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- Volume 6 (2010)
- Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3)
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En quel sens peut-on parler d’intentionnalité collective ?
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Table des matières
1La question de l’intentionnalité collective est au cœur de l’un des débats les plus intéressants que la philosophie analytique de ces vingt dernières années ait pu nous offrir1. Historiquement, ce débat s’ouvre à la fin des années 1980 par l’intermédiaire d’une série de contributions qui en déterminent les coordonnées fondamentales2. Il s’est ensuite rapidement intensifié à la faveur de la radicalisation des positions en présence, puis en s’élargissant à des questions annexes : la question de la nature des faits institutionnels par exemple3, ou encore celle du statut des acteurs collectifs4. Enfin, il a donné lieu à des prolongements interdisciplinaires féconds5.
2En guise de première approche, il nous suffira de dire que le concept d’intentionnalité collective s’efforce de penser ce que nous mettons couramment sous le pronom personnel « nous ». Plus précisément, l’intentionnalité collective ne thématise pas le « nous » comme une simple réunion de « je », comme une première personne pluralisée, mais bien comme une totalité que l’on ne peut pas complètement réduire à ses parties. Elle ne désigne pas l’addition d’unités discrètes et isolées, mais bien un ensemble unitaire. Le pari implicite de cette conceptualisation est donc de considérer que l’intentionnalité — du moins une certaine théorie ou un certain concept d’intentionnalité — est un instrument valable pour tenter de résoudre cette question, c’est-à-dire pour statuer philosophiquement sur ce que Durkheim désignait pour sa part sous l’expression de « conscience collective » (laquelle ne désigne pas seulement la reconnaissance de l’appartenance du « je » à un « nous », mais aussi la constitution de ce « nous » comme tel)6.
3Dès lors le débat sur l’intentionnalité collective constitue aussi, en tant que tel, une remarquable mise à l’épreuve du dispositif intentionnel. Quel est donc le type spécifique d’intentionnalité qui s’indique de cette manière ? En quoi le recours au concept d’intentionnalité est-il ici justifié ? Quel sens cela a-t-il de parler d’une intentionnalité collective ? Et enfin, est-il bien raisonnable d’attendre d’une telle théorie qu’elle puisse nous dire ce qu’il en est de la réalité sociale ?
4La problématique dont nous venons d’esquisser les contours présente déjà, dans sa généralité, un intérêt significatif. Mais le débat sur l’intentionnalité collective, tel qu’il s’est développé, mérite plus particulièrement considération pour trois raisons distinctes.
5Tout d’abord, si l’on considère que l’intentionnalité constitue l’une des rubriques générales sous lesquelles se jouent certains des grands débats philosophiques contemporains en philosophie de l’esprit, force est de constater que la philosophie de l’intentionnalité s’est structurée autour de deux grandes problématiques : celle du rapport entre l’intentionnalité et les capacités linguistiques (rapport de l’esprit au langage), celle du rapport entre l’intentionnalité et les capacités cognitives (rapport de l’esprit au cerveau). On peut dès lors considérer que sous la rubrique de l’intentionnalité collective se détermine une nouvelle interface, qui interroge cette fois les rapports entre l’esprit et la société7.
6Ensuite, il est à noter que le débat sur l’intentionnalité collective a favorisé l’essor d’une discipline nouvelle — ou qui à tout le moins revendique une autonomie nouvelle —, celle de l’ontologie sociale. Cette appellation qualifie la discipline philosophique qui s’interroge sur la nature de la réalité sociale dans son ensemble, sur les êtres ou les entités qui la composent, ainsi enfin que sur les types de relations que ces entités entretiennent entre elles. Certes, les questions fondamentales auxquelles l’ontologie sociale se confronte se sont le plus souvent déjà posées dans l’histoire de la philosophie, même si, pour des raisons complexes (la concurrence de la philosophie politique ou de la philosophie morale, celle de la sociologie), ces questions n’étaient pas assumées par une discipline qui aurait joui d’une pleine et entière autonomie. De surcroît, le programme de l’ontologie sociale n’est pas complètement inédit8. Mais si l’objet et l’idée de l’ontologie sociale ne sont pas véritablement neufs, il reste que le débat sur l’intentionnalité collective présente l’insigne mérite de lui avoir donné nouvel éclat, à tel point que John Searle, l’un des principaux contributeurs du débat sur la nature de l’intentionnalité collective, s’est senti tenu d’en préciser les principes9.
7Enfin, un troisième motif d’intérêt réside dans le fait qu’en instruisant la question de l’intentionnalité collective, la philosophie dite « analytique » a donné une assise nouvelle à une problématique qui l’excède largement et concerne aussi bien les sciences sociales intéressées à la question du « social », que la phénoménologie s’interrogeant sur les « phénomènes sociaux ». En d’autres termes, on dispose ici d’un foyer de problématisation inédit qui présente des spécificités qui méritent d’être interrogées pour elles-mêmes et remises en perspective : ce débat peut être considéré comme une possible occasion de dialogue entre philosophie analytique et phénoménologie, voire entre philosophie et sciences sociales.
I. Le problème de la nature de l’intentionnalité collective
8Le concept d’« intentionnalité collective » se trouve requis dès lors que l’on s’attache à penser la nature exacte de l’action collective. Par action collective, on comprendra ici tout type d’action qui implique une communauté d’acteurs œuvrant de concert. Il peut s’agir d’actions qui exigent par avance et constitutivement une communauté d’acteurs, comme dans le cas d’un sport collectif (le football, le rugby, etc.), d’une danse de salon requérant plusieurs partenaires (la valse, le tango, etc.), d’une pratique musicale mobilisant plusieurs instrumentistes (dans le cadre d’un quatuor, d’un orchestre, etc.). Mais plus généralement, il peut également s’agir d’actions que nous pourrions fort bien entreprendre individuellement, mais que nous pouvons aussi entreprendre ensemble, avec plusieurs acteurs qui attribuent le même sens à cette action. Le concept d’intentionnalité collective médite précisément la signification de cet « ensemble », c’est-à-dire de la conscience partagée d’une implication commune des acteurs dans l’action.
9Le thème de l’intentionnalité collective s’illustre souvent à travers l’exemple de la promenade faite à deux — un phénomène dans lequel G. Simmel voyait déjà l’un des phénomènes les plus élémentaires de la vie sociale, en tout cas un objet de sociologie digne d’intérêt10. On doit à M. Gilbert d’avoir popularisé l’exemple de la promenade, auquel renvoie le titre de l’une des contributions les plus significatives au débat sur l’intentionnalité collective11. En effet, si l’on considère deux personnes qui marchent côte à côte, on ne pourra pas dire de prime abord si le parallélisme de leur trajectoire est purement contingent ou si elles cheminent effectivement ensemble. Privilégier la seconde hypothèse, c’est supposer que les deux acteurs partagent une même intention, c’est-à-dire qu’elles aient explicitement décidé de se promener ensemble, qu’elles se tiennent à cette décision et que le fait de se promener ensemble constitue le but commun de leur action. Cette proposition suppose également un engagement conjoint dans l’action, qui ne peut avoir de sens que si l’autre acteur joue le rôle d’un partenaire assumant sa propre part de l’action commune. Elle implique que l’action détermine un ordre de droits et de devoirs, un régime de contraintes auxquelles consentent les deux acteurs (et qui pourra légitimer les rappels à l’ordre formulés à l’égard de celui qui marche trop vite ou trop lentement). Enfin, cette hypothèse implique la constitution d’une entité collective, d’un « sujet pluriel de l’action » pour reprendre les termes de M. Gilbert : il y a là une communauté d’expérience qui ne se laisse pas réduire à une somme ou une collection d’intentions individuelles. L’intentionnalité collective désigne précisément le fait que l’objet « promenade » ait pour sujet non pas un ou des Je individuels, mais un Nous au sein duquel les différents participants se reconnaissent entre eux.
10Les implications de cette position intentionnaliste sont de deux ordres. D’une part, on considère qu’il est possible de concevoir une intentionnalité collective distincte des intentionnalités individuelles, sans que la première ne se réduise aux secondes12. D’autre part, on admet que les acteurs font exister la société par leurs intentions respectives de faire société, de vivre ensemble. Tout le problème est alors de savoir ce que l’on pourra dire de plus à propos de cette « intentionnalité à la première personne du pluriel », de cette « nous-intentionnalité ». Il y a là un paradoxe qu’il faut faire nettement apparaître : le phénomène de l’action collective semble intuitivement nettement distinct du phénomène de l’action individuelle, mais pour autant, la définition positive de ce qu’il faut entendre sous la rubrique de l’intentionnalité collective reste de prime abord en souffrance. En ce sens, le problème de l’intentionnalité collective est bien un problème de définition conceptuelle.
11Si l’on reconsidère le débat tel qu’il s’est ouvert, il apparaît que l’intentionnalité collective se laisse d’emblée concevoir de deux manières distinctes. Une conception non réductionniste a tout d’abord défendu l’idée que l’intentionnalité collective trouve son fondement dans une forme d’attitude spécifique qui est au principe de l’action collective entreprise par les différents acteurs. Cette conception s’affirme dans l’article de 1988 signé par R. Tuomela et K. Miller et intitulé « We-intentions »13, ainsi que dans un texte de J. Searle daté de 1990, « Collective Intentions and Actions »14.
12L’article inaugural de R. Tuomela et K. Miller se situe dans la continuité de la philosophie pratique de W. Sellars15. Pour ce dernier, les intentions à la première personne du pluriel (We-intentions) représentent des attitudes dont la teneur n’est pas strictement subjective, mais bien plutôt d’ordre intersubjectif. L’intentionnalité à la première personne du pluriel n’est pas un agrégat d’intentions individuelles, mais une forme de conscience interpersonnelle qui motive d’une manière particulière les agents moraux. Elle constitue la base intentionnelle du devoir moral et des obligations pratiques en général. Le concept de We-Intentions, tel que le définit Sellars, rend ainsi compte des fondements intentionnels du jugement moral.
13R. Tuomela et K. Miller empruntent à W. Sellars ce concept de We-Intentions qu’ils exportent du registre de la philosophie morale pour l’introduire dans celui de la théorie analytique de l’action. Ce geste est décisif : dès l’origine, le concept d’intentionnalité collective est conçu dans la perspective d’un élargissement de la théorie analytique de l’action individuelle. Dans ce contexte, on conçoit que l’on n’évoque encore que des intentions et qu’il ne soit pas encore question d’intentionnalité16. Sous cette nouvelle rubrique, l’analyse pourra porter spécifiquement sur les actions qui exigent de la part des membres en présence coopération et surtout coordination, c’est-à-dire des actions qui supposent nécessairement l’existence d’un engagement collectif. Les exemples privilégiés de l’analyse correspondent à des actions qu’un individu ne peut accomplir tout seul : déménager un meuble lourd, danser le tango, etc. La question posée est celle de la nature de l’attitude que les agents adoptent en situation de coordination nécessaire, même si R. Tuomela et K. Miller considèrent qu’au-delà de cette situation, c’est la « socialité » elle-même qui se trouve en question.
14Au terme d’une analyse assez technique, R. Tuomela et K. Miller établissent qu’un agent est engagé dans une action collective si certaines intentions et certaines convictions résident au fondement de sa propre action :
151. L’agent doit avoir l’intention d’effectuer une part de l’action qui est à accomplir (ce qui suppose que la programmation de ce qui doit être entrepris soit conçue comme une part restreinte d’une entreprise plus vaste).
162. L’agent doit être convaincu que les conditions de succès sont réunies et en particulier du fait que les autres agents vont effectivement prendre leur part du travail.
173. Il faut en outre que l’agent ait la conviction que la conviction précédente est réciproquement partagée.
18À la suite de R. Tuomela et K. Miller, J. Searle a pour sa part défendu l’idée que les actions collectives ne sont pas réductibles à une somme de comportements individuels. J. Searle a conçu la question de l’intentionnalité collective comme un prolongement possible de ses propres travaux sur l’intentionnalité17. Il opère donc une reconceptualisation du problème posé par R. Tuomela et K. Miller en plaidant en faveur du fait qu’il ne faut pas se contenter de rendre compte de la coordination des intentions individuelles, mais bien d’un état mental partagé par les acteurs. Ce que R. Tuomela et K. Miller appelait encore « attitude », Searle le comprend en termes d’intentionnalité, terme qui désigne cette capacité que possèdent nos états mentaux de se rapporter à des états du monde, sous forme de représentations mentales. Pour Searle, l’intentionnalité collective a cependant ceci de particulier qu’elle ne peut être réduite à une somme d’intentionnalités individuelles. Elle signe la spécificité de l’ensemble de la vie sociale. En effet, elle permet l’accord à propos des actes réalisés et ainsi la reconnaissance des réalités qui en dérivent. Elle rend possible la formulation de règles constitutives qui vont s’imposer à l’ensemble des membres de la société. Elle est au fondement de la construction de l’objectivité de l’acte social. Toutefois, Searle considère que l’intentionnalité collective est un « phénomène biologiquement primitif »18, une disposition de la vie mentale qui trouve son siège physique dans le cerveau, au côté de l’intentionnalité singulière. Chacun d’entre nous a ainsi en lui la possibilité de dire « j’ai l’intention de… » et « nous avons l’intention de… ».
19De cette première conception qui affirme l’irréductibilité de l’intentionnalité collective aux intentionnalités individuelles, il faut en distinguer une seconde qui pense plus volontiers l’intentionnalité collective comme une sorte de combinaison d’intentionnalités individuelles19.
20Ainsi M. Gilbert défend-elle l’idée qu’une action collective ne doit son existence qu’à l’ensemble des intentionnalités particulières qui la vise. C’est par l’intermédiaire d’une convention sociale que se constituent des subjectivités plurielles (plural subjecthood) qui peuvent viser un objectif conjoint, partager une croyance ou une émotion ou définir un principe d’action. Le sujet pluriel est cette entité sociale qui affirme le point de vue du « Nous »20. Il correspond à une unité réelle, synthétique, à laquelle les individus peuvent se référer pour expliciter le sens de leur action. L’intention d’entreprendre telle ou telle chose implique alors que l’action soit accomplie à plusieurs, mais en agissant « tel un seul corps »21. M. Gilbert se réfère volontiers aux théoriciens du contrat social pour faire apparaître le caractère « politique » de ce type d’accord. C’est à la faveur d’un engagement conjoint (joint intention) que les différents acteurs consentent à constituer un unique sujet d’intentions. Cet engagement conjoint repose sur des savoirs communs, des attentes mutuelles, des formes de reconnaissance réciproque. En retour, il légitime certaines prétentions individuelles et définit un ordre de droits et de devoirs qui s’imposent à tous. L’accent est ainsi mis sur la dimension contractuelle et normative de l’intentionnalité collective.
21Cette position illustre clairement l’idée que l’intentionnalité collective est avant tout le produit d’une forme de mise en commun explicite des attitudes, des convictions ou des objectifs individuellement conçus.
22Au sein de cet abord réductionniste, la nature précise de cette mise en commun fait alors elle-même débat. Le fait de se promener ensemble peut ainsi être interprété de deux manières : pour M. Gilbert, il faut avant tout que les individus décident ensemble de faire une promenade (la mise en commun réside dans l’intention, la décision, un accord des volontés), tandis que pour M. Bratman, il faut que les individus décident de faire une promenade ensemble (le commun est dans le contenu de l’action projetée et c’est à la faveur d’une coordination adéquate des intentions individuelles que l’action collective peut avoir lieu)22.
II. Les difficultés principielles d’une théorie de l’intentionnalité collective
23S’il n’est guère possible, ni même souhaitable, dans les limites du présent article de restituer la diversité des positions qui se sont exprimées sur la question de la nature de l’intentionnalité collective, il importe en revanche d’indiquer deux difficultés principielles. Leur mise au jour a joué un rôle décisif dans le développement du débat. Nous voudrions montrer qu’elle fournit aussi l’occasion d’un réinvestissement phénoménologique de la question.
24Une première difficulté concerne le statut même de ce que l’on nomme intentionnalité dans le cadre du présent débat, avant même que l’on ne s’interroge sur ce que l’adjonction du qualificatif « collectif » peut avoir de problématique. En effet, l’intentionnalité demeure prioritairement comprise par rapport aux phénomènes de la coordination ou de la mise en commun des intentions volontaires. En ce sens, l’intentionnalité collective n’est pas rapportée à la relation sociale dans sa généralité — même si les contributeurs du débat élèvent souvent cette prétention —, mais surtout à certaines formes spécifiques d’actions. L’intentionnalité renvoie donc bien souvent à l’intention, selon une perspective qui reste, en son fond, celle d’une théorie de l’action. À rebours du legs de la tradition phénoménologique, l’intentionnalité n’est par conséquent pas prioritairement définie comme un acte de connaissance, encore moins comme acte de conscience23. S’il y a sans doute du bon dans cette réinscription pratique de la théorie de l’intentionnalité, on peut toutefois se demander si l’on ne fait pas bon marché de certaines de ses spécificités gnoséologiques.
25Une seconde difficulté concerne le présupposé individualiste qui s’exprime dans certaines prises de positions, mais qui surtout gît au fondement même de la problématique partagée. Cette critique est notamment formulée par A. Baier, qui considère que l’ensemble des analyses de l’intentionnalité collective pâtissent d’un préjugé individualiste qui ne dit pas toujours son nom24. En effet, A. Baier retourne le reproche de réductionnisme à ceux-là même qui ont pu l’employer en croyant défendre des positions résolument anti-réductionnistes. En définitive, même chez ceux qui proclament qu’il y a quelque chose d’irréductible dans l’intentionnalité collective, c’est-à-dire une réalité spécifique qu’on ne peut pas réduire aux intentionnalités individuelles, il persiste une forme d’individualisme. Celui-ci présente une double dimension, méthodologique (c’est de l’individu que l’on part) et ontologique (c’est lui qui constitue le fond ontologique de la communauté). Même si cet individualisme peut prendre des formes variées, c’est en définitive toujours l’individu qui prime, comme s’il s’agissait d’une donnée non problématique et indiscutable. Les analyses de l’intentionnalité collective partent de l’individu et en reviennent toujours in fine à l’individu, en dépit des prétentions que l’on élève pour considérer le « social » de la relation sociale. L’existence effective des collectivités n’est pas envisagée per se, mais plutôt comme une sorte de produit dérivé et secondaire des intentionnalités individuelles.
26Pour A. Baier, un tel préjugé individualiste ne peut engendrer qu’une conception déficiente de l’intentionnalité à la première personne du pluriel ou de la réalité ontologique des collectifs. Il trouve sans doute sa raison d’être dans la défiance légitime que l’on peut nourrir à l’égard de toute conception excessivement « holiste », qui ferait aussitôt ressurgir le spectre d’un « super-sujet » ou encore qui occasionnerait une substantification indue de l’entité collective25. Mais dans les faits, ce préjugé prolonge les effets d’une forme de « lavage de cerveau » cartésien qui fait durablement obstacle à la considération rigoureuse de l’expérience de l’action collective. Il nous empêche en définitive de concevoir l’intentionnalité collective comme une forme d’intentionnalité qui n’est pas le produit de la collecte d’intentionnalité individuelle, mais bien une intentionnalité distribuée. Contre ce préjugé individualiste, il faut affirmer l’idée que l’intentionnalité collective présente avant tout ceci de spécifique qu’elle est, en elle-même, quelque chose que l’on peut se partager.
III. Alternatives phénoménologiques
27Les précédentes remarques invitent à une reconsidération de l’intentionnalité collective qui fasse pleinement droit à sa dimension relationnelle et intersubjective. En effet, on doit pouvoir concevoir une forme d’intentionnalité collective dont le sens ne résiderait pas seulement « dans les têtes » de chacun des membres impliqués, pour parler comme Searle, mais s’établirait bien plutôt dans le cadre des relations sociales liant les individus, par le biais de leurs actes de reconnaissance, de leurs actes de communication, de leurs actions et des institutions en place26. En somme, il faut assumer le fait que l’intentionnalité collective est d’abord et avant tout une réalité sociale. L’intentionnalité collective, en ce sens, n’est pas un simple état mental. Elle possède une consistance ontologique propre, de nature sociale. Une telle conception est séduisante, qui s’efforce ainsi de remédier aux effets du « lavage de cerveau cartésien » dénoncé par A. Baier. On pourrait toutefois craindre qu’elle ne nous expose au retour de la catégorie métaphysique de l’ « esprit » hégélien, ou encore qu’elle ne consacre l’existence d’un super-sujet à qui l’on pourrait imputer la responsabilité d’une telle intentionnalité collective. Il faut donc que cette esquisse théorique ait pour corrélat une certaine retenue à l’égard des tentations substantialistes ou subjectivistes. À cet égard, il est nécessaire de se déprendre de quelques réflexes théoriques. Comme le suggère par exemple H. B. Schmid, on peut tout à fait défendre une conception résolument intersubjectiviste de l’intentionnalité collective pour peu que nous nous libérions d’une conception trop exclusivement subjectiviste de l’intentionnalité, c’est-à-dire en nous abstenant de nous demander quelle peut être l’instance à qui il convient de l’imputer27.
28Fort de ces considérations critiques, H. B. Schmid a proposé une réponse phénoménologiquement inspirée au problème de l’intentionnalité collective28. Celle-ci procède à une ambitieuse réélaboration du concept de communauté. Selon Schmid, une ontologie adéquate de la communauté doit nous permettre de comprendre à quels types d’entités correspondent les énoncés à la première personne du pluriel et quelles sont les contraintes qui régissent la pertinence de ce recours. Schmid développe ainsi une « reconstruction » du concept de communauté à partir du concept heideggérien de « l’être-l’un-avec-l’autre » (Miteinandersein), ainsi qu’à partir de certaines des analyses sartriennes développées dans L’Être et le néant. En s’inscrivant en faux contre une interprétation traditionnelle qui corrèle l’authenticité du Dasein à un déficit d’expérience sociale, H. B. Schmid suggère que l’existence du Dasein n’est pas une structure monologique, mais qu’elle est au contraire, en son fond, définie par son inscription intime dans une forme d’intersubjectivité originaire pensée sous le concept de Miteinandersein, notamment dans l’Introduction à la philosophie de 1928/1929. Le Miteinandersein n’y désigne pas la simple interaction coopérative, ni la juxtaposition de consciences distinctes, ni une forme d’a priori social, mais renvoie à une dimension existentielle fondamentale du Dasein. Il y a dans le Dasein une sorte de « sens pré-intentionnel » pour autrui qui précède toute rencontre effective avec celui-ci, ainsi que toute prise en compte de normes sociales instituées, mais qui structure d’emblée son être-au-monde. L’authenticité véritable se joue donc au niveau de l’ouverture intersubjective du Dasein. Le fait du Miteinandersein constitue ainsi l’arrière-plan ontologique et existentiel de l’expérience effective de la communauté, dans une forme de compréhension implicite et sous-jacente qui préside à la constitution intentionnelle du Nous. Pour qu’une véritable intentionnalité à la première personne du pluriel puisse se faire jour, il ne suffit donc pas de présupposer l’existence de contenus cognitifs communs, il faut encore qu’une conscience commune lui préexiste, laquelle seule rendra possible l’expérience effective de la communauté et l’action conjointement entreprise.
29Il nous semble cependant qu’un autre réinvestissement phénoménologique demeure possible, qui miserait cette fois-ci sur des ressources husserliennes. Dans les limites de cet article, nous nous contenterons d’esquisser une perspective de recherche.
30Il est désormais acquis que la théorie husserlienne de l’intersubjectivité, au-delà de la problématique de la constitution de l’alter ego, affirme l’existence première d’une pluralité de consciences distinctes. L’intérêt foncier d’une telle conception réside dans le fait qu’elle considère les relations intersubjectives comme autant d’éléments constitutifs premiers de la réalité sociale. L’intersubjectivité ne se réduit donc pas ici à la seule prise en compte de l’altérité, même si elle la présuppose. Elle n’est pas non plus un vague principe dont il s’agirait de « déduire » la réalité sociale. Elle est la présupposition permanente de toute vie sociale concrète, singulière, empirique.
31L’attention particulière portée à la question du rapport entre intersubjectivité et socialité ne suffit sans doute pas pour dépasser les difficultés apparues au cours du débat sur l’intentionnalité collective. Mais les remarques que Husserl formule à propos de ce qu’il nomme, parfois un peu mystérieusement, l’« implication intentionnelle », dans le cadre d’une phénoménologie générative, méritent cependant une attention particulière.
32Au sein de la « phénoménologie générative » se joue en effet l’ultime réforme de la conception husserlienne de l’intentionnalité. On doit à A. J. Steinbock d’avoir mis en pleine lumière les principes de cette phénoménologie générative29. La phénoménologie générative est celle qui se confronte aux « problèmes génératifs (generativen Probleme) [..], ceux de la naissance, de la mort et de l’enchaînement dans la génération (Generationszusammenhang) entre les êtres animés », qu’évoquent ultimement les Méditations cartésiennes30. Cette théorie de la générativité, bien identifiée pour elle-même par Husserl, apparaît néanmoins comme une tâche terminale de la phénoménologie, dont l’accomplissement requiert l’approfondissement préalable des fondamentaux de la méthode phénoménologique. Par « générativité », Husserl comprend tout d’abord l’être au monde de la personne considéré dans la singularité de son être, comme devenir entre naissance et mort. La générativité embrasse donc l’ensemble des questions relatives à la génération comme devenir de l’individu singulier : « venue au monde » et « retrait du monde », « naissance » et « mort ». Mais le concept de générativité embrasse aussi l’être au monde proprement social de la personne, c’est-à-dire les modalités de son intégration et de sa participation à « l’enchaînement dans la génération ». « Générativité » renvoie alors au devenir des générations, à la constitution d’une génération comme génération distincte et pourtant liée à une tradition transgénérationnelle. C’est à l’historicité du monde social lui-même que Husserl fait ainsi droit31.
33Le projet d’une phénoménologie générative se traduit chez Husserl par la double thématisation de la traditionalité et de la normalité des phénomènes sociaux. Selon Husserl, la tradition générative, en tant que transmission d’une formation de sens, instaure une « dynamique communautaire »32, qui met les membres du monde social aux prises les uns avec les autres. La générativité est également au principe de la normalité de l’expérience sociale, celle des mœurs, des us et des coutumes (le « kathekon »33), mais aussi celle des habitudes, celle de la normalité familière, typique sous laquelle se donne le monde environnant à nous34.
34L’enjeu d’une phénoménologie de la générativité consiste donc à penser l’inscription particulière du sujet dans une communauté déterminée, dans la relativité d’une expérience socio-historique. C’est cette communauté, dans la mesure où elle lui préexiste, qui constitue l’horizon de référence déterminé de la validité immédiate de ce que l’on tient pour présupposé et de ce que l’on reconnaît pour prédonné. La phénoménologie générative se donne donc pour tâche de désimpliquer « une histoire sédimentée », c’est-à-dire de remonter aux origines socio-historiques des « formations de sens » de la vie « culturelle ». La vie intentionnelle est cette « vie prestative » qui est celle du sujet, mais qui est aussi celle des autres, c’est-à-dire une vie que je retrouve, dans le monde socio-historique ou « culturel ». Comprendre comme une telle « vie » s’exprime et se rapporte à elle-même dans la sphère sociale, tel est l’enjeu de la théorie de la générativité.
35À travers ces différentes analyses s’affirme une conception de l’intentionnalité dont l’examen plus approfondi pourrait constituer une alternative phénoménologique crédible en vue d’une conception résolument relationnelle et intersubjective de l’intentionnalité collective. Il faut relire à cet égard ce passage peu commenté, mais pourtant décisif de Logique formelle et logique transcendantale :
Assurément pour une telle tâche on devrait d’abord instituer la méthode, attendu que d’une manière curieuse la découverte de l’intentionnalité par Brentano n’a jamais conduit à ce qu’on voie en elle un ensemble d’opérations (Zusammenhang von Leistungen) qui dans l’unité intentionnelle constituée que l’on considère et dans ses modes de donnée sont impliquées comme une histoire sédimentée, histoire qu’on peut, dans chaque cas, dévoiler avec une méthode rigoureuse. Grâce à cette connaissance fondamentale, toute espèce d’unité intentionnelle devient le fil conducteur transcendantal des « analyses » constitutives et ces analyses elles-mêmes acquièrent, du fait de cette connaissance fondamentale, un caractère absolument spécifique ; ce ne sont pas des analyses au sens habituel (des analyses réelles) mais des dévoilements d’implications intentionnelles (en progressant par exemple d’une expérience jusqu’au système des expériences indiquées comme possibles)35.
36Husserl suggère donc que l’analyse phénoménologique consiste en un « dévoilement d’implications intentionnelles » qui correspondent à une « histoire sédimentée ». Cette sédimentation ne renvoie pas seulement à cette genèse de l’ego que thématise la phénoménologie génétique. Elle suppose une inscription sociale de la vie subjective, comme l’indique Philosophie première :
Ces remarques complètent en même temps ce que nous avons montré dans les analyses intentionnelles antérieures des différents types d’actes sous le titre d’implication intentionnelle (intentionale Implikation). Nous voyons à présent toute la portée de cette notion, les horizons infiniment ouverts qu’elle recèle. Nous voyons aussi combien est incomplète une réduction phénoménologique qui procède en parcourant une à une des données singulières et qui ignorant ces horizons infinis n’applique la mise entre parenthèses méthodique qu’aux validités ontiques, axiologiques et pratiques qui surgissent individuellement, une mise entre parenthèses qui ne retire l’intérêt de la validité qu’à celles-ci en tournant le regard vers l’être purement subjectif qui reste intouché par toute question quant à la légitimité de cette validité. Or il subsistera toujours des validités cachées et même des sphères infinies de validités. En vérité nous nous tenons dans l’unité globale d’un système de vie sans fin (Alleinheit eines endlosen Lebenszusammenhangs), dans l’infinité de notre vie propre et de la vie intersubjective historique qui telle qu’elle est constitue un univers monadique de validités s’engendrant elles-mêmes in infinitum, mais se révélant in infinitum lorsque l’on pénètre plus avant dans les horizons du présent, du passé et du futur36.
37L’implication intentionnelle n’est donc pas un simple engagement volontaire du sujet ; elle n’est pas réductible à l’intention. Au contraire, il faut insister sur le fait que l’implication volontaire, c’est-à-dire l’inscription sociale de la volonté singulière au sein d’un jeu de volontés, ne se produit que sur la base d’une implication intentionnelle en vertu de laquelle on se rapporte à un monde social environnant.
38Sur ces premières bases, une analyse phénoménologique rigoureuse de l’implication intentionnelle, dans sa double dimension subjective et intersubjective, reste à conduire pour elle-même. Pour répondre aux enjeux spécifiques du débat sur l’intentionnalité collective, elle exigerait sans doute qu’une attention particulière soit portée aux aspects proprement motivationnels et volitionnels de l’implication des sujets. Aussi est-ce pour notre part vers une appréhension du « social » entre phénoménologie et pragmatisme qu’il nous semble envisageable de formuler une réponse à la question de l’intentionnalité collective, en comprenant celle-ci comme co-implication intentionnelle, mais en montrant aussi comment l’intentionnalité trouve des conditions d’exercice dans des formes de motivations et de volontés qui agissent sur elles.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Laurent Perreau
Université de Picardie Jules Verne – CURAPP-ESS – Archives Husserl de Paris