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- Volume 7 (2011)
- Numéro 1: Expérience et représentation (Actes n°4)
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Noème perceptuel : Ameublement du monde et identité des objets à travers les mondes possibles
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1La question de la spécificité du noème perceptuel et de sa relative autonomie à l’égard du noème conceptuel, question qui a occupé tout un pan des réflexions husserliennes depuis ses premiers travaux dans la proximité de Carl Stumpf jusqu’à ses ultimes recherches sur les synthèses perceptives du monde de la vie, mais qui a aussi retenu l’attention principale de certains héritiers de Husserl comme Aron Gurwitsch ou Maurice Merleau-Ponty, pourrait bien constituer aujourd’hui la clé d’une préoccupation qui fut quant à elle centrale dans la philosophie analytique du xxe siècle, celle des rôles respectifs de la référence directe et de la description dans l’identification des objets du discours et du monde.
Des objets qui meublent le monde actuel et les mondes possibles1
2À l’analyse frégéenne, qui accordait aux termes singuliers aussi bien qu’aux termes conceptuels tout à la fois un sens (Sinn) et une signification (Bedeutung) — les expressions « l’astre brillant du matin » et « l’astre brillant du soir » ont la même signification puisqu’elles désignent le même objet (Vénus), mais pas le même sens puisqu’elles ne le visent pas de la même façon2 —, Russell avait répondu en affirmant précisément le caractère conceptuel de ces termes singuliers « descriptifs » qui ont un sens et qui identifient leur objet à travers lui, et en les opposant aux authentiques noms propres comme « Vénus », qui sont quant à eux de pures étiquettes dépourvues de sens et directement accolées à des objets qu’elles ne décrivent en rien3. Cette opposition nette entre deux modes de signification des expressions linguistiques — référence directe pour les noms propres versus le couple du sens et de la signification pour les termes conceptuels —, qui trouve par ailleurs une prolongation chez Russell dans la distinction épistémologique de la connaissance par fréquentation directe (acquaintance) et de la connaissance par description conceptuelle, a trouvé un écho particulièrement significatif et intéressant sur le terrain des logiques modales quantifiées, c’est-à-dire dans le traitement des contextes intensionnels.
3En effet, deux termes singuliers qui désignent le même objet, comme « l’astre brillant du matin » et « l’astre brillant du soir », ne sont pas toujours intersubstituables salva veritate lorsqu’ils sont sous la portée d’opérateurs modaux — « il est nécessaire que l’astre brillant du matin brille le matin » est vrai mais « il est nécessaire que l’astre brillant du soir brille le matin » est faux — ou de verbes d’actes intentionnels ou d’ « attitudes propositionnelles » — « Monsieur X. sait que l’astre brillant du matin est Vénus » peut être vrai tandis qu’est faux « Monsieur X. sait que l’astre brillant du soir est Vénus ». C’est pourquoi s’est rapidement reposée la question de savoir si, comme l’avait suggéré Frege, il convient de distinguer, pour tout terme singulier, une signification, qui détermine ses propriétés logiques dans les contextes extensionnels, et un sens, qui est déterminant dans les contextes intensionnels — c’est en gros la solution privilégiée par Carnap en 1947 dans Meaning and Necessity4 —, ou si, conformément aux recommandations russelliennes, il convient plutôt d’opposer nettement les « descriptions définies », qui répondent à cette dualité de l’intension et de l’extension, et les authentiques noms propres — dits aussi « étiquettes » (tags)5 ou « désignateurs rigides »6 —, qui désignent un individu directement et donc indépendamment de quelque propriété que ce soit qui permette de l’identifier par description.
4Dans les termes des « mondes possibles »7, on pourra donc soit dire que tous les termes singuliers sont caractérisés par des traits définitoires constants de monde en monde, mais qu’ils sont éventuellement satisfaits pas des individus différents d’un monde à l’autre — leur intension est constante mais leur extension varie à travers les mondes —, soit dire que seuls certains termes singuliers — les descriptions définies — répondent à ce schéma, mais que d’autres — les authentiques noms propres — désignent quant à eux le même individu dans tous les mondes possibles même s’il s’avère que, dans certains de ces mondes, cet individu ne possède plus certaines des propriétés qui permettent de le reconnaître dans notre monde. Dans le premier cas — le modèle de Carnap —, on dira que les traits définitoires de Vénus, de l’astre brillant du matin et de l’astre brillant du soir sont satisfaits par un même objet dans notre monde mais qu’ils pourraient être satisfaits par des individus différents dans d’autres mondes possibles — ils sont factuellement équivalents, mais pas logiquement équivalents —, de sorte qu’il n’est pas nécessaire que chacun ait les propriétés caractéristiques des autres ni forcément vrai que Monsieur X. sache de l’un tout ce qu’il sait des deux autres. Dans le second cas — le modèle de Barcan Marcus8 et Kripke —, on dira que certains termes singuliers comme « Vénus » désignent un objet sans le caractériser par une description et donc le désignent « rigidement » à travers les mondes, même ceux où il change de propriétés et n’est par exemple plus appelé « Vénus » ou ne brille plus le matin et le soir ou même peut-être n’est plus un astre.
5Toutefois, pour pouvoir même se demander si un terme singulier descriptif est satisfait par le même objet dans différents mondes, il semble qu’il faille disposer d’une constante d’individu qui désigne ce même objet dans tous les mondes possibles où il existe, donc d’un désignateur rigide. Et c’est pourquoi c’est la conception barcano-kripkéenne qui s’est imposée en logique modale quantifiée. Elle pose cependant d’importants problèmes d’interprétation, car on peut se demander ce que peut bien vouloir dire désigner le même objet si, d’un monde à l’autre, celui-ci peut par ailleurs satisfaire des propriétés descriptives différentes, et notamment différentes de celles qui permettent de le reconnaître dans le monde actuel. À cet égard, la théorie des désignateurs rigides semble en effet soumise à un dilemme délicat : soit elle affirme que, pour être reconnu comme identique d’un monde possible à l’autre (et rigidement désigné par un nom propre), l’objet doit posséder un certain nombre de propriétés caractérisantes qui lui sont toujours conservées sous les variations de monde à monde — mais on peut alors se demander si le nom propre ne laisse pas finalement place à une sorte de description définie essentialiste —, soit que l’objet ne peut être caractérisé par aucun ensemble de propriétés descriptives — mais on se demande alors ce qui fait son identité à travers les mondes possibles.
6Ces questions difficiles, qui ont, dès les années 1940, animé le débat entre de grands logiciens et philosophes tels que Ruth Barcan Marcus, W.V.O. Quine, Saul Kripke, Jaakko Hintikka ou Dagfinn Føllesdal9, doivent peut-être en définitive trouver leur solution dans la notion de « noème perceptuel » et dans sa distinction d’avec le noème conceptuel. En favorisant le dépassement du descriptivisme, une telle notion permettrait en effet de fonder la notion russellienne de « nom propre authentique » ainsi que celle de « désignateur rigide » qui la prolonge. On pourrait en effet concevoir que les traits distinctifs qui font l’identité d’un objet à travers les mondes possibles ne soient pas d’abord conceptuels — et donc pas synthétisables dans une description définie — mais perceptuels.
7Cela indique l’urgence de réinterroger la notion même de noème perceptuel et les conditions de sa possibilité. Ce travail, qui gagne à être effectué dans la terminologie riche et précise de la phénoménologie10, trouve par ailleurs des points d’appui importants dans la tradition analytique elle-même, et singulièrement chez Ludwig Wittgenstein, dont les analyses du « voir comme » questionnent précisément les parts respectives de la perceptualité et de la conceptualité dans la donation de sens, mais relativisent aussi cette distinction entre significations linguistiques et prélinguistiques en les rapportant toutes deux à leur origine commune dans les « pratiques » et les « formes de vie ». Avant d’en venir à Wittgenstein et à la manière dont il conteste et déplace les termes mêmes des débats évoqués ci-dessus en philosophie analytique, voyons cependant comment se posent les problèmes et quels sont leurs enjeux du point de vue de la phénoménologie.
Idéalité noématique et genèse perceptive
8Dans un texte de 1991 intitulé « Pensée, langage et perception »11, Denis Fisette pose, avec mais aussi contre Michaël Dummett, la question de l’autonomie du sens perceptif par rapport aux significations linguistiques, ainsi d’ailleurs que celle, inverse, de l’autonomie des significations linguistiques par rapport au sens qui est déjà donné à même la perception. Comme le montre bien Denis Fisette, ce second volet de la question est directement lié à la problématique du psychologisme : l’objectivisme sémantique que Frege et Husserl défendent après Bolzano requiert que les significations soient indépendantes des représentations réelles des sujets psychologiques qui les saisissent ; sauf à perdre son idéalité, le sens ne peut simplement être inséré dans la causalité psychique et donc pas être déterminé par quelque expérience sensible que ce soit. C’est pourquoi, pour Frege comme pour le Husserl des Recherches logiques, la signification conceptuelle et son expression linguistique intersubjective constituent le paradigme de l’idéalité du sens, tandis qu’est alors marginalisée toute la problématique de la genèse de ces significations dans l’expérience perceptive12. Qu’elle ne soit pas pour autant complètement occultée par Husserl, c’est cependant ce dont témoignent la thèse husserlienne de la fondation de toute intuition catégoriale dans le donné sensible13, mais aussi et peut-être surtout tous les travaux de Husserl, antérieurs et postérieurs aux Recherches logiques, sur les synthèses passives et la donation de sens à même la perception.
9Dès la Philosophie de l’arithmétique, en effet, Husserl s’était intéressé à la présence de « qualités de forme » ou de « moments figuraux » au sein même du donné sensible14. Plus généralement, dans une grande proximité avec les travaux de Carl Stumpf mais aussi de William James, il avait plaidé à l’époque en faveur d’une conception radicale ou élargie de l’empirisme qui considère que ne sont pas seulement donnés dans la sensation des atomes qualitatifs (taches de couleur, son, …), mais aussi toute une série de contrastes, similarités et transitions qui mettent en relation ces prétendus atomes et, par là même, leur donnent sens15. Sont particulièrement significatifs à cet égard les « Études psychologiques pour la logique élémentaire » ou le manuscrit sur l’ « Origine de la représentation de l’espace »16.
10Or, on sait que, une fois successivement accomplis les importants pas méthodologiques de l’objectivisme sémantique et de l’idéalisme transcendantal — le second pouvant être vu comme une manière de fonder le premier dans une théorie de la conscience subjective17 — et une fois la phénoménologie ainsi définie comme théorie de la constitution rationnelle de l’objectivité dans la subjectivité, Husserl était ensuite revenu à ses préoccupations d’inspiration empiriste pour les réintégrer dans le cadre nouvellement défini. Réinjectant massivement, au travers d’analyses sur les synthèses passives ou d’études sur l’origine de la conceptualité scientifique dans les expériences du monde de la vie, des considérations génétiques dans le champ de la phénoménologie après qu’il les eut par deux fois apparemment exclues — au nom d’abord de l’idéalité de la sphère des significations, au nom ensuite de la pureté de la conscience subjective —, le dernier Husserl avait très clairement réouvert la porte à la thèse d’une donation de sens non conceptuelle mais au contraire ancrée dans l’expérience « antéprédicative »18.
11Ce long parcours de Husserl sur le chemin de la phénoménologie avait cependant été loin d’être un détour, puisque au contraire il lui permit en définitive tout à la fois d’affirmer une certaine autonomie de la donation de sens perceptuelle par rapport au sens conceptuel et linguistique, comme l’indique l’expression même d’ « expérience antéprédicative », et d’affirmer à l’inverse que le noème conceptuel ne se réduit pas entièrement au noème perceptuel, puisque les synthèses passives peuvent au mieux motiver mais pas déterminer la noèse active du sujet transcendantal. Et c’est par l’affirmation — durement acquise — de cette double indépendance que se conclut le travail husserlien, de sorte que les lectures frégéennes de la phénoménologie — qui insistent sur un des sens de cette indépendance — disent assurément quelque chose de vrai et d’important, mais ne disent pas tout ce qui est vrai et ce qui est important pour la compréhension du projet de Husserl19.
12Le second aspect qu’elles passent sous silence ou marginalisent exagérément, c’est celui qu’ont plus particulièrement développé certains des héritiers de Husserl qui se sont intéressés de près à la question de la perception et plus particulièrement aux travaux des psychologues de la forme (Gestalt), lesquels sont d’ailleurs eux-mêmes les héritiers directs des premiers théoriciens de la donation des formes qui avaient déjà influencé le jeune Husserl. C’est en particulier le cas d’Aron Gurwitsch, qui, dans ses travaux d’Esquisse de la phénoménologie constitutive puis dans sa Théorie du champ de la conscience, insiste sur le fait que la conscience d’entités noématiques prend fond sur toute une structure d’ « implications » inhérentes aux données sensorielles — « implications » que Stumpf thématisait dans les termes des « harmonies » (Obertöne) et du fusionnement (Verschmelzung)20, James dans ceux du « halo », des « franges » et des « transitions »21 et Husserl dans ceux des « moments figuraux » puis des « rétensions », des « protensions » et plus généralement de la structure d’ « horizon »22. Opposant, comme ses prédécesseurs, une conception dynamique du flux de conscience à la conception atomiste des empiristes modernes, Gurwitsch condamne aussi leur explication associationniste des relations entre vécus au profit d’un compte rendu plus pragmatiste qui, en privilégiant certains aspects des travaux du dernier Husserl, le rapproche aussi du dernier James et du second Wittgenstein. Voyons cela plus précisément.
Déterminations perceptuelles et caractérisation conceptuelle
13Prenant le parti des psychologues de la forme, dont les recherches ont largement confirmé et précisé les premiers constats de Stumpf, James, Ehrenfels ou Husserl, Gurwitsch rejette l’ « hypothèse de constance » qui avait guidé toute la psychologie de la perception jusqu’alors, c’est-à-dire l’hypothèse de la permanence et de la réapparition à l’identique de certaines sensations dans le flux de conscience, donc aussi de l’identité de ces contenus sensoriels sous la diversité des interprétations qu’ils peuvent recevoir selon les contextes perceptifs ou les intérêts du sujet percevant23. Gurwitsch reproche même à des précurseurs comme Ehrenfels ou Husserl d’avoir trop concédé à cette hypothèse en conservant, pour le premier, la notion d’un « substrat » perceptif ou, pour le second, une dualité entre hylè et noèse24. À toute lecture « substantialiste » de la noèse — qui envisagerait la donation de sens comme un processus second de mise en forme d’un matériau ou « substrat » sensible préalablement donné —, Gurwitsch répond par une conception « relationnelle » de la noèse perceptive, laquelle considère que les « éléments sensoriels » ne sont pas indépendants des formes dans lesquelles ils interviennent, mais n’existent qu’à travers la fonction qu’ils exercent dans ces formes et les relations qu’ils y entretiennent avec d’autres éléments25. Que, dès lors, contrairement au présupposé atomiste de l’empirisme d’un Hume, l’investigation phénoménologique ne puisse consister en une simple analyse — entendue comme décomposition du complexe en l’ensemble des éléments simples qui le constituent —, c’est ce que soutient fermement Gurwitsch26. Réciproquement, la théorie phénoménologique de la constitution ne peut réciproquement se résoudre à la science des lois d’association entre vécus27.
14À cette conception « relationnelle » de la noèse perceptive correspond corrélativement une conception relationnelle du noème perceptuel, qui envisage ce dernier comme un pôle d’identité fondé sur — et non préalable à — une structure de relations entre « déterminations » noématiques. Il n’y a pas d’abord un objet X dont je découvre ensuite qu’il est circulaire ou carré, rouge ou bleu, lisse ou rugueux, …, mais ce sont ces déterminations elles-mêmes qui, dans leurs relations, font émerger un objet perceptuel susceptible de les articuler28. Et c’est alors seulement qu’un tel objet peut tomber sous les classifications conceptuelles du langage.
15C’est dire si doit être repensée à nouveaux frais toute la compréhension des rapports entre composantes indexicales et descriptives de l’objet de la perception. À Frege et Russell, Wittgenstein avait, dès les Remarques philosophiques, adressé le reproche d’analyser l’énoncé « je vois un cercle » comme « je vois un X qui est un cercle », où le concept « cercle » (et la fonction propositionnelle « X est un cercle ») est dit satisfait par un certain argument donné dans la perception. Le problème d’une telle analyse est qu’à traiter toutes les déterminations de l’objet comme des concepts, elle fait de l’objet X qui les satisfait un référent totalement indéterminé — un pur ceci — mais qui, précisément, à défaut d’être déterminé et identifiable, ne peut même plus prétendre être un objet :
Si je montre une ligne et dis « Ceci est un cercle », on peut objecter que si ce n’en était pas un, ce ne serait pas non plus ceci. C’est-à-dire : il faut que ce que je désigne en esprit par le mot « ceci » soit indépendant de ce qui est énoncé à son propos. « Ceci était-il le tonnerre ou une détonation ? » Mais dans ce cas on ne peut pas poser la question : « Ceci était-il un bruit29 ? »
16Notons qu’il ne s’agit pas ici de remettre entièrement en cause la distinction frégéenne des objets et des concepts ni l’analyse des propositions en termes de satisfaction de fonctions propositionnelles par des arguments30. Mais cette analyse, qui a le grand mérite de séparer nettement référence et description, indexicalité (toujours singulière) et conceptualité (toujours générale), charge ontologique et attirail « idéologique »31, rencontre toutefois une limite dans le problème de l’identification même des objets qui satisfont ou non les concepts. Pour être des objets et constituer les arguments de fonctions propositionnelles, les objets singuliers ne peuvent être totalement « nus » ; à défaut d’être entièrement caractérisés par une description conceptuelle (sans quoi s’effondre la distinction entre noms propres et descriptions définies et, corrélativement, entre objets et concepts), ils doivent au moins être munis de certains traits permettant de les identifier et en outre de déterminer quels concepts ils satisfont. Ce problème, qui se pose donc déjà en logique des prédicats extensionnelle, réapparaît de manière particulièrement nette en logique modale quantifiée lorsqu’il s’agit de donner sens à la notion de « désignateur rigide »32. Un pur index, qui pointe vers un objet directement et sans passer par aucune description, doit tout de même pointer vers un objet déterminé muni de certains traits qui font son identité et permettent de le réidentifier dans d’autres mondes possibles même s’il y satisfait par ailleurs d’autres concepts que dans le monde actuel33.
17L’idée qu’il faille distinguer entre des déterminations qui font l’identité de l’objet et des propriétés qu’il peut ou non satisfaire dans tel ou tel monde possible est en fait sous-jacente au principe même de la logique modale quantifiée et à la notion de désignateur rigide. Quine, qui voit là une distinction entre propriétés essentielles et accidentelles symptomatique de l’essentialisme, s’en détourne pour cette raison précise. Mais si, comme le suggère la phénoménologie de Gurwitsch, les traits constitutifs de l’objet sont moins des propriétés essentielles — des concepts qu’il satisfait nécessairement — que des déterminations perceptives qui participent de sa constitution même en tant que pôle d’identité perceptive, on peut alors peut-être trouver un sens à l’idée qu’on puisse d’une part parler d’un même objet et d’autre part accepter qu’il pourrait satisfaire un certain nombre d’autres concepts que ceux qu’il satisfait dans le monde actuel. Ni particulier nu — objet dénué de toute détermination — ni noème conceptuel — objet entièrement caractérisé par une description —, le noème perceptuel pourrait jouer le rôle d’objet X, qui peut constituer la valeur des fonctions propositionnelles du discours théorique sur le monde.
18Une telle interprétation amènerait alors à distinguer deux strates dans la théorie husserlienne des « objets intentionnels » puis des « noèmes » : l’une, perceptuelle, qui constitue l’objet par des relations figurales entre ses traits perceptifs, l’autre conceptuelle, qui le caractérise en tant qu’il satisfait certains concepts, le rapprochant ainsi d’un « concept individuel » carnapien ou d’un « pur objet » meinongien, lesquels s’épuisent dans leurs traits définitoires34. Si, de nombreux passages de l’œuvre de Husserl (notamment dans les Recherches logiques et les Idées directrices pour une phénoménologie I) et l’usage même de la terminologie du Sinn, de la Meinung, de la Deutung et de la Bedeutung semblent privilégier la dimension conceptuelle — et la part des significations linguistiques — dans la constitution noématique, d’autres travaux insistent quant à eux sur la dimension perceptuelle et pré-linguistique de cette constitution. Surtout, comme nous y avons insisté, c’est l’autonomie de ces deux dimensions l’une par rapport à l’autre que Husserl s’est finalement efforcé d’assurer : la donation de sens perceptuelle n’est pas exclusivement guidée par la conceptualisation linguistique et cette dernière n’est pas entièrement déterminée par la première.
19Une fois soulignés ces éléments, on peut toutefois se demander où passe exactement la frontière entre donation de sens perceptuelle et donation de sens conceptuelle et, corrélativement, entre les deux strates du noème. Que ceci soit circulaire, est-ce là une des déterminations constitutives mêmes de son identité perceptive ou une de ses déterminations conceptuelles, qu’il pourrait ne pas satisfaire (suite, par exemple, à une déformation qu’il subirait) ? Dans son idéalité, bien sûr, le cercle parfait est un concept et non une détermination perceptive. Mais qu’en est-il de la forme ronde ou globalement circulaire de l’objet ? Est-elle une pure Gestalt qui s’impose à ma perception ? ou est-elle linguistiquement déterminée ? Il semble en fait que la netteté de la distinction entre ces deux sens d’appréhension doive être relativisée du fait que déterminations perceptives et significations linguistiques ont une même origine dans les « pratiques » et les « formes de vie ».
20Rejoignant là encore James autant que Wittgenstein, Gurwitsch voit en effet dans les habitus35 mais aussi et surtout dans l’instrumentalisation36 les fondements de la donation de sens perceptive. C’est là l’inflexion pragmatiste qu’il fait subir à la théorie phénoménologique de la constitution, inflexion que marque notamment la notion de « potentialité »37. Nous avons montré ailleurs la pertinence mais aussi les limites d’une telle interprétation pragmatiste de la phénoménologie constitutive38. Cette problématique est d’ailleurs indissociable de la question du psychologisme, puisque c’est en fait le même long parcours, qui passe par l’objectivisme sémantique des Recherches logiques et le tournant transcendantal des Idées directrices, qui permit à Husserl de se réapproprier en fin de course toute une série de considérations sur les habitus et les intérêts sans renoncer à son rationalisme. Comme c’était le cas pour la genèse perceptive des déterminations noématiques39, c’est une fois encore la distinction entre consciences passive et active et la théorie de la « motivation » (non déterminante) de l’une par l’autre qui permit à Husserl de rendre compte des rôles respectifs que jouent, dans la noèse, les intérêts pratiques et l’intérêt théorique, les habitus du sujet concret et la prise de position rationnelle du sujet transcendantal40.
21Mais ce qui importe ici, et que Wittgenstein met particulièrement bien en évidence, c’est que, lorsqu’on rapporte la donation de sens aux formes de vie, la spécificité des significations conceptuelles par rapport à toute une série d’autres « règles d’usage » s’en trouve d’autant atténuée. Les pratiques proprement linguistiques s’inscrivent en continuité directe avec d’autres pratiques symboliques et plus généralement d’autres activités collectives — dont certaines sont universelles et non culturelles — qui structurent les manières dont nous nous rapportons au monde mais aussi dont il nous apparaît41.
22Toutefois, la leçon de Wittgenstein, c’est aussi que, aussi relative qu’elle soit du point de vue de sa genèse, la distinction entre noème conceptuel et noème perceptuel ou entre les deux strates du noème conserve bien une valeur, mais une valeur logique. En effet, ce qui distingue les traits perceptifs qui participent à la constitution même de l’identité de l’objet et les déterminations conceptuelles qu’il peut ou non satisfaire, c’est précisément que ces dernières exercent le rôle de fonctions propositionnelles, c’est-à-dire qu’elles composent avec l’objet des propositions qui peuvent s’avérer vraies ou fausses. Faire tomber un objet sous un concept, c’est formuler une hypothèse théorique à son égard, laquelle a une valeur de vérité. Or, insiste Wittgenstein42, il semble bien que certains « voir comme » ne soient pas de l’ordre de la formulation d’hypothèses théoriques. Dans la même situation perceptive, ce n’est pas la même chose que de voir un cube et de voir une boîte de fer blanc. Dans le second cas, l’analyse en termes de fonction propositionnelle (X est une boîte de fer blanc) a du sens ; je formule, à propos d’un objet préalablement identifié, une hypothèse qui pourrait s’avérer fausse. Dans le premier cas, la configuration cubique est nécessaire à faire émerger même l’objectivité et l’identité de ce qui est perçu et, sauf dans certaines situations exceptionnelles — où « cube » joue alors un vrai rôle de concept —, il ne s’agit pas de se demander si oui ou non ceci satisfait la fonction propositionnelle « X est un cube ». Que serait en effet ceci dont je me demande si c’est un cube ? Dans les termes de l’analyse phénoménologique de Gurwitsch, on dira que le noème perceptuel ne préexiste pas à la configuration spatiale qui préside au contraire à sa constitution. Et on ne peut non plus se replier sur l’idée que ceci désignerait simplement le stimulus sensoriel qui reçoit l’interprétation « cube ». Car ce serait supposer que ce stimulus est lui-même un objet indépendant de cette interprétation, bref supposer l’hypothèse de constance que, à la suite des psychologues de la Gestalt, Wittgenstein et Gurwitsch rejettent de concert.
23La nature — conceptuelle ou perceptuelle — d’une détermination dépendrait donc, pour Wittgenstein, de la possibilité de la penser ou non en termes de prédication (ou de satisfaction de fonction propositionnelle). On passe d’une strate du noème à l’autre lorsque la perception se transforme en jugement de connaissance et se soumet à la question de la vérité. Or, même à supposer que tous les traits perçus puissent être conceptualisés et formulés dans le langage, subsiste une distinction essentielle entre le rôle que peuvent jouer ces déterminations dans l’émergence et la constitution même de l’objet et celui qu’elles jouent ensuite comme propriétés qui lui sont attribuées dans des jugements théoriques.
En conclusion
24Le problème qui se pose à toute théorie purement indexicale des noms propres est, nous l’avons vu, d’expliquer comment un objet peut être identifié indépendamment de toute caractérisation descriptive. Lorsqu’au cours d’une « cérémonie baptismale », on affirme que « Bruno Leclercq » désignera désormais ceci, il faut encore préciser — et lever toute ambiguïté sur — ce qu’est ceci qui est désigné du doigt : cette portion de l’espace ? ce bébé ? ce buste ? cette grenouillère ? Généralement, c’est là précisément ce que permettent des termes conceptuels et notamment un terme « sortal » (bébé, buste, grenouillère, …) qui « guide » la désignation indexicale, mais semble alors aussi lui conférer une dimension irréductiblement descriptive, puisque l’objet est identifié à travers certaines propriétés caractérisantes. L’idée sous-jacente à la notion de « noème perceptuel », cependant, est qu’il n’est peut-être pas nécessaire que la désignation d’objets soit désambiguïsée par des concepts mais qu’elle peut l’être par des formes perceptives, qui « mettent en évidence » certains objets plutôt que d’autres et les imposent à la désignation autant qu’ils permettent ultérieurement leur réidentification dans d’autres contextes théoriques.
25Pour préciser une dernière fois cette notion, il convient sans doute de la distinguer nettement de celle de notions apparentées. Dans son étude des lectures frégéennes de la phénoménologie, Denis Fisette insiste à juste titre sur le fait que le sens noématique d’un objet réel se compose de deux éléments : l’un, démonstratif, qui pointe vers un certain objet X entendu comme pôle d’identité et substrat de déterminations (ou encore « porteur de prédicats »), et l’autre, qui est prédicatif et qui précise comment (wie) — avec quelles déterminations — l’objet est visé et/ou donné43. À côté de la part indexicale qui pointe directement vers le X, ce second élément, disent les lecteurs frégéens de Husserl, est un agrégat de descriptions qui prescrit les propriétés qui reviennent à l’objet44. Il nous semble cependant que parler ici de description, de propriété de l’objet et de prédication consiste déjà à envisager ces déterminations comme exclusivement conceptuelles. Or, prendre au sérieux la notion de noème perceptif impliquerait par contre de considérer que certains des traits qui tout à la fois déterminent le « comment » de l’objet et le font même émerger comme objet sont immédiatement fournis par la perception et ne sont pas de nature conceptuelle, et certainement pas linguistique45, même s’ils peuvent éventuellement aussi ensuite être « conceptualisés » et attribués à l’objet comme des prédicats dans des jugements dotés d’une valeur de vérité. Certaines configurations spatiales de traits perceptifs font tout à la fois émerger un objet X et lui confèrent, un sens d’appréhension, un « comment » perceptif. On peut ensuite éventuellement attribuer à cet objet un certain nombre de prédicats théoriques, dont certains ne sont d’ailleurs que la version conceptuelle des traits perceptifs (circularité, etc.) qui ont mené à la constitution de l’objet.
26Insistons sur le fait que, contrairement à certaines lectures de Gurwitsch ou des psychologues de la Gestalt dont il s’inspire, il ne s’agirait pas de dire que le noème perceptif se réduit à la hylè au sens de la pure matière de la sensation46 ; il suppose au contraire qu’une certaine organisation de la hylè fasse émerger des formes et les articule autour d’un objet dont elles constituent des déterminations. Contrairement aux moments hylétiques, cet objet n’est pas une composante réelle du vécu, mais bien déjà une composante intentionnelle ; il n’est pas simplement vécu (senti) mais visé et perçu. Tel est le versant idéaliste de la phénoménologie qui la distingue de l’empirisme naïf. Pour autant, l’émergence d’un tel pôle d’identité perceptif n’est pas due à la seule activité noétique arbitraire d’une conscience spontanée, mais est sans cesse motivée par l’auto-organisation même de la hylè. Tel est le versant empiriste de la phénoménologie qui le sépare de l’idéalisme naïf.
27Et, dans la mesure où cette auto-organisation est elle-même fonction d’un contexte perceptif et d’intérêts pratiques du sujet percevant, on ne peut non plus la concevoir comme une donnée sensorielle dotée de la consistance que revendiquent les sense data47. Toute variation de ce contexte et de ces intérêts peut mener à une auto-organisation sensiblement différente de la hylè et à l’émergence d’autres objets. Telle est la part — tout à la fois idéaliste et empiriste — de la phénoménologie qui s’oppose radicalement au réalisme naïf comme à toute théorie qui supposerait qu’est déjà là (même sous la forme de sense data) l’ « ameublement du monde »48. Mais donc, contrairement à ce qu’affirment les lectures frégéennes de la phénoménologie, cette variance n’est pas seulement théoriquement — « idéologiquement » — déterminée. Les déterminations conceptuelles permettent certainement de stabiliser les noèmes perceptifs49 et de les mener à l’intersubjectivité50, mais elles ne sont pas toujours nécessaires à les faire émerger. L’idéalisme phénoménologique est un empirisme51.
28Denis Fisette a raison de dire qu’une théorie qui opposerait le noème perceptif au noème conceptuel des interprétations frégéennes devrait pouvoir rendre compte du phénomène de l’illusion et de la possibilité que de « mêmes » données sensorielles donnent lieu à différentes consciences d’objet. Mais c’est là ce que fait précisément, et à un double niveau, une théorie du noème perceptif. D’une part, en distinguant le noème perceptif de la simple hylè, de sorte que, suivant les contextes et les intérêts (y compris pratiques), les mêmes données hylétiques peuvent s’auto-organiser de différentes manières — bien que, bien sûr, pas n’importe comment — et faire émerger des formes différentes — bien que, bien sûr, pas n’importe lesquelles —, formes qui, en se succédant, peuvent éventuellement se « biffer » les unes les autres. D’autre part, en distinguant le noème perceptuel du noème conceptuel, de sorte que la même forme perceptive — une certaine silhouette se détache sur un certain fond — peut encore recevoir des interprétations conceptuelles différentes — c’est un mannequin ou c’est un homme. Ce n’est qu’à ce second niveau que le « voir comme » se fait hypothétique et se soumet à la question de la vérité.
Notes
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Université de Liège