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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- Tension entre spontanéité et passivité dans l’étude sartrienne de l’émotion
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Tension entre spontanéité et passivité dans l’étude sartrienne de l’émotion
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1La psychologie phénoménologique sartrienne, qui s’attèle à repenser la méthode psychologique classique, inopérante et cernée de préjugés et d’a priori chargés, fait de l’émotion un de ses sujets de prédilection. Elle constitue un thème continu du projet philosophique sartrien, de son premier essai à sa dernière somme biographique, traversant divers types d’approches de la réalité-humaine, s’inscrivant toutes dans un projet global d’investigation et de compréhension de l’homme en situation, de l’individu concret dans son époque, dans ses rapports au monde, indissociable d’une pensée de la liberté en construction. La conception de l’émotion élaborée par Sartre est assez constante malgré de nets bouleversements contextuels. Elle sera ballottée de cadres en cadres, passant du statut d’acte de conscience dont la psychologie phénoménologique s’évertue à saisir l’essence, à celui d’une conduite individualisante du pour-soi au cœur d’une ontologie phénoménologique à la fonction d’anthropologie fondatrice qui vise à balayer l’entièreté des caractéristiques de la conscience. L’émotion deviendra finalement, dans la psychanalyse existentielle appliquée, le lieu même de la construction de soi dans l’enfance en ce que le choix originel se crée sur base d’un affect en situation qui orientera toute la destinée sociale et affective de l’individu considéré.
2Au sein du déploiement de ce concept fondamental d’ « émotion », corrélatif de celui de la spontanéité consciente, nous saisissons le point extrême d’une tension avec la passivité, tension qui nous paraît elle aussi porter le sceau de la philosophie sartrienne. Nous suivrons donc l’effort acharné de Sartre pour jongler entre la totale spontanéité de la conscience et une passivité qui s’immisce comme malgré lui au sein de sa pensée de la liberté absolue. Pour ce faire, nous créerons un cadre évolutif qui débutera par La transcendance de l’Ego et sa démonstration de l’autonomie radicale de la conscience, qui dévoile pourtant des marques latentes de passivité au cœur de l’affectivité. Nous nous arrêterons ensuite à la captivité de la conscience émue de l’Esquisse d’une théorie des émotions, pour clôturer ce mouvement par L’Être et le Néant où le cadre philosophique de la psychanalyse existentielle pose d’une manière nouvelle la question de l’affectivité, l’intégrant dans un projet originel qui porte à son paroxysme la tension entre spontanéité et inertie de la conscience.
La transcendance de l’Ego
3Dès les premiers mots de La transcendance de l’Ego, Sartre pose la thèse de l’absence de toute structure égologique dans la conscience. Il institue ainsi le premier pas de sa phénoménologie telle qu’il l’interprète à partir de celle de Husserl, posant comme irréductible une conscience irréfléchie totalement vide, qui ne laisse même plus la place à un « Je transcendantal » encore substantifiant. L’Ego n’apparaît que sur le plan réflexif, second, lorsque la conscience réfléchissante prend pour objet une conscience irréfléchie qui devient ainsi réfléchie, thétique et personnelle. Ainsi, lorsque je suis occupée à lire, j’ai une conscience non positionnelle de moi-même lisant, qui est uniquement conscience du livre, des mots et des phrases qui prennent sens. Ce n’est que lorsque je prends cette conscience pour objet, la rendant ainsi réfléchie et personnelle, que je peux dire « je lis ». Toute action, quelle qu’elle soit, est toujours d’abord irréfléchie. En raccord à cette thèse, celle de la spontanéité de cette conscience pure qui, comme absolu, n’existe que par elle-même, « est ce qu’elle produit et ne peut rien être d’autre »1, se détermine elle-même à l’existence sans qu’aucune cause extérieure ne l’y pousse jamais, sans que rien d’autre qu’elle-même ne puisse agir sur elle-même. Cette théorie de la spontanéité consciente permet à Sartre d’éviter la passivité à laquelle conduit toute conception réifiante de la conscience, toute conception qui l’alourdit d’un Moi producteur de conscience.
4Cette purgation de la conscience a des conséquences directes sur l’affectivité. Étant donné que le « Je », les sentiments, tout le psychique, sont expulsés du champ transcendantal devenu impersonnel, il n’y a plus d’intériorité, plus de « vie intérieure »2. Plus de sens, désormais, à distinguer entre l’objectivité des choses du monde et la prétendue subjectivité de mes états psychiques, devenus, eux aussi, objectivement constatables. Le psychique s’offre à une réflexion impure qui, partant d’une démarche dirigée sur une conscience réfléchie, la déborde et s’évertue à considérer ce qui se donne à travers elle, s’ouvrant ainsi au seulement probable. Seule la réflexion pure du phénoménologue, réflexion restrictive qui s’en tient à la conscience réfléchie s’offrant à sa vue, profite d’un accès au certain, aux essences.
5Nous allons d’abord considérer l’analyse relative à ce type d’approche réflexive indubitable et envisager l’intentionnalité émotive, l’émotion comme conscience d’objet non positionnelle d’elle-même. Dans La transcendance de l’Ego et en écho avec « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », l’émotion n’est pas une réaction subjective à telle situation mondaine, mais simple appréhension, par une conscience impersonnelle et première, de certaines propriétés en l’objet. Ce sont en effet les objets visés par la conscience irréfléchie qui portent en eux les qualités d’ « effrayant », d’ « aimable », de « secourable », etc., « comme si ces qualités étaient des forces qui exerçaient sur nous certaines actions »3. Ainsi, si ce masque m’effraye, c’est parce qu’il s’impose à moi selon sa qualité d’ « effrayant » ; je ne fais que le viser tel qu’il est déjà disposé, de la même manière que je pourrais l’intentionner comme étant en bois, creux, etc. Cette conception ne peut qu’étonner par sa radicalité, d’autant plus qu’elle s’approche dangereusement de l’idée d’une conscience passive, d’une conscience dont l’action ne serait qu’effet d’une requête imposée par le monde. Dépourvue de singularité et d’intersubjectivité, l’émotion du sujet n’a rien à voir avec le sujet lui-même, le monde paraît dicter ses émotions à la conscience. L’incongruité d’une telle expansion au cœur d’une pensée acharnée à démontrer la spontanéité consciente ne peut que sauter aux yeux. Nous nous référons ici à l’ouvrage de Vincent de Coorebyter, « Sartre face à la phénoménologie », qui, tout en reconnaissant cette contradiction, parvient à la remettre en contexte et ainsi à l’amenuiser quelque peu. Bien que, selon nous, elle constitue sans conteste un indice fondamental de cette tension entre spontanéité et passivité à laquelle Sartre sera sans cesse confronté. V. de Coorebyter pose « l’hypothèse d’une outrance délibérée de la part de Sartre »4, un radicalisme motivé par la volonté d’en couper définitivement avec le subjectivisme immanentiste. Sartre « reconnaît l’emprise du monde sur la conscience aussi bien que la liberté de la conscience à dévoiler le monde […] Sartre entend simplement tout accorder à l’objet et rien au sujet, sans mettre pour autant le sujet sous la coupe de l’objet »5. Cependant, les choses sont dites avec une telle force que Sartre glisse à l’antipode de ce qu’il veut éviter, au point que l’on puisse parler, selon les mots de Vincent de Coorebyter, d’ « objectivisme quasi causaliste »6.
6Le constat de passivité, c’est-à-dire la production de la conscience par autre chose qu’elle-même, son existence relative, est assez rare dans la philosophie de Sartre étant donné que c’est précisément la conception qu’il combat. Il ne reconnaît que la captivité d’une conscience s’enfermant elle-même dans un mouvement dont elle n’est plus maîtresse, captivité intimement liée à la dimension « magique » du monde. Le magique, dans La transcendance de l’Ego, c’est ce mélange improbable de passivité et de spontanéité qui caractérise le monde psychique. La réflexion impure découvre l’état — par exemple ma haine pour Pierre — comme l’unité transcendante des multiples consciences particulières et immédiates de colère ou de répulsion envers Pierre. Pour la réflexion impure, c’est parce que je hais Pierre que j’éprouve périodiquement des excès de colère vis-à-vis de lui. Le rapport particulier entre l’état, chose inerte apparaissant pourtant comme origine productrice, et les consciences irréfléchies, spontanées, est un rapport d’émanation proprement magique. L’Ego est également un objet magique, « synthèse irrationnelle d’activité et de passivité »7, doté de la pseudo-spontanéité d’une chose passive productrice d’autres inerties que sont les états, actions et qualités, et conçu comme unité indirecte des consciences. Ainsi le « Je » est vu comme producteur de ma haine, donc, indirectement, producteur de mes consciences de colère qui en émanent. La réflexion pure, s’en tenant à la certitude de la conscience réfléchie, sait que les consciences s’auto-produisent, mais pas la réflexion impure.
[L]’Ego est un objet appréhendé mais aussi constitué par la science réflexive8. C’est un foyer virtuel d’unité, et la conscience le constitue en sens inverse de celui que suit la production réelle : ce qui est premier réellement, ce sont les consciences, à travers lesquelles se constituent les états, puis, à travers ceux-ci, l’Ego9.
7Cette inversion est opérée par une conscience mondaine, « une conscience qui s’emprisonne dans le Monde pour se fuir »10. Originellement, le magique vient de ce que la conscience, effrayée de sa puissance, projette en l’Ego sa propre spontanéité, qui se trouve ainsi dégradée en passivité créatrice. Dans la description de cette conscience qui se fourvoie sur elle-même, nous pouvons déceler une importante proximité avec le futur concept de mauvaise foi : une conscience qui se masque sa liberté et ainsi subit les conséquences de cette illusion sur elle-même et sur le monde11.
8C’est ici, à l’exacte jointure du magique et de cette conscience mondaine aux allures de mauvaise foi, que nous décelons des marques latentes de captivité. Latentes, parce que Sartre ne franchit pas le pas de la formulation explicite de l’Esquisse d’une théorie des émotions, et que celles-ci se constatent surtout au regard de celle-là. C’est dans l’Esquisse que l’on apprend qu’une conscience immergée dans le magique est une conscience captive, qu’elle ne peut s’en sortir que par un effort de réflexion pure ou, face à la magie du psychique dans ce contexte-ci, en se limitant à cette réflexion. L’assimilation projective entre conscience captive et conscience de mauvaise foi est évidente dans l’Esquisse, où la conscience s’empêtre elle-même dans le magique parce qu’elle refuse d’assumer le monde, de le voir tel qu’il est et de l’affronter librement. Cette même liaison peut s’opérer dans La transcendance de l’Ego : la conscience qui s’est originairement fourvoyée en se cachant sa propre spontanéité est, en tant qu’origine de cette situation dont elle ne peut plus sortir, captive d’elle-même, envoûtée par la magie de son affectivité, voyant de fausses liaisons et restant empêtrée en elles, réduite à l’impuissance par l’ignorance de ses pouvoirs.
9Nous pouvons conclure cette analyse de La transcendance de l’Ego en insistant sur le fait que, dans ce premier essai dont on ne retient généralement que l’omnipotence consciente, se joue déjà, au cœur de la thématique de l’affectivité, une tension particulière, voire une réelle joute, entre l’affirmation d’une totale spontanéité et une passivité qui s’impose insidieusement. Et ce, qu’elle s’impose sous sa forme commune — avec l’idée, donc, d’un monde qui dicte ses émotions à la conscience — ou sous celle, plus travestie, de la captivité d’une conscience qui se dispose à ne pas voir son auto-production, qui se dispose, en quelque sorte, à la passivité.
Esquisse d’une théorie des émotions
10L’Esquisse conserve les fondements établis par La transcendance de l’Ego pour construire une théorie plus approfondie de l’émotion. Ainsi, comme conscience, celle-ci est toujours d’abord irréfléchie, impersonnelle, conscience d’objet et non thétiquement d’elle-même. Ce n’est que dans un second temps, le temps de l’acte réflexif, que la dimension personnelle apparaît et me fait dire, par exemple, « je suis en colère ». Sartre théorise l’émotion comme conduite signifiante, puisqu’elle renvoie au « tout de la réalité-humaine »12, fonctionnelle et finalisée, en ce qu’elle est « transformation du monde »13. Lorsque la situation, le monde lui-même, s’avèrent trop difficiles, lorsque les moyens d’action mis à notre disposition sont trop durs, inassumables ou inexistants, nous faisons alors comme si une autre voie était possible, ce en choisissant l’alternative de l’émotion. Alternative qui n’en est pas vraiment une, car elle réclame de la conscience une transformation ineffective du monde par laquelle elle engage son corps et adopte une conduite inopérante, une série de gestes magiques dans un monde qui l’est tout autant.
11Tel que l’exposait Sartre dans son premier essai, le monde magique est une conséquence de la démission, par la conscience, de sa spontanéité. Ainsi de cet homme qui, venant d’apprendre son licenciement, se réfugie dans la tristesse. Incapable d’agir adéquatement dans ce monde altéré, incapable de trouver de nouveaux moyens pour réaliser ses fins (se déplacer en bus plutôt qu’en voiture, se nourrir à moindres frais, etc.), la conscience se sauve par la transformation du monde en « morne » en même temps qu’elle se transforme elle-même en conscience émue. Sa conduite accablée, proprement magique, obscurcit la prégnance du monde, lui fait perdre son sens rationnel, ses lois déterministes et toute exigence d’action de la part de la conscience. (Nous pouvons à nouveau noter la proximité de ce schéma de démission de la liberté avec celui de la mauvaise foi). À l’origine de cette restriction de soi, la conscience se laisse ensuite passivement envoûter par le magique dont elle ne peut plus sortir. Notre homme triste n’arrive pas à émerger de sa peine et de la morosité du monde, qui l’envahit comme malgré lui. Nous citons ici une formule de Francis Jeanson, particulièrement belle : « Le refuge tentateur, une fois atteint, s’est changé en prison. On s’est enfermé pour se sauver »14. Par sa dégradation dans le magique, la conscience émue se rend captive d’elle-même, incapable de s’extirper de son émotion bien qu’elle en soit l’origine, et cela parce qu’elle y croit. La croyance en mon émotion, en la qualité donnée au monde, en ma conduite, et qui est fondamentalement croyance en mes troubles physiologiques dictés par la nouvelle intention consciente, est condition sine qua non de l’émotion vraie, ce qui la perpétue. Sans croyance l’émotion n’est que jouée et il n’y a pas de captivité. C’est parce que j’y crois que je me laisse envoûter, submerger par l’émotion, et que ma conscience, de spontanée, devient captive d’elle-même, « victime de son propre piège »15, « prise à sa propre croyance »16.
12La reconnaissance explicite d’une contrainte pour la conscience, qui, bien qu’elle vienne d’elle-même, reste une limite contre laquelle elle bute, entre à nouveau en conflit avec la spontanéité réaffirmée dans cet essai. Petit à petit, le magique prend davantage d’ampleur et ronge toujours plus l’autonomie consciente. Il s’étend désormais à toutes les dimensions conscientes de l’affectivité : après l’établissement, dans La transcendance de l’Ego, de la dimension magique du monde et de la conscience dans la phase affective réfléchie (psychique), l’Esquisse expose leur dimension magique dans la phase affective irréfléchie (émotions). Pourtant, Sartre occulte cette menace grandissante, comme si insister sur la précieuse spontanéité de la conscience, supposée inébranlable, suffisait à la protéger. Mais l’expansion du magique n’est pas prête de se clore : entre l’Esquisse et L’Être et le Néant, Sartre dégagera, dans L’Imaginaire, de nouvelles dimensions magiques du monde et de la conscience, donc de nouvelles situations de captivité, telles que le rêve et la folie. Sur ce point, nous pouvons faire référence à Philippe Cabestan qui, dans L’Être et la conscience. Recherches sur la psychologie et l’ontophénoménologie sartriennes, consacre un chapitre à ce problème17, opérant une démarche concomitante à la nôtre. Il envisage, à travers les différentes consciences en jeu (émotive, onirique, imageante pathologique), la question de la captivité et de sa conciliation avec la thèse initiale de la pure spontanéité consciente. Au terme de son étude, le concept de captivité lui apparaît comme un « tour de force »18 ne visant qu’à maintenir une spontanéité jamais démontrée, qu’il aurait raisonnablement fallu nuancer en assumant la passivité. La liberté mise à mal ploie alors sous le poids d’une captivité insolite. Il nous paraît donc évident que Sartre, se laissant déborder par un type particulier de passivité qui ne cesse de s’infiltrer dans sa philosophie, met dangereusement en péril sa pensée de la liberté absolue.
13Remarquons finalement, par un nouveau recours au travail de Vincent de Coorebyter, le renversement de la conception de l’émotion. Désormais, penser, comme c’était le cas dans La transcendance de l’Ego et dans L’Intentionnalité, que le monde change et impose à la conscience une adaptation, est devenu le propre de la réflexion impure. Au contraire, la réflexion pure sait que c’est la conscience qui transforme le monde dans le mouvement même par lequel elle se transforme en conscience émue, c’est-à-dire que le monde est horrible parce qu’elle a peur et non qu’elle a peur parce que le monde est horrible. L’objet ne s’impose plus à la conscience, restée totalement vide, selon telle qualité, mais la motive à porter sur lui une intention nouvelle. Il n’est plus question de propriété objective faisant office de force attractive ; c’est bien la conscience, par son intention, qui confère sa qualité émotionnelle à l’objet. L’éradication de cette marque prégnante de passivité, accolée à sa première définition de l’émotion, va bien sûr de pair avec une profonde insistance sur l’autonomie consciente : « C’est la conscience qui se fait elle-même conscience, émue pour les besoins d’une signification interne »19. L’émotion est choix spontané, auto-détermination à l’existence sur la base d’une modification mondaine qui n’est que motivation à l’action. Si La transcendance de l’Ego était tout attelée à prouver l’absolue spontanéité de la conscience, l’Esquisse d’une théorie des émotions parvient à résoudre, selon cet angle, le problème d’infiltration d’une passivité indésirable. Selon cet angle-ci seulement, car outre l’expansion d’une captivité patente, la passivité comme telle s’immisce à nouveau dans le paysage affectif sartrien.
14La fin de l’Esquisse nous replonge dans l’écueil de la passivité de la conscience en exposant le cas d’émotions immédiates sans conduite, des « réactions brusques d’horreur et d’admiration »20, des émotions impromptues, résultats d’événements imprévisibles, comme lorsqu’un visage apparaît brutalement à la vitre. Le monde se révèle alors de lui-même comme magique à une conscience qui ne peut que subir l’émotion infligée. Le monde social, rationnel et déterminé, reprend brutalement sa structure originelle de magique et nous y plonge. Nous retrouvons à nouveau le schéma émotif, pourtant balayé, du monde qui impose une émotion à la conscience qui, d’une conciliante passivité, s’y dispose. Ainsi, si sa nouvelle structure émotive permet de réhabiliter une spontanéité fragilisée par un trop grand souci d’en finir avec le subjectivisme, Sartre poursuit pourtant son mouvement de va-et-vient entre celle-ci et une passivité incisive. Puisque nous avons déjà souligné son ampleur dans l’Esquisse, puis dans L’Imaginaire, nous pouvons d’ores et déjà nous demander si la captivité n’est pas l’attitude consciente la plus courante et sa spontanéité la plus rare. C’est ce que nous verrons avec L’Être et le Néant et sa thématisation de la mauvaise foi et du projet originel.
L’Être et le Néant
15Avant d’envisager ce dernier texte dans le cadre de notre travail, faisons un détour par les Carnets de la drôle de guerre afin de noter le bouleversement philosophique qui s’y joue et son impact sur la pensée sartrienne de l’affectivité. Par leur aspect diaristique « intimiste », les Carnets dévoilent le corrélat vécu de la théorie d’une conscience pure et impersonnelle, que Sartre subsume sous le nom de « conscience-refuge »21. Cette formule traduit sa tendance à se « réfugier en haut de la tour »22, au niveau de cette conscience intouchable parfaitement détachée de son Moi, inepte et insignifiant. Conformément à la théorie que nous avons mise en avant, à cette période les émotions et sentiments n’informent en rien la conscience, ne sont que des conduites ponctuelles qui glissent sur elle sans jamais figer cette pure spontanéité en constant renouvellement. Sartre, désolidarisé de son passé et de ses sentiments, qu’il considère comme ceux d’un autre tant ils se rattachent peu à lui, incapable de s’émouvoir en raison d’un constant doublage réflexif, affecté du « peu de réalité »23 qui l’empêche de concevoir les événements autrement que comme un spectacle divertissant, fait preuve d’un détachement mondain dont l’excès lui apparaît en temps de guerre. Désancré, il entrevoit à présent la nécessité d’effectuer le mouvement inverse — sans pour autant perdre l’esprit du jeu — de se « sentir “dans le coup”, sans défense »24. Il veut, selon les mots de Jean-Marc Mouillie, « sauver une vie psychologique menacée de désensibilisation vis-à-vis des difficultés du monde »25. La liberté, jusqu’ici synonyme de déracinement naïf, ne se dissocie désormais plus de l’engagement et de la responsabilité, tout en gagnant en absoluité par sa concrétude et sa nécessité. Le Moi reste extérieur à la conscience, mais celle-ci se fait « personne » dans le monde, ipséité ; elle acquiert une singularité, un passé, un présent et un avenir, une « mémoire affective »26. Les émotions ne sont plus extérieures à la conscience dans un étonnant rapport d’indifférence mais, sans pour autant être dans la conscience, elles l’individualisent. Les émotions ont désormais, selon une inestimable distance avec La transcendance de l’Ego, une teneur singulière, un sens relatif à la personne.
16Conformément à ce tournant philosophique amorcé par les Carnets, l’émotion acquiert, dans L’Être et le Néant, une dimension de singularité accrue par la conceptualisation du choix originel et ultime. Nous reviendrons plus en détail sur ce concept, mais nous pouvons déjà annoncer que, pour Sartre, tout individu pose originellement un projet complet à réaliser, qui est choix de lui-même en situation. Ce projet donne sens à toutes ses conduites, de ses choix de vie les plus déterminants aux plus futiles, passant par ses affects particuliers. Rien, dans les théories précédentes, ne permettait de comprendre pourquoi nous n’éprouvions pas tous les mêmes sentiments à l’égard des choses, pourquoi ce même masque révélait sa qualité d’effrayant à telle personne et de fascinant à telle autre, pourquoi cette femme, portant la qualité d’ « aimable », n’était pas aimée de tous. Et même l’Esquisse, faisant de l’émotion un choix, en rupture avec l’idée d’une attraction du monde, ne permettait pas de comprendre pourquoi cet homme choisissait de viser précisément cette femme comme aimable, etc. Désormais, on sait que si tel homme aime telle femme, c’est parce qu’il s’est librement construit d’une manière qui justifie cet amour-là. C’est un choix qui prend sens relativement à son projet fondamental. Et plus originellement encore, l’amour, le désir même d’être aimé, vise ultimement la réalisation du projet d’en-soi-pour-soi, l’assouvissement du désir d’être. Sa théorie de l’émotion s’est donc étoffée et a gagné en cohérence, rendant désormais compréhensible le moindre affect particulier et singulier. Seulement, selon cette vue, la possibilité d’émotions totalement spontanées semble détruite, étant donné qu’elles s’inscrivent toutes dans ce projet initialement posé. Nous sommes confrontés, à première vue, à un destin affectif écrit à l’avance. Nous reviendrons plus loin sur cette difficulté, qui s’enracine dans le problème de compréhension du projet originel comme absolue liberté. Avant cela, continuons à investiguer l’évolution de la conception sartrienne de l’émotion.
17Sartre ne lui consacre pas un chapitre comme tel, mais la définition qu’il nous en donne à la dérobée n’accuse aucun changement par rapport à la théorisation de l’Esquisse : l’émotion est conscience (de) soi et conscience d’objet, spontanée, auto-productrice, et réclame un constant renouvellement de soi. Elle est une conduite, et surtout elle est choix : c’est « la conscience qui s’affecte elle-même de tristesse comme recours magique contre une situation trop urgente »27. Nous nous souvenons de la proximité, constatée dans l’Esquisse, entre cette conscience démissionnaire et celle de mauvaise foi. Sartre ne fait pas explicitement le rapprochement, mais le fait que cet exemple de la tristesse trouve place dans le chapitre consacré à la mauvaise foi permet aisément la confirmation de l’assimilation projective. Cette conscience, qui reconnaît non thétiquement sa spontanéité, mais refuse d’en user et s’en démet alors en s’enfermant dans le monde magique de l’émotion, ne se distingue plus du libre projet de fuite de la mauvaise foi par lequel la conscience se cache ses pouvoirs de pour-soi. À l’instar de la conscience émotive, captive parce qu’elle croit en son émotion, la mauvaise foi est soutenue par une croyance cloisonnante. Selon ce même angle de comparaison, notons qu’il y a aussi un « monde de mauvaise foi », avec ses propres critères de vérité, sa « méthode de penser », son « type d’être des objets »28. Et comme la conscience émotive, la conscience de mauvaise foi est comparée à la conscience onirique :
On se met de mauvaise foi comme on s’endort et on est de mauvaise foi comme on rêve. Une fois ce mode d’être réalisé, il est aussi difficile d’en sortir que de se réveiller : c’est que la mauvaise foi est un type d’être dans le monde, comme la veille ou le rêve, qui tend par lui-même à se perpétuer29.
18Étonnamment, bien que ces constats semblent y conduire naturellement, nous ne trouvons ensuite aucune référence au magique et à la captivité. Pourtant, la conscience décrite est inapte à s’extirper seule de son projet, comme envoûtée par ce monde de mauvaise foi où elle s’apparaît magiquement à elle-même tantôt comme pour-soi tantôt comme en-soi, comme si ces deux dimensions étaient identiques et ne nécessitaient aucune synthèse. Sans précision de la part de Sartre, tout porte à la conclusion de la captivité de cette conscience de mauvaise foi. L’implication qui en découle est énorme : si le magique grappillait déjà une zone importante du réel — monde psychique, émotif, onirique, pathologique —, l’extension à la mauvaise foi ne laisse pratiquement aucune parcelle de monde qui ne soit magique et de conscience qui ne soit captive. Constat assez invraisemblable pour une philosophie de la liberté.
19Quant au psychique, Sartre maintient sa posture de spontanéité dégradée, irrationnelle et magique, sans qu’il soit fait référence, à l’instar de La transcendance de l’Ego, à la captivité conséquente de la conscience qui se laisse envoûter par des objets et des relations magiques. Cette notion fait également défaut dans l’analyse de l’émotion, alors qu’il ne manquait plus qu’elle pour coller trait pour trait au schéma de l’Esquisse. Dans sa tentative d’instituer une liberté radicale, on dirait que Sartre fait tout pour (re)nier la captivité consciente, l’occultant même là où il l’avait autrefois posée. Estime-t-il l’avoir suffisamment thématisée et défendue dans l’Esquisse au point où sa répétition serait illusoire ? A-t-il changé de point de vue en n’associant plus le magique au captif ? Ces hypothèses nous paraissent assez invraisemblables. L’Être et le Néant illustre un combat entre une spontanéité structure de conscience et un monde qui, au cours de la lecture, s’impose toujours davantage ; c’est sur ce socle résistant que Sartre arrive à construire une théorie cohérente de la liberté. Dès lors pourquoi, s’il a affronté tous les démons, passant d’autrui objectivant au passé réifiant, n’a-t-il pas combattu celui de la captivité, sinon qu’il savait d’avance qu’il allait être perdant ? Ou, constatant son incapacité au combat, pourquoi n’en a-t-il pas simplement fait part à ses lecteurs ? Peut-être n’a-t-il pas senti la nécessité de cette précision parce qu’il estime, grâce au concept de choix originel, être dispensé de l’idée de captivité consciente ? Nous verrons que cette dernière hypothèse est à l’antipode même de notre point de vue. En définitive, nous ne pouvons vraiment trancher mais seulement affirmer que sa liberté omnipotente n’est victorieuse qu’au prix d’une cécité à l’égard d’un auto-enfermement conscient, à l’égard d’une tension persistante entre liberté et passivité. Cela sera directement confirmé par l’examen du projet originel.
20Ce concept de choix originel exprime de manière paroxysmique la tension entre liberté et captivité consciente, alors qu’il est introduit par Sartre — et défendu en ce sens — comme ce qui exclut tout déterminisme chosifiant. Sans conteste, L’Être et le Néant apparaît comme un traité de la liberté absolue. La conscience, causa sui, voit sa spontanéité s’identifier explicitement à sa liberté, l’être même de l’homme. Ni passive ni active, c’est principiellement qu’elle ne peut être motivée par rien d’autre qu’elle-même et qu’elle ne peut agir sur autre chose qu’elle-même : « La spontanéité, étant par définition hors d’atteinte, ne peut, à son tour, atteindre : elle ne peut que se produire elle-même »30. De premier abord limitée parce qu’obligée de négocier avec le monde, la liberté nouvelle de L’Être et le Néant gagne en fait en puissance ; elle est d’autant plus absolue qu’elle doit se faire dans le monde, en contact avec les autres, qu’elle ne réclame plus l’isolement déracinant de la liberté à demi masquée des premiers essais. Nous reprenons rapidement l’illustration sartrienne du projet originel par l’exemple de ce randonneur qui, exténué, abandonne sa marche. C’est un choix libre, bien entendu, mais d’un autre côté il n’aurait pas pu faire autrement, marcher encore les quelques kilomètres qui le séparent du gîte. Si son compagnon, tout aussi fatigué que lui, n’éprouve pas la nécessité de s’arrêter et blâme le marcheur éreinté, c’est parce que son projet, sa manière de vivre sa fatigue, est, contrairement à l’autre, de la souffrir jusqu’au bout, de s’abandonner à la nature et de se l’approprier, la dominer, afin, plus originellement, de valoriser la facticité pour maîtriser l’en-soi et tenter de réaliser la synthèse de l’en-soi et du pour-soi. La manière dont le premier randonneur vit, lui, sa fatigue, est la raideur, conséquence d’une non-assomption réjouie de sa fatigue, car cette raideur s’inscrit dans un projet plus large de méfiance à l’égard de son propre corps et de l’en-soi, qui renvoie ultimement à une récupération de l’en-soi « par l’intermédiaire des autres »31. Nous pouvons donc constater la non-gratuité, même la nécessité, de ce choix libre secondaire, en ce qu’il se comprend en référence à un choix plus large, un projet ultime qui donne sens à tous les possibles projetés. Ce choix est, bien sûr, absolument libre et conscient (d’une conscience non positionnelle), vécu mais non connu et non délibéré, compte tenu de son statut de « fondement de toute délibération »32. Pour Sartre, le projet originel est la preuve de la totale liberté de l’individu, sa marque la plus évidente ; il est « l’acte fondamental de liberté […] qui donne son sens à l’action particulière que je puis être amené à considérer : cet acte constamment renouvelé ne se distingue pas de mon être ; il est choix de moi-même dans le monde et du même coup découverte du monde »33. Ce choix n’est — fort heureusement — pas irrémédiable, une conversion est toujours possible car mon projet est toujours à ma portée, esquissé par le monde lui-même en même temps que par chacun de mes actes. Mon choix m’est révélé dans l’angoisse comme injustifiable, comme fondement contingent de ma propre vie que je peux alors objectiver, faire glisser au passé dans le moment même où je m’en construis un nouveau. Notons également la marge de manœuvre dont l’individu dispose quant au choix entre ses possibles, selon le principe des « indifférents »34. S’il est nécessaire, relativement à son projet originel, que notre randonneur interrompe sa marche, il n’est pas nécessaire que ce soit à cet endroit-là, il aurait pu marcher encore la centaine de mètres qui le séparait de l’auberge aperçue au loin. Mon choix libre originel me laisse encore le choix entre une série de possibles, indifférents en ce que l’adoption de l’un ou de l’autre n’altèrera pas la signification de mon projet fondamental, ne nécessitera pas de conversion.
[L]a saisie de la forme complexe et globale que j’ai choisie comme mon possible ultime ne suffit pas à rendre compte du choix de l’un des possibles plutôt que de l’autre. […] Par rapport à ces indifférents, notre liberté est entière et inconditionnée35.
21La conscience irréfléchie posera toujours des fins conformes à son projet fondamental, seule la conscience réflexive, ou la volonté, peut faire une erreur et prendre des décisions contraires, mais ces décisions n’affectent en rien son projet ultime et ne vont, en vérité, jamais à l’inverse de lui. Ainsi de l’individu dont le projet, de mauvaise foi, est un complexe d’infériorité : quoi qu’il fasse pour se départir volontairement d’un de ses effets (suppression du bégaiement par exemple), il ne se débarrassera pas de cette manière de son problème d’origine ; il ne fera que déplacer son expression. Et il poursuivra continuellement la réalisation de ce complexe à travers la totalité de ses projets de vie, de sa manière de se vêtir à son métier — qu’il choisira au-delà de ses capacités afin de se prouver qu’il ne peut être à la hauteur —, passant par sa gestuelle, sa façon de parler, etc. S’il s’agit, originellement, d’un libre projet, l’homme est enfermé dans celui-ci, le réalise comme malgré lui par ses plus petits choix dans le monde, et toute tentative réflexive d’extirpation n’en est qu’enrichissement et alimentation. Cette structure rappelle incontestablement celle de la captivité émotive par laquelle la conscience, empêtrée dans le magique, dans ce cercle envoûtant dont elle est la source, ne fait que se perpétuer, se renforcer et s’enfoncer un peu plus dans un mouvement d’auto-aliénation. Mais si cette conscience émue voyait une porte de sortie dans le recours réflexif, pour la conscience libre circonscrite par le dessin originel de sa figure à venir, c’est beaucoup plus compliqué. La conversion, concept assez flou et peu concret, ne se provoque pas, ne se décide pas, n’est motivée par rien du choix actuel, elle « vient » en quelque sorte si elle a envie de venir.
Ainsi ne puis-je même pas concevoir, tant que je suis « dans » le complexe d’infériorité, que je puisse même en sortir, car si même je rêve d’en sortir, ce rêve a sa fonction précise qui est de me mettre à même d’éprouver davantage l’abjection de mon état, il ne peut donc s’interpréter que dans et par l’intention infériorisante36.
22L’individu qui voudrait changer ne peut qu’être en attente d’un changement qui vient pourtant de lui mais qu’il ne commande pas. La liberté pose donc elle-même les limites d’un cercle clos — dont elle n’a aucune conscience positionnelle — au sein duquel elle pourra s’exercer, et ne dispose que d’une méthode vague et théorique pour s’en sortir et, de toute façon, se construire un nouveau cercle. Nous pouvons alors reprendre l’improbable conclusion de l’hypothèse de la captivité de la conscience de mauvaise foi : le schéma de captivité s’étend à la majorité des consciences, elle enserre l’homme de toute part. Ou plutôt l’homme, par un acte d’absolue liberté, s’enserre lui-même dans une spontanéité barricadée. La conscience est autonome et libre, mais sur la base d’un enfermement concret. C’est là la condition d’une liberté située, engagée et responsable et c’est là son destin : être condamnée à une indépassable tension avec la passivité.
Conclusion
23Pour conclure sur cette tension entre spontanéité et passivité, faisons un bref retour à l’ouvrage de Philippe Cabestan, auquel nous avons fait référence plus haut. Comme lui, nous considérons que Sartre s’est attaché excessivement à l’idée d’une conscience radicalement libre et spontanée en passant à côté d’une dimension tout aussi fondamentale de l’existence. Sa mise en exergue de la liberté repose sur une diminution, qui deviendra occultation, voire déni, de l’immixtion de la passivité. Mais nous n’allons en aucun cas prétendre que toute sa théorie en devient caduque. Nous nous étions fixé de privilégier la tension entre ces deux catégories philosophiques fondamentales, sans nécessairement tendre d’un côté ou de l’autre37. Cette tension apparaît alors comme constitutive de son œuvre même, de sa pensée de la liberté, qu’il est important de mesurer dans toute son ampleur et selon ses résistances. La mise en lumière de la captivité sous-jacente à la théorie sartrienne de la spontanéité, pensée au cœur de sa conceptualisation de l’émotion, nous a menés toujours plus loin dans ce duel à demi voilé, pour en arriver à un stade qui a débordé notre angle d’approche initial tout en le comprenant. La captivité, d’obstacle rencontré à la croisée du cheminement de l’émotion, devient le schéma structurel de la liberté elle-même — aussi paradoxal que cela puisse paraître —, enserrée dans un cadre compréhensif fondamental dont elle est l’origine, déterminée à agir et à s’émouvoir en son sein.
Notes
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About: Noémie Mayer
F.R.S.-FNRS – Université Libre de Bruxelles