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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- La question de l’amour chez Max Scheler : par-delà l’activité et la passivité ?
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La question de l’amour chez Max Scheler : par-delà l’activité et la passivité ?
Table des matières
1L’entreprise philosophique de Scheler se présente comme une application de la phénoménologie des Recherches logiques au domaine des valeurs, et procède pour cela à une transposition de l’objectivisme sémantique husserlien en un objectivisme axiologique. C’est pourquoi, au premier abord, le statut de la passivité ne semble pas poser problème dans la phénoménologie de Scheler, tant ce dernier insiste sur l’objectivité, l’absoluité et l’indépendance des valeurs qui ne peuvent être, comme l’affirme le Formalisme, « ni créées, ni détruites », mais « existent indépendamment de toute organisation propre à tel ou tels êtres-spirituels »1. La sphère de l’affectivité forme le corrélat subjectif de cette objectivité axiologique et ne peut que se cantonner à un rôle de découverte ou de révélation des valeurs, c’est-à-dire à une dimension essentiellement passive : le sentiment nous donne à voir les valeurs mais il ne les constitue pas, contrairement à ce qui sera le cas par la suite chez Husserl2. Ainsi l’intentionnalité schelerienne est-elle structurée comme une réceptivité fondamentale qui se contente d’enregistrer la nature et la hiérarchie des valeurs, et ce, quand bien même Scheler continue de parler d’actes pour désigner les différents vécus affectifs qui nous mettent en relation avec le champ axiologique. À cet égard, Maurice Dupuy, dans son commentaire sur Scheler, souligne que « la personne à ses yeux est bien définie comme un “centre d’actes”, mais il ne s’agit que d’actes “intentionnels” qui sont passifs en ce sens que leur fonction consiste à “révéler” une réalité objectale »3 ; la passivité fondamentale de l’intentionnalité schelerienne englobe ainsi une activité toute relative. Ni créateurs, ni constituants, les « actes affectifs » selon Scheler sont seulement réceptifs du donné axiologique, même s’ils conservent malgré tout une spontanéité et une liberté, ce que le commentaire de Dupuy décèle à trois niveaux : dans le choix du sujet de se soumettre ou de se dérober à l’ordre axiologique, dans la réalisation et l’actualisation empiriques des valeurs dont l’homme est le médiateur mondain, et enfin dans la participation de la personne à l’essence divine (penser, vouloir et aimer en Dieu). Reste que la passivité est première et constitue le cadre a priori dans lequel sont pensés les vécus affectifs, lesquels ne seraient appelés « actes » par Scheler que de façon relative, à la manière d’un accueil de ce qui les déborde, les précède et dont ils ne décident pas. Le sens de cette « activité dans la passivité » mérite toutefois d’être interrogé plus avant, dans la mesure où Scheler insiste aussi, et paradoxalement, sur la spontanéité de certains de ces actes affectifs à l’exclusion des autres. Scheler distingue, en effet, au sein de la catégorie générale des actes affectifs, d’une part ceux que l’on peut appeler avec Dupuy des « actes passifs », et d’autre part ceux qui témoignent d’une véritable activité, irréductible à la forme d’activité impropre des premiers. Ainsi le sentiment (Fühlen, que Maurice de Gandillac traduit par perception-affective) fait partie de ces « actes passifs » : il est caractérisé comme un état et une fonction, car il est simplement réceptif (Aufnehmen) ; et de même la sympathie « est essentiellement un état passif, un souffrir [Leiden], et non un acte spontané, une réaction, et non action »4. Mais le sentiment n’est pas le tout de l’affectivité : s’y ajoutent la préférence et l’amour. Le commentaire de M. Dupuy ne va donc sans doute pas assez loin lorsqu’il ne concède aux vécus affectifs qu’une activité réduite à une spontanéité accidentelle sur fond de passivité essentielle. Par là, il ne considère que la structure générale de l’affectivité prise sur le modèle du sentiment, et non la forme particulière que l’affectivité revêt dans l’amour en tant qu’acte distinct du sentiment ou de la préférence. Or il y a bien une spécificité de l’amour en tant qu’acte, qui est irréductible à la réceptivité et à la réactivité des autres actes affectifs : celle-ci tient à son essence primitive, originelle et sui generis, qui ne résulte pas, comme le voulait la psychologie rationaliste5, de la combinaison de faits plus élémentaires — c’est ce qui en rend par ailleurs la définition impossible6. Si l’amour peut échapper à la passivité fondamentale des sentiments, c’est parce qu’il n’est pas stricto sensu un sentiment intentionnel (intentionales Fühlen7). L’essence de l’amour est non seulement indépendante de celle du sentiment intentionnel, mais elle en est la condtion de possibilité8 ; l’amour est ainsi l’élément le plus originaire de la vie affective selon Scheler, dans la mesure où il est ce qui ouvre le champ objectif des valeurs et permet ensuite au sentiment de les appréhender passivement. Si l’intentionnalité affective du sentiment et de la préférence est donc bien structurée comme passivité, elle requiert cependant l’amour comme acte premier et originaire. « L’amour ne résulte donc pas du sentiment des valeurs et de la préférence, il les précède comme leur pionnier et leur guide »9.
2Il convient donc de s’interroger sur le statut de l’amour au sein de cette phénoménologie qui pose la passivité comme structure de l’intentionnalité affective. Scheler le qualifie en effet comme « un mouvement du coeur et un acte spirituel », « eine Bewegung des Gemüts und ein geistiger Akt »10. Le Gemüt dont il s’agit désigne alors une réalité qui comprend les trois dimensions de l’humain que sont la vie, le moi psychique et la personne spirituelle ; et le mouvement qui anime ce Gemüt n’est autre que l’essence dynamique de l’amour dans son rapport à toutes les valeurs. Mais le concept schélerien d’amour recouvre une ambiguïté fondamentale au-delà de cette première détermination générale, car il renvoie également à un acte spécifique orienté vers un certain type de valeur : celle du sacré que sont les personnes. Enfin, l’amour a aussi le sens d’une ouverture du champ axiologique dans son entier, c’est-à-dire d’un acte qui vaut comme condition de l’appréhension des valeurs par l’affectivité. Aussi pouvons-nous tenter d’expliciter le statut de l’amour en suivant ces trois déterminations fondamentales et en nous interrogeant à chaque fois sur l’articulation de l’amour compris comme acte et mouvement, avec la thèse de l’objectivité absolue des valeurs qui semble, au contraire, ramener l’amour à sa dimension de passivité.
I. Structure générale de l’amour
3Au niveau le plus général, l’amour se caractérise comme un mouvement d’élévation de la valeur d’un objet, ce qui le distingue d’ores et déjà du simple sentiment qui se contente d’en percevoir la valeur (d’où la traduction de Fühlen par « perception-affective » par Maurice de Gandillac dans le Formalisme). C’est pourquoi Scheler peut affirmer, de façon apparemment paradoxale, que l’amour n’est pas un sentiment intentionnel11 ; car sentiment et amour ressortissent à deux catégories distinctes et irréductibles d’actes affectifs, ayant chacune des fonctions différentes. Je peux fort bien, par exemple, sentir ce qui fait la valeur artistique d’une œuvre de Marguerite Duras, ou encore les qualités morales et intellectuelles d’une personne, sans les aimer le moins du monde ni l’une ni l’autre. De même, l’intentionnalité de l’amour ne vise pas directement les valeurs, mais les objets qui en sont le support : « Je “n’aime” aucune valeur, mais toujours quelque chose qui a une teneur de valeur [werthaltig] »12. La distinction opérée au début du Formalisme13 entre biens et valeurs n’est pas perdue pour autant, car l’amour n’est pas davantage la visée d’un bien que d’une valeur ; s’il se rapporte nécessairement à une chose, et non directement à une valeur, c’est en raison de son essence dynamique : l’amour étant mouvement, son objet n’est autre que l’élévation de la valeur elle-même, ce qui requiert de l’appréhender et de l’effectuer sur un « objet » déterminé. Le mouvement qui constitue l’essence de cette intentionnalité amoureuse se déploie donc dans l’immanence de l’objet aimé : c’est en ce sens qu’il a bel et bien affaire aux valeurs, mais ce sont nécessairement celles d’un objet. Dès lors, c’est la modalité même de ce mouvement qui constitue le nœud où se mêlent la réception passive du donné et la dynamique révélante. La question du statut de l’acte d’amour se subdivise alors en deux questions corrélatives : celle du mode d’existence de la valeur dans l’objet et celle du type de sa donation.
4Il y a tout d’abord un ensemble de valeurs qui sont simplement données à l’intentionnalité passive du sentiment (Fühlen) et dont la hiérarchie apparaît par la préférence (Vorziehen) : ces valeurs n’ont pas besoin de l’amour pour être perçues par le sujet, car elles ont une existence réale, empirique et peuvent de ce fait être connues affectivement. L’amour est le mouvement qui, prenant appui sur ces valeurs inférieures, les fait passer à une valeur supérieure qui constitue ce que Nature et formes de la sympathie appelle « l’image axiologique idéale » (« ideales Wertbild»14) de l’objet.
5Du statut de cette valeur supérieure dépend celui de l’amour qui y conduit, oscillant toujours entre activité et passivité. À cet égard, Scheler insiste sur les déterminations négatives : il est d’abord évident que la valeur supérieure, de nature absolument objective, n’est pas projetée par le sujet sur l’autre, ce qui ferait de l’amour un aveuglement illusoire ; mais elle n’est pas non plus, à l’instar de la valeur inférieure, simplement donnée à titre d’existence empirique : auquel cas il s’agit d’un acte de préférence entre deux valeurs données15 ou bien, si l’on ne considère que la valeur supérieure, elle n’est que le but d’une volonté, la fin d’une tendance, bref l’objectif d’une recherche ou d’un désir : ce qui est bien le sens de l’éros platonicien, mais non de l’amour schélerien. En témoigne, d’une part, la sérénité de l’amour qui n’est pas, comme le désir, creusé d’une inquiétude constitutive, et, d’autre part, l’impossibilité pour l’amour de s’éteindre par la satisfaction ou la possession de son objet. Tout au contraire, l’amour s’efforce, à son contact, d’en approfondir toujours plus la valeur : « L’amour s’accroît dans son activité »16. Cette dimension désirante est certes familière à l’amour, elle en est toutefois une conséquence qui reste étrangère à son essence sui generis et se contente de l’accompagner, voire de restreindre son extension17. Enfin, cette valeur n’existe pas non plus sur le mode du devoir-être idéal, au sens de ce qui n’est pas encore mais demande à être réalisé empiriquement : conception pédagogique de l’amour qui le conçoit comme une visée d’amélioration de son objet, alors que l’amour se dirige vers lui tel qu’il est, sans aspirer à une quelconque modification, mais pour en faire ressortir la valeur intrinsèque tout en ayant conscience de ses défauts : « Dans l’amour il n’y a jamais rien “à réaliser” [zu realisierend] »18. La valeur supérieure qu’il appartient à l’amour de révéler procède donc d’une existence d’un troisième type, ni réale empirique, ni idéale normative. Il est même essentiel à l’amour d’être indifférent à cette alternative. Peu lui importe que cette valeur existe déjà ou qu’elle n’existe pas encore : il n’en est ni le récepteur, comme l’est le sentiment, ni l’artisan, soumis à un devoir.
6Contre l’idée d’une activité purement créatrice, Scheler souligne que cette valeur est réelle, bien que d’une manière différente de la valeur empirique : elle n’est pas « réale » (real), c’est-à-dire déjà concrètement donnée, mais « wirklich », effective19. Sa réalité consiste à être possible, c’est-à-dire ni donnée d’emblée, ni inventée par le sujet aimant. Une telle effectivité de l’ordre du possible peut être comprise, bien que Scheler n’emploie pas ce terme, comme virtualité : elle est à mi-chemin entre l’existence et l’inexistence. La valeur est bel et bien là, en attente de sa réalisation, comme une possibilité déterminée et déjà présente d’une certaine manière dans l’être effectif, ce qui la distingue de la possibilité comme simple non-contradiction. La valeur supérieure de l’objet aimé a, en effet, le sens d’une possibilité bien précise : ce sont « les valeurs possibles les plus hautes pour lui et d’après sa destination idéale »20. Double limitation qui, à la fois, dicte à l’amour son orientation générale ascendante et restreint son initiative en le finalisant : tout le contenu matérial de cette valeur virtuelle de l’objet dépend de « son essence axiologique idéale, qui lui est propre »21. La destination idéale (Bestimmung) dont parle Scheler est à la fois une détermination qui délimite le contenu axiologique, et un appel, une vocation à remplir qui suppose l’incomplétude du donné immédiat. À tous les objets, et en particulier à toutes les personnes, correspondent des valeurs éternelles déterminées : en termes théologiques, ce sont celles que Dieu leur a fixées comme leur place, par exemple, dans le royaume des personnes22 ; et elles constituent phénoménologiquement, pour chaque objet, la plénitude de son essence singulière, la valeur objective spécifique qui n’appartient qu’à cet objet en propre (eigentümlich23). Ce double sens de la Bestimmung se retrouve dans le concept, élaboré dans le Formalisme, du « bon-en-soi pour moi » : la valeur est en-soi, car indépendante de tout savoir et de toute intuition qui la constituerait, mais sa teneur matérielle objective contient une référence à l’individualité de l’objet24, qui fait que la valeur s’adresse à lui, et à lui seul. Cette valeur supérieure est bel et bien une essence individuelle, qui pré-existe à sa découverte et n’est que virtuelle : le mouvement de l’amour consiste alors à l’actualiser, ou encore à la réaliser (Setzung) sur le plan axiologique lui-même — et non sur le plan empirique mondain, comme l’accomplit l’amélioration.
7L’examen de la relation de cette valeur supérieure avec la valeur inférieure donnée, permet de préciser la nature du mouvement d’amour qui va de l’une à l’autre. En effet, la valeur que l’amour atteint a une réalité puisqu’elle n’est rien d’autre que l’essence axiologique (Wertwesen), propre et achevée, de l’objet, c’est-à-dire sa possibilité la plus haute. Elle est présente de façon latente, voire cachée, à même la valeur donnée, loin d’en être dissociée comme deux niveaux hiérarchiques hermétiquement distincts. Il y a un lien de fondation entre la valeur empirique visible et celle, virtuelle, que l’amour dévoile : c’est ce qui rend possible le passage continu de l’une à l’autre sans que ce mouvement n’ait à effectuer de saut qualitatif — c’est en cela que l’amour est bien un devenir dynamique et non un état « anormal » ou pathologique du sujet. Si, loin d’être aveugle, l’amour voit plus dans l’objet que le simple sentiment (et plus encore que le regard neutre), ce n’est pas seulement en vertu d’un effort d’attention, qui possède toujours par anticipation une connaissance confuse minimale de ce qu’il cherche ; c’est parce que, à partir d’une valeur donnée, il est capable d’en tirer, d’en extraire une valeur plus haute, de l’amener au jour en se fondant sur la valeur donnée. Il convient alors de distinguer deux degrés d’existence de la valeur supérieure : indépendamment de tout acte d’amour, elle n’est que latente (angelegt), virtuelle. Mais par le mouvement d’amour, elle acquiert sa plénitude ontique, c’est-à-dire que l’amour en est la réalisation, ou si l’on veut l’effectuation (pour distinguer le real du wirklich) en tant que valeur — ce qu’on ne confondra pas avec l’amélioration, qui accroît la valeur empirique de l’objet en référence à une norme extérieure à lui. L’amour est ainsi la réalisation de cette valeur, c’est-à-dire ce qui, sur le plan axiologique que Scheler distingue du monde des faits, lui confère un supplément d’existence sans pour autant déterminer son contenu, son essence qui, quant à elle, ne relève que de la nature propre de l’objet en question. C’est en cela que l’amour est une actualisation qui échappe aux catégories de la passivité et de l’activité, de la réception et de la constitution. Ce qui distingue, en effet, une telle réalisation axiologique de la constitution en son acception husserlienne, c’est l’absence de toute donation de sens ou de valeur par le sujet : cette réalisation se règle entièrement sur l’objet, plus qu’elle n’est le fruit d’une corrélation. C’est de lui seul que la valeur supérieure émane, sur la base de sa valeur inférieure ; si le sujet aimant n’a donc pas l’initiative de cette émanation, on ne saurait dire non plus qu’il se contente de la constater ou d’être affecté par elle. Le mouvement de l’amour est bel et bien la condition de l’existence pleine et entière de cette valeur supérieure qui existe déjà en puissance dans la valeur donnée.
8Reste que ce mouvement n’est pas, ni ne repose en aucun cas sur une visée explicite de la valeur supérieure, qui s’efforcerait de l’accomplir ou de la rejoindre ; il est au contraire structuré par une indétermination fondamentale quant à son but, et ce, quand bien même ce but est toujours déjà pré-inscrit dans l’objet comme sa vocation a priori. L’amour ignore la fin de son propre mouvement ; il nous conduit pourtant à la valeur supérieure de l’objet. Toutefois, cette dernière ne constitue pas le telos explicite de ce mouvement. Scheler insiste sur ce point pour distinguer l’amour de la tendance. Ce que vise l’amour, ce n’est pas une quelconque valeur supérieure (« einen höheren Wert »25), car cela impliquerait qu’elle soit, d’une manière ou d’une autre, déjà donnée, ne serait-ce que dans sa détermination qualitative ; l’amour ne vise en réalité que le fait même de l’élévation (« höher-sein eines Wertes »26), indépendamment de toute préfiguration de son but. Ce dernier découle naturellement de l’essence de l’objet aimé. Il ne s’agit donc pas d’un mouvement vers la valeur supérieure, mais plutôt d’un mouvement dans lequel la valeur supérieure apparaît. Autrement dit, le mouvement dont il est question dans l’amour n’est pas seulement ce qui porte le sujet vers une valeur objective, à la manière de l’éros platonicien : il désigne l’activité spontanée du sujet, qui rend possible le jaillissement (Aufblitz27) de la valeur dans l’objet. C’est en ce sens qu’il y a dans l’amour une spontanéité et un abandon réciproques, à la fois du moi qui s’oublie au profit de l’objet, et de l’autre qui s’ouvre à moi pour permettre le mouvement aimant. C’est aussi la raison pour laquelle le mouvement de l’amour doit être continu, et ne s’arrête pas devant la valeur supérieure ; c’est son dynamisme même qui en permet la réalisation et la révélation, aussi se poursuit-il indéfiniment. Le mouvement de l’amour est ce qui soutient l’existence de la valeur supérieure, alors que l’éros se contente de tendre vers elle. Il appartient à l’essence du mouvement d’amour de ne pas avoir de fin, au double sens d’un terme et d’un objectif : la valeur supérieure jaillit de l’objet même pendant ce mouvement, dont le rôle est alors seulement de la faire apparaître — en cela l’amour est passif. Il recèle cependant une activité spécifique en tant que position d’existence de la valeur supérieure (« Setzung des möglichen höheren Wertes »28), qui est en même temps un dépassement de la valeur inférieure servant de point de départ. Le lien entre ces deux niveaux d’existence axiologique est précisé par Scheler comme « image idéale de la valeur »29. La valeur donnée sert ainsi de modèle pour la formation de cette image (Bild), qui n’est pas une imitation, mais bien une élaboration idéale fondée sur le matériau du donné, une mise en forme de ce matériau premier qu’est la valeur empirique afin de le faire apparaître sous le meilleur jour possible conforme à son essence. Le mouvement de l’amour se confond alors avec l’acte qui pose cette image idéale et la fait exister continûment ; l’image idéale quant à elle sert de guide pour ce mouvement, sans se confondre avec le but d’une recherche.
II. Les types d’amour
9La structure générale de dévoilement que nous venons de décrire explicite le sens de l’amour compris comme mouvement du Gemüt, dans son irréductibilité au sentiment et à la préférence. Reste que ce mouvement prend des formes différentes selon le type de valeurs sur lesquelles il s’oriente. Le royaume des valeurs est en effet, selon Scheler, hiérarchisé d’après un ordre objectif immuable. Les valeurs sont réparties en quatre grandes catégories auxquelles correspondent des formes d’amour distinctes : au niveau le plus bas, on trouve les valeurs sensorielles (agréable, désagréable) qui sont appréhendées par le corps ; le rang supérieur est constitué par les valeurs vitales (noble, vulgaire), saisies au niveau psycho-physique ; ce sont ensuite les valeurs spirituelles ou psychiques (celles de la culture, du beau, du juste, de la connaissance) qui sont l’objet des actes du moi psychique ; enfin, le niveau le plus haut de la hiérarchie axiologique est celui des valeurs du sacré que sont les personnes. À chacune de ces catégories correspond une forme spécifique d’amour, à l’exception de la première, puisque :
Les choses « agréables » ne peuvent être « aimées » au sens adéquat du mot, pas plus que leur valeur n’est susceptible de cette intensification, de cette élévation progressive qui est l’œuvre de l’amour véritable […]. C’est pourquoi il n’y a pas d’amour sensuel [sinnlich], en tant que modalité d’amour […]30.
10Les trois autres catégories de valeurs font, en revanche, l’objet d’une possible élévation par l’amour : amour sexuel ou passionnel pour les valeurs vitales, amour psychique pour les valeurs spirituelles et surtout amour personnel ou moral pour les valeurs du sacré. Si Scheler ne propose guère de description détaillée de l’amour spécifiquement psychique, hormis une indication stipulant qu’il s’agit notamment de l’amitié31, en revanche l’examen des deux autres formes d’amour permet de préciser comment le mouvement de l’amour enjambe la distinction de l’activité et de la passivité.
A) L’amour sexuel des valeurs vitales
11L’appréhension des valeurs du noble et du vulgaire s’effectue au niveau de la vie, qui représente ainsi une sorte de stade intermédiaire entre le corps et l’esprit. La forme d’amour qui correspond à ces valeurs est l’amour vital, qui comprend lui-même plusieurs variétés : « l’amour-passion », au sens de Stendhal, en est une, de même que l’amour sexuel. De surcroît, ce dernier « n’est pas une simple variété de l’amour vital, mais sa variété fondamentale, en même temps que le fondement de toutes les autres variétés d’amour vital et leur fonction la plus centrale »32. Le concept d’amour sexuel occupe donc chez Scheler une place essentielle : c’est pourquoi il ne doit pas être confondu avec le simple instinct sexuel, ni même avec une quelconque sublimation de la libido en son sens freudien. L’amour spécifiquement sexuel demeure irréductible à la pulsion, de la même manière que l’amour en général au sentiment ou au désir. De façon générale, l’instinct sexuel est la visée d’un état de plaisir du sujet et ne se préoccupe guère de l’objet qui le lui procure. Il « représente dans le rapport sexuel le point de vue de la quantité et de l’espèce »33, et surtout le seul instinct sexuel ne vise que la reproduction et la conservation de l’espèce, sans égard pour les valeurs vitales dont elle est porteuse. L’amour sexuel au contraire, même s’il s’appuie sur l’instinct, ne saurait s’y réduire, car il comporte une dimension de choix axiologique quant au devenir de l’espèce. Là où l’instinct se contente de conserver l’espèce, l’amour, lui, œuvre à son élévation dans le sens d’un ennoblissement. Il s’agit bien dans l’amour sexuel, conformément à l’essence générale de l’amour, d’élever la valeur vitale du noble. Ainsi l’amour sexuel, en tant qu’amour, nous oriente sur certaines qualités axiologiques déterminées d’ordre général, sur un certain « type » de valeurs (au sens où l’on peut dire : « ce n’est pas mon type de femme/d’homme »), sans toutefois parvenir aux valeurs les plus individuelles et les plus hautes. Aussi son objet ne peut-il être purement individuel, comme ce sera seulement le cas avec l’amour psychique et personnel, mais bien plutôt générique, à l’instar de l’instinct : c’est la valeur de l’espèce, et non de l’individu, qui se trouve augmentée grâce au choix que l’amour opère de certaines qualités axiologiques déterminées. Toutefois, contrairement à l’instinct dont il partage par ailleurs le caractère générique, l’amour sexuel implique un discernement des valeurs et ne se limite pas à une visée hédonique et reproductive dont l’objet est indifférent.
12L’erreur de Freud et de Schopenhauer consiste dès lors, selon Scheler, à prétendre dériver l’amour de l’instinct sexuel, que ce soit par le mécanisme du refoulement et de la sublimation ou par l’illusion métaphysique du génie de l’espèce, alors même qu’ils sont séparés par une différence d’essence. Une telle mésinterprétation de l’amour sexuel et de son origine sui generis conduit notamment Schopenhauer à ne voir dans l’amour qu’un leurre au service de l’affirmation du vouloir-vivre, ce que Scheler conteste en soulignant que l’instinct suffit à lui seul à remplir ce but — l’amour et toutes ses sophistications y apparaissent comme tout à fait inutiles. Si l’amour sexuel a un sens, il doit être autre que la simple reproduction : « Car que serait la simple propagation et conservation de l’espèce, sans son élévation, sans son ennoblissement ? »34 Ce qu’ont bien vu en revanche Schopenhauer et Freud, c’est le rapport originaire de l’amour sexuel à la vie, en tant que celui-là est la tendance fondamentale de celle-ci : « L’amour sexuel n’est pas une fonction de la vie parmi d’autres, mais il est la vie elle-même, atteignant à sa plus haute puissance »35. Plus essentiel que les tendances à la nutrition, à la croissance ou même au mouvement, l’amour sexuel, sous le nom d’éros, définit l’essence même de la vie, dans la mesure où cette dernière ne se caractérise pas seulement par l’auto-conservation, mais surtout par son aspiration à l’élévation d’elle-même, à la création de nouvelles valeurs :
En réalité, l’amour sexuel véritable est une force vitale créatrice [schöpferische Lebensmacht], il exprime l’aspiration éternelle de la vie noble à dépasser son niveau donné à un moment quelconque pour s’élever à une forme d’existence supérieure [...]. Grâce à l’amour sexuel, les individus qui l’éprouvent entrevoient par anticipation les meilleurs mélanges possibles de valeur devant être transmises par hérédité, et cela sous la forme, non d’une représentation ou d’un concept, mais sous celle d’un instinct qui saisit les valeurs36.
13Les passages où Scheler fait ainsi mention d’un « Éros créateur »37 ne manquent pas de résonances bergsoniennes. Scheler insiste, en effet, sur la nouveauté que l’amour sexuel introduit en tant que « principe dynamique dans le renouvellement de la vie »38. L’amour sexuel doit bel et bien être compris en termes de création de valeurs : ce que cet amour élève, c’est la valeur « noble » de l’espèce qui s’incarnera dans le nouvel individu et qui, précise Scheler, n’existe pas encore — contrairement aux valeurs que l’instinct sexuel dépourvu d’amour se contente de reproduire. Il semble alors que la passivité de l’amour s’efface devant sa dimension radicalement active, car créatrice.
14Reste que le concept schélerien de création ne se confond pas avec celui que Bergson élabore comme durée, pas plus qu’avec la conception artistique de la création des valeurs selon Nietzsche. Si l’amour sexuel a le sens d’une création de valeurs plus élevées pour l’espèce, cela n’entame toutefois ni l’absoluité des valeurs, ni la passivité fondamentale de l’amour qui les reçoit. L’idée de création ne contredit pas, selon Scheler, le fait que les valeurs soient toujours déjà là, avant notre intervention aimante : c’est le mode de leur existence qui, comme on l’a vu, diffère, passant par l’amour du wirklich encore virtuel et caché, au real de ce qui est actuellement donné. Ce n’est que par rapport aux valeurs accessibles au sentiment et à la préférence que les valeurs « créées » par l’amour sont « nouvelles » : il ne s’agit en aucun cas d’une nouveauté absolue, telle que l’imprévisibilité bergsonienne ou l’art chez Nietzsche. Les modalités mêmes de l’amour sexuel implique l’absence d’invention de sa part : « Cet amour pressent instinctivement la valeur de l’être à engendrer »39. Certes, un tel pressentiment de la valeur ne saurait être confondu avec la clarté d’un jugement objectif et rationnel, puisque Scheler prend le soin de distinguer, avec Pascal, l’ordre du cœur et celui de la raison. Mais il n’en demeure pas moins la prévision intuitive d’une valeur à venir, ou encore l’anticipation d’une valeur possible qui transparaît déjà, ce qui requiert que la valeur pressentie existe déjà sur le mode que nous avons caractérisé comme virtualité.
15Enfin la passivité fondamentale de l’amour sexuel se révèle dans la manière dont il s’accomplit comme acte sexuel. Ce dernier, pour autant qu’il est animé par l’amour, en est l’expression privilégiée, et par là même, l’expression de la vie. Scheler précise alors le sens de cette expression : « L’acte sexuel, accompli sous les auspices de l’amour, constitue en effet le seul cas de fusion affective inter-humaine normale »40. Nature et formes de la sympathie s’efforce en effet, dans sa première partie, de dégager la sympathie et l’amour de toute conception qui les identifierait au phénomène pathologique de fusion affective (Einsfühlung). Comment dès lors l’amour sexuel, qui constitue le fond essentiel de la vie, peut-il s’exprimer comme fusion affective sans devenir lui-même pathologique ? Scheler conçoit tout d’abord deux types opposés de fusion affective pathologique : le type idiopathique, où le moi d’autrui est absorbé dans le mien, et le type hétéropathique où, à l’inverse, le moi d’autrui se substitue au mien (par exemple dans l’hypnose). Mais la fusion affective qui a lieu avec l’acte sexuel amoureux n’appartient à aucune de ces deux catégories ; elle consiste bien plutôt dans l’identification des deux partenaires au même courant vital universel. La passivité constitutive de la fusion affective se redouble alors du fait que les amants se voient en quelque sorte portés l’un et l’autre par la vie universelle, là même où ils semblent le plus actifs. La sexualité en acte de l’amour en dévoile ainsi phénoménologiquement l’irréductible passivité.
16L’analyse de l’amour sexuel nous a donc permis de confirmer et de préciser le statut général de l’amour : actif en tant que mouvement d’élévation et de dévoilement, il demeure passif par rapport à l’existence indépendante et au contenu matérial des valeurs, ainsi que dans la modalité proprement sexuelle de son expression.
B) L’amour personnel des valeurs du sacré
17L’amour personnel constitue la plus haute forme d’amour selon Scheler, car il se porte sur les valeurs les plus élevées dans l’ordre axiologique, à savoir les valeurs du sacré — la personne étant en effet, pour Scheler, le seul véritable Sacré. La structure générale de l’amour le détermine comme un mouvement qui élève la valeur d’un objet en s’appuyant sur une valeur donnée par le sentiment. Mais une telle structure ne parait plus pouvoir s’appliquer telle quelle à l’amour personnel, au moins pour deux raisons. La personne, tout d’abord, ne peut jamais être comprise comme un objet (encore moins comme une chose) ; et, partant, sa valeur ne peut être perçue par le sentiment ou la préférence. Ces deux éléments essentiels de la détermination de l’amour, à savoir son point de départ dans une valeur simplement sentie et son rapport à un objet pour lequel son mouvement s’accomplit, font ici défaut. C’est pourquoi Scheler affirme que « l’acte dans lequel nous appréhendons originairement les valeurs du sacré est l’acte d’une sorte bien déterminée d’amour »41. Autrement dit, l’amour personnel ne peut consister à élever une valeur préalablement donnée, car il constitue le seul mode d’accès aux valeurs personnelles du sacré. Les valeurs des degrés inférieurs ne sont « aimables » qu’à condition d’être d’abord senties ou préférées, tandis que le sacré n’est donné qu’à l’amour. L’amour personnel revêt donc une forme originale par rapport à l’amour sexuel ou psychique, car il est l’unique mode de dévoilement de la sphère du sacré : la valeur de la personne ne peut pas faire l’objet d’une augmentation ou d’une élévation, étant elle-même nécessairement et originairement le terme de ce mouvement d’élévation par l’amour.
18La personne, par ailleurs, n’est jamais un objet comme peuvent l’être le corps, l’unité psycho-physique ou le moi. Tout ce qui peut nous être donné de la personne, ce sont ses actes qui se rattachent à elle comme à la substance qui les unifie ; mais la personne elle-même n’est jamais donnée en tant qu’objet. Aussi n’y a-t-il pas de connaissance théorique de la personne ; mais une connaissance affective n’est pas possible non plus, puisque seul l’amour est à même de l’appréhender et que ce dernier, comme la haine, « sont des actes n’ayant aucun caractère cognitif »42 : l’amour est par essence un mouvement et non un acte cognitif de saisie des valeurs, même s’il rend possible une telle connaissance affective pour le sentiment. C’est pourquoi l’amour personnel est l’acte fondateur qui guide, non la connaissance objective de la personne, mais sa compréhension, qui passe par la reproduction et la participation à ses actes. Scheler parle ainsi d’une « connaissance compréhensive, guidée par l’amour dans ce qu’il a de plus spécifiquement personnel » (« eine durch Personliebe geleitete verstehende Erkenntnis »)43.
19À la différence des autres sphères matériales de valeurs, l’amour est ici premier par rapport à la connaissance et au sentiment. Il se distingue des autres formes d’amour par son caractère absolu, qui en fait le seul amour moral. L’amour personnel a un sens absolu parce qu’il ne se dirige pas sur des qualités axiologiques pour les élever à leur essence la plus propre, mais uniquement sur la personne elle-même, que Scheler conçoit comme une essence individuelle. C’est depuis l’amour de la personne que toutes ses qualités (beauté, vertu, etc.) rayonnent et deviennent elles-mêmes aimables : le cheminement de l’amour est alors inverse de celui décrit par Pascal dans le fameux § 323 des Pensées44 et correspond bel et bien à « l’ordre du cœur » qu’aucune raison objective ne suffit à justifier. Ce processus par lequel les qualités d’un individu deviennent aimables du seul fait de leur appartenance à la personne individuelle, peut s’apparenter formellement à la cristallisation stendhalienne, cette « opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections »45, à condition de noter toutefois que cette cristallisation n’est plus pour Scheler imaginaire et illusoire, mais qu’elle révèle au contraire la vérité profonde et intime de la personne qui, sans amour, demeure invisible.
20L’amour personnel est ainsi l’amour parfait et achevé, car il se concentre sur le noyau le plus intime de l’individu et n’en élève les diverses qualités qu’en les référant à ce qu’il a de plus propre, à savoir son essence personnelle. S’il s’agit bien toujours d’un accroissement de la valeur, celui-ci commence désormais par l’amour lui-même, et non plus par un sentiment nous livrant des qualités de l’objet pour que l’amour les élève dans un second temps. L’amour personnel est certes un mouvement, mais il atteint d’emblée son but, et se poursuit en se propageant aux qualités individuelles de la personne, qualités qui trouvent dès lors la source de leur valeur dans le noyau intime de la personne.
III. Le rôle éthique de pionnier et de guide
21Nous voudrions pour terminer analyser l’enjeu éthique de la détermination schélerienne de l’amour, à savoir le rôle qu’il joue dans notre appréhension générale des valeurs. Il consiste en effet à dévoiler des valeurs qui existent nécessairement déjà mais qui ne sont données que par lui ; autrement dit le mouvement de l’amour est un élargissement du champ axiologique, qui augmente quantitativement le nombre des valeurs perceptibles, sans pour autant les constituer ou les créer. En cela on peut dire que l’amour nous ôte des œillères pour donner plus de profondeur à la vision affective des valeurs ; et son mouvement s’accomplit en suivant la hiérarchie axiologique, des valeurs inférieures vers les valeurs supérieures. C’est ce qu’atteste selon Scheler l’œuvre des génies moraux, qui nous donnent à voir des valeurs plus élevées auxquelles nous serions demeurés, sans eux, insensibles — ce dont Saint François d’Assise serait l’archétype. Ainsi le changement d’éthos, c’est-à-dire de systèmes axiologiques, s’effectue
dans la mise au jour de valeurs supérieures (aux valeurs déjà données), découverte qui s’accomplit dans un mouvement d’amour et par la force de ce mouvement, et cela d’abord dans le domaine des premières parmi les modalités axiologiques dont nous avons établi la liste, pour s’étendre ensuite progressivement aux autres46.
22Il y a bien un dynamisme propre de l’amour, qui s’apparente a priori en cela à la dialectique ascendante de l’éros platonicien, allant des valeurs inférieures (utile, agréable) vers les valeurs supérieures (Sacré). L’amour ne forge pas les valeurs, mais il ne se contente pas non plus de les recevoir à la manière du sentiment : il est l’acteur d’une révélation qui comporte une dimension de relative nouveauté par rapport à un certain état antérieur de la capacité affective du sujet. Situé entre la pure passivité du sentiment et l’authentique activité de l’ego constituant husserlien, l’amour selon Scheler est un mouvement de découverte, une dynamique affectée d’un coefficient de passivité qui est moindre par rapport à celui du sentiment qui n’est que réceptif.
23L’amour préside donc au dévoilement progressif du champ axiologique. Or, ce qui caractérise l’ordre axiologique objectif selon Scheler, c’est le fondement des valeurs inférieures sur les valeurs supérieures, et la relation de fondement (Fundierung) selon Scheler a le sens d’une implication nécessaire :
Je dis que la valeur de type B « fonde » la valeur de type A lorsqu’une certaine valeur singulière A ne peut être donnée que dans la mesure où une certaine valeur quelconque B est déjà donnée ; et cela en vertu des lois mêmes de son essence47.
24Cela signifie, par exemple, que « l’utile » ne peut nous être donné que par référence à une valeur supérieure comme « l’agréable » ; ce dernier, de même n’est perceptible que si nous percevons déjà une valeur vitale comme la santé, par exemple ; il en va de même pour les valeurs vitales, qui ont pour condition d’apparition les valeurs spirituelles, etc. Autrement dit, il faut que soit déjà données les valeurs supérieures pour que puissent apparaître les valeurs inférieures : ce qui rend contradictoire, ou du moins problématique, la nature dynamique et ascendante de l’amour, puisque la donation des valeurs supérieures qu’il est censé découvrir est présupposée dans la donation des valeurs inférieures initiales. Ainsi, in fine « toutes les valeurs possibles “reposent” sur la valeur d’un Esprit personnel infini »48, qui est elle-même saisie par l’amour spécifiquement interpersonnel et moral49. C’est en ce sens que la réceptivité semble première, d’autant plus que l’amour a aussi le sens d’un abandon de soi50.
25Comment cet acte peut-il alors être à la fois la fin du mouvement d’amour, son point culminant, et en même temps sa condition, en tant que dévoilement de la valeur suprême fondant toutes les autres ? On retrouve bien chez Scheler l’idée d’inspiration religieuse, et plus précisément johannique, selon laquelle « Dieu est amour [agapè/charitas] » (1 Jean 4,8), qui permettrait certes de résoudre cette tension interne : en ce sens, le fondement de toutes les valeurs ne fait qu’un avec le mouvement qui les découvre, et c’est en cela qu’il serait donné dès le départ. L’homme ne ferait alors que participer à cet amour en Dieu (amare in Deo) dont parlent les scolastiques et les mystiques à la suite de Saint Augustin51. Toutefois, outre que cette interprétation est sans doute phénoménologiquement discutable du fait de ses implications théologiques assez lourdes, elle est surtout insuffisante d’un point de vue strictement interne à la pensée de Scheler. En effet, l’amour en et de Dieu n’est que la forme la plus élevée de l’amour, celle qui saisit l’absoluité des valeurs ; il ne rend pas compte de toutes ses autres formes, telles l’amour de la vie ou de l’art, qui ne sont pas orientés spécifiquement sur les personnes. Il y a une signification plus large de l’amour, ce dernier ne se dirigeant pas par essence exclusivement sur les personnes humaines. S’il y a peut-être une sorte de pré-tournant théologique chez Scheler, cela ne constitue pas le dernier mot de sa phénoménologie.
26Les valeurs initialement données requiert bien, pour apparaître, la donation d’une valeur supérieure ; mais Scheler de préciser dans le Formalisme52 qu’il ne doit s’agir que d’« une certaine valeur quelconque ». Ce qui est requis, ce n’est donc pas la valeur supérieure particulière de cet objet-ci, que seul l’amour met au jour, mais plutôt la conscience ou le pressentiment d’une valeur supérieure en général : la valeur supérieure présupposée par la valeur donnée n’est pas propre à l’objet, mais ressortit d’une catégorie axiologique plus large. Ainsi faut-il, par exemple, être réceptif à l’existence de valeurs spirituelles pour que la vie « assume une valeur quelconque »53, sans qu’il y ait nécessairement de relation intrinsèque entre ces deux niveaux de la hiérarchie axiologique ; c’est de ce point de vue seulement que la valeur de Dieu, personne des personnes, est nécessairement le fondement de toutes les autres. Or, la découverte des a priori matérials et de leur hiérarchie objective interne ne dépend pas directement du sujet, mais de l’éthos dans lequel il évolue. Ce dernier est mis au jour par les génies moraux qui ont seuls la capacité d’ouvrir et d’élargir le champ axiologique pris dans sa plus grande généralité. Ce sont eux qui, en un sens, ouvrent la voie pour que nous puissions sentir, hiérarchiser et, par la suite, aimer les valeurs. Ainsi l’ordre de fondation du royaume des valeurs, qui requiert que le supérieur soit donné avant l’inférieur, s’explique selon Scheler grâce à l’intervention d’une personnalité morale exemplaire dont l’amour dévoile le plus haut degré de valeur et forge ainsi l’éthos dans lequel toutes les autres valeurs deviennent perceptibles. Cet acte singulier par lequel la plus haute valeur est d’emblée donnée, c’est l’amour personnel : il faut un génie moral pour découvrir la région même des valeurs personnelles, alors que l’homme ordinaire n’aime que telle ou telle personne. C’est pourquoi Scheler, dans son essai intitulé « Amour et connaissance »54, s’efforce de distinguer les conceptions bouddhiste, grecque et chrétienne de l’amour et de son rapport au connaître, montrant notamment que seule la dernière fait droit à l’originarité de l’amour. Ce qui se fait jour, selon Scheler, avec le christianisme, c’est la supériorité de l’amour sur la connaissance et par là même la découverte de ce sacré inconnaissable qu’est la valeur de la personne.
27À l’inverse, il y va dans l’amour tel que l’homme ordinaire l’expérimente, d’une valeur supérieure qui s’enracine dans la valeur inférieure, et qui est d’autant plus élevée qu’elle constitue le noyau individuel de l’objet :
L’amour et la haine s’adressent nécessairement à un noyau individuel de la chose, à un noyau-valeur [Wertkern] — si je puis dire — qui ne se laisse jamais ramener à des valeurs jugeables, ni même sensibles séparément. Au contraire, le critère d’appréciation des attributs axiologiques se conforme à la valeur portée par la chose aimée ou haïe, mais ce ne sont pas l’amour et la haine qui se conforment à cette appréciation55.
28Ce que l’amour donne à voir, au-delà des valeurs supérieures génériques (telles que l’humanité), c’est l’individualité essentielle d’un être : celle-ci constitue une plus haute valeur car elle comporte non seulement la valeur universelle de la personne, mais aussi la valeur singulière qui est la sienne, ce que le Formalisme appelle le « bon-en-soi pour moi », et Nature et formes de la sympathie : « l’image axiologique idéale » (ideales Wertbild)56 de l’objet.
29Les difficultés que pose le concept schelerien d’amour condensent celles de l’intentionnalité elle-même, renforcées par l’absence de la réduction et par l’impossibilité de le comprendre en termes de constitution. L’opposition stricte de l’activité et de la passivité ne permet plus de rendre compte de l’expérience dynamique de l’amour telle que la pense Scheler. En effet, sur le versant objectif, la valeur dépend de l’essence individuelle de l’objet, existe par elle-même et ainsi contraint le mouvement du sujet à la suivre ; et, sur le versant subjectif, ce même mouvement consiste à élaborer l’image axiologique sur la seule base de la valeur donnée, c’est-à-dire à actualiser une valeur virtuelle. L’amour est donc l’acteur d’un jaillissement de valeur dont tout le contenu matérial est déjà dans l’objet : il en est cependant la condition d’existence et d’apparition, bien que cette valeur ne dépende pas de lui. On peut voir alors tout ce qui oppose les phénoménologies de Scheler et de Husserl. Pour ce dernier, la passivité, thématisée par l’analyse génétique, se situe au fondement de la constitution par les actes objectivants de l’ego, qui suivent une téléologie immanente. Tout à l’inverse, pour Scheler, l’objectivité des valeurs n’est pas constituée mais seulement révélée par l’intentionnalité affective ; c’est à la racine de cette passivité générale, et comme sa condition, que l’on trouve le mouvement d’amour, l’actualisation originelle qui, quant à elle, se déploie dans l’absence de toute téléologie subjective a priori.
30Aussi le statut sui generis de l’amour parmi les actes affectifs chez Scheler pourrait-il nous donner l’occasion de revenir sur la critique sévère que lui adresse Michel Henry au § 64 de L’essence de la manifestation : Henry y reproche à Scheler d’avoir méconnu la dualité ontologique de l’apparaître en conférant à l’affectivité un pouvoir de révélation qui n’appartient en propre qu’à l’intentionnalité. Henry distingue ainsi, au sein de la perception affective conçue par Scheler, d’une part l’activité intentionnelle qui met le sujet en rapport avec une extériorité, et, d’autre part, l’état affectif clos sur lui-même — l’erreur de Scheler consistant selon Henry à ne voir dans cet état affectif qu’une détermination ontique, et non la structure essentielle passive de l’affectivité. Toute cette critique est cependant conduite d’après le modèle du Fühlen, que M. Henry prend comme l’archétype du sentiment intentionnel. Toutefois, l’essence, à la fois plus originelle et plus complexe, de l’acte d’amour appellerait une révision de cette critique (qui déborde le cadre de cet article), puisque Scheler distingue explicitement la structure dynamique de l’amour de la structure statique des états affectifs tels que la sympathie. Il y a bien une unité élémentaire irréductible de l’amour, dont la puissance de révélation diffère du sentiment intentionnel, et qui conjugue en elle activité et passivité, spontanéité et réceptivité, position d’existence et abandon de soi.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Gabriel Mahéo
Université de Rennes 1