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- Volume 7 (2011)
- Numéro 1: Expérience et représentation (Actes n°4)
- Expérience perceptuelle et contenus multiples
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Expérience perceptuelle et contenus multiples
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1Mon intention est de discuter quelques aspects du débat actuel sur la perception qui oppose les partisans du conceptualisme (essentiellement John McDowell et Bill Brewer) aux partisans du non-conceptualisme (Fred Dretske, Gareth Evans, Christopher Peacocke, Michael Tye, Tim Crane, José Luis Bermúdez, Adina Roskies et d’autres). Je commencerai par fixer le cadre théorique du débat, par clarifier son enjeu et par retracer brièvement son origine. Ensuite, je mettrai en évidence une difficulté majeure de la position conceptualiste. Pour finir, j’examinerai l’une des approches qui me semblent les plus prometteuses pour décrire adéquatement la manière dont fonctionne le mécanisme référentiel de la perception et le rôle des contenus non conceptuels au sein de ce mécanisme.
2Cette approche se présente comme une variante de la thèse des « contenus multiples » (voir Siegel 2010, section 3.5). Selon cette variante, le contenu total d’une expérience perceptuelle doit être construit comme un contenu complexe, composé de plusieurs couches ou plusieurs strates distinctes. En d’autres termes, l’approche qui m’intéressera ici consiste à admettre l’existence de contenus perceptuels à plusieurs niveaux ou de ce que l’on appellerait, en langue anglaise, multi-levelled perceptual contents. Une telle conception peut être rattachée exemplairement, dans le paysage philosophique des vingt dernières années, à la position de Christopher Peacocke (surtout 1992, ch. 3)1, qui a parfois été définie comme un « non-conceptualisme partiel »2. À mon sens, cette approche présente un réel intérêt descriptif dans la mesure où elle nous donne les moyens d’assumer en même temps les trois thèses suivantes :
3(1) Nos expériences perceptuelles ont généralement un contenu de nature conceptuelle, donc dépendent au moins partiellement d’une identification conceptuelle de la forme « je perçois <a en tant que F> » ou « je perçois <que a est F> ».
4(2) Ce contenu de nature conceptuelle est fondé dans une strate non conceptuelle, c’est-à-dire dans un autre type de contenu dont on peut faire l’expérience sans disposer nécessairement d’un concept (F) servant à le spécifier.
5(3) Un contenu non conceptuel peut néanmoins être exprimé linguistiquement et conceptuellement, donc est conceptualisable (théorisable).
6Au cours des développements qui suivent, je focaliserai essentiellement mon attention sur la thèse (2), qui est la plus controversée à l’heure actuelle. Il y a sans doute plusieurs bonnes raisons pour reconnaître l’existence de contenus de perception non conceptuels et par conséquent — si l’on admet (3) — pour réhabiliter quelque chose comme une théorie de la sensibilité. La littérature récente fournit un certain nombre d’arguments qui vont en ce sens, y compris sur le terrain épistémologique privilégié par les conceptualistes (voir notamment Hopp 2008). En m’inspirant de certaines indications de Peacocke, je dirais que la reconnaissance d’une strate non conceptuelle dans la perception présente au moins trois avantages : d’abord, elle permet de rendre compte de l’acquisition et de la maîtrise de concepts perceptuels démonstratifs comme cette forme, cette nuance de rouge, cette tonalité musicale, etc. ; ensuite, elle permet de rendre compte de la justification de certains jugements empiriques qui font intervenir des concepts perceptuels (ceci est un carré) ; enfin, plus généralement, elle permet d’éviter le relativisme et de capturer ce qu’ont en commun des expériences perceptuelles vécues par deux individus possédant des répertoires conceptuels différents (e.g. ceci est un carré vs ceci est une forme avec des côté droits). Je reviendrai sur ces trois avantages par la suite (infra, section 8).
1. L’idée d’une phénoménologie de l’expérience perceptuelle
7Avant d’aborder les discussions concernant la nature et la structure des contenus perceptuels, je voudrais faire quelques remarques d’ordre très général qui me permettront de préciser certains points de terminologie et de fixer le cadre du débat.
81 / Percevoir, penser, imaginer, juger, éprouver des sentiments, etc., sont des états ou des événements mentaux dont chacun de nous fait constamment l’expérience. Ce sont des états ou des événements mentaux que nous ne nous contentons pas d’attribuer à autrui, mais que nous vivons en première personne. Si l’on entend par « phénoménologie » une authentique théorie de ce qui est vécu en première personne (indépendamment de la signification historique de ce terme, associée à ce que l’on nomme communément le « mouvement phénoménologique »), alors la perception, la pensée, l’imagination, le jugement, les sentiments, etc., sont le genre de choses qui peuvent faire l’objet d’une analyse phénoménologique. Dire que ces états mentaux sont quelque chose dont chacun de nous fait ou peut faire l’expérience, cela revient effectivement à dire qu’ils possèdent des propriétés phénoménales, des propriétés qu’ils manifestent en tant précisément qu’ils sont accessibles en première personne (des propriétés distinctes de leurs propriétés naturelles étudiées « en troisième personne », notamment par la neurophysiologie). Parce qu’ils possèdent des propriétés phénoménales, ils peuvent faire l’objet d’une phénoménologie. Il y a donc, en ce sens précis, une phénoménologie de l’expérience perceptuelle, comme il peut y avoir une phénoménologie de l’expérience judicative, etc.
92 / Ensuite, pour bien comprendre les termes de l’opposition entre conceptualisme perceptuel et non-conceptualisme perceptuel, il faut rappeler que presque tous les protagonistes du débat (à l’exception de Brewer, à partir de 2006) souscrivent au représentationalisme moderne, soit à l’idée selon laquelle vivre (enjoy/erleben) une expérience perceptuelle consiste essentiellement à se représenter le monde comme étant d’une certaine manière. On exprime habituellement cette idée en disant que toute expérience a un contenu représentationnel ou, plus simplement, un contenu tout court. Les deux expressions — représenter le monde comme étant d’une certaine manière et avoir un contenu — peuvent ici être considérées comme strictement équivalentes : « Dire qu’un état quelconque a un contenu, c’est tout simplement dire qu’il représente le monde comme étant d’une certaine manière » (Crane 1992, p. 139). Dans le cas d’une expérience perceptuelle, on parlera donc d’un contenu perceptuel, et on entendra par là la manière dont le monde nous apparaît dans la perception. Selon le représentationalisme moderne, analyser le caractère phénoménal d’une expérience perceptuelle implique donc d’analyser le contenu de l’état mental correspondant. En un mot, pour les représentationalistes de tous bords, la phénoménologie de l’expérience perceptuelle doit s’appuyer sur une théorie du contenu perceptuel.
103 / Le représentationalisme moderne ne se limite toutefois pas à cette idée. Il renferme une thèse à tendance réductionniste, parfois dénommée significativement exhaustion thesis3, d’après laquelle l’analyse des propriétés phénoménales d’un état mental ne serait rien de plus qu’une analyse de son contenu représentationnel, c’est-à-dire une analyse de la manière dont le monde nous apparaît à travers cet état mental. Appliquée à la perception, la thèse représentationaliste stipule donc que l’analyse du contenu perceptuel nous apprendrait tout ce qu’il y a à dire de sérieux sur l’expérience perceptuelle. Bref, elle épuiserait entièrement la phénoménologie de l’expérience perceptuelle. Je ne discuterai pas ici le bien-fondé de cette thèse et je me contenterai de dire ceci : on peut souscrire au représentationalisme sans pour autant considérer que l’analyse du contenu épuise l’analyse de l’expérience, i.e. sans souscrire à l’exhaustion thesis. Dans cette version modérée ou « faible », le représentationalisme consiste à soutenir que les propriétés phénoménales d’une expérience sont déterminées au moins partiellement par son contenu. Admettre une telle forme de représentationalisme revient grosso modo à admettre la vieille thèse de l’intentionnalité défendue diversement par Brentano et Husserl.
114 / Dans tous les développements suivants, je présupposerai comme allant de soi la distinction entre le contenu d’une perception et son référent, c’est-à-dire l’objet ou l’état-de-choses perçu, et je considérerai que la fonction du contenu perceptuel est de déterminer quel est le référent de la perception — sans préjuger de l’existence de ce référent ou de son identification correcte : une perception donnée peut être une hallucination, elle peut présenter l’objet autrement qu’il n’est, etc. Rendre compte du contenu d’une perception donnée, c’est simplement répondre à la question : de quoi cette expérience perceptuelle est-elle l’expérience ? (d’une maison, d’un pommier en fleur au fond du jardin, etc.). C’est donc énoncer une propriété de l’expérience perceptuelle vécue elle-même — une propriété phénoménale — et non établir une quelconque relation entre l’état mental et un objet ou un état-de-choses dans le monde.
2. La thèse de la contingence (CT)
12Le débat opposant les conceptualistes aux non-conceptualistes s’inscrit dans le cadre d’une phénoménologie de l’expérience perceptuelle. Depuis Heck (2000), on distingue habituellement deux manières de présenter l’antagonisme : relativement au contenu représentationnel ou relativement à l’état mental.
131 / D’une part, on peut effectivement faire porter la question litigieuse sur la nature même des contenus perceptuels. La question se présente alors comme suit : un contenu perceptuel est-il au moins partiellement conceptuel ? Répondre par l’affirmative équivaut à admettre un « conceptualisme relatif au contenu » (content conceptualism). Selon cette conception, un contenu perceptuel se présente comme étant au moins partiellement composé de prédicats spécifiant l’objet visé dans la perception. Par exemple, le référent de la perception est identifié comme étant « un arbre », « une maison », « un carré », etc. L’objet perçu serait donc principalement identifié de façon conceptuelle ou prédicative, et le contenu perceptuel lui-même serait comparable à ce que l’on appelle un « contenu frégéen », c’est-à-dire une description prédicative spécifiant la manière dont l’objet nous est donné (son mode de présentation).
142 / D’autre part, on peut également faire porter la question litigieuse, non pas sur la nature des contenus perceptuels, mais sur les conditions requises pour qu’un sujet puisse faire l’expérience d’un état perceptuel. Le problème est alors le suivant : la possession de concepts permettant de spécifier le contenu de la perception fait-elle partie des conditions requises pour percevoir, i.e. pour se trouver dans un état perceptuel ? Les conceptualistes répondent par l’affirmative et défendent ainsi un « conceptualisme relatif à l’état mental » (state conceptualism). À l’inverse, les non-conceptualistes, je vais y revenir, soutiennent que la possession de concepts permettant de spécifier le contenu de la perception est une condition non nécessaire pour percevoir.
15Cela étant dit, je pense qu’il ne faut pas exagérer l’importance de la distinction entre content conceptualism et state conceptualism. En fait, les conceptualistes qui répondent par l’affirmative à la première question sont vraisemblablement obligés de répondre aussi par l’affirmative à la seconde. On voit difficilement, en effet, comment un individu dépourvu des capacités conceptuelles appropriées pourrait vivre un état mental avec un contenu conceptuel. Quelqu’un qui ne maîtriserait pas le concept d’arbre, par exemple, ne pourrait manifestement pas savoir l’effet que cela fait de percevoir quelque chose en tant qu’arbre ou de se rapporter perceptuellement à quelque chose sous la description ceci est un arbre, puisqu’il serait incapable d’utiliser le concept d’arbre à des fins de description ou d’identification. En professant un conceptualisme relatif au contenu perceptuel, les conceptualistes s’engagent donc également à professer un conceptualisme relatif à l’état mental. Inversement, on voit mal pourquoi un individu aurait besoin de concepts pour percevoir si ces concepts ne servaient pas à identifier le référent de la perception. On voit mal, en d’autres termes, comment souscrire au state conceptualism sans souscrire au content conceptualism. Si l’on admet que les deux versions du conceptualisme s’impliquent l’une l’autre, la meilleure approche consiste sans doute à définir le conceptualisme en général comme la conjonction de deux idées : d’une part, l’idée que le contenu d’une perception est au moins partiellement conceptuel (disons, doit être conçu comme un contenu frégéen) ; d’autre part, l’idée qu’un individu doit nécessairement posséder certains concepts pour percevoir4. La distinction entre les deux approches ne me semble donc pas décisive.
16En revanche, il est beaucoup plus important de noter que la question litigieuse n’est pas de savoir si un contenu perceptuel peut être conceptuel, mais s’il doit l’être (i.e. si le caractère conceptuel fait partie de sa nature). L’objet précis du litige concerne, disons, la clause de nécessité qui est exprimée, dans la seconde manière de formuler le problème, par la notion de « condition requise ». Par condition requise, on entend une condition nécessaire telle qu’il est impossible, pour un individu ne remplissant pas cette condition, de se trouver dans l’état mental correspondant. En ce sens, le noyau du débat ne concerne rien d’autre, comme le note Bermúdez (2007, p. 69), qu’une « affirmation modale » (modal claim), à savoir l’affirmation qu’il est nécessaire — respectivement contingent —, pour se trouver dans un état perceptuel, de posséder un concept spécifiant chaque item discriminé de façon perceptuelle. Par définition, on dira donc qu’un état perceptuel est conceptuel ssi un sujet ne peut pas faire l’expérience de cet état sans disposer des concepts permettant de spécifier son contenu. En revanche, on dira qu’un état perceptuel est non conceptuel ssi un sujet peut, par principe, faire l’expérience de cet état sans disposer des concepts qui permettent de spécifier son contenu.
17Pour éviter d’emblée toute ambiguïté, il faut encore insister sur le point suivant : la question n’est pas de savoir si un individu possède ou non, en fait, les concepts lui permettant de spécifier le contenu de son expérience. Conformément à la définition donnée à l’instant, il se peut effectivement qu’un individu se trouve dans un état mental devant être défini comme « non conceptuel » bien que cet individu dispose de concepts permettant de spécifier le contenu de son état mental. Simplement, le non-conceptualisme consiste à soutenir qu’il aurait pu se trouver dans le même état — il aurait pu, littéralement, percevoir la même chose — tout en étant incapable de spécifier le contenu de son expérience au moyen de concepts. La question litigieuse ne concerne donc pas la possession ou la non possession, de facto, des concepts spécifiant le contenu, mais seulement la nécessité ou non, de jure, de les posséder pour être dans tel ou tel état mental5.
18Pour résumer, je propose de partir de ce que j’appellerai, par commodité, la thèse de la contingence :
19(CT) La possession de concepts permettant de spécifier chaque item perçu est une condition non nécessaire pour vivre une expérience perceptuelle.
20Fondamentalement, les non-conceptualistes souscrivent à (CT) et soutiennent que notre capacité à vivre un état mental perceptuel ne dépend pas de notre capacité à spécifier le contenu représentationnel de la perception au moyen de concepts. Concrètement, cela signifie que je peux percevoir quelque chose sans savoir nécessairement ce que je perçois. Les conceptualistes, quant à eux, rejettent (CT) et soutiennent que toute discrimination perceptuelle dépend d’une discrimination conceptuelle ou, si l’on veut, que voir présuppose savoir ce qu’on voit.
21Dans la suite de cet article, je retracerai sommairement l’origine de la controverse, je me référerai à un argument — ou plutôt une série articulée d’arguments — qui me semble probant en faveur de (CT) et je rattacherai cet argument à l’idée selon laquelle le contenu total d’une expérience perceptuelle doit être construit comme un contenu à plusieurs niveaux.
3. L’opposition Evans-McDowell
22Comme on sait, l’antagonisme entre les deux positions que je viens de définir a été déterminé dans une large mesure par l’opposition séminale entre Gareth Evans, qui a introduit la notion de contenus perceptuels non conceptuels, et John McDowell, qui l’a rejetée.
23Dans son ouvrage posthume Varieties of References (1982), Evans a proposé une théorie de la référence fondée sur la notion d’état informationnel. Un état informationnel est un état mental qui véhicule une information sur le monde. Or, dans le cadre de cette théorie, Evans fait valoir un partage classique entre sensibilité et langage. Il soutient que les informations que nous acquérons sur le monde par le biais de la perception sensible sont des informations d’un tout autre genre que celles que nous acquérons par la communication linguistique. Cette différence concerne la nature même de l’information produite, qui est supposée être non conceptuelle dans un cas et conceptuelle dans l’autre : « Les sens produisent de l’information non conceptuelle, alors que le langage renferme de l’information conceptuelle » (Evans 1982, p. 123 n.). Assumant ce partage entre sensibilité et langage, Evans affirme donc que l’expérience perceptuelle a un contenu non conceptuel, si bien que « les états informationnels qu’un sujet acquiert à travers la perception sont non conceptuels ou non conceptualisés » (id., p. 227). L’un des principaux arguments invoqués à l’appui de cette thèse repose sur l’analogie de la perception avec la photographie. Un contenu perceptuel est comparable au contenu d’une photographie en ceci qu’il est irréductible à une description conceptuelle. Il peut certes être spécifié à l’aide de concepts, mais « seulement avec une certaine perte » (only with some loss — id., p. 125 n.).
24Dans Mind and World (11994, 21996), McDowell a élevé une importante objection contre cette conception. Selon lui, considérer les informations fournies par les sens comme des informations imperméables au langage et non conceptuelles équivaut à accepter une version de ce que Sellars a appelé le « mythe du donné ». Une fois ce mythe abandonné, il faudrait plutôt convenir qu’il n’y a pas d’informations sensibles brutes, extra-linguistiques, ce qui signifie au bout du compte que les impressions faites par le monde sur nos sens « ont déjà elles-mêmes un contenu conceptuel » (McDowell 21996, p. 46). Énoncer un jugement perceptuel, cela ne reviendrait donc pas à conceptualiser un contenu non conceptuel, mais seulement à « assumer » (endorse) un contenu qui était d’emblée conceptuel. Historiquement, cette affirmation est supportée par ce que j’appellerais, par analogie avec la lecture frégéenne de Husserl, une lecture néokantienne de Kant. D’après cette lecture, la spontanéité de l’entendement s’exercerait jusque dans la réceptivité même de la sensibilité — une idée qui rejoint la vieille thèse néokantienne d’une priorité de l’entendement sur la sensibilité (cf. Dewalque 2010). Sur le plan argumentatif, la thèse de McDowell s’appuie sur l’idée très simple selon laquelle la perception sensible nous donne des raisons de croire certaines choses, c’est-à-dire justifie certaines de nos croyances. Le fait d’avoir l’expérience perceptuelle du pommier en fleurs, par exemple, constitue une raison de croire que le pommier est en fleurs. Or, selon les conceptualistes, un lien rationnel de ce type entre perception et croyance (ou jugement) ne peut être établi qu’à la condition que perception et croyance aient des contenus de même genre, c’est-à-dire des contenus conceptuels : avoir une raison de croire quelque chose, ce serait nécessairement être dans un état mental conceptuel. Si la perception du pommier en fleurs est une raison de croire que le pommier est en fleurs, alors la perception doit posséder un contenu conceptuel, car la condition pour qu’une information acquise par nos sens puisse entrer dans un processus de justification est que cette information soit elle-même au format conceptuel.
25Une telle ligne de raisonnement constitue le principal argument des conceptualistes contre (CT). La formulation la plus aboutie de l’argument a été proposée par Bill Brewer (2005). D’une part, remarque Brewer, avoir une raison de croire quelque chose, c’est toujours identifier une proposition qui entretient une certaine relation à nos croyances, et une proposition, par définition, est un contenu conceptuel. D’autre part, pour accréditer l’idée de justification empirique, il faut que la proposition servant de justification ne soit pas reliée accidentellement ou indirectement à l’expérience du sujet percevant, mais qu’elle constitue le contenu même de son expérience. Par conséquent, si la perception est susceptible de justifier certaines croyances, c’est parce qu’elle possède elle-même un contenu conceptuel qui est son contenu6.
4. Suite ; pourquoi les conceptualistes ont besoin de concepts démonstratifs
26Pour bien comprendre sur quoi porte le contentieux opposant Evans à McDowell, il faut encore insister sur un aspect qui joue un rôle stratégique dans le débat. Je veux parler du caractère indexical et contextuel de la perception. Le fait est que l’expérience perceptuelle a toujours pour référent quelque chose qui est représenté comme situé dans l’environnement immédiat du sujet percevant et dont la présence, de surcroît, est représentée comme étant la cause de la perception. Je ne peux pas percevoir quelque chose qui se situe, par exemple, de l’autre côté de la terre — ou simplement, comme le note Dretske, de l’autre côté d’un mur opaque —, à moins de disposer pour cela d’indicateurs dans mon champ perceptuel immédiat7. Je ne peux pas non plus percevoir de façon sensible, mettons, un pommier en général (quelque chose comme l’idée du pommier), mais seulement — pour reprendre la formulation de Husserl — ce pommier-ci qui se trouve dans ce jardin (1913, p. 183 ; trad. fr., p. 307). En ce sens, le contenu d’une perception doit posséder la caractéristique très remarquable de déterminer un et un seul référent, un référent singulier. L’indexicalité de la perception représente dès lors une contrainte très forte pour une phénoménologie de l’expérience perceptuelle. Une théorie du contenu perceptuel qui échouerait à rendre compte de ce caractère serait une théorie inadéquate ou insatisfaisante8. Or, la question se pose justement de savoir s’il est possible de rendre compte du caractère indexical et contextuel de la perception de façon conceptuelle, ou bien si la prise en compte de ce caractère implique que l’on renonce au conceptualisme.
27Evans soutient cette dernière option. À ses yeux, l’indexicalité de la perception ne pourrait être prise en charge de façon conceptuelle qu’à la condition de supposer que le sujet percevant disposerait d’autant de concepts qu’il y a d’unités discriminées dans la perception. Cela voudrait dire, par exemple, que le sujet percevant disposerait d’un concept permettant de spécifier telle nuance de rouge (mettons, rouge29) qui lui apparaît dans telle situation perceptuelle donnée. On ne peut pas rendre compte d’un état perceptuel en termes de capacités conceptuelles, écrit Evans (1982, p. 229), « à moins d’assumer que ces concepts possèdent un grain infiniment fin » (unless those concepts are assumed to be endlessly fine-grained). Or, Evans juge une telle supposition difficilement tenable.
28Cette idée est à l’origine de l’un des plus célèbres arguments contre le conceptualisme, connu sous le nom d’ « argument de la finesse de grain » (fineness-of-grain argument). Cet argument consiste à soutenir que nos capacités conceptuelles, aussi développées soient-elles, ne suffisent pas à capturer le nombre indéfini de nuances délivrées par la perception. L’exemple typique servant habituellement à illustrer ce point est la perception des couleurs et, plus exactement, la discrimination perceptuelle de différentes teintes d’une seule et même couleur. Quelqu’un qui se trouverait dans un magasin de peinture, et qui regarderait un mur recouvert d’une centaine de rectangles colorés en diverses nuances de rouge, est capable de discerner chaque nuance et de la percevoir comme distincte de toutes les autres9. Si, rejetant (CT), on admettait que toute discrimination perceptuelle dépend d’une discrimination conceptuelle, alors il faudrait supposer que l’individu qui perçoit une centaine de nuances de rouge est capable d’appliquer une centaine de concepts de rouge (e.g., carmin, vermillon, grenat, etc.), donc possède effectivement une centaine de concepts de rouge différents. Or une telle supposition, à nouveau, paraît très peu plausible.
29McDowell, cependant, a répondu à l’objection. Il estime qu’il est possible de rendre compte de la finesse de grain de l’expérience perceptuelle sans renoncer à traiter la perception comme une manière d’exercer des capacités conceptuelles. Sans doute, un répertoire conceptuel fixe et fini, constitué de concepts tels que rouge, vert, etc., ne permet pas de rendre compte de toutes les nuances chromatiques dont on fait l’expérience dans la perception. On pourrait ajouter que même un artiste peintre, qui posséderait n concepts de rouge différents (sc. carmin, vermillon, etc.), ne pourrait pas spécifier conceptuellement telle ou telle nuance de rouge donnée dans la perception « sans une certaine perte », comme dit Evans. Mais cela ne veut pas dire, remarque McDowell, que d’autres concepts ne peuvent pas assumer cette tâche. L’argument de la finesse de grain oblige certes le conceptualiste à renoncer à l’idée d’un répertoire conceptuel rigide, qui serait comme un moule dans lequel devraient se couler nos contenus perceptuels. Mais il ne l’oblige pas à renoncer au conceptualisme : le contenu singulier d’une expérience perceptuelle pourrait en effet être capturé conceptuellement pour peu que l’on admette l’idée d’un répertoire conceptuel flexible et dynamique, susceptible d’embrasser les moindres nuances de l’expérience. La stratégie de McDowell consiste précisément à soutenir que, outre des concepts fixes tels que rouge ou vert, nous possédons aussi des concepts d’un tout autre genre, qu’il appelle « concepts démonstratifs ». Par concept démonstratif, on entend une expression de la forme « ce F ». L’idée est la suivante : l’expression « cette nuance de rouge », prononcée en présence de telle teinte particulière de rouge, mettons rouge29, dénote un concept correspondant exactement au contenu perceptuel rouge29 ; la même expression, prononcée en présence de telle autre teinte de rouge, rouge11, dénote un autre concept correspondant exactement au contenu perceptuel rouge11, et ainsi de suite. En étant construit avec un démonstratif (« cette »), le concept de nuance de rouge semble donc bien avoir acquis une certaine plasticité, une perméabilité au contexte. Rien ne s’oppose, dès lors, à ce que l’on admette autant de concepts démonstratifs que de nuances qui peuvent être distinguées dans la perception : « On peut donner à un concept une expression linguistique qui possède un grain tout aussi fin que l’expérience en prononçant une expression comme “cette nuance”, dans laquelle le démonstratif exploite la présence de l’exemplaire [désigné] » (McDowell, 1996, p. 57).
30L’intérêt d’une telle stratégie est évident :
311 / D’un côté, l’introduction de concepts démonstratifs permettrait de prendre en charge la finesse de grain du contenu perceptuel. Pour reprendre l’exemple mentionné plus haut : quel que soit le nombre de nuances de rouge que peut percevoir l’individu venant de pénétrer dans un magasin de peinture, on pourrait soutenir que chaque nuance est distinguée des autres, non pas au moyen d’un concept fixe, mais au moyen d’un concept démonstratif, qui est par définition sensible au contexte. Naturellement, cela ne signifie pas que l’individu disposerait d’un nom (« carmin », « vermillon », etc.) pour chaque nuance perçue. Il peut être incapable de désigner la nuance qu’il perçoit autrement qu’au moyen de l’expression démonstrative « cette nuance ». Il reste que l’expression « cette nuance », pour chaque expérience visuelle, dénote un contenu conceptuel différent (possède une signification différente), si bien qu’il y aurait autant de concepts que de nuances discriminées de façon perceptuelle.
322 / D’un autre côté, les concepts démonstratifs restent, précisément, des concepts. Le conceptualiste pourrait effectivement faire valoir que le terme « ceci », sans qu’il soit précisé si l’on a en vue « cette forme », « cette couleur », etc., ne peut assumer seul la fonction référentielle. En ce sens, la discrimination perceptuelle resterait donc bien dépendante de la discrimination conceptuelle, ce qui équivaut à rejeter (CT)10.
5. Les concepts démonstratifs impliquent des contenus non conceptuels
33La reconstruction sommaire de l’opposition Evans-McDowell proposée ci-dessus suggère que la notion de concept démonstratif est appelée à jouer un rôle central dans l’analyse des contenus perceptuels11. Plus exactement, il apparaît que, pour faire face à l’argument de la finesse de grain, les conceptualistes sont obligés d’introduire la notion de concept démonstratif. En ce sens, une théorie conceptualiste qui ferait l’économie de concepts démonstratifs et qui ferait dépendre la discrimination perceptuelle d’un répertoire de concepts figés se priverait manifestement d’un outil indispensable.
34Cela dit, il faut bien voir ce qu’implique et ce que n’implique pas le recours aux concepts démonstratifs. Admettre la théorie des concepts démonstratifs proposée par McDowell, c’est admettre qu’il est possible de capturer le contenu d’une expérience perceptuelle de façon conceptuelle. Or, en soi, une telle possibilité est une condition certes nécessaire mais non suffisante pour établir la nature conceptuelle des contenus de perception et rejeter (CT). Admettre que les moindres nuances de l’expérience peuvent être spécifiées conceptuellement, c’est simplement désamorcer l’argument de la finesse de grain, donc tout au plus surmonter un obstacle. Cela n’implique pas que le contenu de l’expérience elle-même soit de nature conceptuelle12. Pour rejeter (CT), il faut donc faire un pas supplémentaire, et le seul argument qui permet d’accomplir ce pas reste manifestement l’argument épistémique évoqué plus haut : si le contenu perceptuel n’était pas conceptuel, il ne pourrait pas nous fournir des raisons de croire telle ou telle chose, il ne pourrait pas justifier certaines de nos croyances.
35En outre, le recours aux concepts démonstratifs ne met pas le conceptualiste à l’abri d’autres objections, comme l’ « argument de l’apprentissage » (learning argument)13. Ce nouvel argument anti-conceptualiste se déploie à un niveau que je qualifierais de « génétique ». Il repose sur une idée très simple : si l’on rejette (CT), comme le font les conceptualistes, alors il devient impossible de rendre compte de la genèse des concepts servant à spécifier nos contenus perceptuels. Comment la perception nous permettrait-elle en effet d’acquérir de nouveaux concepts si la possession de ces concepts était déjà requise pour percevoir ? De deux choses l’une : soit on rejette (CT), on soutient que la possession des concepts permettant de spécifier chaque item perçu est une condition nécessaire pour percevoir et, dans ce cas, on doit manifestement renoncer à l’idée selon laquelle la perception nous permettrait d’acquérir de nouveaux concepts ; soit on maintient l’idée selon laquelle la perception nous permet d’acquérir de nouveaux concepts, mais, dans ce cas, on doit renoncer au conceptualisme, donc accepter (CT). Or, il est peu plausible que des concepts tels que carmin, rouge, carré, etc., se trouvent dans l’esprit dès la naissance (nativisme) et ne soient pas acquis par l’expérience. Accepter une telle forme de nativisme serait le prix à payer pour défendre le conceptualisme, et on conviendra sans peine que c’est là un prix trop élevé. Dès lors, si l’on accepte l’alternative mentionnée à l’instant, il ne reste d’autre solution que d’abandonner le conceptualisme et de reconnaître que nos concepts perceptuels sont acquis à partir de contenus non conceptuels. Si l’expérience perceptuelle ne possédait pas de contenus non conceptuels, elle ne pourrait pas servir de base à l’acquisition de nouveaux concepts : comme le note Roskies, de tels contenus constituent « un input crucial pour l’apprentissage conceptuel »14.
36Les conceptualistes peuvent-ils écarter ce nouvel obstacle ? De toute évidence, la seule manière de répondre à l’objection est de rejeter l’alternative et de soutenir qu’il est possible de rendre compte de l’acquisition de nouveaux concepts sans abandonner le conceptualisme, donc en conservant l’idée qu’il est nécessaire de posséder des concepts pour percevoir. Quel genre de concepts ? Encore une fois, les meilleurs candidats semblent être les concepts démonstratifs, puisque ce sont apparemment les seuls susceptibles de capturer la finesse de grain de l’expérience. Considérons à nouveau, en effet, le cas exemplaire du concept rouge. Comment rendre compte de l’acquisition de ce concept à partir d’expériences visuelles qui nous présentent des objets rouges ? Le conceptualiste soutient que ces expériences ne sont pas possibles sans certains concepts. Si l’on se demande quels sont ces concepts qui rendent possible l’expérience visuelle de quelque chose de rouge, donc quels sont les concepts que le sujet percevant est supposé avoir déjà en sa possession, il semble qu’il n’y ait que trois réponses possibles :
37(a) le concept rouge lui-même
38(b) d’autres concepts généraux comme, mettons, celui de couleur
39(c) le concept démonstratif cette couleur.
40La réponse (a) implique évidemment la circularité dénoncée par l’argument de l’apprentissage : si le sujet a l’expérience perceptuelle de quelque chose de rouge, et si l’une des conditions requises pour avoir cette expérience est de posséder le concept rouge, alors le sujet possède d’emblée le concept rouge ; celui-ci n’est donc pas, à proprement parler, acquis au moyen de l’expérience, puisqu’il en constitue au contraire une condition de possibilité. La réponse (b) est tout aussi intenable. En faisant dépendre l’acquisition du concept rouge de la possession d’autres concepts généraux parmi lesquels ne figure pas le concept rouge, on évite certes la circularité, mais on ne parvient pas davantage à rendre compte de l’acquisition du concept rouge : on voit mal, en effet, comment le concept rouge pourrait être construit à partir d’autres concepts sans le secours de l’expérience. Contrairement, par exemple, au concept de célibataire, qui peut être obtenu par la composition des concepts individu et non marié, les concepts perceptuels comme rouge, sucré, amer, etc., ne peuvent pas être acquis de façon compositionnelle (Roskies 2008, p. 639). La seule issue possible, pour le conceptualiste, consiste donc vraisemblablement à se replier sur la réponse (c) : la possession du concept couleur interviendrait certes dans l’apprentissage du concept rouge, mais uniquement comme composante du concept démonstratif cette couleur. L’apprentissage consisterait donc à associer l’étiquette « rouge » au concept démonstratif cette couleur chaque fois que ce concept dénote effectivement du rouge. D’une part, le concept couleur orienterait la référence vers la couleur perçue et non, par exemple, vers la forme perçue. D’autre part, le démonstratif exprimé par « cette » garantirait l’ancrage contextuel du contenu perceptuel. Le recours aux concepts démonstratifs constituerait donc, ici aussi, la meilleure défense que le conceptualiste aurait à offrir.
41Cependant, il y a de bonnes raisons de douter que cette réponse soit satisfaisante. Bien plus, on peut se demander si la notion même de concept démonstratif n’implique pas l’existence de contenus non conceptuels — auquel cas elle minerait de l’intérieur la position conceptualiste. C’est très exactement ce qu’a suggéré récemment Roskies, pour qui la notion de concept démonstratif constitue en réalité une sorte de « cheval de Troie » contenant en germe de quoi détruire le conceptualisme (Roskies 2010, p. 119). En simplifiant quelque peu, le point décisif est que l’argument de l’apprentissage s’applique à l’acquisition des concepts démonstratifs eux-mêmes. Le problème, en effet, n’est pas seulement de rendre compte de l’acquisition de nouveaux concepts généraux comme rouge. Il s’agit aussi de rendre compte de la formation de nouveaux concepts démonstratifs comme cette couleur. En s’appuyant sur une analogie entre les expressions démonstratives (dans le langage) et les concepts démonstratifs (dans la pensée), Roskies suggère que la formation d’un concept démonstratif requiert un acte d’ostension réussi — par exemple, pointer du doigt vers un objet approprié — qui s’accompagne d’un acte d’attention volontaire ou intentionnel. Un tel acte d’attention possède un contenu représentationnel, i.e. nous présente le monde comme étant d’une certaine manière. Or, si ce contenu était déjà conceptuel, la formation du nouveau concept démonstratif serait à nouveau circulaire. Il n’y aurait donc pas d’apprentissage conceptuel. Pour rendre compte de l’acquisition d’un nouveau concept démonstratif, il faut que le contenu de la perception soit non conceptuel. Il faut que le champ perceptuel puisse être articulé en différents items dont la discrimination ne dépend pas du répertoire conceptuel du sujet percevant. En d’autres termes, « il doit déjà y avoir quelque chose d’articulé dans notre expérience pour que nous focalisions notre attention sur lui »15.
6. L’idée de contenus perceptuels à plusieurs niveaux
42Le résultat des réflexions précédentes peut être résumé comme suit : d’une part, les conceptualistes ne peuvent pas faire l’économie de la notion de concept démonstratif, sous peine d’échouer à capturer la finesse de grain de l’expérience ; mais d’autre part, la notion de concept démonstratif implique la reconnaissance de contenus de perception non conceptuels (on ne peut pas faire l’économie de contenus non conceptuels, sous peine d’échouer à rendre compte de l’acquisition des concepts démonstratifs eux-mêmes). Si l’on admet ces deux affirmations, les conceptualistes seraient finalement obligés d’accepter (CT) et de renoncer à leur propre position. La ligne argumentative retracée ci-dessus me semble donc mettre en évidence une très importante difficulté liée au conceptualisme. Je voudrais maintenant laisser de côté ces considérations critiques et me tourner vers ce qui me semble être la voie la plus prometteuse pour rendre compte de la nature des contenus perceptuels et édifier une phénoménologie de l’expérience perceptuelle.
43Résumée à l’extrême, l’idée qui guidait les considérations de la section précédente était celle-ci : la seule manière d’éviter la circularité est de fonder le conceptuel sur du non-conceptuel. C’est précisément cette idée qui a été développée par Christopher Peacocke depuis 199216. Selon ses propres termes, « on a besoin d’un contenu représentationnel non conceptuel dans l’explication philosophique des concepts perceptuels-démonstratifs » (Peacocke 1992, p. 84). Concrètement, cela veut dire qu’il y a une manière dont les choses nous apparaissent dans la perception qui ne dépend pas d’un quelconque répertoire conceptuel. La perception renferme, en plus d’éventuels contenus conceptuels, une manière de se représenter le monde qui est conforme à (CT). Cet ancrage non conceptuel doit pouvoir expliquer comment nous acquérons et maîtrisons les concepts qui nous servent à décrire ce que nous percevons — les « concepts perceptuels » —, mais aussi pourquoi, dans un cas donné, nous appliquons tel concept plutôt que tel autre (je vais y revenir dans la section suivante).
44La stratégie adoptée par Peacocke dans A Study of Concepts repose implicitement sur la thèse des contenus multiples. La thèse des contenus multiples réside dans l’idée selon laquelle « les contenus servent à différentes fins explicatives et un seul genre de contenu ne peut pas les servir toutes à la fois » (Siegel 2010, section 3.5). Au lieu de considérer qu’à une expérience particulière correspond un et un seul contenu (qui serait soit conceptuel soit non conceptuel), on peut effectivement considérer qu’une expérience donnée a plusieurs types de contenus à la fois — non pas au sens où elle aurait plusieurs référents à la fois, mais au sens où l’identification du référent de la perception se fait à plusieurs niveaux ou dépend de plusieurs variables. Le contenu représentationnel, écrit Peacocke dans un passage fameux, est « une chose aux splendeurs multiples » (a many-splendored thing), non seulement parce qu’il présente un grand nombre de détails ou de nuances variées, mais aussi en raison de « l’éventail de types de contenus différents et philosophiquement intéressants qu’une expérience particulière peut posséder » (Peacocke 1992, p. 61). Cette approche a manifestement une conséquence directe sur l’analyse des contenus perceptuels. Elle permet en effet de transférer la question du caractère conceptuel ou non conceptuel du contenu perceptuel total à chacun des contenus qui le composent. En outre, les contenus multiples qui composent le contenu perceptuel total sont supposés entretenir des rapports de dépendance, donc ne sont pas simplement juxtaposés les uns aux autres, mais sont fondés les uns sur les autres. En un mot, la thèse des contenus multiples va ici de pair avec une conception stratifiée du contenu perceptuel : un contenu perceptuel devrait être construit comme un contenu à plusieurs niveaux. Produire une théorie satisfaisante des contenus perceptuels, cela reviendrait donc à thématiser chaque niveau ou chaque strate représentationnelle, à la distinguer des autres et à analyser les relations qu’elle entretient à l’égard des autres.
45Un tel programme implique une forme de non-conceptualisme qui est sans aucun doute beaucoup plus libérale que celle défendue initialement par Evans. Alors qu’Evans semble plutôt défendre l’idée qu’un contenu perceptuel est intégralement non conceptuel (cf. supra, section 3), Peacocke admet qu’un contenu de perception peut être partiellement conceptuel. Sa conception ne s’oppose donc nullement à l’existence d’une strate conceptuelle dans le contenu perceptuel. Après tout, voir est aussi voir-comme, et le référent de la perception est souvent identifié conceptuellement, comme un item qui satisfait certains concepts et peut être décrit au moyen des prédicats correspondants. « Il n’y a aucune bonne raison de nier la conception qui s’impose nettement comme plausible », écrit Peacocke, « d’après laquelle nous voyons des choses comme étant des arbres ou nous entendons un son comme étant celui d’une voiture qui approche » (Peacocke 1992, p. 88). L’objection de circularité requiert seulement que l’on ne fasse pas dépendre l’acquisition d’un concept de sa possession. Mais « une fois qu’un penseur a acquis un concept individué perceptuellement, le fait qu’il soit en possession de ce concept peut influencer causalement les contenus que possède son expérience » (id., p. 89)17.
46Ce point, en outre, est parfaitement cohérent avec la définition du non-conceptualisme mentionnée plus haut. La question litigieuse, on l’a vu, n’est pas de savoir si l’expérience perceptuelle est accidentellement conceptuelle, mais si elle l’est nécessairement ou obligatoirement. En souscrivant à (CT), les non-conceptualistes répondent par la négative, mais ce faisant, ils ne sont nullement obligés de nier l’intervention de contenus conceptuels dans le contenu total d’une expérience perceptuelle18. Ce qu’ils rejettent, c’est seulement le caractère nécessaire de cette intervention. L’approche en termes de contenus multiples superposés constitue une manière efficace et intuitive de formuler cette idée. Il suffit de considérer que les contenus conceptuels, lorsqu’ils entrent dans le contenu total d’une expérience perceptuelle, n’épuisent pas celui-ci, mais forment une strate ou une couche supérieure qui s’ajoute à une strate inférieure, non conceptuelle. Selon cette approche, je peux très bien dire que, lorsque je vois quelque chose comme étant un chien ou un arbre, mon contenu perceptuel a un caractère « partiellement conceptuel » (Peacocke 1992, p. 73)19. Simplement, le caractère conceptuel des contenus de perception est ici nuancé par deux restrictions importantes : (a) pour éviter la circularité, la strate conceptuelle doit être fondée, non pas sur les capacités conceptuelles du sujet percevant, mais sur une strate non conceptuelle ; (b) la présence d’une strate conceptuelle ne fait pas partie des conditions nécessaires pour vivre une expérience perceptuelle, autrement dit : il est possible de percevoir sans qu’une strate conceptuelle s’ajoute à la strate non conceptuelle. Cette seconde restriction équivaut précisément à adhérer à (CT).
7. Le niveau des contenus non conceptuels
47Une fois admise l’idée de contenus perceptuels à plusieurs niveaux, la question qui se pose est la suivante : en quoi consiste la strate non conceptuelle ? Plus généralement, à quoi peut ressembler un contenu non conceptuel ? Sans doute, la manière la plus simple de répondre à cette question est de partir d’une perception possédant un contenu partiellement conceptuel, et de se demander ce qui peut encore faire partie du contenu de l’expérience perceptuelle une fois que l’on fait abstraction de la strate conceptuelle.
48Considérons l’expérience visuelle d’un carré (fig. 1), qui est l’un des exemples typiques de la philosophie de la perception au moins depuis l’Analyse des sensations de Ernst Mach (1886, p. 83 ; trad. fr., p. 97).
49fig. 1
50Supposons que la strate conceptuelle soit constituée par la proposition <ceci (cette forme) est un carré> ou, plus simplement, par le concept démonstratif ce carré, qui peut être le sujet de nouvelles prédications susceptibles de rentrer dans un compte rendu de perception. Cette strate conceptuelle n’est accessible qu’à un sujet qui possède déjà le concept géométrique de carré. Identifier un objet perçu comme étant un carré, c’est poser que cet objet satisfait tous les prédicats qui rentrent dans la définition du concept carré (<___a des côtés égaux>, etc.). Faisons maintenant abstraction de cette strate conceptuelle, qui est commune à la perception (je vois que <ceci est un carré>) et à la croyance (je crois que <ceci est un carré>). Que peut-on encore dire à propos de ce qui est perçu ?
51Dans Seeing and Knowing (1969), Dretske proposait la réponse suivante : abstraction faite de toute spécification conceptuelle, ce qui est perçu par un sujet S est ce qui est perceptuellement différencié de son environnement immédiat par S. Ainsi, dans le cas d’une perception visuelle comme celle qui nous occupe (la perception d’un carré), le contenu non conceptuel de l’expérience peut être exprimé au moyen de l’équivalence suivante : « S voitn D = D est visuellement différencié de son environnement immédiat par S » (Dretske 1969, p. 20). Supposons que le carré de la fig. 1 nous apparaisse comme une portion de la surface d’un cube, par exemple la portion n°5 dans la fig. 2 inspirée de Dretske :
52fig. 2
53(cf. Dretske 1969, p. 24)
54Selon la position non conceptualiste, il n’y a aucune raison d’affirmer qu’un sujet qui ne posséderait pas le concept de carré (ni aucun autre concept lui permettant de spécifier son contenu perceptuel) serait incapable de voir le carré n°5. Simplement, note Dretske, il ne le verrait pas en tant que carré, mais il verrait bien quelque chose, à savoir quelque chose (a) qui lui apparaît d’une certaine manière, i.e. qui constitue une portion de son champ visuel et (b) qui lui apparaît comme différencié des autres éléments de ce champ visuel. Cette « clause de différentiation » (Dretske 1969, p. 25) spécifie la manière dont quelque chose doit apparaître pour être effectivement perçu. Le fait d’apparaître d’une certaine manière et le fait d’être visuellement discriminé sont certes des propriétés attribuables à ce qui est perçu, mais ils n’ont rien à voir avec les capacités conceptuelles du sujet percevant. Dans les termes de Dretske, le fait que D apparaisse d’une certaine manière à S n’implique nullement la croyance que D apparaît d’une certaine manière (id.). Le carré n°5 peut très bien m’apparaître d’une certaine manière sans que je l’identifie conceptuellement, dans ma pensée, comme quelque chose qui satisfait le prédicat <___apparaît d’une certaine manière>. Autrement dit, je peux le percevoir sans disposer des capacités conceptuelles qui me permettent de l’identifier comme étant quelque chose qui m’apparaît.
55Cette approche — que je ne commenterai pas davantage — a l’intérêt de mettre en évidence ce qu’est, en général, un contenu non conceptuel. Fondamentalement, les contenus non conceptuels désignent, non pas seulement le fait que quelque chose apparaît au sujet, mais la manière dont ce quelque chose apparaît. S’il y a encore quelque chose à dire en général à propos de ce qui est perçu, en plus de son identification conceptuelle (contingente), c’est parce qu’il y a quelque chose à dire sur la manière dont ce quelque chose est perçu.
56Cela dit, en dehors de la « clause de différenciation », le chapitre II de Seeing and Knowing est particulièrement pauvre en indications spécifiant la manière dont quelque chose peut être perçu. En s’inspirant de Mach, Peacocke propose une analyse nettement moins minimaliste — et d’autant plus riche — de la strate non conceptuelle de la perception. D’après sa conception, un contenu non conceptuel caractérise « la manière dont une propriété ou une relation est donnée dans l’expérience » (Peacocke 2001b, p. 240). L’idée, en somme, est qu’il existe des propriétés qui peuvent être attribuées aux unités du champ perceptuel indépendamment de la question de savoir si le sujet percevant possède les concepts permettant de thématiser ces propriétés : courbe, parallèle à, équidistant de, de même forme que, symétrique relativement à, etc. L’attribution d’une propriété de ce type à un item perçu constitue ce que Peacocke appelle, dans A Study of Concepts, des « protopropositions ». Les protopropositions sont construites par l’association d’une propriété ou d’une relation à un ou plusieurs individus (Peacocke 1992, p. 77).
57Considérons par exemple la propriété de symétrie, que l’on peut attribuer à la forme de la fig. 1. La manifestation phénoménale de cette propriété ne dépend pas de la possession du concept de symétrie. Au contraire, si l’on peut considérer que, en présence d’une telle expérience, le démonstratif « ceci » rend vraie une proposition construite avec le prédicat « ___est symétrique », c’est précisément dans la mesure où la propriété de symétrie fait partie du contenu non conceptuel de l’expérience perceptuelle et détermine la structure même de ce qui est perçu. Elle se manifeste au sujet percevant, que celui-ci dispose ou non du concept de symétrie dans son répertoire conceptuel (quelqu’un qui n’en dispose pas n’est évidemment pas capable de thématiser cette propriété, mais son expérience visuelle n’est pas différente pour autant). Or, ce qui importe, au niveau non conceptuel, c’est que la propriété de symétrie peut être perçue de différentes manières20. Par exemple, la propriété de symétrie peut être perçue comme relative aux bissectrices des côtés de la forme perçue. Mais elle pourrait aussi être perçue relativement aux bissectrices des angles de la forme perçue. Selon Peacocke, c’est très exactement ce qui se produit dans l’exemple classique de Mach (fig. 3).
58fig.3
59Bien que la forme de gauche et la forme de droite soient géométriquement semblables, elles ne le sont pas visuellement, dans la mesure où la première est perçue comme symétrique relativement aux bissectrices de ses côtés, et la seconde comme symétrique relativement aux bissectrices de ses angles (cf. fig. 4). Dire cela, remarque Peacocke, c’est précisément énoncer quelque chose qui fait partie du contenu non conceptuel de l’expérience.
60fig. 4
61Cette analyse appellerait un certain nombre de remarques. Je me contenterai de souligner deux points :
621 / La manière dont une propriété est perçue constitue manifestement une variable non négligeable dans le mécanisme référentiel de la perception. Cette variable est d’autant plus importante qu’elle peut avoir des répercussions sur l’identification conceptuelle de l’objet perçu. Dans la fig. 3, la même forme, étant perçue de manière différente, est identifiée tantôt comme un carré et tantôt comme un losange régulier. Cela suggère, une fois encore, que l’identification qui se déploie au niveau conceptuel (<ceci est un carré>, <ceci est un losange>) est fondée sur le contenu non conceptuel de l’expérience. Je vais revenir sur le sens d’une telle fondation dans un instant.
632 / Les « protopropositions » relatives aux propriétés phénoménales de l’objet perçu permettent d’expliciter une strate non conceptuelle jouant un rôle important dans la perception. Toutefois, selon Peacocke (1992, ch. 3), les protopropositions ne suffisent pas à expliciter la manière dont quelque chose est perçu. En particulier, elles ne permettent pas de rendre compte de la manière dont l’objet est localisé dans le champ perceptuel vis-à-vis du « je » qui perçoit. Pour ce faire, il est encore nécessaire d’admettre une autre strate non conceptuelle constituée par ce qu’il appelle des « scénarios ». Les scénarios sont des « types spatiaux » (spatial types) qui spécifient « quelles manières de remplir l’espace autour du sujet percevant sont consistantes avec la justesse du contenu représentationnel » (Peacocke 1992, p. 61 et 64). Ces types spatiaux s’articulent en différents axes (e.g. arrière/avant, gauche/droite, haut/bas) relatifs à une origine (par ex., le centre de la poitrine du corps humain) (ibid., p. 62). Ils constituent une variable supplémentaire dont on doit tenir compte si l’on veut produire une description complète de l’expérience perceptuelle et, plus particulièrement, expliquer l’acquisition du concept de première personne21. Je n’approfondirai toutefois pas ce point ici.
8. Avantages d’une telle approche
64Comme je l’ai suggéré au début de cet article, l’idée de contenus perceptuels multi-niveaux me semble présenter certains avantages. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’en mentionnerai trois.
651 / D’abord, la reconnaissance d’une strate non conceptuelle permet de rendre compte de l’acquisition de certains concepts — et, notamment, de la formation des concepts démonstratifs — tout en évitant la circularité. Le problème, on s’en souvient (cf. supra, 6), tenait à l’impossibilité d’expliquer la formation d’un concept démonstratif (cette nuance, cette forme, etc.) sans admettre que le contenu perceptuel est structuré de façon non conceptuelle. Entre-temps, il est apparu que les propriétés explicitées par les « protopropositions », comme la propriété de symétrie dans l’énoncé <cette forme est symétrique relativement aux bissectrices de ses angles>, constituaient précisément la marque d’une structuration non conceptuelle. Dans quelle mesure ces propriétés peuvent-elles donc contribuer à l’identification du référent de la perception ? Comme on l’a vu, les propriétés dont il est question dénotent la manière dont quelque chose est perçu. Or, remarque Peacocke, il n’est pas possible de percevoir n’importe quoi de n’importe quelle manière : « La manière selon laquelle, mettons, une forme particulière est perçue — comme un carré ou comme un losange — n’est pas la manière dont une couleur, un son ou un goût peut être perçu » (Peacocke 2001a, p. 611). Cela n’aurait manifestement aucun sens de qualifier deux sons ou deux goûts de symétriques, etc. De cette observation en apparence banale, Peacocke tente de tirer une intéressante conséquence : si l’on inclut dans la description complète d’un contenu perceptuel la manière dont tel item (forme, son, couleur, etc.) est perçu, on dispose ipso facto d’un moyen permettant de spécifier le contenu du démonstratif « ceci » sans qu’il soit nécessaire de le compléter par un concept. Par exemple, si le référent du terme « ceci » est spécifié non conceptuellement comme quelque chose qui m’apparaît de façon symétrique, l’ajout du concept de forme (cette forme) est superflu22. Bref, le « riche contenu représentationnel de l’expérience existe avant l’appareil conceptuel qu’il rend possible » (Peacocke 2001b, p. 245-246).
662 / Un autre avantage de l’approche en termes de contenus perceptuels multi-niveaux est d’expliquer pourquoi tel concept intervient dans une perception donnée plutôt que tel autre. Selon Peacocke, cela permet aussi de rendre compte, du même coup, de ce qui justifie tel jugement de perception plutôt que tel autre. Revenons un instant à l’exemple de Mach reproduit dans la fig. 3. La même forme géométrique m’apparaît tantôt comme un carré et tantôt comme un losange régulier. Pourquoi le concept qui rentre dans le contenu perceptuel de la première expérience visuelle est-il le concept de carré, et non celui de losange régulier ? La différence s’explique par le fait que les deux expériences ont des contenus protopropositionnels divergents, puisque la propriété de symétrie est perçue tantôt comme relative aux bissectrices des côtés (la forme apparaît comme un carré), tantôt comme relative aux bissectrices des angles (la forme apparaît comme un losange) (Peacocke 1992, p. 79). Or, si cette divergence explique pourquoi tel concept est plus relevant que tel autre, elle explique également pourquoi le jugement ceci est un carré est plus pertinent dans le premier cas que le jugement ceci est un losange23. Contrairement à ce que soutiennent les conceptualistes, les contenus non conceptuels pourraient donc nous fournir, fût-ce indirectement — via la strate conceptuelle de la perception qui s’édifie sur eux —, des raisons de croire ceci ou cela. D’après ce qui précède, cela a effectivement du sens de produire un énoncé comme « je crois que c’est carré parce que ça apparaît de cette manière ». Bien qu’elle ne soit pas elle-même conceptuelle, la manière dont un item nous apparaît dans la perception peut être une bonne raison de croire quelque chose. Elle n’est donc pas située hors de ce que McDowell appelle l’espace des raisons. Au contraire, écrit Peacocke, « “je crois que c’est carré parce que ça apparaît de cette manière” est une articulation des raisons que possède le sujet », et il a été clairement établi que « le caractère conceptuel du constituant conceptuel “cette manière” doit être nettement distingué du caractère non conceptuel de sa référence, une manière non conceptuelle dont quelque chose est perçu » (Peacocke 2001b, p. 256).
673 / Enfin, l’un des avantages les plus importants qu’offre le recours à la strate non conceptuelle décrite plus haut est sans aucun doute celui-ci : rendre compte de ce que deux expériences ont en commun et éviter le relativisme perceptuel. Comme Dretske l’a bien suggéré, une phénoménologie de l’expérience perceptuelle qui ne reconnaît pas de « voir non épistémique », c’est-à-dire — dans la terminologie instaurée par Evans — de contenus perceptuels non conceptuels, peut difficilement éviter le relativisme et le solipsisme24. Poussé jusqu’à ses extrêmes conséquences, le conceptualisme est forcé, sinon d’abandonner l’idée de monde commun, du moins de renoncer à définir le monde commun autrement que par référence à un répertoire conceptuel commun. En revanche, une phénoménologie de l’expérience perceptuelle qui admet la nécessité de fonder la strate conceptuelle sur une (ou plusieurs) strate(s) non conceptuelle(s) peut rendre compte de l’idée d’un monde commun de manière plus satisfaisante. L’idée est simplement que les strates infra-conceptuelles sont communes à : (a) deux individus possédant des répertoires conceptuels différents ; (b) des êtres qui disposent d’un répertoire conceptuel et d’autres qui en sont vraisemblablement dépourvus (ou auxquels on ne peut vraisemblablement attribuer que des concepts primitifs), comme les nouveaux-nés et les animaux non humains.
68Le cas (a), auquel je m’en tiendrai ici25, peut être illustré au moyen des deux exemples suivants26. Un individu se réfère à une forme perçue comme à « ce rectangle », alors qu’un autre individu, ne disposant pas du concept de rectangle, se réfère à la même forme comme « cette figure qui a des côtés droits ». Il n’y a aucune raison impérieuse de penser que la différence au niveau de leur répertoire conceptuel implique qu’ils ne voient pas, littéralement, la même forme, même s’ils ne l’étiquettent pas de la même manière. De même, lorsque deux individus ont sous les yeux un texte rédigé en alphabet cyrillique et qu’un seul des deux connaît cet alphabet, il est plausible d’admettre que leurs contenus perceptuels ont quelque chose en commun, même si celui de l’individu connaissant le cyrillique sera différent ou, peut-être, plus riche que l’autre. La thèse des contenus multiples contribue à la mise en place d’un cadre descriptif particulièrement efficace pour rendre compte de tels cas. Le caractère commun des expériences est en effet capturé par l’existence de strates non conceptuelles communes aux deux contenus perceptuels. La manière dont la forme géométrique, dans le premier exemple, et les signes d’écriture, dans le second, apparaissent à tous les sujets percevants, peut être explicitée au moyen de protopropositions identiques. Les divergences n’interviennent qu’au niveau de la strate conceptuelle, puisque c’est elle et elle seule qui dépend des répertoires conceptuels de chaque individu. Selon Peacocke, cette capacité à rendre compte de ce qui est commun à deux expériences constitue la « raison la plus fondamentale » d’admettre des contenus non conceptuels, c’est-à-dire « celle sur laquelle les autres raisons doivent reposer si le conceptualiste devient pressant » (Peacocke 2001a, p. 613).
9. Conclusion ; comparaison succincte avec l’approche husserlienne
69La théorie des contenus multiples esquissée ci-dessus est étroitement liée à l’approche non conceptualiste. L’existence d’un lien privilégié entre la théorie des contenus multiples et le non-conceptualisme est bien compréhensible, puisque cette théorie repose essentiellement sur l’idée selon laquelle, même si une expérience perceptuelle peut avoir un contenu conceptuel (propositionnel), ce contenu conceptuel est nécessairement fondé dans une strate non conceptuelle (« protopropositionnelle »). L’argument de l’apprentissage démontre la nécessité d’une telle fondation (cf. supra, 6), et les avantages qui en découlent pour une phénoménologie de l’expérience perceptuelle me semblent de puissants motifs d’adhérer à la thèse des contenus multiples (cf. 8).
70Cela dit, il ne faut peut-être pas surestimer le lien entre la théorie des contenus multiples et le non-conceptualisme. Face à l’argumentation reproduite ci-dessus, les conceptualistes disposent d’une issue : ils peuvent très bien reconnaître l’existence de contenus non conceptuels et nier que ces contenus soient des contenus de perception. On pourrait effectivement objecter qu’un état mental qui serait dépourvu de strate conceptuelle ne serait pas une perception, mais tout au plus une sensation. On pourrait donc adopter l’approche en termes de contenus multiples tout en rejetant (CT), puisque (CT) concerne uniquement les expériences perceptuelles et non l’ensemble des expériences humaines (à commencer par l’expérience sensorielle)27. Néanmoins, même dans ce cas, on ne pourrait pas remettre en question ce qui me semble constituer l’acquis des développements précédents, à savoir qu’il n’y a pas de contenu perceptuel disponible sans contenu sensoriel, donc pas de concepts perceptuels sans contenu non conceptuel. Si le conceptualisme est comparable, historiquement, à la lecture néokantienne de Kant, en ceci qu’il absorbe pour ainsi dire la sensibilité dans l’entendement, la thèse des contenus multiples me semble plaider en faveur de la réhabilitation d’une théorie de la sensibilité.
71À cet égard, je me suis délibérément focalisé sur la conception développée par Peacocke, qui me semble illustrer de la façon la plus exemplaire l’approche en termes de contenus multiples, conceptuels et non conceptuels. Pour terminer, je voudrais suggérer un rapprochement au moins partiel entre la conception de Peacocke et celle de Husserl. Aussi différentes soient-elles, ces deux conceptions me semblent effectivement présenter d’importants poins communs.
721 / Avant toute chose, la conception de Peacocke et la conception de Husserl font toutes deux droit à l’existence d’une strate conceptuelle dans la perception. On a vu en effet que, pour Peacocke, la perception d’un objet identifié en tant que « chien » ou en tant qu’ « arbre » a bel et bien un contenu conceptuel. Simplement, ce contenu conceptuel n’épuise pas le contenu total de l’expérience perceptuelle. De même, chez Husserl, le noyau du noème perceptuel est le « sens noématique » constitué par l’objet perçu = x, auquel s’ajoute l’ensemble des prédicats qui spécifient son mode de présentation (ceci m’apparaît en tant que maison, arbre, etc.) (Husserl 1913, § 130). Dans la terminologie adoptée ici, les prédicats du x noématique forment la strate conceptuelle du contenu de perception.
732 / Ensuite, il semble que la distinction de Peacocke entre un niveau conceptuel et un niveau infra-conceptuel puisse être comparée, mutatis mutandis, à la distinction husserlienne entre morphè intentionnelle et hylè sensuelle. Si l’on admet ce parallèle, l’étude des contenus non conceptuels protopropositionnels serait prise en charge, chez Husserl, par l’hylétique et, notamment, par l’étude des synthèses passives. L’analyse des synthèses passives vise en effet à rendre compte de la manière dont les choses nous apparaissent dans la perception. Elle a pour mission, par exemple, de fournir une théorie capturant les phénomènes de contraste, etc.28.
743 / Enfin, la théorie des contenus non conceptuels de Peacocke est compatible avec l’idée selon laquelle un contenu non conceptuel, par définition susceptible d’être vécu sans présupposer la possession de concepts, peut être décrit conceptuellement. Simplement, Peacocke attire l’attention à plusieurs reprises sur la nécessité de ne pas projeter l’expression conceptuelle sur le contenu décrit, comme si celui-ci était déjà conceptuel par soi29. Plus récemment, ce principe a été formulé explicitement par Bermúdez : « Le théoricien non conceptuel n’a pas à soutenir (et serait bien avisé de ne pas soutenir) que le contenu de la perception n’est pas spécifiable conceptuellement ou caractérisable en termes conceptuels » (Bermúdez 2007, p. 69). Or, ce dernier point rejoint très exactement la thèse husserlienne de l’exprimabilité qui avait été mise en avant par Smith et McIntyre (1982, p. 183 ; Husserl 1913, § 124). Un trait fondamental du programme husserlien, en effet, est que le noème d’un acte — fût-ce un acte non linguistique comme un acte de perception — peut toujours être spécifié au moyen d’une expression linguistique. L’expression élève le sens noématique de la perception (contenu perceptuel) au niveau du conceptuel ou du général. Ce processus de conceptualisation mis à part, l’expression est « non productive ». Comme l’écrit Husserl, « sa productivité, son action noématique, s’épuisent dans l’exprimer et dans la forme du conceptuel qui s’introduit avec cette fonction » (Husserl 1913, p. 258 ; trad. fr., p. 421). Ce passage suggère que l’analyse noématique renferme une traduction conceptuelle d’un état qui n’est pas nécessairement ou intrinsèquement conceptuel. Il suffit qu’il soit conceptualisable. Ce point, une fois encore, implique sans doute un non-conceptualisme plus souple que celui d’Evans, mais il est parfaitement compatible avec (CT). Il signifie simplement qu’il est possible de décrire conceptuellement ce qui est non conceptuel et, en l’occurrence, d’édifier quelque chose comme une théorie de la sensibilité.
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Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Arnaud Dewalque
Université de Liège