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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- Le rôle du concept de Tendenz dans l’analyse husserlienne de la fondation à l’époque des Recherches logiques
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Le rôle du concept de Tendenz dans l’analyse husserlienne de la fondation à l’époque des Recherches logiques
Table des matières
1Les objectifs des Recherches logiques1 s’inscrivent dans le contexte plus large d’une controverse concernant la possibilité d’une connaissance indépendante du sujet connaissant. Il s’agit de ce qui a été connu par la suite sous le nom de « critique du psychologisme ». Husserl veut montrer dans les Recherches logiques que la façon dont on ordonne les objets dans la connaissance, selon des relations porteuses de valeur de vérité, ne surgit pas de l’expérience particulière que l’on en fait. La connaissance n’est pas la création d’un sujet, ni d’une culture : elle a, au contraire, un caractère absolu. C’est précisément pour soutenir cette position que Husserl introduit un nouveau concept d’intentionnalité qui se distingue des autres concepts présents à l’époque, notamment dans l’école de Franz Brentano, par trois points essentiels. Premièrement, une des conditions essentielles de l’intentionnalité husserlienne est que l’objet intentionnel soit transcendant, c’est-à-dire qu’il ne dépende pas de la production effective de l’acte. Deuxièmement, le contenu (la teneur) de l’acte doit être conçu(e), à la suite de Bolzano, sous la forme d’une signification idéale, toujours identique dans tous les actes du même type, et non pas sous celle d’une image surgissant dans le psychique du sujet individuel, vouée à être chaque fois différente, en fonction de l’expérience personnelle de ce sujet. Et enfin, l’acte lui-même n’est pas un événement psychique, mais une essence intentionnelle identique dans toutes les occurrences possibles.
2Le problème qui reste cependant irrésolu dans les Recherches logiques, alors même qu’il était central dans les tout premiers textes de Husserl, est celui du caractère dynamique de l’intentionnalité. L’intentionnalité est en effet, avant tout, un acte, donc quelque chose qui se fait, et qui, par là-même, s’expose à des risques multiples : le risque de ne pas se faire et de rester ainsi en suspension, le risque d’aboutir à un autre résultat que celui qui était prévu, etc. Toutes ces tensions qui semblent absolument essentielles pour bien comprendre le fonctionnement de l’intentionnalité sont laissées par Husserl en marge dans ses Recherches logiques et aussi, par la suite, dans les Ideen I, en raison de l’objectif unique, anti-psychologiste, qu’il a en vue : trouver un cadre conceptuel qui puisse rendre compte de la façon dont la connaissance des objets peut se produire sans introduire par là-même une dépendance de cette connaissance par rapport à un sujet connaissant (psychologique). C’est pourquoi les auteurs qui s’intéressent à l’intentionnalité en tant que dynamique partent de textes plus tardifs dans lesquels Husserl lui-même commence à poser la question.2 Il est donc inédit, et il peut sembler même surprenant de poser cette question de la dynamique intentionnelle dans le cadre du dispositif conceptuel de l’époque des Recherches logiques.
3Selon moi, si l’on considère cette question de la dynamique des actes intentionnels dans le contexte des Recherches logiques (qui n’est donc pas du tout le contexte habituel pour poser cette question avec Husserl), ce que l’on trouve c’est que l’acte est dynamique dans la mesure où il contient un représentant (Repräsentant) de l’objet qui, tout en lui donnant la direction sur l’objet, ne joue pas lui-même le rôle d’objet. Il y a une question de principe, restée sous silence dans les Recherches logiques, mais qui revient en force dans la réécriture de 1913-1914 (Hua XX/2), qui est celle de savoir comment cette fonction de Repräsentation se réalise effectivement : comment quelque chose qui a l’apparence d’un objet peut se trouver déjà dans l’acte et ne pas devenir aussitôt l’objet de cet acte. La question porte donc sur cette force que tout acte intentionnel présuppose, qui n’est pas simplement liée à sa dimension d’activité, mais aussi à l’exigence, contenue implicitement dans la thèse de la transcendance de l’objet, que l’acte se jette toujours en dehors de lui-même.3
4Le concept de tendance (Tendenz), tel que Husserl l’analyse longuement dans les textes de Hua XX/2, pourrait apporter un éclaircissement sur cette fonction de Repräsentation qui semble s’étendre à la totalité de la sphère des actes intentionnels. Husserl n’en traite, il faut le dire, que dans le contexte des actes d’expression, donc pour expliquer le cas précis des Repräsentationen signitives.4 Dans ce contexte, où Husserl se demande comment est-il possible qu’une Repräsentation symbolique (un mot dans sa dimension purement physique) ne devient pas aussitôt l’objet et le terminus de l’acte, mais fonde au contraire un deuxième acte, l’acte de signification, dont l’objet (l’objet signifié) n’a aucun rapport direct causal ou d’autre type avec l’objet qu’est le mot, le concept de Tendenz semble lui fournir sinon une réponse définitive, au moins un indice quant à la direction où il faut la chercher.
5On retrouve ce concept de Tendenz par la suite dans un tout autre contexte, celui de l’analyse des synthèses passives dans les années 1920. Les auteurs qui considèrent donc ce concept le rapportent, à la suite de Husserl, à une certaine forme de passivité, sans prendre en compte l’usage original que Husserl faisait de ce concept dans la réécriture de la VIe Recherche logique. C’est ainsi que je me suis proposé de considérer dans ce travail ce qui me semblait à une première vue un paradoxe. La Tendenz est, d’après les textes de Hua XX/2, le moteur de cette activité qu’est l’intentionnalité significative, la force qui nous pousse de l’intuition du mot à la signification de l’objet. Cependant, alors qu’elle est ce moteur, la Tendenz est un type de vécu qui semble essentiellement passif : ce n’est pas, contrairement à l’acte de signification même, quelque chose que l’on fait, quelque chose qui relève de notre décision.
6L’intérêt de cette réflexion est donc premièrement de mettre en évidence, à partir du cas de la signification tel que Husserl l’analyse dans la réécriture de la VIe Recherche logique, un niveau de vécus infra-intentionnels qu’est celui des Tendenzen. Et deuxièmement, il s’agira de lire ce niveau en termes de passivité. Ainsi, contrairement à la plupart des études sur la passivité chez Husserl, qui s’appuient sur les texte de la dernière époque, où Husserl introduit le concept de synthèses passives, j’aimerais mettre en évidence une forme de passivité que l’on trouve déjà chez le premier Husserl, en 1913 dans la réécriture de la VIe Recherche logique, qui tourne autour du concept de Tendenz et dont il serait d’ailleurs très intéressant dans de nouvelles recherches de souligner la transformation dans les textes ultérieurs plus connus. Avec ce concept de Tendenz, encore très problématique en 1913-1914, une thèse paradoxale prend contour chez le premier Husserl que je tenterai d’éclaircir ici : si l’intentionnalité doit être considérée sous son aspect dynamique, cette dynamique est elle-même tributaire d’une forme de vécu essentiellement passive qu’est la Tendenz.
§ 1. Les deux types de Deckung
7Le problème des Recherches logiques n’est certainement pas celui-ci. Néanmoins, les lignes principales pour une analyse de la dynamique intentionnelle sont déjà esquissées sous la forme de deux problématiques centrales dans les Recherches : la fondation et le remplissement. Dans les Études psychologiques de 1893, ces deux problématiques ne sont pas encore proprement séparées l’une de l’autre. En lisant ce texte, on est enclin à tirer la conclusion que le remplissement est une forme de fondation : sur un acte qui donne au préalable l’image se fonde un deuxième acte qui donne l’objet représenté. La fondation rend compte de l’intérêt tendu qui nous pousse vers l’intuition de l’objet et donc vers le remplissement de l’intention. En réalité, la distinction s’impose dans les Recherches logiques entre ces deux types de synthèses d’actes, la fondation et le remplissement, qui, quoique qualifiées toutes les deux en termes de recouvrement (Deckung), ne sont nullement du même type.
8Husserl parle de fondation dans deux cas : dans celui des actes non-objectivants et dans celui de l’intentionnalité catégoriale. Mais le principe de la fondation n’est pas le même dans les deux cas. En effet, le principe de la fondation, et de la Deckung en général, est une superposition de matières intentionnelles. Dans le cas de la fondation des actes catégoriaux, cette superposition n’est que partielle. Si par exemple, notre acte catégorial vise l’état de choses « b est une partie de A », nous avons un acte fondateur qui vise A, l’objet total, et implicitement b en tant que sa partie. Mais nous avons aussi un deuxième acte qui, par une abstraction sensible, vise simplement la partie b. Ces deux actes ne sont pas simplement juxtaposés dans l’acte catégorial par l’entremise de la forme catégoriale « être une partie de ». Ils forment une unité intime qui est celle de l’acte unique catégorial. C’est seulement ainsi que l’acte catégorial peut viser un seul objet, l’état de choses, qu’il a un seul rayon intentionnel, et qu’il n’est pas ainsi une simple collection d’actes simples. L’acte catégorial a une seule matière intentionnelle, qui se présente sous la forme d’une superposition partielle de deux matières intentionnelles simples : la matière de l’acte qui vise A et la matière de l’acte qui vise b. Ainsi, b est visé deux fois, une fois implicitement, dans la visée de A, et la deuxième fois explicitement. Et c’est grâce à cette double visée que la synthèse qui donne l’acte catégorial est possible, car, dans l’acte catégorial fondé, comme l’explique Husserl :
Le représentant (Repräsentant) relatif à b fonctionne comme identiquement le même dans un double rôle et, de cette manière, la coïncidence (die Deckung) se réalise en tant qu’unité spécifique (eigentümliche Einheit) des deux fonctions représentatives (repräsentativen Funktionen), c’est-à-dire que les deux appréhensions dont ce représentant (Repräsentant) est le support coïncident (sich decken).5
9La situation n’est pas la même dans le cas du remplissement. Le remplissement présuppose une superposition parfaite des deux matières intentionnelles : celle de la visée à vide et celle de l’intuition. Si dans le cas du remplissement les deux matières ne sont pas identiques, si l’objet de l’intuition n’a pas été visé exactement de la même manière, alors la dimension de confirmation du remplissement se trouve ruinée. La synthèse de remplissement n’est ainsi possible que dans le cas où les deux matières coïncident parfaitement.
10Nous comprenons donc que les deux types de Deckung, quoiqu’ils fonctionnent selon le même principe, ne peuvent pas se confondre l’un avec l’autre. Certes, il s’agit dans les deux cas d’une superposition de matières intentionnelles, c’est-à-dire de la fusion en une seule essence intentionnelle de deux essences intentionnelles distinctes : d’une fusion qui donne naissance à un nouvel acte synthétique unitaire dont la matière, quoiqu’elle inclut les deux matières des actes impliqués, est parfaitement homogène. Mais dans le cas de la fondation, ce recouvrement de matières est nécessairement partiel, car l’acte catégorial contient une articulation que les actes fondateurs manquent. D’un côté, l’acte catégorial a une matière radicalement différente par rapport aux actes fondateurs, et de l’autre côté, les matières de ces actes fondateurs ne peuvent pas être identiques, car dans ce cas une articulation, qui présuppose un minimum de distance, serait impossible. En revanche, dans le cas du remplissement, les deux actes synthétisés ont une matière identique (pas des Repräsentationen identiques pourtant) et l’acte synthétique du remplissement a, lui aussi, exactement la même matière.
11Malgré cette distinction irréductible, si on regarde autrement le problème, il nous apparaît que le remplissement est en réalité lui aussi un acte fondé puisqu’il est une synthèse qui met ensemble des actes qui autrement sont isolés, indépendants l’un de l’autre. Ainsi il nous semble que la seule forme de dynamique intentionnelle que l’on peut détacher dans les Recherches logiques est, grosso modo, celle de la fondation d’actes intentionnels. La triple dynamique de ces actes qui apparaîtra dans des ouvrages ultérieurs – la dynamique en tant qu’orientation sur un objet transcendant (problème de la Repräsentation), en tant que passage d’une conscience à une autre (problème de l’intersubjectivité) et en tant que persistance dans le temps (synthèse des rétentions et des protentions) - reste dans cet ouvrage complètement hors jeu. Dans ce qui suit je voudrais interroger la première forme de dynamique, celle que l’on peut identifier dans le passage de la Repräsentation ou matière intentionnelle à l’objet visé, passage définitoire pour tout acte intentionnel à l’époque des Recherches logiques.
§ 2. Dynamique intentionnelle en 1893-1894
12La Repräsentation, dira Husserl dans le premier des Appendices aux « Études psychologiques pour la logique élémentaire » de 1893, « c’est l’occupation d’un intérêt suscité par le contenu présent (devons-nous dire ici aussi : fondé par lui ?), mais non pas dirigé sur lui ».6 Ce que Husserl entend ici par Repräsentation, c’est en réalité l’acte, « l’occupation », et non pas son contenu. Mais le terme Repräsentation est aussi utilisé pour nommer ces contenus eux-mêmes qui sont présents à la conscience autrement que par l’intermédiaire d’un acte qui les vise, donc autrement qu’en tant qu’objets intentionnels de cet acte.7 En 1893, ce concept reste encore, pour Husserl, assez flou.
13 Le problème que la Repräsentation pose est en effet que, à proprement dire, n’importe quoi peut jouer le rôle de Repräsentant dans un acte intentionnel : une partie de l’objet visé, une de ses propriétés, une image de celui-ci mais, et c’est ce qui élargit indéfiniment la sphère de la Repräsentation, à la limite même quelque chose qui n’a strictement rien à voir avec l’objet peut le représenter à l’intérieur de l’acte. C’est notamment le cas des signes linguistiques, qui n’entretiennent aucun rapport d’analogie ou autre avec la signification qu’ils désignent, ni avec l’objet signifié par celle-ci. Ainsi, il nous semble que, des multiples classifications et distinctions que Husserl propose dans ces appendices aux Études psychologiques, la plus pertinente est celle qui sépare les Repräsentationen dont le contenu est une marque distinctive de l’objet, donc quelque chose qui présente un rapport direct avec celui-ci, des Repräsentationen qui visent l’objet au moyen de signes.
14C’est ainsi que nous arrivons au point central de cet exposé : celui du rapport entre le signe expressif et l’acte intentionnel de signification dont il est la Repräsentation. Plus précisément, c’est ce passage du signe à la signification, lequel ne semble justifié par aucune superposition de matières intentionnelles, qui pourra, nous l’espérons, nous éclairer sur la question de la dynamique intentionnelle, sur le passage d’un acte intentionnel à l’autre et sur la dynamique interne à l’acte même. Il s’agit là d’un tout autre modèle de dynamique intentionnelle que ceux examinés dans les Recherches logiques : la fondation et le remplissement. Car, si l’acte de signification est, comme Husserl le dit explicitement dans les Recherches logiques, par excellence vide (et donc à la recherche du remplissement), le signe auquel il se relie, quoique objet d’intuition, ne constitue pas lui-même un remplissement. Mais puisque l’acte qui vise le signe a une toute autre matière intentionnelle que l’acte de signification, si en d’autres termes les objets visés par les deux actes ne coïncident même pas partiellement, on pourrait dire, à un premier regard, qu’entre les deux actes il n’y a pas non plus une fondation. Comment décrire alors cette dynamique qui nous fait passer de l’intuition du signe à l’effectuation de l’acte de signification ?
§ 3. Wortlaut et signification
15Dans le cas des actes de signification, nous constatons que la Repräsentation qui leur est propre est symbolique, c’est-à-dire que les contenus intuitifs de ces actes ne sont pas des sensations produites par l’objet visé, mais par un autre objet, ce que Husserl appelle le Wortlaut. Ce qui nous intéresse donc est de savoir quel type de dynamique est à l’œuvre quand on passe de l’intuition du groupe de sons qu’est le Wortlaut à la visée significative de l’objet. Il ne s’agit pas, nous le voyons toute de suite, d’une synthèse de remplissement, car, premièrement, nous passons de l’intuition (pleine) à la signification (vide) et non pas l’inverse, comme c’est le cas dans le remplissement. Et deuxièmement, c’est là l’argument le plus convaincant, les deux actes n’ont manifestement pas le même objet : l’objet signifié n’est pas le mot intuitionné, mais ce que ce mot signifie. Alors que le Wortlaut ne peut pas manquer là où il y a signification, l’objet signifié peut très bien être absent, d’où la nécessité d’un remplissement intuitif ultérieur. Le type de dynamique à l’œuvre dans le passage de l’intuition du Wortlaut à la signification n’est pas un remplissement. S’agit-il alors d’une fondation ? Si c’est le cas, c’est un type de fondation particulier, un troisième type de fondation à part. Voyons donc de plus près quels sont les actes impliqués dans cette fondation et quels sont leurs rapports réciproques.
16Dans les leçons Sur la théorie de la signification de 1908, où, dans un premier chapitre, il traite de cette question, Husserl dit :
Avec la conscience du Wortlaut (Wortlautbewusstsein) par quoi le simple Wortlaut (bloße Wortlaut) est objectif (gegenständlich), nous n’avons pas encore la conscience de signification (Bedeutungsbewusstsein), la conscience en général de tout ce qui s’étend au-delà de l’établissement de l’objectivité de son de mot (Wortlautgegenständlichkeit). Il intervient donc, en unité avec la conscience du Wortlaut, des actes nouveaux, les actes de ‘viser ceci et cela avec le mot’ (‘mit dem Wort dies und jenes Meinens’).8
17L’acte intuitif rend visible le Wortlaut en tant qu’objet sensible visé pour lui-même. Mais, afin que l’articulation du côté sensible et du côté significatif du mot devienne visible, le Wortlaut comme objet intuitif doit se transformer en Wortlaut comme contrepartie de la signification. Pour ceci, il doit être visé d’une certaine manière nouvelle qui n’en fait pas un objet. En d’autres termes, la conscience du Wortlaut n’est pas encore la Bedeutungsintention, mais une intuition. Quelque chose, une manière de viser, doit s’ajouter (et toute la difficulté consiste à décrire ce « s’ajouter ») à ce premier acte intuitif dont le Wortlaut est l’objet, en sorte que l’objet visé par l’acte final soit l’objet signifié, radicalement autre que le Wortlaut.
18Néanmoins, alors même que les objets des deux actes sont radicalement différents, le rapport entre l’acte qui donne le Wortlaut et celui qui donne la signification n’est pas une simple juxtaposition.
Il s’agit bien plutôt, ce qui dépasse cela, d’une liaison phénoménologique particulière qui se fonde sur l’essence des deux actes pour les amener à l’unité d’une conscience d’acte. La conscience de signification (Bedeutungsbewußtsein) se construit sur la conscience du Wortlaut (Wortlautbewusstsein).9
19D’une part, on voit bien qu’entre l’acte intuitif qui donne le Wortlaut et l’acte de signification il y a un rapport tellement étroit que nous sommes incapables de penser l’un sans l’autre. L’acte intuitif qui porte sur le Wortlaut comme son objet n’est pas le même pris de manière isolée et pris dans son entrelacement avec la signification. D’autre part, l’acte qui donne la signification, la Bedeutungsintention n’est pas un acte autonome. Quoique, dans la Ire Recherche logique, Husserl essaie justement d’isoler les actes de signification au moyen de l’argument de la vie psychique solitaire, il revient dans le cours de 1908 et dans les textes de 1913-1914 sur ce point : de même que la signification n’est pas isolable du Wortlaut qui lui est associé, de même l’acte de signification n’est pas un acte autonome, mais un acte fondé dans l’intuition du Wortlaut. Le même modèle que celui qui s’appliquait aux actes catégoriaux est ici en jeu : la signification est un acte qui ne peut pas apparaître sans le fondement dans une intuition sensible, l’intuition du Wortlaut. Il ne s’agit pas d’un simple étagement, mais d’une synthèse qui ne laisse pas les termes inchangés, d’une coïncidence de parties d’actes qui assurent cette unité homogène qu’est l’acte de signification. Il s’agit donc bien d’une fondation, décrite par les mêmes principes que ceux qui se trouvaient à la base de la fondation des actes catégoriaux.
20Cependant, si on regarde de plus près cette fondation, on observe qu’elle ne se fait pas en réalité sur exactement les mêmes principes que ceux qui jouaient dans la fondation des actes catégoriaux. La fondation des actes catégoriaux est une superposition partielle de matières intentionnelles : il s’agit d’actes qui visaient les mêmes objets, ou des objets qui, en tout cas, coïncidaient partiellement. Or on voit bien que ce n’est pas le cas pour les actes de signification. Au contraire, l’objet signifié ne peut jamais être le Wortlaut lui-même.
Dans leur unité, dit la suite du texte que nous venons de citer concernant les deux actes, la conscience de Wortlaut et la conscience de signification ont chacune une position différente, une fonction différente (In ihrer Einheit hat ein jener eine andere Stellung, eine andere Funktion). Puisque le tout est une unité d’acte et que, en tant que tout, il constitue (il rend représentée d’une manière originaire) une objectité (Objektität) corrélative, on comprend alors que les objectivités (Gegenständlichkeiten) des deux cotés acquièrent des caractères de positions (Stellungscharaktere) distincts. C’est une liaison aux côtés inégaux : le Wortlaut et l’objectivité nommée ne peuvent pas, de quelque façon que ce soit, permuter leurs places.10
21Comme dans toute fondation, le rapport entre l’acte fondateur et l’acte fondé n’est pas symétrique. Mais cette asymétrie tient dans le cas de la fondation de l’acte de signification dans l’acte intuitif qui donne le Wortlaut à une différence radicale d’objet (et par là-même de matière intentionnelle). On se demande alors à quoi tient plus précisément cette fondation, pourquoi on passe de l’intuition du Wortlaut à l’acte fondé de signification. Quel est le moteur de ce passage qui nous porte de la visée d’un objet (le Wortlaut) à la visée d’un tout autre objet (l’objet signifié) alors qu’entre ces deux objets il n’y a strictement aucun lien nécessaire ? C’est pour répondre justement à cette question que Husserl introduit, en 1908, le concept de tendance (Tendenz), plus précisément de tendance de renvoi (Hinweistendenz) :
Le mot renvoie (Hinweisen) d’une façon qui se fait sentir (fühlbar) à la chose ; nous devons vivre dans la conscience de signification, et, par là, en y étant attentifs, nous en occuper. Ce devoir (Sollen), la fonction du renvoi, est quelque chose qui se trouve là phénoménologiquement. C’est au mot qu’est accrochée, mais naturellement pas dans l’apparition sensible, la tendance (Tendenz) à conduire notre attention vers l’objectivité signifiée. Il repousse de lui-même l’intérêt et l’entraine vers le signifié. En soi, il a le caractère de l’irrelevance (Irrelevanz).11
22Il semble alors que ce n’est pas ailleurs que dans l’intuition du Wortlaut elle-même qu’il faut chercher la raison de cette fondation. L’intuition du Wortlaut contient elle-même les prémisses de cette fondation, que cette intuition ne se comporte pas comme toutes les autres, mais que, dans la visée même du mot, il y a cet ingrédient supplémentaire qui est la Hinweistendenz. Nous voyons le mot mais il ne nous intéresse pas, car, dès le départ, notre intérêt est renvoyé à un autre objet, l’objet signifié. Dans les termes des Recherches logiques, la matière intentionnelle de la conscience du Wortlaut a la détermination d’orienter l’acte sur le signe justement en tant qu’il représente tel objet déterminé. L’acte de signification fait ainsi lui-même partie de la visée du Wortlaut, c’est-à-dire de la visée qui fait d’un simple signe indicatif, objet d’intuition, un véritable Wortlaut. Dans les mots de Husserl :
Le mot et la chose ne sont pas seulement représentés en général en même temps, chacun à sa manière, par sa fonction de représentation, mais <il faut> que ‘avec le mot, la chose soit visée’, que la prise en considération primaire du mot passe, et passe, en cela, dans le remplissement d’une tendance (Erfüllung einer Tendenz), d’un devoir (eines Sollens), à l’état du viser thématique de la chose, et cela, dans le milieu de la conscience de signification (im Medium Bedeutungsbewusstseins).12
23Ce n’est là qu’une autre façon de dire que le Wortlaut fonctionne comme un type particulier de Repräsentation de l’objet signifié. Ce n’est pas là un Repräsentant par marque distinctive, car le Wortlaut n’est ni l’objet signifié, ni une partie de celui-ci. Et c’est pourquoi la fondation ne tient pas aux objets visés dans les deux actes mais à la façon dont on les vise. Il s’agit, justement, d’une Repräsentation symbolique, dans laquelle un signe tient la place de l’objet et renvoie à celui-ci. Cette fonction de renvoi a, dans le cas de la signification, le caractère nécessaire d’un devoir (sollen) : on ne peut pas faire autrement. En entendant le mot on vise aussitôt l’objet. Et cela parce que, déjà dans la visée du Wortlaut, ce qui est visé n’est pas le simple signe, l’objet physique, sensible, mais précisément le Wortlaut, c’est-à-dire le signe porteur de signification. L’acte de signification, avec, évidemment, l’objet qu’il vise, est lui-même fondé dans la visée intuitive du Wortlaut selon le même principe que celui qui opère dans la fondation des actes intuitifs catégoriaux. Les contenus intuitifs de l’intuition du Wortlaut se trouvent réinterprétés, investis d’un nouveau sens d’appréhension, qui est celui de la visée fondée signitive de l’objet. La différence d’avec la fondation des intuitions catégoriales est que, dans le cas de la fondation de l’acte de signification, les contenus intuitifs réinterprétés ne sont pas des parties sensibles de l’objet signifié, mais d’un autre objet, le signe linguistique.
24Si la poussée vers la signification fait partie de l’essence de l’acte qui vise intuitivement le Wortlaut, on doit cependant distinguer l’intuition du Wortlaut d’une part, et la tendance qui va vers la signification de l’autre.13 Les deux sont des vécus ayant un rapport au Wortlaut. Mais l’intuition prend le Wortlaut comme objet, fait de lui son terminus. Dans ce cas, le Wortlaut est considéré indépendamment de sa signification, en tant qu’objet sensible. D’autre part, du point de vue de la tendance qui va vers la signification, le Wortlaut a bien sa signification, mais il n’est pas l’objet vers quoi la tendance renvoie, comme Husserl le dira dans les textes de Hua XX/2.14 Distinguer donc entre l’intuition du Wortlaut et la tendance (Tendenz) qui part de lui et va vers la signification revient du côté objectif à distinguer entre le Wortlaut en tant qu’objet sensible et le Wortlaut en tant que Repräsentation symbolique d’un autre objet, l’objet signifié. On pourrait dire, dans une formule synthétique, que la Tendenz (notamment la Hinweistendenz en question ici) devrait être pour la Repräsentation ce que l’intention est pour l’objet visé.
25Cette description reste cependant imprécise. Peut-on dire en effet que la Tendenz n’est rien d’autre que l’acte fondateur d’intuition, simplement modifié ? Ou bien faudrait-il présupposer que la tendance (Tendenz) se joue plutôt justement dans le passage de cet acte à l’acte de signification ? Dans ce deuxième sens, il faudrait conclure qu’elle ne se confond pas avec l’un ou l’autre des deux actes réunis, mais qu’elle est le lien même, la modification même de l’acte d’intuition. Le rapport entre le Wortlaut et la signification doit être compris à partir de cette Hinweistendenz en termes de fondation. « Le Wortlaut » affirme Husserl « n’apparaît pas simplement mais il est la strate inférieure d’une unité fondée, l’unité de l’expression ».15 C’est pourtant la nature de cette tendance (Tendenz) même qui reste encore à ce point obscure : s’il n’y a pas communauté au moins partielle d’objet comment une fondation est-elle possible ?
26La Hinweistendenz n’est donc pas l’intuition du Wortlaut elle-même, mais elle n’est pas non plus le signifier lui-même, quoique le signifier puisse, à son tour, être interprété comme une tendance (Tendenz). La différence est que la première Tendenz, qui va de l’intuition du Wortlaut à l’acte de signifier, n’a pas un objet clairement visé, ce n’est en d’autres termes pas une intention objectivante de plein droit, alors que la Tendenz qui va de l’acte de signifier vers l’intuition de l’objet signifié est un acte de remplissement pleinement intentionnel. La tendance, si elle est un acte, est à comprendre en un tout autre sens que les actes qu’elle relie, et ce type de poussée infra (ou en tout cas autre que) intentionnelle n’est probablement pas limitée au cas des actes de signification, mais joue le rôle de lien partout où il y a des synthèses intentionnelles. Elle est justement le moteur, la cause, le moyen par lequel ces synthèses se réalisent.
En vérité, nous avons une conscience du Wortlaut entrelacée à une conscience de signification vide ou pleine, et l’entrelacement consiste dans l’étrange tendance de passage qui va du mot à la conscience de signification (soit-elle pleine ou vide).16
§ 4. La Tendenz comme vécu infra-intentionnel
27Mais dire ceci n’est encore rien dire sur la nature même de ce vécu. Il y a cependant un texte que Husserl rédige entre décembre 1913 et janvier 1914 qui, s’il ne porte pas, à proprement dire, des éclaircissements sur ce point, met le doigt sur la difficulté principale : celle de savoir si la tendance est bien elle-même un acte intentionnel ou non. Il s’agit d’un texte antérieur à ceux que nous venons d’analyser, qui a été publié dans Hua XX/2 comme Appendice XVI intitulé « Tendenz et désir » (Tendenz und Begehren).17 Dans ce texte difficile Husserl attaque frontalement la question de savoir qu’est-ce que à proprement dire, la tendance (Tendenz).
28L’hypothèse de départ dans ce texte est que derrière toute intention on trouve un Tendenz : « Toute conscience de quelque chose est en même temps une conscience en tension (tendierendes). Il résulterait que toute conscience-de est un complexe d’intentions. »18 En d’autres termes, les actes qui se présentaient dans les Recherches logiques sous la forme d’intentions simples, non-fondées, apparaissent à la lumière de ces nouvelles recherches sur la tendance comme des complexes intentionnels à plusieurs strates reliés les uns aux autres par des tendances (Tendenzen). Dire que toute intention présuppose une tendance implique donc l’idée que toute intention est un acte fondé dans d’autres actes intentionnels. Car la tendance ne peut pas constituer, toute seule, le fondement d’un acte. Elle est ce qui nous fait passer justement d’un acte à l’autre, il faut donc qu’il y ait un acte de départ, dont une tendance part vers l’acte fondé.
29On voit donc que les tendances ont un tout autre statut que les actes intentionnels qu’elles relient. La question que Husserl pose dans cet Appendice XVI est de savoir s’il s’agit néanmoins dans le cas de la tendance d’un acte intentionnel, quoique non objectivant, par exemple d’un désir, ou bien si la différence entre tendance et intention est plus radicale.
30Si l’on se demande donc si ces tendances (Tendenzen) ont elles-mêmes la forme d’actes intentionnels, la réponse ne va pas de soi. Husserl hésite entre les deux solutions, car il serait cohérent de dire que tout vécu est intentionnel, les tendances (Tendenzen) comprises. Dans ce cas, les tendances (Tendenzen) devraient avoir la forme générale d’un désir, entendu au sens le plus large d’un « tendre vers », d’un « être attiré par » (Angezogensein)19 qui peut se relâcher de deux manières : soit on rencontre par hasard l’objet désiré, soit on le rencontre « par » la tendance même.
31L’exemple de l’acte de signification pourrait nous donner une idée plus précise sur ce que signifie le fait que le relâchement de la tendance survient « par » la tendance elle-même. Pensons aux deux types de tendances que nous trouvons dans ces actes : celle qui va de l’intuition du signe à la visée significative et celle qui va de cette dernière à son remplissement. Dans le deuxième cas, la satisfaction de la tendance est déjà préfigurée dans l’acte duquel cette tendance part. Le remplissement intuitif répond aux exigences de la visée significative : l’objet intuitionné est visé dans l’intuition exactement de la même manière qu’il était visé dans l’acte de signification. Dans ce cas, les critères de satisfaction de la tendance qui part de l’acte de signification sont déterminés déjà dans l’acte vide, ce qui veut dire que le remplissement est, en quelque sorte, la conséquence de la tendance qui part de l’acte vide. Ce n’est pas le cas pour l’autre tendance, plus fondamentale, qui va du signe à la signification : le passage de l’un à l’autre n’a pas lui-même le caractère d’un remplissement, mais simplement celui du passage d’une phase moins déterminée à une phase plus déterminée d’un même acte, l’acte de signification. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il s’agisse, comme Husserl semble le suggérer en un premier temps, d’un hasard.
32Cette distinction appliquée au cas du désir nous oblige de distinguer à l’intérieur de l’acte entre deux types de tendances : la tendance qui nous pousse vers l’objet du désir, qui n’est à proprement dire rien d’autre que le désir même, et la tendance intrinsèque à ce désir qui constitue sa poussée interne et qui est présente en lui même s’il reste insatisfait, même si l’objet du désir n’est pas donné.
On se demande que faut-il appeler désir. Si on entend par désir le fait que le moi soit tendu et dirigé vers l’objet manquant, alors la tendance vers son effectuation-comme-acte (Sich-als-Akt-Auswirken) (vers l’« exécution ») n’est nullement un désir.20
33Nous retrouvons ainsi notre question : une intention ne se définit pas uniquement par son rapport à l’objet, mais aussi par le fait qu’elle est un acte, et par là-même elle se dirige vers cet objet, elle est dynamique. Le rapport à l’objet n’est que le résultat de l’accomplissement de l’acte lui-même, qui est un faire et non pas encore la possession d’un objet. Les pistes semblent brièvement se brouiller quand nous prenons le cas du désir. Car le rapport du désir à son objet est lui-même un rapport dynamique, une aspiration vers l’objet. Néanmoins, et c’est ce que l’analyse de l’Appendice XVI met en évidence, l’aspiration du désir vers son objet est un mouvement différent par rapport à son aspiration à sa propre réalisation en tant qu’acte. C’est uniquement cette seconde aspiration qui peut être nommée proprement tendance (Tendenz), alors que la première est un désir de plein droit, se reliant à un objet et sur lequel on peut réfléchir. Ainsi, on peut éventuellement dire qu’il y a dans le désir deux tendances différentes, l’une qui va vers l’objet et l’autre qui va vers l’accomplissement de l’acte. On ne peut pas dire, en revanche, qu’il y a deux désirs : la deuxième tendance n’est justement pas un désir. Et, il faut ajouter, cette deuxième tendance est à l’œuvre non seulement dans le désir mais dans tout acte intentionnel dans la mesure où tout acte intentionnel est un faire de ce type qui tend vers son propre accomplissement.
34Doit-on alors conclure que toute intention présuppose deux types de tendances, une qui va vers l’objet visé et une autre responsable de son propre accomplissement en tant qu’acte ? En quoi consiste alors la distinction entre ces deux types de tendance ? Dans l’Appendice XVI Husserl essaie d’expliquer cette différence par une double attitude possible du moi qui réalise l’acte : une attitude actuelle qui est entièrement concentrée dans la visée de l’objet, dans la tendance proprement intentionnelle, et une attitude non actuelle (doit-on dire passive ?) dont relève l’autre tendance. Ainsi, les actes se divisent, eux aussi en actes « egocentriques », dans lequel le moi est concentré, attentif, dans lesquels, selon l’expression de Husserl, « il vit » actuellement, et des actes d’arrière-plan qui passent inaperçus quoiqu’ils soient, eux aussi, des vécus.21 La tendance serait alors un acte actuel devenu inactuel du fait que l’attention du moi s’est tournée vers un autre acte.
35Cette description ne peut pas cependant nous satisfaire. Premièrement, cela signifie qu’à tout moment l’acte actuel peut permuter avec l’acte inactuel. Si on lit maintenant les deux types de tendance dans ces termes, cela veut dire que nous pouvons, à chaque instant, détourner notre attention de l’objet désiré pour viser ce désir lui-même. Certes, on peut le faire à l’aide de la réflexion. Il nous est cependant impossible de saisir dans la réflexion le passage d’un moment à l’autre de l’acte, la dynamique qui lui est propre et dont relevait le deuxième type de tendance. La réflexion met à plat cette dynamique, elle traite l’acte comme un objet, comme quelque chose d’immobile et inchangeant. Elle ne peut pas capturer la production de l’acte lui-même. Ce qui nous fait penser qu’en réalité cette dynamique n’est pas, elle-même, quelque chose d’intentionnel, comme si chaque moment de l’acte était visé par le moment précédent. De même que, si on vise le Wortlaut dans un acte intuitif, en tant qu’objet sensible, on perd sa dimension de signification, on perd justement la Hinweistendenz qui part de lui, de même si on vise un moment du désir pour lui-même on perd le désir tout entier et sa tendance vers l’objet désiré.
36Enfin, une autre difficulté tient justement à la différence entre un moi actuel et un moi inactuel. Dans le cas du désir, le moi actuel « vit » dans la tendance proprement intentionnelle vers l’objet désiré. Mais il vit aussi dans la réalisation du désir en tant qu’acte. Peut-on dire alors qu’il est simplement inactuel et que la tendance qui le pousse à réaliser le désir, c’est en réalité une tendance du moi à devenir actuel, à aboutir à la visée d’objet ? La réponse de Husserl sera négative :
On ne peut pas dire « une stimulation (Reiz) pour le moi à devenir actuel », car il ne le devient pas. Il est actuel, c’est-à-dire il effectue, il est actuel en tant qu’il est dans le mode du faire ; comme tout vécu d’arrière-plan fait appel à l’ego actuel, celui-ci est déterminé d’une certaine manière dans chacun de ces vécus, ceux-ci appartiennent tous dans son horizon d’actualité.22
37Voici donc les limites de la possibilité d’expliquer en termes d’intentionnalité le concept de Tendenz. Le moi qui vit actuellement dans un acte peut se détourner de cet acte. L’acte devient inactuel, mais il garde la même structure, ce qui veut dire qu’à chaque instant il peut redevenir actuel. De même que les côtés invisibles d’un objet sont co-visés dans la perception de l’objet, quoiqu’ils ne soient pas donnés de manière actuelle, de même tous les actes qui ne sont pas effectivement vécus, mais qui se relient à des vécus actuels, restent dans l’horizon d’attention du moi, restent, pour ainsi dire, co-visés par la perception interne. L’inactuel n’est pour le moi que la limite de l’actuel : ce qui a un degré d’actualité moindre. En revanche, la tendance au sens qui nous intéresse ici, la tendance qui est responsable de tous ces changements d’attention, qui rend compte de la réalisation effective de ces vécus, ne peut pas elle-même devenir actuelle, elle ne peut pas être vécue sans que l’on passe aussitôt soit à l’acte vers lequel elle pousse, cas dans lequel elle est satisfaite, soit à l’acte d’où on est parti, cas dans lequel elle reste insatisfaite. La tendance elle-même reste donc radicalement inactuelle, on ne peut pas y vivre, y demeurer et on ne peut pas y réfléchir.
38La fin de l’Appendice XVI montre, rien que par son style, les difficultés soulevées par la tentative de définir pour elle-même cette tendance et de décider s’il s’agit là ou non d’une forme d’intentionnalité.23 Si, dans le passage d’une phase à l’autre de l’acte, il s’agit d’une forme d’intentionnalité, alors c’est une intentionnalité qui ne peut pas être vécue pour elle-même. C’est sur ce point que Husserl fait l’impasse : comment est-il possible que quelque chose soit à la fois vécu et impossible à vivre de manière actuelle ? On ne peut pas s’arrêter, poser le regard sur la tendance, la décomposer : elle disparaît aussitôt. Ou bien elle est satisfaite et nous sommes déjà dans l’acte suivant, ou bien elle ne l’est pas et nous sommes dans l’acte fondateur, avec en plus un sentiment d’insatisfaction, d’échec. Nous ne sommes cependant jamais dans la tendance même.
39C’est là quelque chose que Husserl ne parvient pas à accepter : comment est-il possible que cette tendance fasse partie de la vie du moi sans pour autant pouvoir être ressaisie par la réflexion ? Comment une partie de la conscience peut-elle échapper à l’examen de cette conscience même ? C’est le problème du point aveugle de la vie intentionnelle, du moment où elle se réalise effectivement, et où, dans cette réalisation, elle s’échappe, c’est, pour parler comme Michel Henry, la distinction entre le phénomène et son apparaître même24 qui pose un problème radical pour Husserl, dont les textes ultérieurs sur les Synthèses passives témoignent bien.25
40La tendance est un vécu, mais ce n’est pas un acte intentionnel. On comprend ainsi que c’est pour une bonne raison que Husserl se sert de ce concept de tendance (Tendenz) sans pouvoir le définir clairement, sans pouvoir la décrire. Bien qu’il y ait, semble-t-il, de telles Tendenzen partout où il y a des vécus intentionnels, la description phénoménologique échoue dans sa tentative de « mettre le doigt dessus ». Ce texte du début 1914 témoigne de cet échec de la description. Saisir la Tendenz pour elle-même semble une tâche impossible, car celle-ci est simplement le passage du moment où il n’y a pas effectivement d’acte à celui où l’acte se réalise effectivement, c’est-à-dire, dans les termes des Recherches logiques, de la mise en place de la Repräsentation à la visée de l’objet intentionnel transcendant. La tendance (Tendenz) n’est donc qu’une pure dynamique sans autre détermination qui puisse s’offrir à l’analyse. On peut montrer comment les actes forment des synthèses de fondation ou de remplissement. Ce que l’on ne peut pas montrer, c’est quelle est la force qui déclenche ces synthèses, une force qui n’est pas cependant notre volonté, c’est-à-dire une forme d’intentionnalité, mais que nous subissons, nous ressentons, à la manière d’un affect.
41Cette analyse de la dynamique intentionnelle nous amène donc à une conclusion paradoxale : le moteur de l’intentionnalité, ce qui fait qu’elle est une forme de vie dynamique qui s’oriente vers un but, l’objet visé, est quelque chose de non-intentionnel et donc quelque chose qui ne relève pas de notre volonté explicite. Notre activité intentionnelle n’est ainsi possible que du fait d’une passivité de principe face à cette force qui nous pousse toujours en avant, qui nous fait passer d’un acte à l’autre, et que Husserl appelle déjà en 1893, puis en 1908 et en 1913 tendance (Tendenz).
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Maria Gyemant
Université de Liège