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Antonino Mazzú

Le soi dans la maladie : Considérations à partir de L. Binswanger et H. Maldiney

(Volume 8 (2012) — Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5))
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1Nous pourrions, d’une formule générale, avancer que selon le médecin psychiatre et philosophe Ludwig Binswanger, l’action de la psychothérapie vise à aider le malade à recouvrer quelque chose de la mobilité de son existence au sein des structures, volontiers qualifiées d’existentiales ou de transcendantales, ou encore a priori, de l’être-au-monde et de l’être-avec-autrui. Je m’attacherai à montrer ici que la capacité à endurer l’indéter­mination inhérente à l’ouverture des possibles, à se porter depuis l’au-delà des préfigurations de l’avenir, est comme la condition de l’historicisation de l’ipse, d’une traversée des conditions destinales de l’existence, une traversée de la passivité, commerce dialectique avec elle mais sans telos glorieux. Pâtir l’indétermination pour élaborer sa passivité.

2Chacun sait que du côté de la philosophie, l’œuvre de Binswanger a reçu ses principales impulsions, après l’étude précoce de Kant1, de la phéno­ménologie, en particulier celle de Husserl, et de l’analytique existen­tiale de Heidegger. Chez chacun de ceux-ci, Binswanger a cherché les moyens de décrire la mondanéisation du monde dans l’expérience normale et, sur la base des résultats acquis avec ces seuls moyens descriptifs, de mettre au jour les Umwandlungen, les modifications, les « flexions » de l’existence au cours des expériences morbides de ses patients. Encore faut-il voir, si nous pensons aux cas sévères rapportés par Binswanger, que de telles Umwandlungen ne déforment rien d’étant, rien que nous pourrions fixer dans une détermination positive, mais précisément un rien qui est comme la provenance insituable de la possibilisation de l’existence.

3H. Maldiney, l’un des plus sûrs lecteurs de Binswanger, donne cet horizon à la question du sens du monde : n’étant rien d’étant et n’étant pas non plus l’ensemble des étants, il signifie « ce d’où l’étant comme tel se fait annoncer »2, exprimant ainsi une certaine orientation de la pensée où l’on reconnaît quelque chose de la manière heideggerienne lorsque Les Concepts fondamentaux de la métaphysique conçoivent le « monde » comme « acces­sibilité à de l’étant en tant que tel » et affirment que ladite accessibilité « se fonde » sur « la manifesteté de l’étant en tant que tel et en son entier »3. Sans devoir s’arrêter ici au problème posé par le contraste entre des analyses, de source heideggerienne, qui vouent le Dasein au dévoilement de l’étant, et qui fixent le problème du sens comme problème du sens de l’être, et d’autres analyses qu’inspire la méditation levinassienne qui, rompant avec la fascina­tion pour l’étant, montrent que depuis une transcendance extra-mondaine, la question du sens concerne, à sa source, celui qui est jeu dans « l’intrigue inter-humaine », sans donc considérer l’opposition entre ces perspectives, nous devons nous souvenir que chez Maldiney au moins, la provenance de la vocation de l’existence au monde ne résulte pas d’horizons de possibilités que l’existence anticiperait mais précisément d’un au-delà de toute anticipa­tion, en cela d’un au-delà des déterminabilités, ce que Maldiney nomme le « transpossible » et qui est la condition transcendantale de la possibilisation. Un rien d’étant mais qui est la source, vide de « matière », vide d’intuition et même de « visée de signification », constitutive, si l’on peut se permettre toutes ces lourdeurs de langage, de la possibilité des possibilisations. Celles-ci se joueront dans la mobilité d’une existence. Dès lors, peut-on lire chez Maldiney, « ce qui s’ouvre au-delà ou en deçà de tout le possible et qui, au regard de la pensée positiviste est impossible, c’est la transpossibilité »4. Par-delà tout l’anticipable, la transpossibilité promet à l’humain le renouveau de ses expériences, il lui annonce l’ouverture de l’à-venir.

4Encore faut-il qu’à l’au-delà des possibles, mais condition de leur advenir, qu’à cette disponibilité, réponde la capacité à endurer l’indétermina­tion foncière de la transpossibilité, la capacité à pâtir, au-delà des souffrances ou épreuves particulières, l’ouverture aux possibles afin, précisément, de ne pas se trouver sous l’emprise de telle épreuve, enfermé en elle, sous sa domi­nation, qui donnerait au monde un seul visage, figé et effrayant par sa rigidité même.

5Pouvoir pâtir la transpossibilté, pouvoir être en avant de soi sans projet de monde fixé mais comme existence susceptible de temporalisation, endurer l’épreuve du néant de déterminités qui ouvre au renouveau des déterminités, c’est cela, me semble-t-il, que Maldiney nomme la « transpassibilité »5 :

Par-delà tout ce dont nous sommes passibles, notre rencontre de l’événement (…) est de l’ordre du transpassible. Ce à quoi la transpassibilité donne ouverture est l’horizon tourné vers moi du « hors d’attente »6.

6Ou dans les termes de Heidegger que cite Maldiney :

Le côté tourné vers nous d’une Ouverture7.

7La question du soi se poserait dans le jeu entre la possibilité des possibles, l’au-delà des temps et des espaces, l’envers des horizons présent en nous, comme condition d’une élaboration du soi, la liberté d’être disponibles pour ce que Maldiney appelle l’événement (ce qui ne désigne a priori aucune singularité mais l’événementialité de l’événement), et une sorte d’ouverture à l’ouverture. L’existence viendrait ainsi au soi, sans que cette venue puisse être identifiée dans le milieu d’une genèse bio-fonctionnelle, à travers l’épreuve d’un écart nécessaire à la temporalisation et à la spatialisation. Cet écart, dans une vie plus ou moins saine, se reconduit comme écart et néant de déterminités, toujours en avant et en arrière d’elles, comme une sorte d’envers transcendantal nécessaire à la mobilité de la vie.

8Nous remarquerons une conséquence en apparence paradoxale de cette conception du sens du soi : dans le contact intime de soi à soi, ce dont chacun fait l’expérience chaque fois qu’il se sent et se sait autre que le portrait en effigie que dessinent les identités par lesquelles il se reconnaît de l’extérieur, dans ce contact une sorte de rien rencontre une sorte de rien, la mobilité de la vie rencontre la mobilité de la vie et le soi s’y « reconnaît » bien qu’il de­meure en peine de donner des contours précis au contenu de cette rencontre. Mais il sait qu’il « y » est, que sa plus profonde et essentielle intimité y est en jeu, et que suspendu à elle, simple mobilité, il y a le sens de sa vie.

9Sans doute aura-t-on compris que la liberté dont il a déjà été question est rien moins qu’une liberté dégagée, lumineuse ou « angélique ». Si tant est que cette sorte de liberté puisse être philosophiquement pensée, il faut dire ici qu’au point de vue des analyses psychopathologiques de Binswanger, elle prendrait les aspects de la Verstiegenheit, de la perte du soi à des hauteurs qu’il s’est illusoirement rendues accessibles mais d’où il ne peut redescendre, figé sur un point de survol mais placé trop loin pour permettre encore le commerce avec les autres et sur une base trop étroite pour espérer garder ampleur et proportion. Nous construirions plus haut que nous ne pourrions monter8 si nous pensions la liberté sans les épreuves de la condition finie, sans son étreinte avec la destinée. Certes, là où Maldiney plus attentif à un Heidegger seconde manière, écrira que l’introduction du soi dans le Dasein n’est pas commandée par la perspective du « projet de monde » mais qu’elle concerne « (notre) façon d’accueillir, d’endurer l’événement et d’être par lui mis en abîme, mis en demeure de surgir unique dans l’instant éclaté (ex­aiphnès) »9, Binswanger, en 1930 il est vrai, parlait de « décision » mais surgie en un « moment insondable » et sur fond, comme nous le verrons, d’une sorte de passivité dont l’épreuve et la traversée donnent au soi son ancrage concret et incarné.

10Ces quelques indications permettent de comprendre le sens que Bins­wanger donnait à la Daseinsanalyse comme méthode d’intervention psycho­thérapeutique. La Daseinsanalyse vise la Wiederermöglichung, la « repossi­bilisation » de la « conséquence » de l’expérience, mais d’une conséquence, d’une cohérence qui ne cesse de se réélaborer depuis l’envers indéterminé de l’horizon du futur. Une conséquence ou une logique de l’expérience ouverte à ses propres failles, ouverte à ses propres biffages ou déceptions, capable de se reprendre et de surmonter sa négativité, capable de restaurer à mesure la familiarité (Heimlichkeit) et la sûreté confiante (Zuverlässigkeit) dans son monde, certes mobile, certes troué d’incertitudes, mais en voie d’ipséisation (Selbstigung) incessante et, en cela, monde vivant.

La Daseinsanalyse, expliquera Binswanger en 1954, ne peut devenir théra­peutiquement efficace (…) que si elle parvient à ouvrir à l’homme malade (…) la compréhension (Verständnis) pour (für) la structure de l’existence humaine (…)10.

11Il va de soi qu’il ne s’agit nullement d’une intellection théorique des struc­tures a priori de l’existence mais d’une « nouvelle possibilisation » sur fond d’un monde propre, d’une histoire singulière, d’une appropriation singulière des possibilités a priori de l’exister. La « compréhension » consiste en effet à « faire retrouver, à partir de son monde et de sa manière d’exister (…) le chemin dans la liberté de pouvoir agencer (Verfügenkönnen) ses possibilités d’existence les plus propres (…) »11. Il est donc question d’aider le malade à recouvrer la mobilité de son expérience mais dans le contact incessant avec les contraintes destinales de l’exister.

12Avec Arthur Tatossian nous pourrons sans doute avancer que la sub­jectivité, telle qu’elle comprise dans la conception phénoménologique et daseinsanalytique, est inséparable de « l’autogénération de sens qu’est la vie » et que chez l’homme malade « chaque trouble s’intègre dans le champ d’une pathologie de la liberté »12. Toutefois, il nous faut apporter certaines précisions. D’abord, le « soi » impliqué dans « l’autogénération » se reçoit depuis une source qui demeure indéterminée, « mis en demeure » d’assumer, en l’endurant, son propre monde, appelé à s’historiciser dans l’élément de sa facticité. Le sens qui n’est pas sous la maîtrise impérieuse du soi est plutôt immanent au mouvement de l’exister ; il n’est pas dans les déterminités (bien souvent illusoires ou du moins passagères et décevantes) grâce auxquelles le soi se reconnaît une identité mais dans les transcendances qui, grâce au rien qui sépare le soi et les fixations identitaires, lui évitent de s’effondrer en elles ou de s’y figer. Ensuite, pour ce qui est de la seconde précision, il demeure constant que la liberté s’enlève sur une passivité irrémédiable. L’exister humain est destinal. Il est une dialectique inapaisée entre liberté et situation. Nous comprenons donc que nous ne nous trouvons pas devant l’opposition entre passivité — qui serait la naturalité (le corps, la pulsionnalité, l’incon­scient) et la socialité (la famille et son histoire, l’appartenance sociale) en nous — et activité, qui serait liberté seule. Nous nous trouvons plutôt en amont de cette opposition, nous avons à remonter à la racine de l’unité anthropologique, au foyer de l’exister, et voir, dans l’homme entier, certes un cœur vivant de possibilisations mais qui s’effectuent dans une histoire se tramant avec les possibilités et les impossibilités d’un organisme psycho­physique, se déposant en identités culturellement codées, accomplissant des fonctions sociales et pouvant se réaliser à travers elles.

13La remontée réflexive jusqu’à l’unité anthropologique, sorte de ma­trice transcendantale « antérieure » aux multiples expressions de l’être-homme, sorte de matrice de génération de la temporalisation et de la spatiali­sation, dont les propres conditions de possibilité demeurent problématiques, cette remontée vers une intelligibilité transcendantale préalable à la division entre homme sain et homme malade, l’analyse existentielle tente de l’effec­tuer pour tous les phénomènes de l’existence. Il en va ainsi du rêve. En lui « nous voyons l’homme entier, dans sa problématique entière » ; et même si la vie dans le rêve, dans l’idios kosmos, est un mode de l’exister distinct du mode vigile, ces modes se détachent d’un même « arrière-fond » et partagent « les membres structuraux de l’articulation (Gefüge) a priori de l’existence en général »13. Le rêve est dès lors un témoignage de l’homme sur l’homme, porteur d’une lumière particulière mais réfractée depuis le foyer commun de l’exister en tant que tel. Sur la voie d’une intelligence qui ne voudrait tirer ses ressources que du seul matériel descriptif, le rêve occupera une place majeure dans la thérapie. La mise au jour de la structure du rêve aidera le thérapeute non seulement à « montrer au patient la structure de son être-dans-le-monde » mais aussi, sur cette base, « à le rendre libre pour tout le pouvoir-être de l’existence », ce qui, selon Binswanger, signifiera la rendre libre « pour la décision d’aller chercher et reprendre (zurückholen) l’existence depuis son existence onirique pour la ramener à son propre pouvoir-être-soi »14.

14Devons-nous alors considérer que l’ipse, qui a partie liée avec la « décision » ou la « résolution », se trouve entièrement du côté de l’activité, tandis que la vie dans le rêve se trouverait toute immergée dans la passivité, alors même que, d’autre part, la vie onirique atteste « l’articulation a priori de l’existence en général » ? À vrai dire, la notion de « décision » telle que l’utilise Binswanger est ambiguë. En 1930, dans Rêve et existence, c’est en elle qu’il concentre le surgissement de l’ipse15. Cependant si nous replaçons la question de ce surgissement dans toute la problématique du texte, nous de­vons limiter ce qui serait un pur pouvoir d’initiative de deux façons. Nous voyons d’abord que l’ipse « dans l’instant insondable (unergründlich) de la décision » vient au contact de lui-même tout en ignorant les sources de son propre ressort. Nous éviterons la tentation héroïsante de voir dans la décision résolue l’acte par lequel une liberté surmonterait, pour la laisser définitive­ment derrière elle, toute la masse de la passivité, en disant que la décision se voit précédée par un rien, qui est décisif, mais dont elle ne décide pas. Bien que je laisse à son caractère aporétique ou problématique la question de la provenance du rien comme écart dans lequel une vie s’ipséïse en existence, je remonte un moment à la source heideggérienne de Binswanger.

15Au § 64 d’Être et temps, « Souci et ipséité », nous lisons que le « maintien du soi » (Selbstständigkeit) se comprend existentialement comme « résolution (Entschlossenheit) devançante ». C’est « la structure ontolo­gique » de cette dernière qui « dévoile l’existentialité de l’ipséité du soi (Selbstheit des Selbsts) ». Puisque « l’ipséité se déchiffre existentialement (…) sur l’authenticité de l’être du Dasein comme souci »16, nous comprenons que la structure du souci précède et conditionne l’ipséité. Or, d’une part, « la résolution (Entschlossenheit) est un mode privilégié de l’ouverture (Er­schlossenheit) du Dasein » et, d’autre part, dans sa définition générale, le souci désigne « l’être du Dasein », qui veut dire « être-déjà-en-avant-de-soi-dans (le monde), comme être-auprès. »17 En outre, l’être-en-avant-de-soi, compris comme « être pour le pouvoir être le plus propre », contient la condition de possibilité de l’être-libre18.

16Ainsi, en ramassant l’analyse, le souci, tout en définissant l’être du Dasein, contient la condition de possibilité de la liberté et donne sa teneur existentiale à la liberté. Dès lors, la « résolution devançante » ne peut se trouver tributaire d’un pouvoir discrétionnaire du Dasein humain. Ces ana­lyses ne prennent pas leur départ dans une anthropologie philosophique de la liberté. La résolution, pour « devançante » qu’elle soit, est devancée exis­tentialement par l’ouverture. Celle-ci opère comme un pré-existential fonda­teur éclairant les existentiaux depuis leur possibilité qui tient, sans doute, à un néant de déterminités (ce que, d’une autre façon, nous retrouvons dans la transcendance radicale de l’infini levinassien).

17Revenant à Binswanger, nous rencontrons une tout autre raison de ne pas considérer que l’ipse serait le maître de sa destinée sans plus ou, pour le dire d’une autre manière, que la problématique de l’ipséité serait celle de la maîtrise. L’expression la plus forte et la plus imagée du fond de passivité d’où s’enlève de manière relative le mouvement du soi, nous la rencontrons dans Rêve et existence. S’interrogeant sur le quisque, le qui ou le sujet du rêve, Binswanger a cette métaphore :

Les tenants de la pure théorie du quisque de la subjectivité oublient qu’ils ne détiennent qu’une demi-vérité, ils oublient que l’homme, en vérité, « fait rouler son char où bon lui semble (wohin es ihm beliebt) mais que sous les roues de celui-ci tourne, invisible, la sphère qu’il parcourt »19.

18Sous le mouvement du char mené à la guise de chaque homme, le mouve­ment puissant et invisible d’une sphère que Bins­wanger rapproche du ça freudien, de l’inconscient collectif jungien ou de « ce qui advient en nous » par opposition à « ce qui advient aussi par nous. » De quelle manière, à quel moment l’individu se distingue-t-il de la simple identité numérique, le soi (Selbst) se sépare-t-il de l’identité du même (der Selbige) et dans quelle mesure peut-il cesser d’être « le jouet de la vie dans l’ascension et dans la chute »20 ? C’est à « l’instant insondable » où il se décide, où il « se résout » (sich entschliesst) à faire quelque chose de sa vie. Mais que peut-il faire ? Il ne peut porter la vie biologique qui le porte. Il peut seulement se porter en avant de soi en historicisant son existence ou, mieux sans doute, en assumant son existence en tant qu’elle est un entremêlement de transcendances et de conditions destinales. Ainsi, prenant ensemble les deux principaux moments de l’analyse, celui de la transcendance — pour lequel j’ai donné comme condition un rien de déterminité, ce que Binswan­ger qualifie par l’insondabilité (Unergründlichkeit) de l’instant (exaiphnès) de la résolution (c'est-à-dire de l’ouverture) — et celui du fonds passif qui donne à la facticité son ancrage dans la vie, l’ipséisation se fera comme mouvement ekplektique, navigation hors du lieu natif, non pas contre mais avec son legs et cependant au-delà de lui. Le « fond (Grund) », écrira L. Binswanger dans le cas Ilse, est à la fois un « héritage » et une « tâche ». Pouvoir faire quelque chose de ce que la fortune fait de nous, c’est en cela que pourrait résider un moment essentiel du sens de l’ipséité, dans le mouvement qui se tient, subissant l’épreuve de la passivité, la transcendant et cependant faisant fond sur elle.

19La maladie que nous appelons communément mentale ou psychique, mais que nous devrions pouvoir qualifier d’une manière plus profondément existentielle puisque c’est tout le mouvement de l’existence qui y est affecté et non seulement un aspect abstraitement mental, la maladie entrave et va jusqu’à figer la mobilité du soi. Aussi bien dans le cas Suzanne Urban que dans le cas Ilse, le soi — avec l’ouverture devançante qu’il porte — se voit soumis à un phénomène d’Entmächtigung, de « destitution », de « perte de souveraineté », de « subversion » (Maldiney).

20Nous pourrions certainement examiner la question du sens de cette destitution de diverses manières, notamment à partir des descriptions détail­lées du cas S. Urban, manières qui convergeraient vers quelques points focaux. Nous désignerions ceux-ci comme paralysie de l’existence, fermeture à la nouveauté du nouveau, fermeture des horizons temporels et spatiaux. Nous rencontrerions cette remarque générale de Binswanger :

Là où le Dasein ne se temporalise ni se spatialise plus, là où il ne s’ipséise plus ni ne communique avec les autres, il n’est plus là non plus ; car son là, il l’a seulement dans le dépassement qu’est le souci (…), dans le transcender qu’est le soi, en d’autres termes dans son ouverture. Ouverture est certes seulement l’expression synthétique pour dire : temporalisation, spatialisation, ipséisation21, etc.

21Je prendrai cependant cette question à partir de quelques passages du cas Ilse, qui touchent plus directement à la question de la passivité : le « pouvoir » du soi, le soi comme pouvoir, consiste dans la liberté d’élaborer comme tâche ce qui est d’abord reçu comme héritage. Nous allons voir Ilse se donner pour tâche de libérer la situation où se trouvent les relations familiales entre son père, sa mère et elle, et cependant échouer après un acte extrême et tomber sous l’emprise du « thème » de son existence. Le thème, qui est ce qui dans une existence concentre la plus grande charge affective, qui est, avec ses variations, le noyau autour duquel gravite le sens de toute une existence, s’historicise dans une existence encore ouverte à des pos­sibles. Il prend une signification pathologique lorsque, cessant d’être élaboré dans la temporalisation propre du soi, il devient une puissance en soi, affranchie et émancipée des fils de la trame bio-historique. Prenant sur soi toute la puissance, donnant au monde un seul visage (celui du terrifiant chez S. Urban, celui d’une puissance équivoque et menaçante chez Ilse), le thème émancipé fige l’existence en significations arrêtées. Celles-ci, plutôt que d’être des supports du sens, en signent tout au contraire une sorte d’arrêt de mort. La conception daseinsanalytique s’efforce de concevoir la maladie jusqu’au bout dans la perspective du sens. Un sens a cherché à se déployer en une constellation de significations mais celles-ci, une fois démunies du mouvement du sens cherchant à se faire, en se fixant absolument, se déposent dans une atmosphère d’Unheimlichkeit, d’étrangeté menaçante ou inquié­tante.

22Rappelons ici quelques aspects de l’histoire d’Ilse. Les guillemets si­gnalent les mots mêmes de la patiente.

23Il s’agit d’une femme de trente-neuf ans, décrite comme intelligente, mariée, croyante, mère de trois enfants, fille d’un père égoïste, dur et tyrannique au-delà de toute mesure, et d’une mère « semblable à un ange », qui se laisse traiter en esclave par son mari. La fille souffre depuis l’enfance de ne rien pouvoir changer à cette situation. Depuis trois ans (en comptant à partir de son entrée à la clinique Bellevue), signes de surmenage et de « nervosité ». À l’issue d’une représentation d’Hamlet, il lui vient l’idée de faire quelque chose de décisif pour amener le père, pour qui elle éprouve depuis l’adolescence un amour extravagant, à modifier totalement son attitude envers la mère. Sa résolution à ne reculer devant rien est renforcée par la scène où l’on voit Hamlet vouloir assassiner le roi et reculer cependant par peur. Un jour, elle déclare à son père qu’elle a un moyen de le sauver : devant lui, elle plonge l’avant-bras dans le feu d’un fourneau et étend ensuite le bras vers lui en criant : « Vois à quel point je t’aime ! » À la suite de cet événement, le père change d’attitude pendant un temps mais cela ne dure pas. Durant l’année qui suit, elle perd un enfant, ce qu’elle interprète comme un acte d’expiation pour l’amour qu’elle éprouve pour le médecin traitant l’enfant. Durant une période de convalescence, elle a la conviction de devoir devenir le centre d’intérêt de tous. Elle a conscience d’être la victime de pensées qui sont presque du délire. Quand elle entre à la clinique Bellevue, elle souffre de délire de relation et de délire amoureux. Elle déclare à propos de sa brûlure : « Je voulais montrer à mon père que l’amour est ce qui se surmonte soi-même, non par des mots mais par des actes. Cela devait agir sur lui comme un coup de foudre, comme un événement subit afin qu’il cessât de vivre en égoïste. » Elle déclare encore devoir aimer tous les hommes comme elle aime son père. Durant son séjour de treize mois à la clinique, elle montre des états d’excitation, des tendances suicidaires, des idées de relation massives, sans hallucinations sensorielles cependant.

24Elle sort de Bellevue guérie de son épisode psychotique aigu.

25Le noyau autour duquel se structure l’histoire intime de cette vie est le père, plus exactement la relation violemment « dissonante » entre un amour excessif, « idolâtre », et la révolte contre la tyrannie qu’il fait peser sur son entourage. Ce thème est celui d’un conflit insoluble. Ilse ne peut éliminer le tyran (comme elle voudrait voir Hamlet le faire), elle ne peut décider du divorce des parents (qui, au demeurant, n’en veulent pas) et elle ne parvient pas à modifier l’attitude du père, même si c’est la tâche qu’elle se donne.

26Le sacrifice de son avant-bras (plongé dans le feu et brûlé jusqu’au troisième degré) est un acte extrême, l’ultime tentative résolutoire de la part du soi et le moment de basculement dans la folie. Cet acte n’a pas la forme d’une élaboration. Il devrait, dans l’instant, comme un coup de foudre, sans temporalisation, métamorphoser la situation en unissant les opposés : d’une part, être la preuve sacrificielle de l’amour démesuré pour le père ; d’autre part, l’événement qui forcera le père à abandonner sa tyrannie et devenir l’objet d’amour qu’elle exige.

27Ce qui se trouve interrompu chez Ilse, c’est la capacité à élaborer sa situation, son « héritage » et peut-être peut-on aller jusqu’à dire à élaborer sa passivité. La passivité qui n’apparaissait pas comme telle, se détache dans la maladie et y acquiert une structure violemment polaire : toute la puissance va au thème émancipé et bientôt « mondialisé » : toute l’impuissance au soi destitué et forclos.

28Mais, ainsi que nous l’aurons compris, la liberté du soi ne réside nullement dans son propre affranchissement. Elle consiste seulement dans le maintien d’une traversée depuis une ouverture. Ce qu’il y a à porter, Binswanger l’appelle « fond » (Grund) dans le cas Ilse :

L’historicité de l’existence repose au premier chef sur ses rapports avec son fond. S’il est vrai que le Dasein n’a pas disposé soi-même son fond, s’il est vrai qu’il l’a repris depuis toujours comme un être et comme un héritage, il lui reste cependant la liberté vis-à-vis du fond (die Freiheit zum Grunde)22.

29Comme l’histoire d’Ilse connaît une issue heureuse, une guérison complète jusqu’à la fin de ses jours, il est bon de redire, en conclusion, en quoi consiste la liberté vis-à-vis du fond :

La détente (Lösung) de la rigidité existentielle consiste en ce que nous ek-sistons à nouveau, en d’autres termes en ce que les extases de la temporali­sation se déploient à nouveau23.

Notes

1 Voir C. Gros, Ludwig Binswanger, Chatou, Éd. de la Transparence, 2009, passim, et l’essai de M. Coulomb, « L’inspiration kantienne de Binswanger », Ludwig Bins­wanger. Philosophie, Anthropologie clinique, Daseinsanalyse, B. Leroy-Viémon (dir.), Argenteuil, Le Cercle herméneutique, 2011, p. 17-36.
2 H. Maldiney, « L’existant », Psychiatrie et existence, textes réunis par P. Fédida et J. Schotte, Grenoble, J. Millon, 1991, p. 31.
3 M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, tr. fr. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 412.
4 « L’existant », op. cit., p. 38.
5 « L’existant », op. cit., p. 45-46.
6 Ibidem, p. 46.
7 Ibidem, p. 45.
8 Voir les analyses de L. Binswanger à propos de Solness le constructeur dans son ouvrage sur Ibsen.
9 « L’existant », op. cit., p. 45.
10 « Analyse existentielle et psychothérapie  » tr. fr. R. Lewinter dans Analyse existen­tielle et psychanalyse freudienne. Discours, parcours et Freud, Paris, Galli­mard, coll. « Tel », p. 120.
11 Ibidem.
12 A. Tatossian, « La subjectivité », Traité de psychopathologie, D. Wildlöcher (dir.), Paris, puf, coll. « Quadrige », 2005 (1994), p. 257.
13 « Analyse existentielle et psychothérapie », op. cit., p.119.
14 Ibidem.
15 Rêve et existence, tr. fr. J. Verdeaux, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 191-193.
16 M. Heidegger, Être et Temps, tr. fr. E. Martineau, Paris, Authentica (éd. hors com­merce), 1985, § 64, p. 228.
17 Ibidem, p. 224.
18 Ibidem, § 41, p. 148.
19 Rêve et existence, op. cit., p. 175.
20 Ibidem, p. 191.
21 L. Binswanger, Der Fall Lola Voss, Schizophrenie, Pfullingen, Neske, 1957, p. 311.
22 L. Binswanger. Le délire comme phénomène de l’histoire de vie et comme maladie mentale. Le Cas Ilse dans Passage à l’acte, P. Jonckheere (éd.), Paris, De Boeck Université, 1998, p. 36-37 (trad. modifiée).
23 L. Binswanger, Le Cas Suzanne Urban, Paris, G. Monfort, 2002, p. 85 (trad. modi­fiée).

To cite this article

Antonino Mazzú, «Le soi dans la maladie : Considérations à partir de L. Binswanger et H. Maldiney», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 8 (2012), Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=527.

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