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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- La passivité comme motif de scepticisme. Hume précurseur et adversaire de la phénoménologie
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La passivité comme motif de scepticisme. Hume précurseur et adversaire de la phénoménologie
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1Le jugement que Husserl porte sur Hume est ambivalent. D’un côté, il serait le premier philosophe à s’engager réellement dans des analyses phénoménologiques constitutives. Il n’en aurait pas seulement pressenti (comme Descartes) la possibilité, mais les aurait mises en œuvre de façon précise et « concrète »1. Mais d’un autre côté, et par là même, il est l’artisan de la « faillite » ou de la « banqueroute »2 de la philosophie, car ses recherches constitutives débouchent précisément sur le scepticisme le plus radical.
2On trouverait le même genre d’ambivalence dans le rapport de Husserl aux deux autres grands précurseurs qu’il s’est reconnus parmi les philosophes classiques, Descartes et Kant, dont les principes réfutent en quelque sorte par avance l’idée d’une philosophie transcendantale au sens husserlien, c’est-à-dire l’idée d’une élucidation rationnelle de la conscience et de son rapport au monde. Mais dans le cas de la philosophie de Hume, la contradiction est plus grande car elle n’adresse pas simplement une objection a priori à l’idée de phénoménologie transcendantale, mais elle en fait l’essai, de sorte que, si jamais elle est vraie, elle en vérifie l’impossibilité. La phénoménologie, semble dire Hume, est sceptique, ou bien elle n’est pas.
3Le scepticisme de Hume (à la différence du scepticisme antique) est moins la thèse de l’impossibilité de connaître, que celle de l’impossibilité de comprendre que nous puissions connaître3. Le scepticisme des Anciens contestait le projet philosophique naissant d’une science objective universelle ; le scepticisme moderne conteste ce qui est devenu selon Husserl le but spécifique de la philosophie moderne, parvenir à une fondation ultime de la connaissance et donc à une compréhension de la raison par elle-même. La raison, qui éclaire toute chose, ne trouve qu’obscurité, incompréhension, contradictions lorsqu’elle se tourne vers elle-même : c’est le constat développé et décliné tout au long du livre I du Traité de la nature humaine. Plus précisément, la raison prend appui sur des processus naturels, des associations d’idées, sans lesquels elle ne pourrait exister, mais dont il lui est impossible de rendre raison — le cas le plus évident, mais il n’est pas unique, étant celui de l’inférence causale fondée (on ne sait comment) sur l’habitude. En termes husserliens, ce sont des synthèses passives. Elles se produisent d’elles-mêmes, sans participation ni éclairage du moi conscient. En ce sens, elles échappent au contrôle de la raison. Mais tandis que Husserl en fait l’objet d’une explication génétique transcendantale, elles demeurent pour Hume au-delà de nos capacités de connaissance et de compréhension.
4Loin qu’une lecture phénoménologique de la philosophie de Hume, comme celle que propose Husserl, soit une récupération facile, elle en fait donc une menace intérieure pour le projet de philosophie transcendantale. C’est la nature et les fondements de cette menace que nous voudrions examiner ici. Quelle phénoménologie peut-on trouver dans le livre I du Traité de la nature humaine ? Dans quelle mesure peut-on y voir l’amorce d’une explication constitutive et transcendantale de la conscience ? Et surtout, pourquoi cette explication se révèle-t-elle finalement impossible ?
Hume phénoménologue ?
5Nous commençons par examiner les principes de la lecture phénoménologique de Hume que propose Husserl.
6Plus qu’aucune autre philosophie peut-être, l’œuvre de Hume pose d’emblée un problème fondamental d’interprétation. Comment faire la part, parmi les arguments et les thèses qu’il développe si minutieusement, entre ceux qu’il reprend vraiment à son compte et ceux qu’il expose simplement pour en montrer les conséquences sceptiques intenables4 ? Et si l’on prend tous ses raisonnements au sérieux, comment éviter que cette philosophie ne se détruise elle-même ? Par exemple, Hume place la relation de causalité au point de départ de sa démarche : les impressions sont les causes des idées ; mais cette même démarche démontre que la relation causale n’a pas de valeur objective, qu’elle n’est qu’une tendance à associer deux « perceptions ». Quel sens cohérent peut avoir une philosophie qui suppose des vérités dont elle détruit les fondements ?
7Face à cette difficulté d’interprétation, Husserl propose une lecture critique, et même doublement critique, du Traité de la nature humaine. Son objet est de trouver à la philosophie de Hume une forme de cohérence. Hume est-il « conséquent » ou « inconséquent » (voire « génialement inconséquent »5) ? Cette question fait écho à un passage de la « Déduction transcendantale » dans lequel Kant reconnaissait à Hume le mérite d’avoir, à la différence de Locke, procédé « de façon très conséquente » en tirant de ses principes empiristes leurs conséquences sceptiques inéluctables6. La lecture husserlienne de Hume confirme ainsi, et même accentue ce jugement : la cohérence de Hume, c’est son scepticisme. Un scepticisme plus radical que celui qu’il revendique lui-même : mais ses dénégations ne sont que des précautions à l’égard de la religion, une « concession faite aux conceptions régnantes défendues pas l’Église »7. L’aboutissement de la philosophie humienne est le solipsisme8. Quoique Hume ne tire pas lui-même cette conséquence de sa philosophie, « ses théories impliquent » que « toute transgression » de la sphère immanente « recèle un contre-sens, toute transcendance est une fiction », y compris celle des autres et de Dieu. « Mais cette conséquence… n’est nulle part expressément » et au contraire on trouve des propos pour rassurer « les théologiens »9.
8Toutefois, il est paradoxal de fonder la cohérence d’un système philosophique sur son scepticisme, puisque le scepticisme est en soi incohérent (il se détruit lui-même en sapant ses propres fondements). La cohérence doctrinale retrouvée se révèle être une incohérence philosophique. Un deuxième niveau d’interprétation critique est donc nécessaire pour dégager le sens philosophique véritable du Traité. Le scepticisme ne peut pas être sérieux. Il exprime la nécessité d’une compréhension de la raison par elle-même en mettant en évidence l’inanité, sans cela, de toute philosophie10. Tout scepticisme, mais particulièrement celui de Hume, est l’essai d’une élucidation transcendantale de la raison et traduit le désespoir de ne pas y parvenir. Là encore, Hume ne s’est pas bien compris lui-même, lui qui pensait trouver dans son scepticisme « modéré » une position philosophique satisfaisante et raisonnable.
9Double lecture critique donc, qui consiste à récuser à deux reprises (parce qu’elle n’est pas cohérente) l’interprétation que le philosophe donne de sa propre pensée. Hume est à la fois plus et moins sceptique qu’il ne le dit car son scepticisme ne peut pas rester modéré et ne constitue donc pas, comme il le croit, une position philosophique tenable.
10Si donc la philosophie de Hume est, pour Husserl, un premier essai manqué de phénoménologie transcendantale, il est possible en principe d’identifier la source de cet échec et de sauver ce qui peut l’être, les descriptions valables, les arguments justes. Sur ce point, Husserl exprime tout d’abord un certain optimisme. L’échec de Hume tiendrait à ses présupposés empiristes, naturalistes, incompatibles avec le contenu vrai de ses analyses. Il lui manquait la méthode de réduction. Dès lors, tirer de la philosophie humienne des analyses ayant une signification transcendantale ne pose aucune difficulté de principe : il suffit de les soumettre à la réduction. C’est ainsi qu’on peut lire dans les Leçons d’Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance de 1906-1907 :
Il est <seulement> besoin de parcourir pas à pas les analyses de Hume et seulement de couper la mauvaise herbe abondante de l’explication psychologique, et l’on remarque qu’il a eu lui-même sous les yeux les différences qui importent et tous les moments essentiels pour la résolution de la skepsis, mais seulement qu’il ne les a pas estimés de cette façon11.
11Les choses sont-elles cependant aussi simples ? Il ne semble pas que Husserl en soit resté convaincu. Car lorsque plus tard (au moins à partir des Leçons de Philosophie première), il insiste au contraire sur le caractère destructeur du scepticisme humien et qu’il voit en lui la banqueroute de la philosophie, ce n’est pas l’empirisme ou l’objectivisme ou le naturalisme de Hume qui est ainsi dénoncé, c’est au contraire, précisément, une philosophie dont les principes ruinent toute possibilité d’expérience, d’objectivité, de nature. « Couper la mauvaise herbe abondante de l’explication psychologique », loin de faire apparaître la philosophie humienne comme une philosophie transcendantale qui se serait ignorée, la révèle comme un solipsisme sans issue.
12Sans doute le « désherbage » préconisé demeure-t-il nécessaire : Husserl maintient qu’on ne peut pas lire Hume comme un psychologue empiriste ; sa philosophie deviendrait tellement incohérente que « l’on ne saurait soupçonner Hume d’être capable d’une telle absurdité... »12. Mais il n’est plus suffisant ; ce qu’il met au jour n’est pas une philosophie transcendantale, mais plutôt une phénoménologie sceptique. Hume ne s’est pas tellement mépris sur le caractère pré-empirique, pré-objectif de sa théorie des idées et des perceptions ; l’épochè qu’implique sa « philosophie morale », il l’a au fond devinée et appliquée ; mais il décrit les phénomènes purs dont il est le premier à tenter l’étude systématique de telle façon que toute élucidation rationnelle en devient impossible. Pour quelle raison au juste ? Pourquoi ce premier essai de phénoménologie concrète que Husserl nous invite à découvrir dans le Livre I du Traité de la nature humaine conduit-il, inévitablement, au scepticisme ?
L’atomisme
13C’est de l’intérieur de la phénoménologie que Hume dresse les principaux obstacles au projet de philosophie transcendantale. Parmi ces obstacles, on doit citer le sensualisme qui lui fait récuser l’existence des idées abstraites ; mais le plus important est peut-être un principe de méthode et d’analyse que l’on appelle (quoique le terme n’apparaisse pas dans l’ouvrage) l’atomisme. Les idées, les perceptions simples de l’esprit sont des sortes d’atomes : des éléments indivisibles, autonomes et séparables13 ; une fois ceci posé, il sera impossible de rendre raison par des liens génétiques et eidétiques de leur capacité à se coordonner en un système — ce qui est au fond tout l’objet de la philosophie transcendantale.
14Il est vrai que l’on peut voir dans ce principe atomiste un défaut de méthode qui consiste à appliquer aux phénomènes subjectifs un modèle explicatif objectif, emprunté au naturalisme classique. Il s’agirait alors d’une confusion que la stricte application de la méthode de réduction suffirait à lever. Mais on ne peut se contenter de cette récusation, parce que l’atomisme de Hume n’est pas simplement un présupposé ou un préjugé qui aurait échappé à la réduction ; c’est un principe philosophique qu’il justifie de manière précise et par un argument qui, valable ou non, est en tout cas recevable phénoménologiquement :
Tout ce qu’on conçoit clairement peut exister : et tout ce qu’on conçoit clairement d’une manière donnée peut exister de cette même manière. C’est un principe qui a déjà été admis. D’autre part, tout ce qui est différent est discernable et tout ce qui est discernable, l’imagination peut le séparer. C’est un autre principe. De ces deux principes, je conclus : puisque toutes nos perceptions diffèrent les unes des autres et de toute autre chose dans l’univers, elles sont aussi distinctes et séparables et on peut les considérer comme existant séparément ; elles peuvent exister séparément et elles n’ont besoin de rien d’autre pour supporter leur existence14.
15Les perceptions sont différentes, donc discernables, donc « l’imagination peut les séparer », c’est-à-dire les représenter clairement comme existant séparément, donc elles peuvent exister séparément. Et si par conséquent ce n’est pas le cas, si des relations de contiguïté ou de causalité par exemple les relient, cela relève pour nous de matters of fact que nous ne pouvons que constater, dont nous ne pouvons rendre compte par des raisons nécessaires.
16L’argument ne conclut pas de l’idée à l’être, il n’est pas une preuve ontologique de la distinction réelle des éléments qui composent le monde, comme pourrait le laisser croire le premier « principe » énoncé ; on ne sort pas de la sphère des « perceptions » (terme large englobant chez Hume nos impressions et nos idées) et c’est à leur existence que l’on conclut. Nos pures perceptions se présentent à nous dans certaines liaisons spatiales, temporelles, causales etc. Mais l’imagination peut tout à fait défaire toutes ces liaisons, elle peut isoler n’importe quel terme d’une relation pour le considérer absolument. Ce pouvoir que nous avons révèle que les relations entre perceptions leur sont extérieures, ne leur sont pas essentielles. Elles sont contingentes, factuelles, finalement inexplicables rationnellement. De leur variation imaginaire ne ressort aucun invariant, aucune loi d’essence a priori.
17Si l’argument ne sort pas de la sphère des perceptions et ne contrevient pas en lui-même à la méthode de réduction, est-il phénoménologiquement défendable ? Il faut encore en préciser le sens pour savoir quelle thèse au juste est ici avancée par Hume.
18D’abord, l’argument porte en général sur les « perceptions » ; il est cependant nécessaire de distinguer ici impressions et idées. Car ce que l’imagination peut librement séparer ou combiner, ce sont les pures idées (je ne peux bien sûr pas arbitrairement dissocier mes impressions entre elles quand elles se présentent). Par conséquent, l’argument suppose une possibilité d’identifier dans une certaine mesure nos impressions et nos idées : de ce que mes idées sont séparables, je peux conclure qu’il n’y a pas non plus de liaison nécessaire entre les impressions correspondantes. Si le lien entre l’idée de feu et celle de fumée n’est pas nécessaire, le lien entre les impressions de feu et de fumée ne l’est pas non plus.
19Cela suppose, en d’autres termes, que les caractères par lesquels les impressions se différencient des idées ne comportent rien qui puisse conférer aux premières un lien nécessaire n’existant pas entre les secondes. Pour Hume, les impressions et les idées se distinguent par un seul caractère propre, leur vivacité ; c’est une différence de degré et non de nature15. Que deux idées deviennent plus vives ne saurait faire surgir entre elles un lien de nécessité : la position de Hume est cohérente. Elle est aussi discutable. Détacher en imagination une partie d’une perception du contexte perceptif d’où elle provient n’entraîne-t-il pas aussi une modification de « nature » ou de contenu16 ?
20Mais quoi qu’il en soit de la justesse descriptive de l’atomisme humien, il repose sur deux autres thèses plus fondamentales encore et qui sont posées au commencement du Traité. La première est qu’il existe toujours un lien causal entre nos impressions simples et nos idées simples ; la seconde, qu’il existe toujours entre les impressions simples et les idées simples correspondantes un rapport de parfaite similitude (elles n’ont qu’une différence de degré de vivacité). Sans ces deux conditions, le caractère atomique de nos idées ne prouverait pas le caractère atomique de nos impressions17.
21Ainsi l’atomisme ne nie-t-il pas, mais présuppose-t-il au contraire dans son argumentation même, l’existence d’au moins deux types de rapports entre nos idées ou nos impressions : relation de similitude et lien de causalité. 1) La similitude renvoie à la théorie des relations d’idées que Hume expose dans le Traité et qui inclut encore de multiples autres rapports tels que la contiguïté, la causalité... 2) La causalité, précisément, renvoie à la question de la genèse des idées dans l’esprit, et ce à un double point de vue : genèse causale des idées à partir des impressions, et genèse de l’idée de cause elle-même à partir de la répétition d’expériences similaires (conjonctions constantes). Nous allons revenir sur ces différents points.
22L’examen de l’argument par lequel Hume justifie son principe atomiste nous a ainsi déjà fourni l’occasion de constater qu’en dépit de ce principe, l’esprit n’est pas pour Hume une mosaïque ou un éparpillement d’idées sans relation. Que signifie alors l’atomisme ? Que ces relations sont inessentielles aux idées, que celles-ci peuvent être conçues et pourraient exister isolément, absolument. En conséquence, qu’on ne peut jamais trouver de véritable raison expliquant ces relations : elles existent, on le constate, mais on ne saurait dire pourquoi. Ce ne sont nullement des nécessités d’essence dont nous puissions avoir une connaissance apodictique et une parfaite compréhension rationnelle.
23Le principe atomiste est aux antipodes de la caractérisation des vécus et des phénomènes de conscience dans la phénoménologie husserlienne. Chez Husserl, un vécu n’a de sens et d’existence qu’au sein d’une vie intentionnelle globale. Il n’existe et ne peut être conçu qu’à l’intérieur d’une double structure de la conscience, généalogique et téléologique. Généalogique : il est par essence situé dans un flux temporel organisé comme une histoire ; téléologique : tout son sens est de viser par-delà lui-même un objet et de s’unir structurellement à d’autres vécus s’y rapportant eux aussi. Tout cela, l’atomisme l’exclut par principe. L’idée humienne n’a ni histoire, ni intentionnalité.
24Mais autre chose est d’énoncer un principe, autre chose est de l’appliquer. L’atomisme humien n’empêche pas d’admettre des liens entre les idées, on l’a vu, et il n’interdit pas même d’étudier en détail ces liens, qu’il s’agisse des « relations d’idées » dont Hume fait la théorie, ou qu’il s’agisse de la genèse de ces idées dans l’histoire de l’esprit. Entrer dans de telles explications théoriques des structures unifiant l’esprit, et avec autant de minutie, n’est-ce pas amorcer un travail d’élucidation transcendantale ? Oui, dans la mesure où Husserl trouvera chez Hume des descriptions, des analyses, des arguments qu’il pourra, mutatis mutandis, reprendre à son compte : il faudrait lire de près (ce que nous ne ferons pas ici), notamment, les Leçons sur les synthèses passives et certains chapitres d’Expérience et jugement pour y relever tout ce qui témoigne d’une inspiration humienne. Mais non, dans la mesure où la théorie humienne des relations d’idées tout comme son analyse des relations causales entre ces idées conduit toujours, inexorablement, à la même incompréhension, au même scepticisme. C’est ce que nous allons maintenant examiner plus en détail.
Relations naturelles et relations philosophiques
25Commençons par résumer dans ses grandes lignes la théorie des relations de Hume. Les idées simples sont des atomes qui peuvent s’agglomérer en idées complexes. Certaines de ces idées complexes ne résultent que d’un assemblage arbitraire dû à la libre fantaisie (l’idée de licorne par exemple). Elles ne limitent pas réellement la dispersion atomique des idées. Mais d’autres idées complexes naissent « de quelque principe d’union entre nos idées simples »18.
26Ces principes fondent deux sortes de relations entre nos idées : naturelles et philosophiques. Les premières sont des « associations d’idées » passives19, une idée en évoquant de soi-même une autre par un phénomène comparable à une « espèce d’attraction », une « force calme »20. Ce processus repose sur trois qualités de nos idées que sont la ressemblance, la contiguïté (spatiale ou temporelle) et la causalité. A me fait penser à B parce que (en tout cas, lorsque) A et B sont semblables ou contigus ou en rapport de causalité.
27Les secondes (relations philosophiques) résultent d’un acte de comparaison qui rapproche nos idées en fonction d’une certaine « circonstance », par exemple la grandeur, la distance etc. Je peux ainsi « juger bon » de comparer (we may think proper to compare) deux idées selon sept rapports possibles21 — parmi lesquels on retrouve d’ailleurs les trois qualités qui fondent les relations naturelles : ressemblance, contiguïté22, causalité.
28Ressemblance, contiguïté et causalité, qui sont les trois types de relations jouant le rôle le plus important dans l’organisation de nos idées et la constitution du « système de la réalité »23, se caractérisent donc 1) par le fait que ce sont les seules relations naturelles, les seules qualités en fonction desquelles une idée peut de soi-même en évoquer une autre ; 2) par le fait qu’elles peuvent être aussi des relations philosophiques. Il ne faudrait pas en conclure que les relations naturelles sont un sous-ensemble des relations philosophiques ; ni qu’une même relation (celle de ressemblance par exemple) puisse être à la fois naturelle et philosophique. Il faut plutôt comprendre les choses ainsi : deux relations d’idées, l’une naturelle, l’autre philosophique, peuvent correspondre à une même propriété de ces idées (par exemple, la ressemblance de couleur). Dans un cas, cela fait qu’une de ces idées évoque naturellement l’autre, par association ; dans l’autre cas, cela permet à l’esprit de les comparer selon la circonstance de ressemblance.
29En établissant cette théorie des relations, Hume rend-il compréhensible, malgré son principe atomiste, l’existence de ces relations et l’organisation de l’esprit ? On pourrait le penser compte tenu du fait que ces relations sont, pour la plupart, connaissables de manière certaine. Les relations de ressemblance, de contrariété, de degré qualitatif et de proportion quantitative peuvent être connues par « intuition » : « Quand les objets se ressemblent, la ressemblance frappe dès l’abord l’œil ou plutôt l’esprit ». Mieux : elles « dépendent entièrement des idées » dans la mesure où elles ne peuvent varier sans elles24. En ce sens, on pourrait les dire a priori. Husserl reconnaîtra d’ailleurs à Hume (opposé en cela à Kant) une compréhension juste de l’a priori :
[L’a priori chez Hume] consiste en ce que, par l’examen, l’analyse, la comparaison de nos idées — c’est-à-dire ici de nos contenus conceptuels intuitivement donnés — nous trouvons certaines relations inséparables de leur essence générale, certains états de choses se fondant sur leur essence, des états de choses dont on ne peut nier l’existence sans aller à l’encontre du sens, du contenu des concepts25.
30Selon cette lecture, non seulement ces relations d’idées sont connaissables, mais elles le sont de manière apodictique : leur négation est impossible, elle contredit le sens et l’essence de nos idées.
31Les trois autres relations philosophiques, contiguïté, identité et causalité, « ne dépendent pas de l’idée et peuvent se présenter ou non, même quand l’idée demeure la même »26. Elles ne sont donc connaissables qu’a posteriori (dans la terminologie que Hume reprend ici de Locke, elles ne relèvent plus de la « connaissance » mais de la « probabilité » — mais Hume remarque lui-même que ce n’est pas le sens habituel des mots27). Les deux premières cependant, contiguïté et identité, sont (on peut le dire quand même) connaissables au sens où elles sont percevables. Nous percevons par les sens (sans aucun « exercice de la pensée », par « l’admission simplement passive des impressions à travers les organes de la sensation ») que deux choses se juxtaposent ou se succèdent, ou bien qu’une seule chose demeure identique à soi si elle est perçue de manière continue28. Reste le cas de la relation de causalité, qui pose un problème particulier et qu’il faudra considérer séparément. En dehors d’elle donc, toutes les relations sont connaissables de manière certaine, quoiqu’avec différentes sortes de certitude.
32Cela pourrait apparaître comme une limite à l’atomisme humien et au scepticisme phénoménologique qui en découle : l’esprit n’est pas sans ordre et cet ordre ne nous est pas inconnaissable. Mais en réalité, cette théorie des relations ne change rien à l’atomisme : chaque idée demeure, fondamentalement, indépendante de chaque autre au sens où elle peut exister et être représentée seule — les liens qui les unissent dans l’esprit demeurant, au fond, inexplicables.
33L’atomisme de Hume peut être résumé par ce principe que formule Deleuze : « Les relations sont extérieures aux idées ». Toutes les relations : même celles qui, comme la ressemblance, « dépendent entièrement des idées » et en sont indissociables.
Il n’en reste pas moins que ces relations sont encore extérieures. Que des idées particulières se ressemblent n’explique pas que la ressemblance soit une relation, c’est-à-dire qu’une idée dans l’esprit puisse éveiller sa semblable29.
34La ressemblance de ces idées n’explique pas leur « relation » dans l’esprit. Et de fait, beaucoup d’idées se ressemblent sans se relier. On peut bien dire que leur rapport de ressemblance existe et même qu’il existe nécessairement, « a priori » : cela ne rend pas compte de l’organisation de l’esprit. Et il en va de même pour les relations « a posteriori » comme la contiguïté :
Ce que les objets contigus ou distants n’expliquent nullement, c’est que la distance et la contiguïté soient des relations. Dans l’esprit, l’espace et le temps n’étaient qu’une composition. Comment deviennent-ils une relation, sous quelle influence, influence extérieure à l’esprit puisque l’esprit la subit comme eux, avec eux, trouvant dans cette contrainte une constance qu’il n’a pas par lui-même ?30
35L’existence de relations entre nos idées, fût-ce de relations nécessaires a priori, fût-ce encore de relations phénoménologiquement constatables, ne leur ôte pas leur caractère atomique puisqu’il demeure que ces idées pourraient exister isolément et que l’on ne peut ainsi expliquer pourquoi, comme on le constate, elles sont au contraire reliées dans l’esprit. Que nos idées s’organisent, se lient, cela est un fait de la nature humaine dont aucun a priori ne rend compte.
La relation de causalité
36La théorie des relations ne modère pas réellement l’atomisme de Hume et le scepticisme qu’il induit. Il reste cependant à examiner la relation qui constitue l’objet de la plus grande partie du livre I du Traité : la causalité.
37La relation de causalité constitue un type de relation particulièrement problématique. L’impossibilité d’en rendre véritablement raison, de la fonder d’une manière objective, est sans doute un facteur majeur de scepticisme chez Hume. Mais d’un autre côté, l’analyse de la causalité révèle une forme de relation entre nos idées ou impressions qui ne semblait pas être réellement prise en compte au départ dans la théorie des relations de Hume et dans sa distinction entre relations naturelles associatives et relations philosophiques comparatives : la relation causale est une connexion.
Aucune relation ne produit dans la fantaisie de plus forte connexion et n’engendre un appel plus prompt d’une idée par une autre, que la relation de cause à effet entre les objets de ces idées.31
38« Connexion » signifie que cette relation a un caractère de nécessité, quoiqu’il ne s’agisse pas de la même forme de nécessité (apodictique) que dans le cas des relations a priori ; mais cela signifie aussi qu’elle est de type associatif et donc (pour le dire en termes plus kantiens que humiens) que c’est une relation subjective et non objective.
39En réalité, la causalité n’est pas la seule connexion existant entre nos idées : dans la mémoire également, les idées-souvenirs sont en « connexion indissoluble » (inseparable connexion)32, c’est-à-dire qu’elles conservent un ordre constant. Ici, la connexion est une relation de contiguïté et non de causalité. Mais le cas de la causalité est le plus remarquable, en ce qu’il suppose une connexion dans l’imagination et entre nos pures idées, et non dans la mémoire et entre ces formes intermédiaires entre les impressions et les idées que sont les souvenirs. Or c’est bien dans l’imagination que le principe atomiste est supposé s’établir et se vérifier immédiatement.
40La notion de connexion, en introduisant de la sorte une forme d’association nécessaire entre nos idées, semblerait alors plus à même de rendre compte de l’organisation de l’esprit que toute autre forme de « relation d’idées ». Mais de quelle nécessité s’agit-il au juste et dans quelle mesure est-elle explicative ou explicable ?
41Parler d’association nécessaire est paradoxal ; la théorie de l’association de Hume semblait au départ exclure cette possibilité :
Ce principe d’union entre les idées [i.e. l’association], on ne doit pas le considérer comme une connexion inséparable ; car une telle connexion a été exclue dans l’imagination... mais nous devons seulement regarder ce principe d’union comme une force calme qui l’emporte couramment...33
42Et même lorsque, un peu plus loin (dans le passage précédemment cité), Hume caractérise la relation causale comme la connexion « la plus forte » ou « la plus prompte » entre nos idées, ces superlatifs relatifs n’expriment nullement l’idée d’une nécessité, l’idée que l’esprit est, comme il le dira souvent, « déterminé »34 à faire cette association (par exemple, l’idée d’immersion et l’idée d’asphyxie nous semblent inséparables35 ; la vue de la fumée nous détermine à croire qu’il y a du feu).
43Il ne s’agit pas de pointer ici une incohérence ou une contradiction : car si « nécessaire » que soit le lien causal entre le feu et la fumée, Hume a raison de dire que cette nécessité ne s’impose pas à l’imagination (on peut toujours imaginer l’un sans l’autre). Simplement, la forme de liaison qui existe entre nos idées dans la relation de causalité est quelque chose de plus qu’une « association d’idées » au sens habituel, qu’un rappel ou une évocation. La relation de causalité requiert de compléter la théorie de l’association présentée au début de la section I.
44Il y a un autre point très important sur lequel la relation causale semble remettre en question les grands principes de la théorie de l’association exposée tout d’abord par Hume. Les associations d’idées, expliquait-il, sont des phénomènes dont nous pouvons certes repérer les « principes universels » (ressemblance, causalité, contiguïté), mais que nous ne pouvons expliquer par des « causes ».
Ses causes sont pour la plupart [mostly] inconnues et il faut les résoudre en qualités originelles de la nature humaine, que je ne prétends pas expliquer.36
45Pourquoi nos idées s’associent-elles selon ces trois principes ? Pourquoi ceux-là et pas d’autres ? Nous n’en savons rien. Seule une « enquête » relevant et examinant les faits de manière aussi complète que possible attestera, sans l’expliquer, qu’il s’agit bien là des trois seules relations naturelles37.
46Or l’analyse de la causalité consistera, dans une certaine mesure au moins, à en expliquer la formation, à en retracer la genèse à travers l’histoire de l’esprit et en particulier à travers l’acquisition d’habitudes. Des autres relations naturelles, Hume met en évidence le principe et renonce à chercher les causes ; de la relation causale, il échoue à élucider le principe (la causalité n’est pas fondée sur une qualité de nos idées que nous puissions constater) et ne peut rendre compte qu’en en retraçant (autant que possible) l’origine causale.
Genèse
47Cela remet-il en cause le principe atomiste et le scepticisme qui en découle ? On pourrait le penser. On a vu que la théorie des relations ne change rien au fait que les idées sont indépendantes les unes des autres, de sorte que chacune pourrait telle quelle exister isolément. Ce n’est plus vrai de l’idée de cause. Elle suppose la contiguïté, la ressemblance38, elle suppose aussi toute une histoire de l’esprit dans laquelle se sont constituées des habitudes : il est impossible qu’elle se forme hors de ce contexte historique et de ce lien avec d’autres idées. Que les autres idées aient une origine génétique dans les impressions d’où elles proviennent (qu’elles ne soient jamais des idées innées), c’est pour Hume un fait incontestable, établi par l’expérience ; mais que l’idée de cause ne soit pas innée, qu’elle ne puisse pas non plus surgir par génération spontanée, n’apparaît-il pas comme une nécessité d’essence ?
48Bien sûr, l’idée de cause n’est pas une idée simple, c’est une idée complexe, et en ce sens, il va de soi qu’elle trouve son origine dans les idées qui la composent ; mais, précisément, elle ne se réduit pas à un composé d’idées antérieures. Elle est une idée originale, irréductible par exemple à la contiguïté ou à la conjonction constante.
49D’autres idées de relations, il est vrai, présupposent la ressemblance et la contiguïté et donc sont formées à partir d’elles (par exemple, la relation de degré qualitatif) ; mais toutes semblent pouvoir s’expliquer comme compositions d’idées antérieures : elles sont, on l’a vu, constatables, données avec les impressions et idées que nous possédons.
50La relation causale semble au contraire présupposer une certaine fécondité de l’esprit, la possibilité d’engendrer une idée originale. Cet engendrement n’atteste-t-il pas une unité temporelle de l’esprit, un lien de filiation (et non pas simplement de composition) qui traverse son histoire ? Et cela ne contredit-il pas le principe atomiste selon lequel « les relations sont extérieures aux idées » ?
51Mais, même s’il en est ainsi, cela ne change rien au scepticisme de cette philosophie de l’esprit, à notre incompréhension générale de la nature et du fonctionnement de l’esprit. Pour que ce soit le cas, il faudrait que cette filiation soit elle-même explicable ; or non seulement elle ne l’est pas, mais elle ne peut pas l’être dans la philosophie de Hume.
52Les apories et les obscurités surgissent dès que l’on tente de comprendre le lien génétique entre nos perceptions. On peut le montrer à propos de la mémoire comme à propos de l’induction causale.
53Tout d’abord, comment les idées de la mémoire se distinguent-elles des idées de l’imagination ? Comment puis-je différencier un paysage que je me rappelle d’un paysage que j’imagine simplement ? Hume envisage deux critères de distinction. 1) Les idées de la mémoire ont une plus grande vivacité. 2) Elles ont un ordre déterminé, elles sont en « connexion indissoluble »39. Mais en réalité, comme il le précise plus loin40, le second critère n’en est pas réellement un, car nous ne pouvons pas comparer l’ordre actuel de nos souvenirs avec l’ordre passé de nos impressions. Nos idées-souvenirs se présentent comme ordonnées selon un principe d’association déterminé, une connexion indissoluble, mais c’est un état de fait dont nous ignorons les causes, que nous ne pouvons ramener à son origine impressionnelle.
54Reste donc le premier critère de distinction, la vivacité. Le paysage que j’imagine a moins de vivacité que celui dont je me souviens. C’est là en fin de compte le caractère fondamental grâce auquel s’établit un lien temporel entre notre pensée actuelle et son passé.
55Le second critère, qui n’était pas le bon, reposait sur une relation, un rapport de contiguïté entre nos idées ; il aurait donc constitué une exception au principe atomiste, puisque nos idées de mémoire n’auraient pas pu, en tant que telles, en tant que souvenirs, exister en dehors de ce système d’ordre. Le premier critère évite cela : le caractère qui distingue l’idée de mémoire est une propriété atomique, sa vivacité. Elle témoigne d’une origine impressionnelle directe41 de l’idée et c’est elle qui nous amène à penser que l’ordre de connexion associative de nos souvenirs correspond à l’ordre initial de nos impressions.
56Mais loin d’être une véritable explication, la vivacité est plutôt une énigme de plus, un nouvel aspect mystérieux de cet obscur phénomène que nous constatons en nous et qui s’appelle l’association (on va y revenir).
57Que l’esprit puisse se rapporter à son passé ne suffit pas, de toute façon, à rendre compte du phénomène de l’habitude qui est à l’origine de la relation causale. L’habitude est une modification de l’esprit née de la répétition d’expériences semblables. Mais cela est impossible. Comment quelque chose de nouveau peut-il naître de la répétition du même ? Il est exclu, affirme Hume, que l’habitude produise un contenu d’idée nouveau :
La simple répétition d’une impression passée, même à l’infini, n’engendrera jamais une nouvelle idée originale, comme celle de connexion nécessaire42.
58Ce que la répétition fera naître en revanche, c’est une tendance associative. L’impression A répétée pour l’énième fois demeure (par hypothèse) rigoureusement identique, mais l’esprit est peu à peu devenu de plus en plus enclin à l’associer à l’idée B.
59On pourrait s’étonner que ce qui est impossible concernant les perceptions de l’esprit (à savoir, que la répétition du même engendre une nouveauté) devienne possible concernant les tendances de l’esprit. Si l’impression A peut faire naître une quelconque tendance associative, pourquoi ne la fait-elle pas naître dès sa première occurrence ? C’est tout aussi incompréhensible : mais nous sommes de toutes façons dans un domaine, celui des associations, d’où toute explication est exclue d’emblée. Qu’une tendance associative naisse d’une impression unique ou bien de la répétition de cette impression, ce n’est ni plus ni moins obscur. Dans le premier cas, elle produira la connexion de nos souvenirs, dans le second, la connexion causale : chaque fois un « effet » dont on ignore les causes.
60Le principe explicatif de l’habitude, s’il y en avait un, devrait nous apparaître à l’examen de nos idées ou de nos perceptions ; nous comprendrions alors comment une série d’impressions identiques produisent une idée originale. Or l’examen de nos idées révèle au contraire l’impossibilité logique d’une telle explication. L’habitude n’en demeure pas moins un fait incontestable ; mais les causes qui le produisent relèvent d’une nature humaine inconnaissable.
Connexion et vivacité
61Mais si l’association est, comme telle, inexplicable, comment comprendre le fait qu’il s’agisse ici de connexions, c’est-à-dire d’associations nécessaires ? Nous avions souligné le paradoxe de cette notion. En principe, une association n’est pas nécessaire. Elle relie des idées atomiques qui ont en soi une existence indépendante. Définir la relation causale comme une connexion, n’est-ce pas introduire une unité structurelle essentielle dans la dispersion atomique de nos idées ? N’est-ce pas poser le fondement d’une possible compréhension rationnelle de l’esprit ?
62Précisons cette hypothèse. D’abord, en quel sens une connexion est-elle nécessaire ? Pas au sens où il serait logiquement impossible de séparer les idées en connexion, mais au sens où nous sommes subjectivement déterminés à les associer. L’idée de connexion ne contredit donc pas le principe atomiste d’indépendance de nos idées. Mais qu’est-ce qui produit cette nécessité subjective, cette détermination de l’esprit ? Peut-on le comprendre ? La démarche de Hume pour éclairer cette question présente ici un caractère que nous lui connaissons déjà : il analyse le phénomène en détail, il le ramène à un principe (la vivacité) et il constate que ce principe ne nous en donne pas une compréhension rationnelle.
63La nécessité subjective du lien causal signifie qu’une impression (celle de la fumée par exemple), non seulement évoque associativement une idée (celle du feu), mais nous détermine à croire en la réalité de cette idée. La connexion est une association entre deux croyances et c’est en cela qu’elle est nécessairement déterminée : d’autres idées pourraient bien sûr s’associer à la croyance de départ (la fumée peut me faire penser aux nuages) mais elles ne seraient pas accompagnées de croyance43.
64La croyance n’est rien d’autre qu’une certaine vivacité de nos idées. Qu’est-ce que cela signifie ? Avant tout, qu’il ne s’agit pas d’une différence de nature : la « même » idée exactement peut être crue ou simplement évoquée par l’esprit. « Quand je pense à Dieu, quand je le pense comme existant et quand je crois à son existence, l’idée que j’en ai ne s’accroît ni ne diminue ». Ce que la croyance ou l’absence de croyance change à l’idée concerne seulement notre « manière » de la concevoir, à savoir son degré de vivacité44.
65Mais par ailleurs, qu’est-ce que Hume appelle vivacité ? Cette appellation, avoue-t-il, n’est pas très bonne, mais il n’existe aucun mot qui exprimerait réellement « un certain je-ne-sais-quoi, dont on ne peut donner aucune définition ni aucune description, mais que chacun comprend suffisamment »45. La vivacité est un caractère perceptible mais indescriptible de nos idées : c’est une différence que nous percevons entre elles, qu’aucun mot — ni « vivacité », ni « force », « consistance », « fermeté », « stabilité », ni « présence », « poids » — ne qualifie adéquatement. « Je ne peux, je l’avoue, expliquer parfaitement ce sentiment, cette manière de concevoir »46. En fait d’explication, on ne peut fournir que la méthode pour faire apparaître ce caractère : il est ce qui distingue originairement l’idée seulement imaginée de l’idée crue (originairement, car bien des idées sont incluses dans le « système de la réalité » par l’application de « règles générales » sans être douées de vivacité).
66Inexplicable, la vivacité l’est doublement : dans sa nature descriptive et aussi dans sa formation. Certaines perceptions la possèdent au plus haut degré et se distinguent des autres comme « impressions ». D’autres perceptions la possèdent encore, mais à un moindre degré, soit en elles-mêmes (ce sont nos souvenirs), soit en la recevant d’impressions ou de souvenirs avec lesquels elles sont pour nous en relation causale. Mais ni sa conservation de l’impression à l’idée, ni sa transmission de la cause à l’effet ou de l’effet à la cause ne sont explicables.
67Avec cette théorie de la vivacité, la connexion subjective de nos idées, propriété relative, structurelle qui aurait pu remettre en cause ou atténuer le principe atomiste, se ramène finalement à une propriété absolue. L’atomisme est ainsi confirmé, et en fin de compte la théorie de la vivacité peut être comprise comme le moyen (discutable phénoménologiquement) de rendre compte de façon atomiste de l’unité temporelle de l’esprit. La vivacité de l’impression distingue seule le présent, la vivacité des souvenirs est la marque de leur origine passée, la vivacité des attentes est la marque de leur réalité à venir. Du moins est-ce le cas originairement, avant l’acquisition de « règles générales »47. Ainsi le lien entre les différents épisodes de l’histoire de l’esprit est-il assuré, mais d’une manière inexplicable, par l’existence d’un phénomène de communication de la vivacité : des impressions aux souvenirs puis des impressions répétées aux attentes48.
68Au final, l’atomisme humien signifie moins l’absence de relation systématique entre les idées ou impressions de l’esprit, que l’impossibilité de connaître et d’expliquer ces relations. Nos perceptions sont, pour autant que nous puissions les connaître, des atomes ; la connaissance théorique que ne pouvons en avoir ne peut donc être qu’atomiste. Or elles ont, on le constate, des propriétés structurelles que cette théorie atomiste ne peut expliquer. Elles ne sont pas « dégagées de tout lien et de toute connexion », de telle sorte que « seul le hasard » les joindrait. Elles « se groupent régulièrement en idées complexes »49. Ces connexions sont de diverses natures que l’on peut étudier et décrire assez précisément. Mais ce qui interdit par avance toute possibilité d’en rendre raison est que nos idées ne nous sont connues que comme des entités atomiques : toute relation leur est extérieure. Nos raisonnements ne peuvent nous amener qu’à constater, non seulement l’incompréhensibilité, mais l’absurdité apparente, l’impossibilité logique de ces connexions qui organisent notre esprit.
Conclusion : scepticisme et phénoménologie
69La confrontation (ici à peine engagée) entre la philosophie transcendantale husserlienne et la théorie de l’esprit de Hume ressemble tout d’abord à une alternative entre deux versions de la phénoménologie. Celle de Hume conclut à l’impossibilité d’une élucidation de la conscience et appuie cette conclusion sur des arguments qui, s’ils sont vrais, se fondent sur des données phénoménologiquement constatables. La phénoménologie transcendantale ne peut donc se construire qu’en surmontant cette contestation qui lui vient de l’intérieur. Elle commence par une mise au point avec le scepticisme.
70En un sens, la question du scepticisme est réglée une fois pour toutes par des arguments définitifs. Le scepticisme est impossible, puisqu’il se détruit lui-même. Pour être plus précis, ce qui est contradictoire, c’est l’idée d’une philosophie sceptique. Un sceptique conséquent n’écrirait pas le Traité de la nature humaine. Un philosophe conséquent ne se satisferait pas d’une doctrine sceptique signifiant (car le scepticisme ne peut être que radical) la vanité de toute philosophie.
71Mais en un autre sens, la question du scepticisme — donc le débat avec Hume — accompagne tout le développement de la phénoménologie transcendantale, et particulièrement lorsqu’il s’agit de rendre compte des soubassements passifs (et en ce sens irrationnels) de l’activité de la raison. Dans quelle mesure la raison philosophique peut-elle investir a posteriori et rationaliser l’ensemble des processus passifs, inconscients qui la précèdent et la conditionnent elle-même ?
72Le tort de Hume (du point de vue de Husserl) est de croire qu’on peut conclure au scepticisme et l’adopter comme une thèse philosophique établie. Plus qu’un tort, c’est une faute morale50 ! Mais son plus grand mérite est en même temps d’avoir soulevé cette difficulté majeure qui se pose à toute la philosophie moderne dans la mesure où son sens téléologique est pour Husserl de parvenir à une compréhension de la raison par elle-même. La raison n’est pas causa sui. Elle émane de ce que Hume appelle « la nature humaine ». Elle n’agit jamais sans prendre appui sur, sans se laisser porter par une fondamentale passivité. Il y a comme une inertie de la raison : son mouvement est toujours, en partie, un mouvement conservé et dont l’impulsion lui est extérieure. Cela, Hume en fait le constat et l’analyse d’une façon, sinon complète, du moins approfondie. Son scepticisme définit, pour la phénoménologie transcendantale, un cahier des charges et un défi.
Notes
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Université de Bourgogne