa situation sociale et il est objet par son vêtement même. Les relations sociales s’accomplissent dans les formes et les êtres sont revêtus d’une forme, forme par laquelle ils se donnent. Mais la véritable expérience de l’altérité d’autrui, celle qui se fait avec un au-delà du monde n’est pas là, elle n’est pas mon­daine. La socialité et le monde, celui des intentions, chasse l’altérité d’autrui et ne permet pas de la penser. Alors que le désir sait par­faitement ce qu’il désire, « Autrui est précisément cette dimension sans objet »37. Le manger est simple, dit Levinas, il réalise pleinement et simple­ment la sincérité de son intention. « Cette structure où l’objet concorde exactement avec le désir, caractérise l’ensemble de notre être-dans-le monde »38. Il n’y a rien là d’inauthentique, la faim, la soif sont sincères. C’est d’ailleurs là que Levinas situe la force de la philosophie marxiste : « Se plaçant dans la sincérité de l’intention, dans la bonne volonté de la faim et de la soif, l’idéal de lutte et de sacrifice qu’elle propose, la culture à laquelle elle invite n’est que le prolongement de ces intentions »39. Mais dans le rapport éthique, autrui ne peut pas être un objet, soit le prolongement de la sincérité d’une intention.

252.1.2. Certes, ce développement porte surtout contre la conception ordinaire de la notion d’intention. Mais, Levinas distingue d’ailleurs non sans un soupçon de reproche ce qu’il nomme ici « le sens courant de l’intention »40 qui implique toujours pour lui l’aiguillon du désir, celle qui dit que le dési­rable est toujours terme et fin, et son sens neutre et désincarné dans la philo­sophie médiévale et chez Husserl. Il thématise en outre plus largement la distinction entre conception courante de l’intention et l’intention telle que Husserl la conçoit. La réduction phénoménologique de Husserl, l’épochè, trouve sa signification ici41, de ce qu’elle sépare la destinée de l’homme dans le monde, monde des objets donnés comme des intentions (intention au sens courant, naturel) et la possibilité de suspendre cette « thèse de l’attitude naturelle », suspension à partir de laquelle le monde peut être dit et retrouvé. D’ailleurs, De Dieu qui vient à l’idée souligne que « L’effort permanent de la Réduction transcendantale revient à amener à la parole la « conscience muette » et à ne pas prendre l’exercice de l’intentionnalité constituante amenée à la parole pour un être posé dans la positivité du monde »42. Exclue de la positivité du monde, la conscience muette laisse alors la parole aux êtres du monde.

26Pourtant, parce que l’œuvre husserlienne montre que toute extériorité est abstraite séparée du je intentionnel où elle est vécue, elle rapporte bien toute extériorité au sujet, à ce centre, Même ou Moi, qui va devenir la mesure du rapport ou de la relation. La suite de De Dieu qui vient à l’idée enchaîne d’ailleurs sur ce geste de maîtrise inhérent à l’intentionnalité :

La transcendance des choses par rapport à l’intimité vécue de la pensée — par rapport à la pensée comme Erlebnis, par rapport au vécu (que l’idée d’une conscience « encore confuse » et non objectivante n’épuise pas) — la trans­cendance de l’objet, d’un environnement tout comme l’idéalité d’une notion thématisée, s’ouvre, mais aussi est traversée par l’intentionnalité. Elle signifie autant distance qu’accessibilité. Elle est une façon pour le distant de se donner. Déjà la perception saisit : le concept — le Begriff — conserve cette signification d’emprise. Quels que soient les efforts que demandent l’appro­priation et l’utilisation des choses et des notions, leur transcendance promet possession et jouissance qui consacrent l’égalité vécue de la pensée et son objet en la pensée, l’identification du Même, la satisfaction. L’étonnement — disproportion entre cogitatio et cogitatum — où le savoir se cherche, s’amor­tit dans le savoir. Cette façon, pour le réel, de se tenir dans la transcendance intentionnelle « à l’échelle » du vécu, et, pour la pensée, de penser à la me­sure et ainsi de jouir, signifie immanence. La transcendance intentionnelle dessine comme un plan où se produit l’adéquation de la chose à l’intellect. Ce plan est le phénomène du monde.

L’intentionnalité, identification de l’identique en tant que stable, est visée visant, droit comme un rayon, le point fixe du but…43.

2. Intentionnalité et savoir : l’intentionnalité comme conscience théorique

272.2.1. Dans « Philosophie et transcendance », Levinas explique que la trans­cendance intentionnelle est en réalité retour à l’immanence. Dans la trans­cendance intentionnelle dans laquelle le réel se tient en ce qu’il se donne à une pensée qui est savoir et pense à sa mesure, on est ramené au Même dans l’immanence de la pensée. Dans ce texte, Levinas va dégager une ouverture de la pensée plus profonde que cette direction de représentation, cette orien­tation vers l’objet qui est direction vers le savoir. Il s’agit de l’Idée de l’infini hors de l’être ou de la présence.

28Levinas a caractérisé l’évolution de la pensée occidentale comme retour dans l’immanence, rapatriement de la transcendance de l’infini dans le monde et le monde mien. Or il note que ces structures de pensée (se libérer de la transcendance de l’Autre) qu’il repère déjà dans les schémas néo­platoniciens se retrouvent « dans la thématique moderne hégélienne et husserli­enne » :

Ces structures marquent en effet le retour à soi de la pensée transcendante, l’identité de l’identique et du non-identique dans la conscience de soi se reconnaissant pensée infinie « sans autre » chez Hegel. Et selon un autre registre, elles commandent la « réduction phénoménologique » de Husserl où l’identité de la conscience pure, porte en elle, en guise du « je pense », entendu comme intentionnalité — ego cogito cogitatum — toute « transcendance », toute altérité : « toute extériorité » se réduit ou retourne à l’immanence d’une subjectivité qui, elle-même et en elle-même s’extériorise44.

29Husserl comme Hegel seraient attachés à la philosophie moderne par le je pense qui garantit le rassemblement et l’autonomie du savoir, « préfigurant l’unité systématique de la conscience et l’intégration au système et au présent ou à la synchronie — ou à l’intemporel — du système, de tout ce qui est autre »45. Le cogito pour Levinas, ce verbe à la première personne, signifie d’abord l’unité du Moi où tout le savoir se suffit. Comme si le savoir était, dit Levinas, « le psychisme de toute pensée ». Ici il ne s’agit plus de jouer la phénoménologie husserlienne contre le hégélianisme mais d’associer les deux pour leur adresser une même critique, le privilège accordée à la présence, au présent, à la représentation, au même et au mien. Dans « La consci­ence non intentionnelle », Levinas fait se rejoindre encore les dé­marches de Husserl et Hegel comme deux pensées de la satisfaction et du savoir satisfait. Husserl qui « décrit le savoir théorique dans ses formes les plus achevées — le savoir objectivant et thématisant — comme comblant la mesure de la visée, l’intentionnalité vide se remplissant » et l’œuvre hégé­lienne qu’il pré­sente aussi comme philosophie de l’homme satisfait :

Le psychisme du savoir théorétique constitue une pensée qui pense à sa mesure et, dans son adéquation au pensable, s’égale à elle-même, sera conscience de soi. C’est le Même qui se retrouve dans l’Autre. L’activité de la pensée a raison de toute altérité…46.

302.2.2. Il faudrait développer ici la critique lévinassienne de l’analyse husser­lienne de la temporalité. Levinas l’interprète comme un savoir du temps qui absorbe le temps en termes de présence et de simultanéité. Il présente Husserl comme quelqu’un pour qui la diachronie du temps est presque toujours une privation de synchronie : « L’advenir de l’avenir est compris à partir de la protention comme si la temporalisation au futur n’était qu’une espèce de prise en main, un essai de récupération, comme si l’advenir du futur n’était que l’entrée d’un présent »47. D’autre part, Levinas a pu associer éthique et futur pour saisir le sens de la prophétie. Il expliquera que l’impatience de l’anticipation dans la visée, l’intentionnalité et la pro-tention chez Husserl ne permettent jamais de toucher la diachronie du futur à partir de l’inspiration prophétique48.

31On cherchera néanmoins plutôt à cerner les critiques que Levinas adresse directement à l’intentionnalité. Celui-ci parle d’une téléologie de la conscience dans la Krisis, d’une conscience qui va à une fin, un donné, le monde : « La connaissance est intentionnalité : acte et volonté »49. Pour lui, Husserl entend dans l’intentionnalité un je veux et un je me représente. La pensée intentionnelle est ainsi une « Pensée qui se dé-pense à représenter ou à maîtriser la présence »50. Tout vient du fait que l’être présent est donation. Le monde serait le monde des choses données dans un monde donné, le monde des choses qui sont sous la main.

32La question que pose Levinas à la modernité — il la pose alors aussi à Husserl — est celle-ci : « la pensée ne pense-t-elle que comme investisse­ment de toute altérité… »51 ? Il suppose au contraire que la pensée peut appro­cher l’absolu autrement que dans le connaître, dans le savoir satisfait. Tout se passe alors comme si l’intentionnalité devenait la structure même de la philosophie moderne occidentale, puisque Levinas conclut : « C’est à la conception dominante de la philosophie transmise selon laquelle la pensée est fondamentalement savoir, c’est-à-dire intentionnalité — volonté et repré­sentation — qu’il s’agit de tracer quelques limites »52.

33Quand, dans Altérité et transcendance, Levinas revient sur l’acte intentionnel et l’intentionnalité telle qu’elle est exposée par la phénoméno­logie husserlienne, il note que celle-ci implique directement l’équivalence de la pensée avec le savoir dans son rapport à l’être. Malgré des efforts pour dégager l’idée d’une intentionnalité non théorétique, celle de la vie affective, Husserl aurait donc conservé à la base de celle-ci l’acte objectivant. L’intentionnalité élémentaire de la conscience resterait un savoir, un rem­plissement, la satisfaction d’une aspiration à l’objet. Dans ce remplissement, dans cette philosophie de l’homme satisfait, l’emprise sur l’être équivaudrait à la constitution de cet être. On n’est plus alors dans l’ouverture mais dans l’excès de proximité, plus dans la transcendance mais dans le retour à l’immanence de la pensée.

342.2.3. Le développement qui suit devrait nous permettre de préciser un peu le point précédent. Dans Totalité et infini, Levinas en vient à se demander si la jouissance, comme façon dont la vie se rapporte à certains contenus — je mange du pain, j’écoute de la musique —, est une forme de l’intentionnalité, définie par Husserl, et posée comme « fait universel de l’existence humaine »53. Chaque moment de la vie qu’elle soit pleinement consciente ou que la conscience la devine confusément est bien en relation avec un autre que ce moment même. Il faut pourtant reposer la question du rapport entre intentionnalité et jouissance, dit Levinas, à partir du constat que l’intention­nalité est intentionnalité de l’acte objectivant : « Cependant, dès la première exposition de l’intentionnalité, comme d’une thèse philosophique, apparais­sait le privilège de la représentation. La thèse selon laquelle toute inten­tionnalité est soit une représentation, soit fondée sur une représentation — domine les Logische Untersuchungen et revient comme une obsession dans toute l’œuvre ultérieure de Husserl »54. À partir de là, il essaie de faire saillir la distinction entre la représentation de l’acte intentionnel objectivant et le dessein intentionnel de la jouissance et de la sensibilité.

35Du fait, note Levinas, de l’attachement « excessif » de Husserl à la conscience théorétique — d’où l’accusation par certains d’intellectualisme que Levinas n’accrédite pour sa part jamais —, la thèse sur le primat de l’acte objectivant conduit paradoxalement non à des positions réalistes mais à cette affirmation que « l’objet de la représentation est bel et bien intérieur à la pensée : il tombe malgré son indépendance, sous le pouvoir de la pensée »55. Certes, il y a distinction entre l’objet de la représentation et l’acte de la représentation, mais, l’objet de la représentation resterait intérieur à la pensée et, en dépit de son indépendance, tomberait sous le pouvoir de la pensée. Ici, c’est la donation de sens qui opère l’acte de maîtrise : le problème tient pour Levinas à l’épuisement du sens d’une extériorité rame­née à soi qui vient de la conversion d’une extériorité en noèmes — « retrouver en soi et […] épuiser le sens d’une extériorité, précisément convertible en noèmes. Tel est le mouvement de l’épochè husserlienne, caractéristique, à parler strictement, de la représentation. La possibilité même définit la représentation »56. L’être de l’étant extérieur est réduit au noème, réduction du représenté à son sens, de l’étant au noème qui pour Levinas singularise le geste husserlien à bien y regarder. La donation de sens réduit l’objet de la représentation à des noèmes, c’est-à-dire revient à le rendre intelligible. En étant intelligible, la représentation signifie l’effacement de la séparation moi/objet, intérieur/extérieur. C’est pourquoi Levinas dit que intentionnalité et représentation sont des notions équivalentes, et que la pensée dans la représentation ne se sent jamais indiscrète. « La représenta­tions occupe ainsi, dans l’œuvre de l’intentionnalité, la place d’un événement privilégié »57, car la représentation est siège de vérité selon le mouvement suivant. Certes, l’objet qui se présente au pensant le détermine mais sans le toucher ou peser sur lui, sans déteindre sur lui, si bien que tout se passe comme si le pensant, le sujet avait anticipé ou prévu son objet de connais­sance… Se perd alors en outre l’opposition du moi à son objet qui s’efface pour laisser émerger l’identité du moi au milieu de la multiplicité de ses objets58. Levinas montrera que l’intentionnalité de la jouissance maintient au contraire l’extériorité qu’annule la méthode transcendantale impliquée dans la représentation… L’intentionnalité ne permet pas ici de rendre compte de toute l’affectivité et ce en raison du primat reconnu à la théorie.

3. L’éthique comme au-delà de l’ intentionnalité. Proximité et accessibilité.

362.3.1. La relation à autrui59 est un mouvement vers le bien. Ce qui guide la pensée de Levinas, comme celui-ci le rappelle souvent, est la formule plato­nicienne qui place le Bien au-delà de l’être. Cela signifie que le mouvement par lequel un existant tend vers le Bien n’est pas une transcendance par laquelle il s’élève à une existence supérieure mais une sortie de l’être et de ses catégories, ce que Levinas nomme une ex-cendance. Mais la signification éthique du mot bien n’apparaît qu’à la faveur d’une relation irréversible.

372.3.2. La rencontre d’autrui et son visage signifient en effet au-delà des formes plastiques, il perce ces formes. C’est pourquoi Levinas parle de nudité du visage. Il parle ainsi d’une exposition préalable à toute visée. Autrui n’est ni visée ni donné.

38Levinas tente alors de penser l’affectivité qu’autrui suscite en nous hors de la structure intentionnelle de l’émotion, soit des émotions avec une structure non intentionnelle. Par exemple, la crainte pour autrui, dit Levinas, n’est pas un s’effrayer. Elle n’a pas de structure réfléchie, car elle n’a pas la structure de l’émotion d’un émouvant qui est émotion pour soi-même. L’émotion à laquelle confronte l’altérité de l’autre homme n’est pas une émotion de l’autre pour soi : « Double intentionnalité du de et du pour et ainsi un retour sur soi, retour à l’angoisse pour soi, à l’angoisse pour sa finitude : dans la peur du chien une angoisse pour ma mort »60.

39L’éthique réclame alors une autre épochè que l’épochè phénoméno­logique, la déposition par le moi de sa souveraineté de moi : « Merveille du moi débarrassé de soi et craignant pour autrui est aussi comme la suspension — comme l’épochè — de l’éternel et irréversible retour de l’identique à lui-même et de l’intangibilité de son privilège logique et ontologique… »61. C’est pourquoi l’éthique et l’humanité de l’autre homme sont pour Levinas étran­gères à la structure intentionnelle, résolument du côté du non intentionnel : « L’humain, c’est le retour à l’intériorité de la conscience non intentionnelle, à la mauvaise conscience, à sa possibilité de redouter l’injustice plus que la mort, de préférer l’injustice subie à l’injustice commise et ce qui justifie l’être à ce qui l’assure »62. Il est ici question d’un non-intentionnel qui n’est pas une exploration des potentialités dissimulées dans les horizons de l’intention, un non-intentionnel qui est aussi sans méthode.

402.3.3. La relation métaphysique ou éthique, explique Totalité et infini, désin­téressée n’est pas l’intentionnalité qui est conscience de, simultanément proximité et distance. Levinas s’emploie ici à fonder la relation métaphy­sique, relation avec l’étant respecté dans son être donc absolument extérieur : « Le terme husserlien évoque en effet la relation avec l’objet, avec le posé, avec le thématique, alors que la relation métaphysique ne rattache pas un sujet à un objet »63. La difficulté est celle-ci que l’extériorité qui est objet — qui est thème — dans cette connaissance (acte objectivant) reste collée au sujet. Pour Levinas, la contemplation d’objet est toute proche de l’action — le savoir tout proche de la volonté — car elle dispose de son thème, alors que la métaphysique ne touche pas l’objet, l’être extérieur. C’est pourquoi il pose la relation sociale comme irréductible à une relation d’intentionnalité. Il faut donc distinguer avec soin des échelles de transcendance : « Il faudra donc montrer la différence qui sépare les relations analogues de la transcendance et celles de la transcendance même »64. L’intentionnalité est une relation analogue de transcendance et, à cet égard, la transcendance de la visée inten­tionnelle ne permet pas de saisir l’inadéquation, la discontinuité, l’altérité de la conscience à l’égard de l’Autre.

Conclusion

41Levinas tient donc ensemble deux lectures divergentes du concept husserlien d’intentionnalité. Selon la première lecture, élogieuse et admirative, l’intentionnalité est transcendance au sens d’ouverture. Elle ouvre un au-delà de la représentation, la possibilité d’un rapport éthique, c’est le mode de vie de toute la conscience, elle fait droit à l’affectivité et à la sensibilité et fait valoir les droits de la passivité contre l’activité objectivante. Ce long passage de « La conscience non intentionnelle » évoque cette première lecture et la dette qui en découle à l’égard de la philosophie husserlienne :

C’est sans doute Husserl qui est à l’origine de mes écrits. C’est à lui que je dois le concept de l’intentionnalité animant la conscience et surtout l’idée des horizons de sens qui s’estompent lorsque la pensée s’absorbe dans le pensé lequel a toujours la signification de l’être. Horizons de sens que l’analyse, dite intentionnelle, retrouve quand elle se penche sur la pensée qui « a oublié », dans la réflexion, et fait revivre ces horizons de l’étant et de l’être. Je dois avant tout à Husserl — mais aussi à Heidegger — les principes de telles ana­lyses, les exemples et les modèles qui m’ont enseigné comment on retrouve ces horizons et comment il faut les chercher. C’est là, pour moi, l’apport essentiel de la phénoménologie auquel s’ajoute le grand principe dont tout dépend : le pensé — objet, thèse, sens — en appelle à la pensée qui le pense, mais détermine aussi l’articulation subjective de son apparaître : l’être déter­mine ses phénomènes.

42Pourtant, une seconde lecture va mettre l’accent tout au contraire sur le prisme de la représentation à la base de l’intentionnalité, sur la relation intentionnelle comme relation non éthique, sur le retour à l’immanence, sur le fait qu’il s’agit d’une forme de donation de sens parmi d’autres, et sur le fait qu’elle ne pense pas l’affectivité en raison du primat du théorique. Ainsi, la phénoménologie husserlienne pour Levinas conduit à « ne prendre au sérieux que la transcendance de l’intentionnalité qui pourtant se convertit en immanence dans le monde »65. Or, ce que Levinas cherche à penser, c’est bien la relation éthique, métaphysique au sens d’éthique, relation qui, écrit-il, repose « sur une intentionnalité qui échoue »66. Aussi, à propos du rapport éthique, Levinas parle-t-il de « veille sans intentionnalité »67. La suite du passage cité ci-dessus résume bien cette seconde lecture :

Cependant, dans l’analyse phénoménologique de cette concrétude de l’esprit, apparaît chez Husserl — conformément à une vénérable tradition occidentale — un privilège du théorétique, un privilège de la représentation, du savoir ; et, dès lors, du sens ontologique de l’être. Et cela, malgré toutes les sugges­tions opposées que l’on peut également emprunter à son œuvre : intentionna­lité non théorique, théorie de la Lebenswelt (du monde de la vie), le rôle du corps propre que Merleau-Ponty a su mettre en valeur. Là — mais aussi dans les événements qui se sont déroulés de 1933 à 1945 et que le savoir n’a su ni éviter ni comprendre — est la raison pour laquelle ma réflexion s’écarte des dernières positions de la philosophie transcendantale de Husserl ou, du moins, de ses formulations.

Voilà les points que je voudrais signaler en premier lieu pour indiquer ensuite les perspectives que m’ouvre l’affirmation de la priorité du rapport à autrui thème qui m’occupe depuis plusieurs années et où il ne s’agit pas des struc­tures du savoir conformes à l’intentionnalité que Husserl fait intervenir dans l’étude de l’intersubjectivité. Je finirai sur une notion de sens qui, à partir de là, s’impose à la pensée d’une façon radicalement différente68.

Notes

1 Nous écrivons « intentionnalité » mais, dans les citations, nous respectons la graphie « intentionalité » utilisée parfois par Levinas.
2 Pour une présentation générale, nous nous permettons de renvoyer l’article de Jacques Colette, « Levinas et la phénoménologie husserlienne », p. 19-36, in Les Cahiers de la nuit surveillée, Emmanuel Levinas, Paris, Verdier, 1984, qui précise aussi l’interprétation lévinassienne de la notion d’intentionnalité chez Husserl. Sur ce sujet, apporte aussi des éléments clairs la section « Sortir de la lettre husserlienne », p. 12-24, in Agata Zielinski, Levinas, La responsabilité est sans pourquoi, Paris, puf, Philosophies, 2004.
3 Le nombre de textes dans lesquels Levinas évoque la notion husserlienne d’intentionnalité étant très important, il ne nous est pas possible de les évoquer tous ici. En particulier, il faudrait considérer les références à Husserl dans Autrement qu’être.
4 « La ruine de la représentation », p. 173-188, Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 2006, p. 175.
5 « Intentionnalité et métaphysique », p. 189-199, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 197.
6 « Réflexion sur la “technique” phénoménologique », p. 155-172, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 164.
7 « La ruine de la représentation », op. cit., p. 186.
8 Ibid., p. 185.
9 « Intentionalité et sensation », p. 201-225, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 221.
10 « Réflexion sur la “technique” phénoménologique », p. 155-172, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 165.
11 « La ruine de la représentation », p. 173-188, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 186.
12 « Réflexion sur la “technique” phénoménologique », p. 155-172, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 166.
13 Ibid., p. 168.
14 Ibid., p. 172.
15 « La ruine de la représentation », p. 173-188, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 176.
16 Ibid., p. 179.
17 Ibid., p. 180.
18 « Philosophie et transcendance », p. 27-55, Altérité et transcendance, Paris, Livre de Poche, biblio essais, 1995, p. 39-40.
19 « La ruine de la représentation », p. 173-188, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 186.
20 Entre nous, Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, Figures, 1991, p. 36-37.
21 « Quelques vues talmudiques sur le rêve », p. 114-128, La psychanalyse est-elle une histoire juive ? Colloque de Montpellier, 1980, dir. Adélie et Jean-Jacques Rassial, Paris, Seuil, 1981, p. 127.
22 Ibid., p. 114.
23 En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 130.
24 « La ruine de la représentation », p. 173-188, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 179.
25 Ibid., p. 183.
26 Ibid., p. 188.
27 « Intentionnalité et métaphysique », p. 189-199, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 189.
28 Ibid., p. 191.
29 « Intentionalité et sensation », p. 201- 225, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 201.
30 Ibid., p. 202.
31 Ibid., p. 207.
32 Ibid., p. 209.
33 « La conscience non intentionnelle », p. 141-151, Entre nous, Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, Figures, 1991, p. 145 (la numérotation est de notre fait).
34 Ibid.
35 De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 2004, p. 55.
36 Ibid., p. 58.
37 Ibid., p. 66.
38 Ibid., p. 67.
39 Ibid., p. 69.
40 Ibid., p. 56.
41 Ibid., p. 64.
42 De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1992, p. 162.
43 Ibid., p. 163.
44 « Philosophie et transcendance », p. 27-55, Altérité et transcendance, op. cit., p. 34.
45 Ibid.
46 « La conscience non intentionnelle », p. 141-151, Entre nous, Essais sur le penser-à-l’autre, op. cit., p. 144.
47 Ibid., p. 143.
48 « Philosophie et transcendance », p. 27-55, Altérité et transcendance, op. cit., p. 55.
49 Ibid., p. 36.
50 Ibid., p. 37.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 38.
53 Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Livre de poche, biblio essais, p. 127.
54 Ibid.
55 Ibid., p. 128.
56 Ibid., p. 131.
57 Ibid., p. 129.
58 Ibid., p. 132.
59 De l’existence à l’existant, op. cit., Avant-propos.
60 « Philosophie et transcendance », p. 27-55, Altérité et transcendance, op. cit., p. 46.
61 Ibid., p. 48.
62 Ibid., p. 49.
63 Totalité et infini, op. cit., p. 111.
64 Ibid., p. 112.
65 De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 165.
66 Ibid., p. 167.
67 Ibid., p. 51.
68 « La conscience non intentionnelle », p. 141-151, Entre nous, Essais sur le penser-à-l’autre, op. cit., p. 141-142.

To cite this article

Claire Pagès, «« Distance et proximité » : les deux lectures lévinassiennes de l’intentionnalité», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 6 (2010), Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=433.

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