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Alain Gallerand

Le problème de la transcendance des significations dans l’idéalisme phénoménologique transcendantal

(Volume 7 (2011) — Numéro 3)
Article
Open Access

Résumé

Sur le modèle des représentations et des propositions en soi de Bolzano, Husserl a envisagé les significations comme des unités idéales-objectives qui sont accessibles à plusieurs consciences et qui perdurent au-delà des actes psychiques passagers dans lesquels elles se réalisent. Indépen­dantes des opérations subjectives, les unités sémantiques seraient donc transcendantes, c’est-à-dire extérieures à la conscience. Cependant, en posant la subjectivité transcendantale comme un absolu par rapport auquel tout objet, réel ou idéal, se définit, la phénoménologie transcendantale-constitutive est finalement incapable de rendre compte de cette transcendance dont elle nie le caractère absolu au profit de la conscience : une fois que les unités de sens sont définies comme des formations logiques issues de l’activité catégoriale, leur « transcendance » n’est plus qu’un sens d’être intention­nellement constitué. Dès lors, peut-on expliquer la « transcen­dance » des unités de sens, sans vider ce concept de son contenu essentiel, sans retirer aux significations leur indépendance et leur extériorité vis-à-vis de la conscience ? L’hypothèse la plus simple consisterait à dire qu’avant de traduire la manière dont les objets sont représentés par la conscience, les significations conceptuelles sont liées aux propriétés que la pensée a arra­chées à leurs substrats pour en faire des marques distinctives. Mais cet ancrage ontologique soulève à son tour de multiples difficultés, si bien que Husserl, pour expliquer la transcendance des significations sans contrevenir à ses principes idéalistes, n’a pas d’autre choix que d’invoquer un ancrage linguistique : une fois consignées dans des signes extérieurs, les pensées sortent de la sphère privée, acquièrent une extériorité, une publicité et une solidité en vertu desquelles elles se conservent au-delà des vécus passagers, et sont à tout moment accessibles à toute conscience. Cependant, si le langage commun apparaît, pour les consciences, comme l’ultime condition de possibilité de la transcendance des significations, il n’en demeure pas moins que la transcendance qui leur revient avant qu’elles ne soient exprimées — car pour Husserl les significations, dont l’unité s’oppose à la multiplicité des signes susceptibles de les transcrire, ne sont pas nécessaire­ment exprimées — demeure un postulat métaphysique qui pourrait bien s’effondrer avec l’hypothèse d’une traductibilité translinguistique du sens qui lui sert de corollaire.


1Husserl a depuis longtemps reproché à la psychologie de méconnaître la nature des significations. Les représentations et les jugements dont parle la logique (le vainqueur d’Iéna ; Napoléon est le vainqueur d’Iéna) ne sont pas les vécus subjectifs des hommes, mais, comme l’atteste la possibilité de répéter une expression sans en altérer le sens, des unités idéalement identiques dans une multiplicité d’actes psychiques. L’irréductibilité des unités de sens à quelque vécu que ce soit témoignerait de leur « transcen­dance » par rapport à la sphère psychique : alors qu’un acte de conscience est un événement contingent et passager survenant à l’intérieur du courant de conscience, les significations sont accessibles à toute conscience, elles précèdent les actes individuels qui les expriment et les saisissent, et elles persistent au-delà de la disparition des phénomènes psychiques ponctuels. En pensant les unités sémantiques comme des espèces dont les actes singuliers d’expression et de compréhension sont les instanciations, Husserl croyait les avoir mises définitivement à l’abri du psychologisme logique qui les réduisait à des contenus de conscience immanents. Pourtant, dans Logique formelle et logique transcendantale et Expérience et jugement, lorsqu’il réfléchit à nouveau sur la nature de la logique, le spectre du psycho­logisme refait surface : dès lors qu’il s’agit de « rendre manifeste le domaine spécifique de l’analytique logique dans sa pureté et dans son originalité idéale », il faut préalablement « le libérer des confusions et des fausses interprétations psychologisantes dans lesquelles depuis le début il était et restait empêtré »1. Si le problème du subjectivisme logique ressurgit long­temps après le combat que les Recherches logiques ont mené contre lui, c’est que depuis 1908, devant les difficultés soulevées par les expressions occa­sionnelles et empiriques, Husserl envisage les unités idéales de signification de moins en moins comme des espèces supra-temporelles se singularisant dans les actes de conscience, mais plutôt comme les corrélats intentionnels de ces actes. Une signification telle que le vainqueur d’Iéna n’est ni un acte singulier du signifier, ni une espèce réunissant plusieurs actes, ni même l’objet qui est signifié (Napoléon), mais un objet intentionnel, auquel Husserl donne le nom d’ « objectité catégoriale », en face d’une multiplicité d’actes : l’objet tel qu’il a été pensé en relation avec d’autres objets (Iéna), au moyen d’un concept (en tant que vainqueur)2. Or, si à chaque objectité catégoriale correspond une opération catégoriale, si chaque manière dont l’objet est pensé est liée à une détermination de l’objet d’expérience par la conscience, la phénoménologie devait tôt ou tard s’interroger sur l’origine « subjective » des significations, en tant que formations logiques, dans l’activité intention­nelle immanente. Dès lors, bien que la méthode de la réduction, par la suspension de toute position d’être transcendant et notamment de toute aper­ception psychologique, écartait le psychologisme et interdisait de prendre la subjectivité produisant les formations logiques pour une conscience humaine empirique, on peut se demander si la phénoménologie transcendantale-constitutive ne témoigne pas d’une autre forme de subjectivisme tout aussi nuisible pour l’objectivité idéale et la transcendance des significations. Car la thèse métaphysique idéaliste qui constitue l’arrière-plan ontologique de la phénoménologie depuis les années 1906-1907, implique une transformation si profonde du concept de transcendance qu’elle finit par le vider de son essence même, dans la mesure où il semble y avoir une contradiction entre, d’une part, l’idée d’une auto-subsistance d’objets en soi antérieurs à la con­science et irréductibles à ses actes singuliers, et, d’autre part, l’affirmation selon laquelle tous les « objets » dont nous pouvons avoir conscience (y compris les unités de sens à titre d’objets idéaux) sont constitués dans l’activité intentionnelle, et reçoivent de la conscience elle-même leur sens d’être transcendant. La transcendance ne peut pas être à la fois, selon son acception classique, ce qui appartient déjà aux objets avant que la conscience ne les rencontre, et, selon son acception phénoménologique, un mode d’être que la conscience transcendantale donne aux objets qu’elle vise. En retirant aux objets logiques leur transcendance absolue transformée en un sens d’être intentionnellement constitué, et en les rattachant à l’intentionnalité consti­tuante à titre de simples produits ou objets intentionnels — objets dont l’immanence, bien qu’elle ne soit pas « réelle » mais simplement « intention­nelle », leur interdit toute transcendance —, la phénoménologie transcendan­tale n’a-t-elle pas contribué, malgré elle, à « subjectiviser les formations »3 logiques ?

2Après avoir mis au jour les falsifications husserliennes du concept de transcendance appliqué aux unités sémantiques, et montré qu’elles ont empêché Husserl de faire droit à leur objectivité idéale, nous nous interrogerons sur la possibilité d’une entente proprement « objective » de la signification, qui en préserve la véritable transcendance en ménageant pour elle une autonomie à l’égard de toute conscience singulière. Il faudra alors examiner deux autres hypothèses : celle, traditionnelle, d’un ancrage onto­logique de la sémantique dans les propriétés objectives de l’objet signifié, et celle — développée par Husserl dans ses derniers ouvrages — d’un ancrage linguistique des unités de signification dans le corps d’un langage commun.

1. Comment l’analyse transcendantale-constitutive des significations évite-t-elle l’écueil du subjectivisme psychologique ?

3Avant d’examiner si l’analyse transcendantale-constitutive implique à son corps défendant une forme de subjectivisme préjudiciable pour la com­préhension de la « transcendance » des significations, rappelons d’abord comment Husserl écarte le danger du subjectivisme psychologique. Nous nous bornerons ici au cas exemplaire du « jugement » au sens logique du terme. Celui-ci est défini depuis 1908 comme le pensé en tant que tel : la structure logique propositionnelle S est p dans laquelle réside la signification de l’énoncé, témoigne en effet de l’objet tel qu’il est conceptuellement conçu (en tant que p) et jugé (comme S qui est p). Ainsi défini, le jugement n’est ni l’acte psychique singulier contingent et passager qu’une conscience accomplit lorsqu’elle juge que Napoléon est le vainqueur d’Iéna, ni l’énoncé dans lequel cet acte est exprimé, ni même l’objet auquel elle pense et dont elle parle (Napoléon lui-même comme réalité concrète), mais une objectité catégoriale, c’est-à-dire un objet pris tel qu’il est pensé ou conceptuellement déterminé (en tant que vainqueur d’Iéna). La signification d’énoncé est donc un objet intentionnel idéalement identique « dans » une multiplicité infinie d’actes dispersés dans le temps et l’espace : chaque fois que quelqu’un affirme, répète ou comprend que Napoléon est le vainqueur d’Iéna, la signification est immuablement la même dans la mesure où le même objet reçoit la même détermination (identité stricte du jugé en tant que tel). L’irréductibilité de la signification S est p à un contenu de conscience réel-immanent attesterait de sa transcendance et de son « objectivité » idéale par opposition à la multiplicité des vécus appréhendés comme des réalités immanentes.

4Les choses ne sont cependant pas aussi simples, car pour la phéno­ménologie transcendantale-constitutive la conscience ne se contente pas de viser des objets réels ou idéaux préexistants qui lui feraient face. L’acte de conscience témoigne en effet d’une véritable activité (Leistung, Handlung) intentionnelle qui produit ou génère (erzeugt) elle-même de nouveaux objets de pensée à partir de la mise en forme des données de l’expérience. Ainsi la synthèse d’un sujet et d’un prédicat déterminant dans l’opération de juge­ment est-elle une « spontanéité créatrice »4 qui engendre (erzeugt) un état-de-choses, qui produit une objectité catégoriale qui n’existait pas auparavant dans la sphère de l’expérience sensible, puisque celle-ci ne contient que des réalités singulières concrètes réunissant indistinctement une multiplicité de qualités qui ne sont pas encore explicitement détachées de leur substrat et reconnectées à lui dans une synthèse prédicative. De son côté, l’objectité catégoriale ne s’impose pas de l’extérieur à une conscience qui se contente­rait d’en recueillir passivement les propriétés intrinsèques préexistantes ; elle devient une « formation (Gebilde) »5 « engendrée (Erzeugung) réellement et véritablement »6 par l’intentionnalité ; elle est le produit (Ergebnis) du travail de la pensée sur le matériau empirique, le résultat (Leistung, Erzeugnis) de l’activité catégoriale.

C’est en tant que véritables produits (Erzeugnisse) qu’ils [les objets lo­giques : concepts et jugements ont été produits (erzeugt)7.

L’état-de-choses est un objet d’une espèce tout à fait nouvelle, ne se présentant d’une manière générale qu’au degré supérieur de la spontanéité prédicative comme résultat (Ergebnis) d’une opération (Leistung) prédicative de jugement8.

5Si la pensée ne saisissait pas dans ses concepts les données sensibles et n’appréhendait pas l’existant singulier en tant que ceci (maison, vainqueur d’Iéna) ou cela (église, vaincu de Waterloo), elle n’aurait jamais affaire à une maison-à-côté-de-l’église, au vainqueur-d’Iéna, ni a fortiori à un état-de-choses, mais seulement à une chose singulière, un ceci-là indéterminé. C’est pourquoi il y a une opposition entre, d’une part, les objets de l’expérience sensible, pré-donnés de manière passive dans la réceptivité, et, d’autre part, les objectités catégoriales spontanément façonnées par la pensée à partir des substrats empiriques :

Les objets extérieurs (…) se présentent dans cette activité d’expérience comme existant déjà à l’avance (comme « présents devant nous ») et unique­ment comme s’introduisant de l’extérieur, puisqu’un matériau préexistant frappe nos sens et impressionne la sensibilité dans l’activité d’expérience. Ils n’existent pas pour nous de la même façon que les formations de pensée (les jugements, les démonstrations, etc.) qui proviennent de notre activité de pensée et purement d’elle (qui ne proviennent pas du tout d’une matière déjà présente, extérieure à cette activité). En d’autres termes, les choses sont données à la vie active comme originellement étrangères au moi, elles sont données de l’extérieur. Les formations logiques en revanche sont données exclusivement de l’intérieur, exclusivement grâce aux activités spontanées et en elles9.

Assurément ce n’est pas comme quelque chose d’ « extérieur » à la manière des réalités mondaines qu’elles [les formations logiques idéales] font leur apparition dans la conscience [mais bel et bien comme quelque chose « qui est engendré à l’intérieur de la sphère subjective elle-même »10]11.

Dans la production (Erzeugen) spontanée, c’est l’état-de-choses qui est produit, et non pas une figuration (Darstellung) de l’état-de-choses prétendu­ment préexistant, comme les objets de l’expérience sensible que nous recevons sans les produire et sur lesquels nous opérons simplement diverses présentations (Darstellung) en déplaçant le regard12.

6Par suite, il est clair qu’il n’y a pas d’objectité catégoriale sans une activité catégoriale (« les état-de-choses (…) ne se constituent originairement que dans des jugements »13), et que, s’il est encore permis de parler à leur sujet de « transcendance », celle-ci ne caractérise plus l’indépendance d’un objet qui subsisterait en soi et qui précéderait la conscience qui le vise. « Transcen­dante », la signification l’est vraisemblablement dans la mesure où elle est irréductible à un contenu de conscience singulier (elle n’est pas localisable à tel ou tel moment dans l’acte d’une conscience déterminée, comme si elle n’existait nulle part ailleurs et demeurait inaccessible aux autres con­sciences) ; mais on aurait tort d’en conclure qu’elle est indépendante de toute conscience et de toute opération intentionnelle, car tout ce qui vaut pour moi comme existant, sur un mode réel ou idéal, tout ce qui est pour ma conscience un « objet », toute « objectivité (Objektivität) provient de l’effec­tuation (Leistung) subjective »14.

7Dès lors, si les objectités catégoriales, en tant que « fruit[s] d’une activité »15 ou « produit[s] (Erzeugnis) du Je »16, sont redevables de leur être aux opérations de la conscience, peut-on encore les envisager comme des objectités idéales transcendant la sphère réelle-immanente ? Ne seraient-elles pas plutôt le produit de l’activité mentale humaine ? La distinction entre la subjectivité psychologique et la subjectivité transcendantale à partir de la méthode de réduction (épochè) permet cependant à Husserl d’éviter l’écueil du psychologisme. La suspension de toute position transcendante implique en effet la mise hors circuit de toutes les aperceptions psychologiques qui posent à l’intérieur du monde des sujets psychophysiques réels, i.e. des hommes avec un corps et une âme incarnée. Or, si tout cela (l’existence des hommes, de leur esprit et de leur vie psychique) tombe sous le coup de la réduction, et si les analyses phénoménologiques s’abstiennent de présupposer des objectivités transcendantes, cela signifie que la subjectivité à laquelle sont reconduites les objectités catégoriales, le sujet des opérations intention­nelles constituantes, n’est pas la subjectivité humaine naturelle (un moi empirique constitué dans des aperceptions), mais une subjectivité pure transcendantale constituante. Et ses opérations ne sont pas non plus des vécus au sens psychologique du terme, des événements factuels et contingents survenant ponctuellement dans l’âme humaine, mais l’activité d’un moi pur. Ce n’est pas dans « la réalité (Realität) du moi en tant qu’âme humaine »17, dans l’activité mentale des hommes à l’intérieur du monde, mais dans l’ego pur ou transcendantal que « se constituent subjectivement toutes les objec­tités »18. De la sorte, en se gardant de rapporter les formations objectives idéales à une subjectivité empirique qui les aurait produites au cours de son activité mentale, Husserl échappe au relativisme subjectiviste ou psycho­logiste.

8Il est vrai qu’une fois toute position d’être transcendant suspendue, la vie intentionnelle dans laquelle les formations logiques ont leur origine ne sont pas les actes psychiques des hommes en tant que réalités intra­mondaines. Mais cela ne libère pas pour autant les objectités idéales de toute subjectivité, maintenant que la subjectivité transcendantale a pris la place de la subjectivité psychologique. Une fois le psychologisme logique et le sub­jectivisme relativiste qui l’accompagne écartés, l’analyse transcendantale-constitutive ne traduit-elle pas une autre forme de subjectivisme, transcen­dantal celui-ci, qui soumet les objets idéaux à la juridiction de la subjectivité transcendantale et qui finit, de fait, par en nier le caractère « transcendant » au sens fort et véritable du terme ?

2. L’idéalisme phénoménologique transcendantal : une nouvelle forme de subjectivisme niant la transcendance des objets logiques ?

9Bien qu’elles soient caractérisées comme des « productions » (Erzeugnisse), les objectités catégoriales peuvent encore valoir pour Husserl comme objectivités après leur reconduction à leur source subjective transcendantale. En revenant des formations logiques à la conscience constituante, « rien n’est changé par là à leur objectivité Objektivität (…) comme rien n’est changé au monde réel »19. Husserl n’a pas plus l’intention de nier l’objectivité des formations logiques que de supprimer le monde et les objets réels qui le composent. On peut et on doit même continuer de parler de « l’objectivité idéale des formations logiques »20, notamment du « jugement », comme on parle encore de l’objectivité du monde extérieur, car une fois mises entre parenthèses, l’objectivité et la transcendance du monde ne sont pas suppri­mées ; seules les prises de position sont suspendues ou neutralisées, pour la bonne et simple raison que l’élucidation phénoménologique de la connais­sance opérerait une pétition de principe si elle présupposait l’existence d’un être transcendant en dehors de la conscience. Toutefois, comme nous allons bientôt le vérifier, l’ « objectivité » qui caractérise les objets réels et idéaux après réduction ne sort pas indemne de l’épochè : elle n’est plus la transcendance absolue d’un en soi, mais un sens d’être subjectivement con­stitué que la conscience pure communique à ses propres objets intentionnels. La phénoménologie transcendantale entend en effet expliquer comment des objectités idéales qui prennent naissance dans les activités de jugement, et qui apparaissent donc dans le champ de conscience en tant que formations de la spontanéité, « acquièrent le sens-d’être d’ “objets” (Objekten), d’objets qui existent en soi en face de la contingence des actes et des sujets »21. Que l’on ne s’y trompe pas : l’ « en-soi » traduit ici seulement une indépendance des objectités logiques à l’égard des actes contingents et singuliers des con­sciences empiriques, non pas à l’égard de la conscience transcendantale absolue. La « transcendance » des objets logiques qui subsistent « en soi en face de la contingence des actes et des sujets », n’est plus une détermination ontologique absolue, mais un sens d’être intentionnellement constitué, un mode d’être dont ces objets sont redevables à la conscience elle-même :

Cette effectuation (Leistung) [les opérations catégoriales de la conscience] fait que ce qui est constitué peut être présent à la conscience effectivement comme élément objectif, comme élément valable d’une manière durable pour la subjectivité et que, dans la communauté de la connaissance et pour cette communauté, ce qui est constitué prend le sens d’une objectivité idéale existant en soi22.

10La phénoménologie transcendantale doit donc maintenant répondre à cette question : « Comment la subjectivité peut[-elle] (…) créer (schaffen) en elle-même, en les tirant purement des sources de sa spontanéité, des formations qui peuvent valoir comme objets idéaux d’un monde idéal »23 ? Par quelles opérations intentionnelles la conscience communique-t-elle à ses objets intentionnels (en l’occurrence aux objectités catégoriales) un sens d’être transcendant, objectif et idéal ?

11Au terme d’un acte de jugement, un état-de-choses est d’abord formé, une objectité catégoriale (un S pensé en tant que p) apparaît à la conscience : S est p, Napoléon est le vainqueur d’Iéna. La formation logique initialement produite et donnée à la conscience prend ensuite le sens d’un objet lorsque son identité est reconnue à travers la répétition de l’opération catégoriale et la synthèse des divers actes : je dis et je répète S est p ; ce qui est là de part et d’autre jugé dans deux actes numériquement distincts et temporellement séparés, c’est la même chose = S est p, Napoléon est le vainqueur d’Iéna. L’identité de l’objectité catégoriale, comprenons-le bien, n’est pas un caractère intrinsèque absolu ; elle est intentionnellement constituée dans la synthèse d’identification : « Une telle formation objective [le jugement, l’état-de-choses jugé] reste identique dans la répétition, elle est toujours à nouveau reconnue à la manière d’un existant permanent »24, elle est un « sens identifiable à tout moment » « dans la répétition de l’activité »25. Le jugement est « une objectité idéale qui se constitue comme objet identique précisé­ment d’une manière originelle dans de telles actions synthétiques »26, et son être-idéal n’est rien d’autre que cette unité sémantique identifiable (« l’être idéal des jugements en tant que sens identifiables »). Pour Husserl, il est clair que l’identité de l’objectité catégoriale (du jugé en tant que tel), par opposition à la multiplicité des opérations analogues numériquement distinctes, est rendue manifeste et construite par la répétition de la synthèse prédicative et la comparaison de ses résultats. Si elle n’était pas identifiable toujours à nouveau en tant que la même objectité catégoriale (le même jugement, le même état-de-choses jugé), la formation logique ne pourrait pas valoir pour nous comme quelque chose d’un et d’objectif. L’identification ou synthèse de récognition est l’opération par laquelle l’objet intentionnel (ce qui est visé par la conscience, pris tel qu’il est visé) reçoit précisément un sens d’être objectif. L’identité de l’objectité catégoriale, comme celle de n’importe quel objet de conscience constitué, n’est donc pas une qualité ontologique intrinsèque que l’objet idéal posséderait par-devers lui, indépendamment de la conscience qui le vise, mais une prestation intention­nelle, une qualité que les objets intentionnels reçoivent des opérations inten­tionnelles.

L’objectivation est toujours une opération active du je, une conscience de croyance active en ce qui est présent à la conscience (…). L’ « objet » qui apparaît à la conscience, et notamment l’objectité catégoriale C’est ce qui est identifié dans des actes séparés qui se synthétisent ; dans cette synthèse, il est pour la conscience le même, celui qui peut toujours être reconnu comme tel, dans des ressouvenirs librement répétables ou dans des perceptions des jugements s’il s’agit d’une objectité catégoriale qu’on peut librement produire (…). C’est précisément cette identité comme corrélat d’une répétition ouverte et sans fin, libre, en vue de l’accomplissement d’une identi­fication, qui constitue le concept prégnant d’objet27.

12L’ « objectivité » n’est pas la transcendance d’un être en soi absolu, mais l’apparition à la conscience d’un objet intentionnel dont l’ « objectivité », et d’abord l’identité, sont intégralement déterminées par la conscience.

13La formation catégoriale n’est pas seulement redevable de son identité à la conscience. En la produisant en différents moments du temps et en lui permettant d’occuper ainsi différentes places temporelles (présente et passées), la répétition de l’activité catégoriale révèle également que la formation logique n’est pas assignée à une place temporelle fixe, et, ce faisant, elle lui confère une omni-temporalité (Allzeitlichkeit) au-delà des actes ponctuels au cours desquels elle apparaît à la conscience. Un « juge­ment », par exemple, ne s’évanouit pas une fois que l’opération du juger est achevée ; ce que j’ai jugé hier (Napoléon est le vainqueur d’Iéna), je peux le reprendre à tout moment dans un nouvel acte de jugement et le retrouver tel qu’il avait été jugé : Napoléon est le vainqueur d’Iéna. Une fois de plus, l’absence de situation temporelle, la validité omni-temporelle qui caractérise l’objectité catégoriale par opposition aux contenus de conscience fugitifs, n’est pas un caractère ontologique intrinsèque et absolu, mais un sens d’être que la conscience communique aux objets qu’elle a elle-même constitués en vertu du pouvoir qui lui appartient de reformer et de ressaisir à n’importe quel moment des significations par la réactivation des opérations intention­nelles : c’est « en tant qu’objets à notre disposition à tout mo­ment »28, et seulement en tant que tels, que les formations logiques acquièrent une validité au-delà de l’actualité, validité qui ne cesse de se constituer et de se confirmer dans la réitération de l’activité intentionnelle. C’est seulement en tant qu’objet indéfiniment reproductible, ressaisissable et reconnaissable au-delà de ses apparitions singulières, que la formation logique peut valoir comme objet supra-temporel. L’omni-temporalité des jugements (des unités sémantiques S est p) n’est rien d’autre, pour ces formations logiques que sont les jugements, que le pouvoir d’ « être “réalisés” en tous temps de façon répétée comme les mêmes dans des actes individuels de jugement »29, pouvoir qui appartient éminemment à la conscience.

Cette effectuation (Leistung) fait que ce qui est constitué peut être présent à la conscience effectivement comme élément objectif, comme élément valable d’une manière durable30.

C’est dans les répétitions de l’activité du juger que le jugement] est donné dans son ipséité comme l’identique de celles-ci (…) [comme] moment immanent (…) supra-temporel31.

14« Immanent », car tout se passe ici à l’intérieur de la sphère de la conscience transcendantale. Sans la réactivation de l’activité catégoriale et la reprise de ses résultats dans des synthèses d’identification, la formation catégoriale ne pourrait « traverse[r] la multiplicité temporelle »32 des actes et, par voie de conséquence, ne pourrait se constituer pour la conscience, à l’intérieur du flux immanent de la vie intentionnelle, comme unité objective supra-temporelle. La « transcendance » qui revient à l’objectité catégoriale en vertu de son irréductibilité à un contenu de conscience singulier et passager, n’est dès lors plus l’indépendance absolue d’un être vis-à-vis de la conscience, mais tout au contraire l’unité intentionnelle (et intentionnellement constituée) d’une multiplicité d’actes. Si une signification peut apparaître comme quelque chose de transcendant par rapport à l’acte ponctuel et contingent qui la vise, elle le doit précisément et exclusivement à la vie intentionnelle elle-même ! La transcendance des objectités catégoriales, « impliquée dans leur propre sens-d’être »33 a le

sens (…) d’une unité intentionnelle apparaissant dans la subjectivité même de la conscience34.

La transcendance est le mode d’être que lui l’objet, réel ou idéal attribue précisément l’expérience elle-même par l’action qui s’effectue dans son intentionnalité s’agissant des objectités catégoriales, cette « expérience » est la saisie du résultat de l’opération catégoriale (l’état-de-choses) au terme de la synthèse prédicative. Si ce qui est saisi par l’expérience a le sens d’un être transcendant, alors c’est « le saisir par l’expérience » (…) qui constitue ce sens35.

15On ne peut être plus clair : c’est à la conscience que tous les objets réels ou idéaux doivent leur transcendance, qui n’est donc plus une détermination ontologique absolue que l’objet posséderait par-devers lui, mais seulement un sens d’être que la conscience communique à ses objets intentionnels.

16En montrant enfin au § 96 de Logique formelle et logique transcen­dantale que la constitution transcendantale des significations n’est pas l’affaire d’une conscience singulière isolée, mais une co-constitution inter­subjective à l’intérieur de la communauté (Vergemeinschaftung) des sujets transcendantaux, Husserl confirme et accentue la subjectivisation des objets logiques idéaux, puisque le statut objectif des formations est ipso facto réduit à un sens d’être intersubjectif intention­nellement (co)constitué. Comme le souligne A. Schnell, « pour qu’on puisse parler d’objectivité en particulier d’objets logiques, de significations « ob­jectives », il faut en outre que l’objet soit donné pour une pluralité de sujets »36. Il faut donc que chaque conscience puisse revenir sur les opérations catégoriales d’autrui, s’emparer de leurs résultats, et, en effectuant à son tour les mêmes opérations, puisse s’assurer de l’identité de la formation logique (du jugé en tant que tel) : ce qui est jugé maintenant par une personne, c’est exactement ce qui était jugé auparavant par une autre personne ; ce que quelqu’un a pensé, n’importe qui peut le répéter et le penser à son tour (ou du moins, s’il s’abstient de toute prise de position, le comprendre en se représentant l’état-de-choses tel qu’il est jugé) :

[On peut] référer l’identité des sens des jugements l’identité du jugé à « tout être » (Jedermann) : le même jugement, en tant qu’il est ma visée (Meinung) durable n’est pas seulement une unité idéale de mes vécus subjectifs multiples mais tout être peut avoir cette même visée37.

17Or, une fois de plus, c’est précisément la vie intentionnelle elle-même, par la reprise des jugements d’autrui et la confrontation des résultats dans des synthèses d’identification, qui permet aux formations catégoriales de valoir comme quelque chose d’ « objectif », de recevoir de la conscience elle-même un sens d’être objectif intentionnellement constitué. Ce sens d’être objectif, répétons-le, a exclusivement une dimension transcendantale : il n’est pas l’indice d’une détermination ontologique absolue, d’une indépendance à l’égard de la conscience ; il a simplement et uniquement le sens d’une « intersubjectivité » définie comme la possibilité pour une entité sémantique d’être identifiée par n’importe quelle conscience.

18Des analyses précédentes il ressort clairement que la subjectivisation transcendantale des significations est confirmée par leur reconduction à l’activité catégoriale. La transcendance et l’objectivité, transcendantalement redéfinies à partir de l’omni-temporalité et de l’intersubjectivité, ne sont pour les formations logiques qu’un sens d’être intentionnellement (co)constitué qui n’a plus rien d’absolu ; elles ne sont rien d’autre, pour une formation logique initialement produite dans l’activité logique, que la possibilité d’être saisie à tout moment par toute conscience transcendantalement réduite. Si Husserl parle encore de « transcendance » à propos des objets idéaux et en particulier des unités sémantiques, c’est donc au prix d’un formidable appau­vrissement conceptuel, corrélat d’une interprétation idéaliste de l’être, dont J.-F. Lavigne38 a montré les effets sur la compréhension phénoménologique des étants intramondains, et dont on retrouve ici l’écho dans la sphère catégo­riale des significations. La transcendance de l’unité de signifi­cation n’est pas celle d’un objet qui subsisterait en soi antérieurement et indépendamment de la conscience qui le vise ; elle revient à l’objet tel qu’il est pensé par la conscience. Il s’agit donc de la « transcendance » simplement intentionnelle d’un objet intentionnel immanent, un objet qui n’est pas par lui-même et en lui-même transcendant, mais qui est visé comme transcen­dant. Il est vrai que l’immanence de l’objet intentionnel (spéciale­ment du pensé en tant que tel), comme dit Husserl, n’est pas « réelle » mais simple­ment « intentionnelle », puisqu’il est ici question de ce qui est visé par l’acte, et non de ses composantes intérieures. L’objet intentionnel (en l’occurrence l’objectité catégoriale) n’en demeure pas moins immanent en ce sens qu’il appartient à l’essence de l’acte : tout acte a par définition en lui et avec lui, de manière inséparable, son visé en tant que tel (le percevoir est par exemple perception de la chose).

La relation intentionnelle du percevoir n’est bien entendu pas une relation flottante ni dirigée dans le vide, mais elle a, en tant qu’intentio, un intentum qui lui appartient essentiellement (wesenhaft)39.

La chose appartient à la perception en tant que son perçu40.

19De même, le penser (l’opération catégoriale) a son pensé pris en tant que tel (son objectité catégoriale). Comme le note Jean-François Lavigne, l’inclu­sion de l’ob­jet intentionnel dans les composantes essentielles de l’acte (« dans sa teneur psychique propre et essentielle »41) implique « l’abandon d’une dimension d’extériorité absolue, celle de l’objet en soi, de l’étant tel qu’existant hors-conscience »42. Cette conséquence que J.-F. Lavigne relève pour les objets de l’expérience sensible s’applique également aux objectités catégoriales (significations) de l’activité catégoriale.

20Husserl ne démentira jamais l’inclusion de la transcendance, à titre de sens d’être intentionnellement constitué, dans la vie intentionnelle imma­nente. Les Méditations cartésiennes le confirmeront sans aucune ambiguïté au § 41 :

Tout ce qui existe pour la conscience se constitue en elle-même, et (…) tout mode d’être, y compris celui qui est défini comme transcendant en un sens quelconque, y a sa constitution particulière. La transcendance, sous quelque forme que ce soit celle de l’objet réel et de l’objet idéal, est un caractère d’être immanent qui se constitue au sein de l’ego. Tout sens concevable, tout être concevable, qu’on les dise immanents ou transcendants, relèvent du domaine de la subjectivité transcendantale43.

21Dans l’idéalisme phénoménologique transcendantal radical, il n’y a aucune place pour un « objet » transcendant au sens fort et véritable du terme depuis que la subjectivité transcendantale est posée comme un absolu par rapport auquel tout est relatif :

Un être « réal » et idéal qui transgresse la subjectivité transcendantale totale est un contresens44.

Une extériorité en dehors de l’universum du sens possible est un non-sens45.

22C’est pourquoi, en posant une équivalence entre être et sens d’être (tout objet, réel ou idéal, est constitué par la conscience dans la vie intentionnelle et tout mode d’être, immanent ou transcendant, est un sens d’être communi­qué par la conscience, au cours de ses opérations, aux objets qu’elle vise46), l’idéalisme phénoménologique transcendantal exclut par principe une distinc­tion entre une thèse épistémologique, selon laquelle ce qui est objet de conscience l’est sur la base d’une réalisation subjective (Leistung), et une thèse ontologique qui garantirait pour les significations un statut idéal-objectif indépendant des réalisations subjectives de la conscience. L’idéa­lisme husserlien n’est pas seulement une conception de la connaissance qui aurait pour but de décrire comment nous prenons conscience d’entités réelles ou idéales existant en soi ; il s’agit bel et bien d’une prise de position onto­logique : nul objet, réel ou idéal, n’est pensable en dehors et indépendam­ment de la conscience qui le pense ; autrement dit, pour exprimer les choses grossièrement, être c’est être visé par la conscience. Les objets idéaux n’échappent pas à la règle : la phénoménologie transcendantale a bel et bien l’intention, après avoir mis en évidence l’idéalité des formations logiques, d’en explorer la « constitution subjective »47 par un « retour (…) des formes logiques aux opérations subjectives »48. « Ce qui est idéal apparaît inséré (hineingestellt) dans la sphère subjective et en tant que formation jaillit d’elle (aus ihr als Gebilde entspringt) »49. Les objectités catégoriales telles que les états-de-choses dans lesquels les énoncés puisent leur signification (le jugé en tant que tel), répétons-le, ne sont pas des objets qui existeraient en soi dans un monde réel ou idéal indépendamment de la conscience, mais bel et bien le résultat des opérations spontanées de l’entendement qui décide de penser un objet au moyen de telle ou telle détermination conceptuelle, délaissant alors les autres propriétés objectives (Napoléon pensé en tant que le vainqueur d’Iéna et non en tant que le vaincu de Waterloo) et opérant parfois des déterminations contraires à la structure ontologique de l’objet visé (Napoléon pensé en tant que le vainqueur de Waterloo). L’objectité catégoriale (le pensé ou le jugé en tant que tel), c’est l’objet tel qu’il a été pensé par la conscience, l’objet tel qu’il a été mis en forme et façonné dans les opérations catégoriales (concepts et jugements), et non l’objet tel qu’il est en soi (une réalité ultime, un tout réunissant indistinctement plusieurs parties)50. C’est pourquoi, volontairement ou non, dans le mensonge, l’erreur ou l’hypothèse contrefactuelle au passé (et si Napoléon avait remporté la bataille de Waterloo), on peut aboutir à des formations catégoriales (états-de-choses) qui n’ont aucune existence véritable dans le monde réel ou idéal : Napoléon pensé en tant qu’il est le vainqueur de Waterloo ; 1000 pensé en tant qu’il est le nombre le plus grand ; 2 pensé en tant qu’il est supérieur à 3.

23Dès lors, une question se pose à nous : une compréhension de la trans­cendance des significations qui, sans aucune transformation concep­tuelle, en conserve les caractères essentiels (l’antériorité et l’indépendance ontologique de ce qui existe en soi et par soi)51, est-elle encore possible ? Ou bien faut-il se résoudre à admettre avec Husserl que les significations, comme tout objet, réel ou idéal, ont besoin de la conscience pour être et pour recevoir de celle-ci leur sens d’être transcendant ? Peut-on encore concilier dans une phénoménologie idéaliste-transcendantale l’extériorité des significations à l’égard des consciences et leur caractère constitué ?

3. Comment rendre compte de la transcendance des significations ? L’hypothèse d’un ancrage ontologique

24La critique de l’idéalisme phénoménologique et de la déformation qu’il inflige au concept de transcendance doit cependant répondre à une objection. On admettra assez facilement la transcendance des réalités mondaines, car l’expérience sensible dans laquelle elles nous sont données comprend un moment impressionnel qui témoigne indubitablement d’une antériorité et donc d’une indépendance de l’être de l’étant sur la conscience sensible qui le rencontre. La conscience ne pourrait pas appréhender le perçu selon tel ou tel sens (un stylo, un buvard…) et en constituer l’identité dans la synthèse des apparitions successives (devant moi il y a un stylo), si le perçu ne s’imposait pas à elle en affectant la sensibilité. En d’autres termes, il y a une précédence de l’être de l’étant sur son apparition, qui a elle-même pour corollaire l’indépendance ontologique de cet être vis-à-vis de la conscience (perséité). En revanche, s’agissant de la transcendance présumée des significations, on peut d’autant moins s’appuyer sur une dimension affective et sur le témoignage d’une impression sensible que les objectités logiques n’appar­tiennent plus à la sphère réale, et que les opérations catégoriales dans lesquelles elles se constituent témoignent d’une activité entièrement sponta­née. La contribution de l’expérience sensible est, en la matière, extrêmement modeste, puisqu’elle donne tout au plus le matériau sur lequel s’exerceront les mises en forme catégoriales. Dans ces conditions, peut-on véritablement rendre compte d’une transcendance absolue des significations (avec la précédence et la perséité que le concept de transcendance implique), ou bien faut-il reconnaître que cette « transcendance » n’est rien d’autre qu’une prestation intentionnelle ?

25Pour qu’une véritable transcendance des unités sémantiques (leur indépendance ontologique et leur antériorité à l’égard de toute forme de conscience) devienne intelligible, l’hypothèse la plus simple consisterait à souligner leur ancrage ontologique. Les significations, en effet, ne traduisent pas seulement la manière subjective dont les objets ont été représentés ou pensés (le vainqueur d’Iéna, le vaincu de Waterloo…) ; elles reflètent peut-être d’abord dans la pensée et le discours les propriétés des objets, la manière dont les choses auxquelles nous faisons référence sont elles-mêmes con­stituées. Car c’est précisément au moyen de certaines propriétés (Beschaffen­heit) qu’un objet est représenté en nous sur un mode mental ou verbal : je peux penser à Napoléon en tant que vainqueur d’Iéna et le désigner comme tel, parce qu’il s’agit là d’une qualité intrinsèque de l’objet visé avant de devenir dans les opérations de pensée et le discours un mode de représen­tation et une détermination (Bestimmung) subjectives. Les détermi­nations catégoriales, notamment les déterminations prédicatives, seraient alors à l’intérieur du jugement la transposition logique des propriétés qui, indépen­damment de l’activité de la conscience (perséité), sont déjà (précé­dence) inhérentes au substrat. Le jeune Husserl lui-même a peut-être furtive­ment évoqué cet ancrage ontologique des significations lorsqu’il déclarait :

Toute propriété intrinsèque (Beschaffenheit), qu’elle soit absolue ou relative, peut à l’occasion servir de signe [signe ou marque distinctive] pour repérer (merkzeichen) l’objet qui la possède52.

26La thèse d’un ancrage onto­logique de la sémantique rejoint en tout cas la conception traditionnelle du jugement apophantique fondée sur le parallé­lisme des concepts logiques (sujet, prédi­cat) et ontologique (substance, propriété). Sous la forme S est p, l’énoncé attribue à un substrat représenté par S une propriété représentée par p. La structure logique de la proposition reflèterait la structure ontologique de l’être organisé en substances et accidents.

27L’hypothèse d’un ancrage ontologique des unités logico-sémantiques soulève cependant plusieurs difficultés. On aurait tort de croire que les concepts ou représentations qui forment les unités de sens sont des structures complexes qui reflèteraient, ne serait-ce que partiellement, la structure onto­logique de l’objet. Car tout d’abord les déterminations au moyen desquelles un objet est pensé ne correspondent pas toujours à ses propriétés, soit parce qu’elles appartiennent à un autre objet auquel elles ont été indûment empruntées (Napoléon est le vainqueur de Waterloo), soit parce que le jugement est subjectif (Paris est ma ville préférée). Dans ce dernier cas, la détermination prédicative ne renvoie à aucune propriété intrinsèque que j’aurais pu extraire de son objet et qui lui appartiendrait avant que j’aie pu me représenter cette ville ou même savoir qu’une ville qui porte ce nom existe. En réunissant certaines déterminations contradictoires on peut même forger des significations auxquels aucun objet véritable, réel ou idéal, ne corres­pond : cercle carré, fer en bois. Cela, Husserl, lecteur de Bolzano, le savait bien. Il importe également, comme Husserl ne cesse de le souligner, de distinguer entre l’état-de-choses tel qu’il est pensé ou jugé (lequel donne à l’énoncé de jugement sa signification) et l’état-de-choses tel qu’il est véri­tablement (qui constitue plutôt le référent de l’énoncé), comme le met en évidence la notion de catégorial assomptif : si Napoléon avait été le vainqueur de Waterloo, alors… Napoléon peut bien être pensé et signifié (désigné et énoncé) comme le vainqueur de Waterloo, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas et ne sera jamais le vainqueur de Waterloo, et que la détermination catégoriale Napoléon-en-tant que-vainqueur-de-Waterloo ainsi que l’état-de-choses qui en résulte (Napoléon-est-le-vainqueur-de-Waterloo, le fait présumé que Napoléon soit le vainqueur de Waterloo53) ne corres­pondent à aucune propriété de l’objet lui-même et donc à aucun état-de-choses véritable. L’hypothèse d’un ancrage ontologique est enfin incapable d’expliquer une représentation simple, comme le concept de point, car il n’y a manifestement là aucune propriété de l’objet qui a été représentée. L’objet n’est pas pensé à partir d’une de ses déterminations intrinsèques ou extrin­sèques (en tant que p) ; il est saisi en tant que substance idéale comme S. Toutes ces remarques nous permettent de conclure que les significations conceptuelles témoignent moins de la façon dont un objet est constitué que de la manière dont il est subjectivement pensé ou représenté par la con­science, même si plusieurs consciences — et c’est précisément ce que la théorie phénoménologique de la signification tente d’expliquer — peuvent finalement penser la même chose à partir de vécus différents.

4. L’hypothèse d’un ancrage linguistique

28Si l’ancrage ontologique est incapable de rendre compte de la « transcen­dance » des significations, peut-être celle-ci s’explique-t-elle plus simple­ment à partir d’un ancrage linguistique dans des signes écrits. C’est en tout cas l’ultime hypothèse que défend Husserl dans un texte, publié en annexe de la Krisis, intitulé L’origine de la géométrie. Tout d’abord, force est de constater qu’historiquement les propositions qui composent le système théorique de la géométrie euclidienne apparaissent initialement comme des formations de sens (Sinnbildungen) résultant de l’activité intentionnelle (Leistung) du proto-géomètre, celui qui les a pour la première fois pensées et énoncées. Or « l’existence géométrique n’est pas existence psychique, elle n’est pas existence de quelque chose de personnel dans la sphère personnelle de la conscience ; elle est existence d’un être-là, objectivement, pour “tout le monde” »54. Le théorème de la somme des angles, par exemple, n’est pas quelque chose de privé et de passager destiné à s’évanouir avec les actes cognitifs éphémères et contingents de tel ou tel mathématicien. Dès lors, comment un contenu de sens qui se présente de prime abord dans l’espace spirituel d’une subjectivité humaine singulière peut-il donc valoir ensuite comme objectivité idéale supra-temporelle, comme proposition ayant une validité inconditionnée pour toute conscience au-delà des actes singuliers et fugaces ? Comment une formation logique peut-elle transcender les con­sciences singulières dans l’activité desquelles elle se réalise ?

Comment l’idéalité géométrique (…) en vient-elle à son objectivité idéale à partir de son surgissement originaire intra-personnel dans lequel elle se présente comme formation dans l’espace de conscience de l’âme du premier inventeur55 ?

29La clé du problème réside alors pour Husserl dans l’institution d’un langage commun. À la question précédente il répond aussitôt : « C’est par la média­tion du langage qui lui procure, pour ainsi dire, sa chair linguistique »56. Les formations logiques sont exprimables dans un langage, et cette possibilité de s’extérioriser dans un système de signes objectif, de s’incarner dans des signifiants, leur permet de dépasser les circonstances singulières et contingentes de leurs apparitions à la conscience :

(…) il appartient à (…) l’être objectif [de tous les produits spirituels, formations scientifiques, littéraires, politiques] d’être exprimé et toujours de nouveau exprimable dans un langage — plus précisément, quand on les considère seulement en tant que signification, en tant que sens d’un discours — d’avoir l’objectivité, l’être-là-pour-tout-le-monde (…)57.

30Il est vrai que l’incorporation dans des signes sensibles confère aux forma­tions logiques une existence objective dans le monde : le théorème mathé­matique est là sous nos yeux sous la forme matérielle visible d’un énoncé écrit en français sur le tableau noir de la classe, ou formulé dans un langage algébrique sur la page d’un manuel. Chaque transcription lui confère une individuation spatio-temporelle et le rend accessible à toute conscience sous une forme extérieure sensible. Mais comment l’incorporation dans le monde sensible ne trahit-elle pas l’idéalité du sens ? Comment une trace écrite, au lieu de traduire simplement un vécu singulier, peut-elle mettre sous nos yeux une signification idéale ? Car il faut que la trace écrite (l’énoncé écrit au tableau) ne soit appréhendée ni comme une réalité matérielle extérieure (simples traits à la craie dépourvus de signification) ni comme un signe n’exprimant rien d’autre qu’un vécu subjectif (le professeur de mathématique a écrit là ce que lui et lui seul pensait sans viser une signification universelle et objective). Comment ce qui est écrit peut-il valoir pour nous comme une signification idéale qui, à la différence des réalités physiques ou psychiques (ce qui a été pensé à tel moment par quelqu’un et ce qui a été écrit là sur le tableau), n’est pas individualisée dans le temps et dans l’espace ? « Comment, à partir d’une formation purement intra-subjective, l’incarnation linguistique produit-elle l’objectif [l’idéalité objective d’une unité de sens] ? »58. De prime abord, on a en effet du mal à comprendre par quel miracle, une fois énoncée, la formation logique intérieure du géomètre proto-fondateur (le théorème tel qu’il a été pour la première fois pensé par Euclide) peut devenir une objectivité idéale, au lieu de rester une formation psychique passagère ou, pire encore, de basculer dans le camp des réalités matérielles et de rester une simple forme sur le tableau.

Comment la formation constituée de façon intrapsychique en vient-elle à la spécificité d’un être intersubjectif, comme objectité idéale qui, précisément en tant que « géométrique » et en dépit de sa source psychique, n’est toutefois rien moins qu’un réal psychique59 ?

31Si le langage dans lequel sont incorporées ou sédimentées les significations n’est pas envisagé par les interlocuteurs comme une simple réalité physique (une trace écrite) ou psychique (l’acte contingent et fugace de celui qui vient de penser et de s’exprimer), c’est qu’il est déjà lui-même de part en part structuré en unités idéales. Les signes appartenant aux langues naturelles, à la différence des actes d’expression des sujets parlants et de leurs actes psychiques, ne sont pas des événements spatio-temporellement localisés, mais bel et bien déjà eux-mêmes des unités idéales, par opposition à la multiplicité de leurs occurrences verbales et écrites réelles ou possibles : « Le mot Löwe n’advient qu’une seule fois dans la langue allemande, il est l’identique des innombrables expressions par lesquelles n’importe qui le vise »60. En s’incarnant dans le corps sensible d’un signe linguistique, l’unité de sens ne perd donc pas son objectivité idéale, bien au contraire : c’est dans l’idéalité des formations linguistiques que l’idéalité du sens se manifeste le mieux auprès des consciences. Peu importe alors que le sens s’incorpore dans tel ou tel signifiant ; il peut recevoir une multiplicité d’expressions possibles (Löwe, lion…) dans la mesure où chacune d’elles, avant que tel ou tel locuteur ne prenne la parole, est déjà à l’intérieur d’un système linguistique une unité idéale parmi d’autres (le mot « Löwe », le mot « Katze »), et non une réalité matérielle singulière spatio-temporellement circonscrite à l’instar d’un flatus vocis.

32Pour Husserl, le processus d’objectivation des unités de sens s’accom­plit plus précisément en trois étapes. Tout commence, à l’intérieur du sujet pensant, par la réactivation dans le ressouvenir de la formation logique passée à travers la répétition de l’activité catégoriale qui l’a produite une première fois : j’ai pensé que dans un triangle rectangle la somme des angles est égale à deux droits ; je peux ensuite reprendre à tout moment le contenu de mon jugement et penser à nouveau les choses comme auparavant. Il s’agit là de « l’activité possible d’un ressouvenir dans lequel le vivre passé est comme re-vécu activement de part en part »61. Les deux opérations catégo­riales, présente et passée, sont alors réunies dans une synthèse d’identifi­cation : ce qui a été pensé auparavant par moi et ce qui est maintenant jugé par moi, c’est exactement la même chose, à savoir « le » théorème de la somme des angles. Le jugé en tant que tel (la signification d’énoncé : dans un triangle rectangle…) est le même stricto sensu. Plus précisément, car nous ne sommes pas encore sorti de la sphère intra-subjective, les formations psycho-logiques présente et passée (ce que j’ai pensé aujourd’hui et autre­fois, sans que cela ait pu encore revêtir une valeur intersubjective) sont identiques.

33Pour s’extraire définitivement du sujet et de ses formations de pensée, pour transgresser la sphère psychique et amorcer une véritable objectivation, il faut que la formation logique endosse une valeur intersubjective. Elle lui est communiquée par un langage commun : la communauté de langage (le théorème écrit dans une langue naturelle ou formelle) permet à d’autres consciences de saisir et de comprendre ce que les autres ont pensé par-devers eux, faisant ainsi de la formation psychique singulière et passagère une pos­session intersubjective. « Dans la connexion de la compréhension mutuelle par le langage, la production originaire et le produit d’un seul sujet peuvent être re-compris activement par les autres »62.

34Pour que l’objectivation de la formation psycho-logique soit pleine­ment achevée, il ne suffit pas que cette formation ait franchi la sphère psychique singulière et soit comprise et répétée (reproduite) par une autre conscience ; en tant qu’objectité idéale il faut également qu’elle dépasse les limites de ce qui a été pensé ou compris effectivement par les uns et les autres. Elle doit persister au-delà des échanges effectifs singuliers inter-personnels et perdurer dans son être même si personne ne pense actuellement à elle. Cette « présence perdurante » au-delà de l’actualité des multiples vies intentionnelles qui communiquent dans l’échange linguistique, la formation logique l’acquiert précisément grâce au logos sous sa forme écrite : une fois consignées dans des expressions écrites, une fois déposées dans des signes graphiques, les formations spirituelles cessent de s’évanouir avec les actes passagers des interlocuteurs ; elles sont à tout moment disponibles. Les produits de l’esprit, deviennent ainsi des « acquis linguistiques persistants »63 accessibles à toute conscience, un bien culturel commun que toute con­science peut reprendre, comprendre et penser64. Et s’il n’y a pas de signifiant sans signifié, si les signes graphiques, comme on l’a dit, ne sont pas de simples objets sensibles, mais portent en eux leur signification, incorporée dans la matière verbale, la reprise du mot réveille aussitôt la signification exprimée que chacun peut à nouveau ressaisir et comprendre, sur la base de ce qui est écrit, même s’il n’a pas une intuition qui lui donnerait en chair et en os l’état-de-choses visé. L’interlocuteur se contente alors d’une simple saisie de l’état-de-choses tel qu’il a été pensé, et cela suffit à la compré­hension de la signification de l’énoncé, même si les choses dont on parle ne sont pas actuellement sous nos yeux.

35Comme on peut le voir, l’explication husserlienne de la transcendance des significations à partir de leur ancrage linguistique a l’avantage de concilier d’une part l’interprétation phénoménologique-transcendantale, puis­que la constitution de la transcendance requiert l’activité catégoriale et sa transcription linguistique (laquelle suppose à son tour l’institution de signes), et d’autre part le caractère « absolu » de cette transcendance, car une fois que la conscience leur a donné une forme écrite, les significations outrepassent effectivement les sujets parlants individuels, dans la mesure où le système linguistique, en tant qu’institution culturelle collective, est au-dessus des actes d’expression (ou de compréhension) réels et possibles de telle ou telle conscience et s’impose à tous les interlocuteurs. Faut-il pour autant en conclure que Husserl est parvenu à rendre compte de la « transcendance » des significations sous une forme intégralement intelligible sans aucun présupposé métaphysique ? Non, car il continue de penser que les unités de sens, avant d’être exprimées, ont déjà par-devers elles une objectivité idéale distincte de la multiplicité des langues naturelles susceptibles de les accueillir et de les revêtir d’un vêtement grammatical. Distincte de ses multiples transcriptions possibles dans les différentes langues vernaculaires (lion, Löwe…), il y aurait une unité idéale de sens, l’idée ou le concept de lion, partout strictement identique qui garantit la traduction inter-linguistique (lion et Löwe signifient la même chose). Si Husserl, à partir des opérations linguistiques — scripturales pour être plus précis — des sujets, parvient à expliquer comment les significations deviennent pour nous, les consciences pensantes et parlantes, quelque chose qui transcende les vécus individuels, en revanche, la transcendance des unités idéales de sens avant toute pensée et expression humaines (conformément à l’affirmation, sur laquelle s’achève la 1re Recherche logique, selon laquelle il y a des significations, telles que la longueur des déplacements parcourus par tous les dinosaures au cours de leur existence ou le nombre de cigarettes fumées au cours de la conférence de Yalta, qui ne seront sans doute jamais pensées et exprimées65) apparaît comme un postulat métaphysique qui pourrait bien s’évanouir avec son corollaire linguistique, à savoir l’idée que les unités de sens supra-linguistiques sont traduisibles d’une langue à l’autre66. L’hypothèse d’une traduction translinguistique ainsi que l’idée, qui en est la condition de possibilité, que le sens est une unité idéale au-delà des systèmes linguistiques singuliers, pourraient-elles en effet résister longtemps à une analyse impartiale du langage ? Qu’il nous suffise d’évoquer ici l’exemple des langues qui ne distinguent pas explicitement le meurtre (en tant que pur et simple homicide) de l’assassinat67 :

À la vérité, la langue latine s’affaisse sous l’idée même de meurtre. « L’homme a été assassiné » ; comment cela va-t-il sonner en latin ? Inter­fectus est, interemptus est, ce qui exprime simplement un homicide ; de là vient que la latinité chrétienne du Moyen Âge fut obligée d’introduire un vocable nouveau, auquel la débilité des conceptions ne s’était jamais haussée. Murdratus est, dit le dialecte plus sublime des âges gothiques68.

36Les latins et les médiévaux avaient-ils réellement en tête le même sens lorsqu’ils énonçaient respectivement interemptus est et murdratus est ? Y-a-t-il quelque part, au-delà des lexiques des langues naturelles historiquement formées, des pensées supra-linguistiques (celles du meurtre et de l’assassinat, distinctes du simple homicide involontaire et de la mort naturelle acciden­telle) qui puissent s’exprimer dans toutes les langues et qui puissent être traduites, sans altération, dans une transparence et une équivalence parfaites, à partir d’un système linguistique donné, dans n’importe quel autre système ? Il est permis d’en douter, car ce que les latins pensaient sous la forme de l’énoncé interemptus est n’est manifestement pas nécessairement et explicitement un homicide volontaire avec préméditation, la cause de la mort pouvant par ailleurs être aussi bien humaine (involontaire ou volontaire, avec ou sans préméditation) que naturelle. C’est pourquoi interemptus est ne se laisse pas toujours traduire purement et simplement par murdratus est ou il a été assassiné. Dans les deux dernières formules la pensée ou le sens est plus précis, puisqu’il renferme analytiquement l’idée ou le caractère de « prémé­ditation » qui fait précisément défaut à l’événement tel qu’il est pensé par les latins sous le concept plus vaste et plus flou d’interemptus69. Faut-il dès lors en conclure, contre Husserl, que le sens n’est pas hors langage, que chaque langue construit ses propres unités sémantiques, dont les conditions d’émer­gence sont historiquement circonstanciées, et que leur présence sous forme de signes institués est pour ces unités la seule forme possible d’objectivité ou de transcendance ? Une transcendance linguistique­ment constituée et historiquement structurée débarrassée du mythe d’une significa­tion idéale supra-temporelle et extra-linguistique.

Notes

1 E. Husserl, Formale und Transzendentale Logik (abrégé FTL), Husserliana XVII, P. Janssen (éd.), M. Nijhoff, La Haye, 1974, p. 181; trad. fr. S. Bachelard, Logique formelle et logique transcendantale, Paris, P.U.F., 1957, p. 233- 234. Cf. aussi Erfahrung und Urteil, redigiert und herausgegeben von L. Landgrebe, 7. Auflage, Hamburg, Meiner Verlag, 1999, Philosophische Bibliothek, Band 280 (abrégé EU).
2 Cf. E. Husserl, Vorlesungen über Bedeutungslehre (abrégé VuB), Hua XXVI, U. Panzer (éd.), Kluwer Academic Publishers, DordrechtBostonLondres, 1987; trad. fr. J. English, Sur la théorie de la signification, Paris, Vrin, 1995.
3 E. Husserl, FTL, p. 86 ; trad. fr. p. 113.
4 E. Husserl, EU, p. 233 ; trad. fr. p. 239.
5 E. Husserl, FTL, Appendice II, p. 314 ; trad. fr. p. 407.
6 Ibid., trad. fr. p. 408.
7 Ibid., p. 188 ; trad. fr. p. 244.
8 E. Husserl, EU, p. 284-285 ; trad. fr. p. 288.
9 E. Husserl, FTL, p. 85-86 ; trad. fr. p. 112.
10 Ibid., p. 49 ; trad. fr. p. 63-64.
11 Ibid., p. 163 ; trad. fr. p. 211.
12 E. Husserl, EU, p. 302 ; trad. fr. p. 304.
13 Ibid., p. 290 ; trad. fr. p. 293.
14 E. Husserl, FTL, p. 39 ; trad. fr. p. 50.
15 Ibid., p. 242-243 ; trad. fr. p. 248.
16 E. Husserl, EU, p. 237 ; trad. fr. p. 242.
17 E. Husserl, FTL, p. 238 ; trad. fr. p. 310.
18Ibid., p. 262 ; trad. fr. p. 341.
19 Ibid., p. 270 ; trad. fr. p. 351.
20 Ibid., p. 39 ; trad. fr. p. 50.
21 Ibid., p. 270-271 ; trad. fr. p. 351-352.
22 Ibid., p. 38 ; trad. fr. p. 49.
23 Ibid., p. 267 ; trad. fr. p. 348.
24 Ibid., p. 37-38 ; trad. fr. p. 48.
25 Ibid., p. 37-38, p. 44 ; trad. fr. p. 48 et 57.
26 Ibid., p. 65 ; trad. fr. p. 84-85.
27 E. Husserl, EU, p. 64 ; trad. fr. p. 73.
28 Ibid., p. 192 ; trad. fr. p. 250.
29 Ibid., p. 313-314 ; trad. fr. p. 316.
30 Ibid., p. 38 ; trad. fr. p. 49.
31 Ibid., p. 16-17 ; trad. fr. p. 26.
32 Ibid., p. 313 ; trad. fr. p. 315.
33 E. Husserl, FTL, p. 122 ; trad. fr. p. 159.
34 Ibid., p. 242 ; trad. fr. p. 316.
35 Ibid., p. 240 ; trad. fr. p. 312-313.
36 A. Schnell, Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, Millon, p. 245.
37 E. Husserl, FTL, p. 202 ; trad. fr. p. 262 (légèrement modifiée).
38 J.-F. Lavigne, Accéder au transcendantal ? Paris, Vrin, 2009.
39 E. Husserl, Phänomenologische Psychologie, Vorlesungen SS 1925, W. Biemel (éd.), M. Nijhoff, La Haye, 1962, Hua IX, p. 261.
40 Ibid.
41 Ibid., p. 243.
42 J.-F. Lavigne, Accéder au transcendantal ? p. 147.
43 Cf. E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge (1929), Hua I, S. Strasser (éd.), M. Nijhoff, La Haye, 1950, p. 116-117 ; trad. fr. sous la direction de M. de Launay, Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris, Paris, P.U.F., 1994, p. 132.
44 E. Husserl, Erste Philosophie (1923-1924), zweiter Teil : Theorie der phänomeno­logischen Reduktion, Hua VIII, R. Boehm (éd.), La Haye, M. Nijhoff, 1959, Supplément XXX à la leçon 53, p. 482.
45 E. Husserl, Einleitung in die Philosophie. Vorlesungen 192223, Hua XXXV, B. Goosens (éd.), DordrechtBostonLondres, Kluwer Academic Publishers, 2003, p. 271 ; trad. fr. A. Mazzú, Conférences de Londres, in Annales de Phénoménologie, n° 22003, p. 197.
46 « (…) ce qui est constitué prend le sens d’une objectivité idéale existant en soi », E. Husserl, FTL, p. 38 ; trad. fr. p. 49.
47 E. Husserl, FTL, p. 273 ; trad. fr. p. 354.
48 E. Husserl, EU, p. 45 ; trad. fr. p. 54.
49 E. Husserl, FTL, p. 39 ; trad. fr. p. 50.
50 Cette distorsion entre la signification et l’être, l’état-de-choses tel qu’il est jugé (objectité catégoriale) et l’état-de-choses tel qu’il est en soi (l’être tel qu’il est, en soi et par soi, véritablement déterminé), apparaît nettement à travers la notion de catégorial assomptif, corrélat des tournures assomptives dans lesquelles la position, dans l’être, de l’état-de-choses visé est neutralisée ou mise entre parenthèses. Cf. E. Husserl, VuB, § 28 et 29.
51 Ce que J.-F. Lavigne (op. cit., p. 42), à propos du monde extérieur et des choses qui l’habitent, appelle la précédence et la perséité.
52 E. Husserl, Zur Logik der Zeichen (Semiotik), Hua XII, L. Eley (éd.), La Haye, M. Nijhoff, 1970, p. 340-341 ; trad. fr. J. English, « Sur la logique des signes » (1890), Articles sur la logique, Paris, P.U.F., 1975, p. 416.
53 Le fait qu’il soit prétendument tel.
54 E. Husserl, L’origine de la géométrie, Hua VI, p. 367 ; trad. fr. J. Derrida, Paris, P.U.F., 1962, p. 178-179.
55 Ibid., p. 369 ; trad. fr. p. 181.
56 Ibid.
57 Ibid., p. 368 ; trad. fr. p. 179.
58 Ibid., p. 369 ; trad. fr. p. 181.
59 Ibid., p. 370 ; trad. fr. p. 184. Ou un réal physique, si le destinataire, à cause de son jeune âge, d’une mauvaise vue ou des dégradations subies par le message (caractères à moitié effacés), appréhende les traces écrites comme de simples formes dépourvues de signification.
60 Ibid., p. 368 ; trad. fr. p. 180.
61 Ibid., p. 370 ; trad. fr. p. 184.
62 Ibid., p. 371 ; trad. fr. p. 185.
63 Ibid., p. 372 ; trad. fr. p. 188.
64 Il faudrait plus précisément distinguer ici, comme le fait Husserl, la simple compréhension de l’énoncé, sur la base d’une saisie de ce qui est là pensé par autrui (je reçois l’opinion de Pierre qui croit que 2 > 3), et, le cas échéant, l’adhésion à ce qui est énoncé — ou, dans le cas contraire, son refus — sur la base cette fois d’une intuition de l’état-de-choses visé — ou de l’impossibilité de cette intuition — (je comprends qu’il a jugé que 2 > 3, mais je ne partage pas pour autant son jugement).
65 « Il y a (…) d’innombrables significations qui, au sens relatif habituel du mot, sont des significations simplement possibles, car elles ne parviennent jamais à l’expression et, en raison des limites de la faculté humaine de connaître, elles ne pourront jamais parvenir à l’expression » 1re Recherche logique, § 35.
66 « La géométrie est identiquement la même dans la “langue originale” d’Euclide et dans toutes les “traductions” ; elle est encore une fois la même en chaque langue, si souvent soit-elle, à partir de son énonciation orale ou de sa notation écrite originales, exprimée sur le mode sensible dans les innombrables expressions orales ou consignations écrites et autres », ibid., p. 368 ; trad. fr. p. 180.
67 Pour ce qui est de l’examen de la thèse, apparemment évidente et irréfutable, selon laquelle la géométrie euclidienne est une « langue » mathématique universelle dont la compréhension, à partir des diverses traductions possibles, est identique et immuable, on se reportera à l’article de R. Brisart, « Husserl et le mythe des objets », Philosophie, n° 111, Paris, Éditions de Minuit, p. 49-50.
68 T. De Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, Paris, Idées-Gallimard, 1962, p. 33.
69 Le texte de Gleason (Introduction à la linguistique, trad. fr. Dubois-Charlier, Larousse, 1969, p. 9-10) sur les noms de couleur en français, chona et bassa (respectivement langues de la Zambie et du Libéria) jetterait également le doute sur l’idée que les unités lexicales d’une langue sont parfaitement traduisibles dans une autre langue au moyen d’un terme équivalent qui véhiculerait exactement la même signification, comme s’il y avait au-dessus des diverses langues vernaculaires des unités idéales de sens dont elles sont les vêtements grammaticaux. Impossible, par exemple, de traduire hui (bassa) par vert, car ce terme recouvre un spectre beaucoup plus large qui embrasse toutes les couleurs que nous désignons au moyen des mots indigo, bleu et vert, sans avoir à notre disposition un terme aussi générique.

To cite this article

Alain Gallerand, «Le problème de la transcendance des significations dans l’idéalisme phénoménologique transcendantal», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 7 (2011), Numéro 3, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=498.

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