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- Volume 6 (2010)
- Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3)
- Michel Henry et la question du fondement de l’intentionnalité
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Michel Henry et la question du fondement de l’intentionnalité
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1Si nous avons placé notre examen du traitement théorique que Michel Henry a réservé à l’intentionnalité sous le signe du fondement qu’il cherche à lui assigner, c’est parce que l’une de nos principales ambitions sera de montrer que la critique que le philosophe français fait de ce leitmotiv de la phénoménologie husserlienne ne doit pas être comprise comme une tentative d’expulsion de l’intentionnalité hors du champ des recherches phénoménologiques, mais comme une entreprise de fondation. Dans cette perspective, le point de départ de Michel Henry réside dans une question très simple : l’intentionnalité est-elle susceptible de se fonder elle-même, trouve-t-elle son fondement en elle-même ? Ou sinon, quelle est sa condition de possibilité ? Ainsi, plutôt que de se contenter d’une attitude descriptive à l’égard d’un comportement intentionnel qui serait à chaque fois déjà donné, déjà opérant, il s’agit de soumettre l’intentionnalité à un questionnement de type transcendantal, pour la reconduire vers ce « qui la rend ultimement possible »1.
2Le trajet suivi par cette reconduction de l’intentionnalité à son fondement est esquissé par Michel Henry de façon exemplaire dans son article, désormais célèbre, de 1995, « Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la phénoménologie à venir »2 ; c’est ce texte qui nous donnera la première assise de notre analyse. Toutefois, précisément parce que l’esquisse offerte par cet article demeure souvent assez schématique, parfois même elliptique dans ses arguments, nous tâcherons de préciser et d’expliciter les thèses qui y sont avancées par des renvois, à nos yeux indispensables, tant, d’une part, à l’ouvrage de 1990, Phénoménologie matérielle3, qui fournit la figure positive et concrète de la phénoménologie non intentionnelle proposée par Michel Henry, que, d’autre part, aux analyses de l’œuvre monumentale de 1963, L’essence de la manifestation4, qui reconduit pour la première fois tout ce qui, au point de vue ontologique, se laisse désigner comme transcendance (l’intentionnalité y comprise), à l’immanence et à son auto-affection qui la découvre comme vie et affectivité. Enfin, nous nous appuierons également sur les éclaircissements apportés par l’un des derniers ouvrages parus du vivant de Michel Henry, Incarnation5.
3En même temps, outre cette explicitation de la phénoménologie non intentionnelle à partir des développements qu’elle connaît dans l’œuvre de Michel Henry, nous relèverons ses points d’ancrage dans des questions qui ont été celles de Husserl et qu’elle entend reprendre et retravailler, notamment celle de l’impression originaire dans les Leçons de Göttingen de 1904-1905 sur la conscience intime du temps, mais aussi celle du statut de la phénoménologie hylétique au premier tome des Idées directrices.
I. La dualité de l’apparaître et l’apparaître de l’intentionnalité
4Notre premier point sera de montrer pourquoi, lorsqu’il pose la question du fondement de l’intentionnalité, Michel Henry s’autorise à situer ce fondement à un niveau qu’il désigne d’abord, de façon très indéterminée, comme quelque chose de non intentionnel. Pourquoi, effectivement, l’intentionnalité ne pourrait-elle puiser son « ultime possibilité phénoménologique »6 en elle-même ? Un premier élément de réponse à cette question est donné par le fait que ce qui s’exprime dans l’intentionnalité, c’est aux yeux de Michel Henry toujours la « relation de l’apparaître à l’étant »7. De cette manière, si elle peut rendre compte de la phénoménalisation de l’étant ou, dans un langage plus husserlien, de l’accès de la conscience aux objets, l’intentionnalité est en revanche incapable d’expliquer son propre apparaître ou la manière dont elle est donnée à elle-même. C’est une considération qui nous place déjà au cœur du problème :
La question de l’intentionnalité n’est pas celle de son être mais de son apparaître et […] la question de l’apparaître de l’intentionnalité est de savoir si cet apparaître est homogène ou identique à celui de l’étant, si l’apparaître de l’intentionnalité relève de l’intentionnalité elle-même8.
5En posant ainsi la question de l’apparaître de l’intentionnalité, Michel Henry entend aller plus loin que le reproche heideggérien relatif à l’indétermination de « l’être » de l’intentionnalité. Du même coup, cela équivaut implicitement à un rejet de la reconduction, opérée par Heidegger9, de l’intentionnalité à la transcendance10 qui en serait la ratio essendi et le fondement ontologique, puisque, pour Michel Henry, la même insuffisance à assurer sa propre fondation qui caractérise l’intentionnalité frappe à titre égal la transcendance elle-même. C’est, en effet, l’enjeu majeur de la deuxième section de L’essence de la manifestation, intitulée « Transcendance et immanence », que d’accuser « l’incapacité de la transcendance à assurer elle-même la possibilité de sa propre manifestation »11 et de montrer, positivement, que « la possibilité ultime de la transcendance qui la constitue en son essence comme acte de “se rapporter à”, est l’immanence »12. Ou, comme nous pouvons le lire dans Philosophie et phénoménologie du corps, l’ouvrage sur Maine de Biran contemporain de L’essence de la manifestation :
Plus originaire que le phénomène de la transcendance, antérieur à lui en quelque sorte, est celui de l’immanence dans lequel la transcendance trouve en fait, au point de vue ontologique, sa condition de possibilité la plus ultime13.
6Par conséquent, la transcendance ne peut pas fournir, comme le voulait Heidegger, le fondement recherché, puisqu’elle ne répond pas à l’exigence phénoménologique d’être elle-même au principe de sa propre manifestation14 : « Telle est la principale et la plus puissante illusion de la phénoménologie contemporaine : croire […] que la transcendance est phénoménologiquement et ontologiquement une essence autonome»15.
7La transcendance a donc besoin, tout comme l’intentionnalité, d’une fondation plus originaire. Cette fondation, Michel Henry croit pouvoir la découvrir en dépassant la considération heideggérienne de l’être de l’intentionnalité au profit d’une question plus profonde parce que plus phénoménologique : celle de son apparaître, de la manière dont l’intentionnalité est donnée à elle-même. Mais l’apparaître propre à l’intentionnalité ne peut plus être celui, qu’elle rend possible, de l’étant et de l’objet16, non seulement parce qu’elle n’est pas à son tour un objet, ni parce que cela risquerait de déclencher une régression à l’infini, mais pour la raison essentielle qu’il n’y a pas d’homogénéité entre les deux types d’apparaître en question : « Les catégories qui concernent le comment de la donation ne peuvent pas être empruntées à ce qui se donne en elle »17, affirme avec force Michel Henry. La dualité de l’apparaître s’impose par là comme incontestable, et le fait de la niveler au profit d’une « indifférence absolue » reviendrait au contraire à promouvoir une sorte d’ « équivoque ontico-phénoménologique » (selon l’expression présente dans un autre article fameux de Michel Henry, « Quatre principes de la phénoménologie »18), équivoque qui consisterait à rabattre tout apparaître et toute phénoménalité sur « l’apparaître du monde », menant ainsi à une « confusion catastrophique »19.
8Le dépassement de l’intentionnalité vers un fondement non intentionnel dépend ainsi essentiellement de la reconnaissance d’une dualité de l’apparaître et de la mise en avant d’un nouveau type d’apparaître, différent de celui de l’étant ou de l’objet, et qui est tout d’abord celui de l’intentionnalité elle-même. « Ce qui nous invite à ne pas écarter d’un revers de main la possibilité d’un apparaître soustrait au voir de l’intentionnalité, c’est que tel est le cas de l’intentionnalité elle-même »20, souligne Michel Henry. De ce point de vue, c’est l’intentionnalité elle-même qui fait signe vers les limites de son propre pouvoir de donation, puisqu’elle échappe par principe à l’apparaître mondain ou ontique :
L’intentionnalité n’est pas un concept phénoménologique adéquat pour penser l’intentionnalité. Ce qui veut dire : ce n’est pas l’intentionnalité qui accomplit sa propre révélation, l’auto-apparaître de l’apparaître n’est pas l’apparaître de l’étant21.
9Or, s’il y a, comme l’intentionnalité elle-même le montre, un apparaître qui n’est pas celui, ontique, de l’étant, il s’ensuit que, tout comme la phénoménalité ne peut plus être envisagée sous sa seule figure réductrice, mondaine ou ontique, de même l’intentionnalité doit renoncer à détenir le monopole universel de la donation, afin de ménager le chemin qui mène vers le fondement de son auto-donation. Il s’agit ainsi de renoncer à ce que Michel Henry qualifiait, dans L’essence de la manifestation, de « dogmatisme de l’intentionnalité »22, dogmatisme qui consisterait à en faire l’unique voie d’accès à l’apparaître (et par conséquent à l’être), « principe et unique critère de la phénoménalité »23. Contre une telle dérive ontique de la phénoménologie, devenue de part en part phénoménologie de l’objet, donc de l’apparaissant, et non plus de l’apparaître24, il est crucial de regagner la question, phénoménologique par excellence, qui vise non plus l’apparaître de l’étant, mais l’apparaître de l’apparaître et, implicitement, l’apparaître de l’intentionnalité. À ce dessein, il est indispensable d’arracher l’intentionnalité à son « enlisement ontique »25, ou autrement dit, de dépasser le plan de l’intentionnalité objectivante, tournée vers le monde et vers l’étant.
II. Intentionnalité et impression : Michel Henry face à Husserl
10En s’engageant dans une telle démarche, Michel Henry est en même temps loin d’ignorer le fait qu’il s’agit d’une voie frayée par Husserl lui-même : « L’auto-donation de l’intentionnalité, c’est là une question que la phénoménologie husserlienne n’a pas totalement éludée »26, avoue le texte de Phénoménologie matérielle, se réclamant ainsi, de façon très significative, des Leçons sur la conscience intime du temps données par Husserl à Göttingen pendant le semestre d’hiver 1904-190527. En effet, dans ces Leçons que Michel Henry qualifie, avec admiration, de « texte extraordinaire, le plus beau sans doute de la philosophie de ce siècle »28, Husserl s’était lui-même livré, de façon exemplaire, à un approfondissement de la phénoménologie de la perception par une phénoménologie de la conscience intime du temps et, corrélativement, à un dépassement de l’intentionnalité objectivante. La question de l’origine phénoménologique du temps avait ainsi conduit Husserl à la mise en avant de l’impression originaire comme « point-source »29 de toute production d’objet, ou encore comme « source originaire de toute conscience et de tout être ultérieurs »30, « commencement absolu »31, « génération originaire », « création originaire », sans laquelle la conscience « n’est rien »32, puisque la « conscience primaire » est une « conscience impressionnelle »33. En même temps, la découverte de l’Urimpression mène Husserl à souligner la « différence phénoménologique énorme »34 qui sépare celle-ci de tout ce qui lui succède dans la conscience (la modification, la reproduction, la re-présentation qui opère le passage aux phantasmes de l’imagination).
11Vu l’importance que Michel Henry reconnaît à ces avancées husserliennes, on doit souligner l’enjeu qui anime la démarche de Husserl dans ces Leçons et qui est explicitement dirigé, comme le montrent les critiques directes contenues dans la première section, contre la déréalisation brentanienne du temps35. En faisant de la temporalisation et de l’écoulement temporel l’œuvre de l’imagination, Brentano aurait inévitablement conduit à une perte irrécupérable de la réalité du temps36, que Husserl entend au contraire garantir en montrant que le temps se ressource continuellement, quant à sa réalité, dans l’impression originaire. Or, il y a à nos yeux une symétrie frappante entre la critique à laquelle Michel Henry soumet le traitement husserlien du temps et celle que Husserl lui-même avait dirigée contre Brentano : elles font toutes les deux état du même souci d’éviter à tout prix la déréalisation de la conscience du temps37. Pourtant, au lieu d’accepter la solution husserlienne, Michel Henry accuse au contraire le fait que la récupération de l’impression originaire par l’intentionnalité et le nivellement de leur différence initiale produit, en fin de compte, la déréalisation que Husserl prétend esquiver38. Loin de pouvoir retenir le souffle d’originarité de l’impression, l’intentionnalité entraînerait donc eo ipso un glissement vers l’irréel39.
12Pour comprendre les raisons qui conduisent Michel Henry à soutenir que Husserl ne réussit pas à empêcher la chute du temps phénoménologique de la conscience dans l’irréalité, il est nécessaire de s’attarder encore un peu sur la démarche des Leçons de 1905. Ces Leçons, comme nous l’avons déjà souligné, ont le mérite insigne de promouvoir, en quelque sorte au détriment de l’intentionnalité, l’Urimpression au rang de source originaire de tout être et de toute conscience, et en premier lieu de la conscience intime du temps. Elles font également l’effort, face au passage continuel de cette impression, de préserver son originarité et sa réalité au sein de l’écoulement perpétuel, et cela grâce à la mise en avant du fonctionnement de la rétention comme « conscience originaire » du passé, ou encore comme « intentionnalité spécifique ». Parce qu’elle n’est pas une « figuration par image »40, pas une conscience reproductive ou représentative du passé, mais bien au contraire son intuition, sa conscience présentative41, la rétention est apte à constituer « l’horizon vivant du maintenant »42. Toute l’insistance de Husserl sur la spécificité de la rétention témoigne de sa volonté de conserver l’originarité du point-source qu’est l’impression à l’intérieur de l’écoulement temporel, en faisant de la conscience du passé une conscience elle-même immédiate et intuitive.
13Or, si pour Michel Henry, la déréalisation que Husserl prétendait éviter ne peut manquer de se produire, c’est d’abord parce que, au lieu de la préserver, la rétention transforme, malgré tout, l’impression originaire en ce qu’elle n’est pas : une intentionnalité43. Et de fait, tout en admettant que la conscience du temps trouve sa source véritable dans l’impression, Husserl n’hésite pas, au moment où il s’agit de caractériser la structure cette conscience, à recourir à l’intentionnalité. Certes, il s’agira d’une intentionnalité longitudinale qui se distingue de l’intentionnalité objectivante de la perception (appelée à cette occasion intentionnalité transversale), mais de cette manière, au lieu d’être relativisée, l’intentionnalité s’assure de son règne universel : même dans les « profondeurs de l’ultime conscience qui constitue toute temporalité du vécu »44 (pour citer l’expression du premier tome des Idées directrices), c’est toujours à de l’intentionnalité qu’on a affaire. Comme le reconnaît avec sérénité Husserl, toujours dans les Ideen I, au § 85 qui se propose de distinguer entre u{lh sensuelle et morfhv intentionnelle : « L’intentionnalité […] ressemble à un milieu universel qui finalement porte en soi tous les vécus, même ceux qui ne sont pas caractérisés comme intentionnels »45, et donc même « l’élément sensuel qui en soi n’a rien d’intentionnel »46.
14Dans les Leçons de 1905, la même signification universelle de l’intentionnalité est gagnée au moment où la constitution du flux de la conscience est assignée à une intentionnalité sui generis, plus précisément au § 39 qui distingue une double intentionnalité à l’intérieur de la conscience, l’intentionnalité transversale qui constitue l’objet et celle, longitudinale, à travers laquelle c’est le flux de la conscience qui se constitue. À cet endroit capital des Leçons, Husserl semble être bien conscient du fait que, malgré tout, ce dédoublement de l’intentionnalité estompe en fin de compte la spécificité du flux temporel de la conscience dans son irréductibilité à l’intentionnalité objectivante, mais il préfère assumer cette conséquence au lieu de l’esquiver :
C’est dans un seul et unique flux de conscience que se constituent à la fois l’unité temporelle immanente du son et l’unité du flux de la conscience elle-même. Aussi choquant (sinon même absurde au début) que cela semble de dire que le flux de la conscience constitue sa propre unité, il en est pourtant ainsi47.
15D’autre part, la reconnaissance d’une intentionnalité longitudinale qui sous-tend toute intentionnalité objectivante (puisque, point capital, « c’est dans la conscience du temps que s’accomplit toute objectivation »48) et qui opère la constitution du flux de la conscience du temps rend précaire et superflue, selon Husserl, toute question supplémentaire relativement au mode d’apparaître ou de donnée phénoménologique du flux : « L’apparition en personne du flux n’exige pas un second flux, mais en tant que phénomène il se constitue lui-même »49, ou encore « il est tel qu’une apparition en personne du flux doit avoir lieu nécessairement en lui »50. Par là, Husserl affronte donc directement la question de l’auto-apparaître ou de l’auto-donation de l’intentionnalité, mais la réponse qu’il y apporte par sa théorie de la double intentionnalité et d’une constitution intentionnelle du flux de la conscience qui effectuerait du même coup son apparaître ne peut satisfaire Michel Henry pour des raisons déjà mentionnées ici : une telle réponse rabat en fin de compte l’originaire (l’impression) sur l’irréel (ses modifications) et le constituant sur le constitué, tout en voulant d’une certaine façon les distinguer (« le constituant et le constitué coïncident, et pourtant ils ne peuvent naturellement pas coïncider à tous égards »51, admet Husserl comme presque malgré lui52).
16En même temps, en soumettant à une constitution de part en part intentionnelle le flux de la conscience du temps qui, au départ, était censé avoir son origine dans l’impression originaire, Husserl n’est pas seulement en train d’altérer (voire d’aliéner) la structure du flux, mais il perd aussi irrémédiablement sa matérialité. En effet, si le § 8 des Leçons semblait se livrer à une véritable réduction hylétique (« Nous mettons maintenant hors circuit toute appréhension et toute thèse transcendante, et prenons le son comme pure donnée hylétique »53, annonçait Husserl), cette considération du niveau hylétique, qui permet justement la découverte de l’impression originaire, cède assez vite le pas à la primauté inattendue que gagne la « forme du flux » de la conscience au détriment de sa matière54 : « Ce qui demeure avant toute chose, c’est la structure formelle du flux, la forme du flux »55, finissent par avouer les Leçons dans le Supplément vi (au § 34) dédié à la saisie du flux absolu56. Par conséquent, le résultat inattendu des Leçons husserliennes consisterait donc dans une double victoire assez peu compatible avec leur programme de départ : celle de l’intentionnalité57 sur l’impression originaire et celle de la forme sur la matière ou la pure donnée hylétique.
III. Le fondement non intentionnel : de la matérialité impressionnelle à la vie
17En revanche, toute la démarche critique de Michel Henry est animée par la volonté de remédier à cette double perte, en récupérant, tant l’impression que la u{lh et, avec elles, le fondement non intentionnel de l’intentionnalité. Positivement, cela se traduit d’abord par l’élaboration d’une phénoménologie matérielle qui ne se contenterait plus de la position subordonnée58 que Husserl assignait à la phénoménologie hylétique, au § 86 des Ideen I, au profit de la seule phénoménologie à ses yeux véritablement transcendantale, la phénoménologie noétique. Elle montrerait au contraire que « le transcendantal réduit à la noèse intentionnelle n’est pas véritablement un transcendantal, une condition a priori de toute expérience possible si celle-ci exige en général le tout autre que lui : la sensation, l’impression »59. C’est donc la même critique qui revient : en dépit de l’universalité que Husserl lui concède si facilement, l’intentionnalité resterait incapable d’être sa propre condition de possibilité, d’assurer sa propre manifestation, dans la mesure où il y a une hétérogénéité insurmontable entre l’apparaître de l’étant et son auto-apparaître. Or, afin d’avancer vers le fondement recherché, il est indispensable de remanier, voire de renverser le rapport entre u{lh sensuelle et morfhv intentionnelle. La u{lh ne doit plus être perçue comme un datum ou comme un contenu, mais au contraire comme le transcendantal authentique, comme l’ultime condition de possibilité :
« Matière », pour la phénoménologie matérielle, n’indique plus l’autre de la phénoménalité mais son essence. C’est de cette façon que la phénoménologie matérielle est la phénoménologie en un sens radical, pour autant que dans la donation pure elle thématise son auto-donation et en rend compte60.
18Si, au § 85 des Ideen I, Husserl pouvait soutenir l’hétéronomie de la u{lh en insistant sur le fait que la dimension du sens lui fait intrinsèquement défaut et que, par conséquent, elle dépend essentiellement de la noèse comme vécu donateur de sens61, Michel Henry récuse cette manière de subordonner la matière à la question du sens62 (et par là, à la conscience intentionnelle comme conscience donatrice de sens63). Il insiste, en revanche, sur le fait que, pour autant qu’elle est capable d’assurer sa propre auto-donation, la u{lh, la matière impressionnelle jouit d’une autonomie phénoménologique qui ne peut, au contraire, être l’apanage de l’intentionnalité, celle-ci étant toujours à la recherche d’un remplissement ou contrainte, pour s’assurer de son être effectif et réel, de se reconnaître comme impressionnelle. En même temps, la phénoménologie matérielle, comme phénoménologie de l’impression et de la chair, de l’auto-affection et de l’affectivité, se dévoile peu à peu comme une phénoménologie de la vie.
19Ce passage d’une phénoménologie matérielle de l’impression à une phénoménologie de la vie est retracé par Michel Henry dans Incarnation, ouvrage dont la première partie, intitulée de manière suggestive « Le renversement de la phénoménologie », a le mérite de reprendre et de développer plusieurs points demeurés dans un état plutôt inchoatif dans l’article de 1995 qui a constitué le point de départ de notre analyse. Tout d’abord, c’est la même question cruciale qui est relancée : « L’intentionnalité qui révèle toute chose, comment se révèle-t-elle à elle-même ? »64, pour montrer, à partir de là, la dépendance où se trouve inévitablement l’intentionnalité à l’égard de l’impression, dans la mesure où « la conscience intentionnelle — est en elle-même une impression, une conscience impressionnelle »65. Comme Husserl l’avait lui-même compris dans ses Leçons de 1905, quoiqu’il n’ait pas réussi à rester conséquent par rapport à cet enseignement, il est crucial de préserver le statut phénoménologique de l’impression, « comprise comme fondatrice de la réalité » (selon le titre du § 7 d’Incarnation), et de découvrir dans la manifestation qui lui est propre, « un autre mode de révélation »66 que celui accompli par l’intentionnalité, mode que Husserl est conduit à occulter. Dans cette perspective, une critique soutenue du traitement husserlien de l’impression devient encore plus indispensable et elle vise principalement, dans Incarnation, la destruction de l’impression par son intégration dans le flux temporel67, donc dans une structure intentionnelle. Or, l’enjeu majeur posé par Michel Henry est au contraire de « conjurer l’effondrement ontologique de l’impression et, avec elle, de toute réalité et de toute présence effective »68, ce qui n’est pas sans rappeler, comme nous l’avons déjà suggéré, le souci de la critique que le Husserl des Leçons dirigeait lui-même contre la déréalisation brentanienne du temps.
20D’autre part, à la différence du programme assez schématique esquissé par l’article de 1995, les développements présents dans Incarnation attaquent frontalement la question de « l’origine de l’impression originaire »69 pour reconnaître l’ « inévitable renvoi d’une phénoménologie de l’impression à la phénoménologie de la vie »70. Ce renvoi est motivé par le fait que « l’apparaître originaire de l’impression se révèle n’être autre chose que celui de la vie »71. Le vrai et ultime fondement non intentionnel de l’intentionnalité, ce serait donc quelque chose de si évident et (au moins en apparence) de si simple que la vie. Si, selon la reprise d’Incarnation, le mérite le plus insigne du « renversement de la phénoménologie » est d’avoir montré, négativement, que « l’intentionnalité […] ne constitue jamais elle-même sa propre condition de possibilité »72, et donc que « ce n’est pas l’intentionnalité qui est au principe de notre expérience »73, ces résultats critiques ont comme contrepartie positive l’identification qui est donnée du fondement non intentionnel de l’intentionnalité et qui est fournie par la vie elle-même. Par là, nous sommes à nouveau mis en présence du lien crucial qui, dans la philosophie de Michel Henry, relie immanquablement, depuis L’essence de la manifestation, immanence, auto-affection, affectivité et vie74. C’est parce que, pour s’exercer, l’intentionnalité doit d’abord se sentir, s’éprouver elle-même dans l’immanence75, et cela sous la forme d’une auto-affection qui se confond avec l’épreuve même de la vie, que l’intentionnalité trouve dans la vie son fondement non intentionnel.
21Qu’est-ce qui permet à la vie de s’ériger en fondement de l’intentionnalité ou, pour aller plus loin, comme Michel Henry le fait dans Incarnation, en « fondement de la méthode phénoménologique »76 ? Pour le philosophe français, la connexion qui relie vie et phénoménalité, ou plus précisément vie et phénoménalisation, est loin d’être extérieure ou accidentelle, car une de ses thèses fondamentales est que « la vie est phénoménologique en un sens original et fondateur »77 : la vie est source de phénoménalisation et « créatrice de phénoménalité ». Par conséquent : « La phénoménalité trouve son essence originaire dans la vie parce que la vie s’éprouve soi-même, de telle façon que s’éprouver soi-même est l’auto-apparaître de l’apparaître »78. De ce point de vue, la phénoménologie la plus radicale est une phénoménologie de la vie précisément puisque, sans la vie en tant que phénoménologique, pas de phénoménalité, pas de phénoménalisation. Et de même, en dehors de la vie, il n’y a pas d’intentionnalité, car « l’intentionnalité n’est possible que comme vie intentionnelle »79. Autrement dit :
Il n’y a pas d’intentionnalité mais seulement une vie intentionnelle. Reconnaître la phénoménalité propre de cette vie, l’auto-affection pathétique qui la rend précisément possible comme vie, dans son hétérogénéité radicale au voir de l’intentionnalité, c’est la tâche d’une phénoménologie non intentionnelle80.
22Cette phénoménologie non intentionnelle dont il est ici question se laisse décliner, nous l’avons vu, comme phénoménologie matérielle de l’impression et de l’auto-affection, comme phénoménologie de l’affectivité, de la chair (celle-ci étant définie précisément comme une « auto-impressionnalité vivante »81), mais elle est en dernière instance, il est manifeste à présent, une phénoménologie de la vie, et c’est pour cette raison que Michel Henry n’hésite pas à lui assigner, pour prouver sa fécondité potentielle et sa richesse, « l’immense domaine de la vie »82.
23Nous ne pourrons effleurer que de façon très rapide, avant de conclure, la question, pourtant capitale, de l’accès que nous avons à la vie. Il va de soi que cet accès ne peut pas être intentionnel : « La vie transcendantale se dérobe à toute approche intentionnelle », souligne l’Avant-propos de Phénoménologie matérielle83 ; la vie en tant que fondement de l’intentionnalité ne pourra certes plus être expliquée, voire révélée par ce qu’elle fonde (et en outre l’intentionnalité risquerait sans doute d’introduire une certaine extériorité entre le vivant et la vie). Pour rendre compte de cette auto-révélation de la vie en nous, Michel Henry a eu recours84 à la terminologie de l’expérience interne transcendantale en tant que « mode originel de révélation », qui se laisse définir de la façon suivante :
Par expérience interne transcendantale, nous entendons […] la révélation originaire du vécu à soi-même, telle qu’elle s’accomplit dans une sphère d’immanence radicale, c’est-à-dire encore conformément au processus fondamental de l’auto-affection85.
24Dans Philosophie et phénoménologie du corps, Michel Henry parle explicitement d’une « révélation à soi-même de l’intentionnalité au sein de l’expérience interne transcendantale »86, ce qui signifie que c’est par une telle expérience que « toutes les intentionnalités en général et, par suite, les intentionnalités essentielles de la conscience se connaissent originairement dans leur être même et dans leur accomplissement immédiat »87. En effet, l’expérience transcendantale est avant tout expérience du transcendantal, épreuve immédiate de la condition de possibilité88 : « La condition de possibilité de l’expérience est elle-même une expérience »89. Toutefois, l’expérience interne transcendantale de la vie est le plus souvent passée sous silence dans les écrits ultérieurs, soit parce qu’elle devient quelque chose d’acquis et de sous-entendu, soit pour récuser une terminologie qui peut sembler réactiver toutes les apories qui touchent à l’expérience interne, au moins depuis Kant. En tout cas, l’article de 1995 ne met plus l’accès à la vie au compte d’une quelconque expérience privilégiée, mais préfère parler d’une réduction, la « réduction phénoménologique radicale »90 qui suspend l’horizon du monde, donc l’apparaître ontique, pour découvrir l’autre mode d’apparaître qui est au fondement de celui de l’étant et qui caractérise l’intentionnalité elle-même : la révélation qui accompagne le « pathos inextatique de la vie »91. Pourquoi la vie ne deviendrait-elle pleinement manifeste qu’au moyen d’une réduction ? Précisément parce qu’il s’agit d’une vie toujours engagée dans le monde, même si, en elle-même, elle n’est rien de mondain. C’est sans doute à ce niveau que se situe le paradoxe le plus aigu de la critique et refondation de l’intentionnalité proposées par Michel Henry : dans l’hétérogénéité qui existe entre la vie et ce qu’elle fonde, dans la distance qui sépare, ontologiquement et phénoménologiquement, l’intentionnalité de son fondement non intentionnel — une vie qui est reconnue, nous l’avons vu, comme intentionnelle, mais qui cependant ne l’est pas en elle-même.
IV. Conclusion
25C’est pourquoi nous nous permettrons de conclure ici, de façon plus générale, sur la question du fondement en phénoménologie92 et sur les conséquences de la position d’une telle question. Demandons-nous tout de suite : s’agit-il d’une interrogation encore phénoménologique, ou bien revient-elle, derrière les habits du motif transcendantal, à ressusciter un style de questionnement métaphysique ? En suivant le fil conducteur de cette question du fondement posée par Michel Henry à « l’intentionnalité comme thème central de la phénoménologie » (pour citer le titre du § 84 des Ideen I), n’avons-nous pas quitté de manière suspecte la description des phénomènes pour poursuivre leur fondation ? Cette question serait ainsi, en fin de compte, le symptôme d’une « réduction à l’originaire »93, d’une attitude phénoménologique discutable qui entend s’intéresser moins à la phénoménalité elle-même qu’à l’essence de la phénoménalité94. Pire encore, tout en creusant cette scission entre la phénoménalité et son essence, la recherche du fondement semble pécher encore plus par le fait d’introduire une hétérogénéité, voire une opposition95 entre les deux (une différence ontologique, en somme) et d’ouvrir ainsi inévitablement la voie aux phénoménologies de l’inobjectivable, de l’inapparent, de l’invisible, sous l’apparence desquelles se déguisent de nouvelles philosophies de l’absolu. Face à ces reproches qui ont leur légitimité incontestable, on peut seulement reposer une question déjà ancienne : y a-t-il jamais eu, sinon de façon très provisoire, une telle phénoménologie simplement descriptive, voire positive, et qui serait implicitement trahie par les entreprises de fondation qui prétendent tout de même continuer la phénoménologie ? Husserl n’a-t-il pas repris sa quête de l’absolu immédiatement après le moment descriptif des Recherches logiques96 — tant par la descente dans les profondeurs de la conscience intime du temps dans les Leçons de Göttingen que par la mise en avant de la subjectivité transcendantale dans les Idées directrices ?
Notes
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Acerca de: Claudia Serban
Université de Paris 4