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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
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Émotion et réalité chez Sartre: Remarques à propos d’une anthropologie philosophique originale
1L’Esquisse d’une théorie des émotions est traduite en anglais une première fois en 19481. Elle le sera une seconde fois en 1962. Ces traductions ont suscité de nombreux comptes rendus et ont donné lieu depuis lors à de nombreuses lectures du petit livre de Sartre, alors que l’ouvrage a longtemps été négligé par les travaux de langue française2. En 1950, deux articles de grande qualité scellent cet intérêt anglo-saxon pour l’œuvre de Sartre en général, et pour l’Esquisse d’une théorie des émotions en particulier, dans cette période d’immédiat après-guerre. Le premier est écrit par Günther Stern, le second par Frederik Jacobus Johannes Buytendijk3. Ils adressent des questions fondamentales au livre de Sartre, à propos du rapport de l’émotion à la réalité d’une part, du rapport de l’émotion au langage de l’autre. L’émotion chez Sartre semble en effet se définir comme une façon de fuir la réalité, devenue trop difficile. C’est ce que semble indiquer la définition de l’émotion comme conscience magique. L’émotion serait ainsi, pour Sartre, la manière dont la conscience tenue en échec, mise en impasse, prétend agir directement, sans médiation, sur le monde.
2Dans le cadre de cet article, je me limiterai à une discussion du premier article, qui adressait déjà, sans que les commentaires suivants aient pu égaler son acuité, les questions fondamentales. Dans un premier temps, je rappellerai de façon détaillée les critiques que Stern adresse à Sartre, à tort me semble-t-il, mais en identifiant bien une partie du contexte dans lequel Sartre inscrit son travail4. Dans un temps second, je formulerai l’hypothèse que la théorie sartrienne des émotions est une pièce d’une théorie de l’action originale, dans une articulation que Stern, malgré ses éloges, reproche précisément à Sartre d’avoir manquée.
1. La critique de Günther Stern
3Stern crédite Sartre d’avoir défini l’émotion autrement que comme un désordre, en particulier autrement que comme un désordre corporel. Contrairement à ces « explications physiologiques », Sartre soutient que les émotions sont des « conduites signifiantes » (meaningful performances), « mobilisées par l’homme dans certaines situations, en fonction de buts définis » (mobilized by man in certain situations, for definite purposes) — ce qui signifie que « d’une certaine manière, elles sont libres » (in a way, they are free)5. Cependant, Stern regrette que cette « réhabilitation6 » de l’émotion bute sur le dualisme du pragmatique et du magique et en annule pour ainsi dire la percée. À lire Sartre en première intention, l’émotion est en effet présentée par lui comme la façon dont la conscience se transforme et transforme son rapport au monde, se fait conscience émotive, lorsque le monde empêche la poursuite de la fin qu’elle s’était posée. Aussi l’émotion est-elle décrite comme une conduite « qui n’est pas effective » ou encore comme une « conduite d’évasion »7. Stern suppose que le philosophe français a puisé cette catégorie du magique dans diverses traditions anthropologiques, chez Frazer, chez Lévy-Bruhl ou chez Cassirer, et tire la conséquence que Sartre sépare radicalement l’émotion du registre de l’action. Il s’étonne d’ailleurs, dans une autre note, que la définition de la magie comme « action à distance, sans intermédiaire », comme si mon désir faisait la réalité, néglige l’aspect technique des pratiques magiques8. De là il conclut que les émotions pour Sartre ne sont rien d’autre que des conduites « futiles » (futile) et que « leur véritable sens » (their very meaning) est l’« auto-illusionnement » (self delusion) de la conscience9. En son fond, l’émotion comme conscience magique serait ainsi une façon pour la conscience de s’illusionner sur ses capacités, et du coup d’entretenir voire d’approfondir l’impuissance qui présidait à son apparition.
4Stern ne fait cependant pas porter la raison principale de ce qui lui apparaît comme une limitation importante du geste original de Sartre sur l’évolutionnisme ou sur la pente évolutionniste qu’on pourrait retrouver dans différentes traditions anthropologiques, anglaise, française ou allemande, ou dans l’interprétation qu’en donne Sartre. Il considère, de façon intéressante, que cette reprise d’un certain vocabulaire anthropologique est le symptôme de tout autre chose. Il estime que la théorie sartrienne des émotions est affectée par la lecture récente de Heidegger par Sartre. En 1938, en effet, on le sait, Henri Corbin a traduit une seconde fois « Was ist Metaphysik ? » et proposé une première traduction française de certains extraits de Sein und Zeit10. L’introduction de l’Esquisse d’une théorie des émotions montre par ailleurs que Sartre a aussi lu l’original allemand de l’ontologie phénoménologique heideggerienne, puisqu’il donne de brèves traductions de passages absents de la traduction Corbin. À propos de la relation de Sartre à Heidegger, Stern parle d’une « parenté historique immédiate » (immediate historical parentage) et affirme, non sans quelque raison, que l’œuvre de Sartre aurait été « impensable » (unthinkable) sans celle de Heidegger11. Quel est le problème qui affecte l’Esquisse d’une théorie des émotions, selon Stern ? Que Sartre ait transformé en une dualité intentionnelle — il y a deux grandes formes de rapport au monde, l’une est pragmatique, l’autre est émotionnelle ; la première est rationnelle, la seconde est magique —, ce qui n’est qu’une faiblesse, qu’une « faille12 » (fissure), ou une contradiction de la philosophie de Heidegger, à laquelle Stern reproche d’avoir elle-même puisé à des sources diverses et largement incompatibles13.
5La critique vaudrait tout particulièrement pour les concepts de « monde ustensile » (Zeugwelt) et de « disposition affective » (Stimmung), issus pour le premier de la tradition pragmatiste, sinon du matérialisme historique, pour le second des philosophies de la vie, qui privilégient les profondeurs irrationnelles de celle-ci contre le rationalisme. Le « système » heideggerien oscillerait entre ces deux conceptions du rapport au monde du Dasein. Stern rappelle l’exemple de l’ennui, dont Heidegger affirme qu’il confronte le Dasein à un monde qui n’est plus un « complexe ustensile14 » (Zeug-Zusammenhang). Selon Stern, Sartre prend « l’exception au sérieux » (takes the exception seriously) et en fait, pourrait-on dire, la « marque de fabrique » (blueprint) de sa phénoménologie des émotions — « The fissure in Heidegger’s system becomes the blueprint of Sartre’s thesis ». Le monde de l’émotion est un monde spécifique (something sui generis), où le Dasein (la conscience, chez Sartre) n’a plus affaire à la réalité ustensile, à un « monde d’outils » (context of tools)15. Sartre « résoudrait » ainsi la contradiction interne à la description heideggerienne de l’être-au-monde en distinguant deux modes d’être dans le monde, et même « deux Dasein avec deux mondes spécifiques16 » (two « Daseins » with two specific « worlds »).
6Mais quelles sont les conséquences, selon Stern, de cette dualisation essentielle de ce qui, chez Heidegger, est en tout cas accidentel, sinon contradictoire ? Cela induit d’abord une contradiction au sein du projet sartrien. Sartre semble considérer que le comportement normal de l’homme est un comportement pragmatique et rationnel, que l’émotion du coup ne peut être rangée que du côté de l’anormalité. Sartre défendrait donc, en sous-main, une forme sévère de rationalisme, alors même qu’il veut limiter les prétentions de ce rationalisme en considérant l’émotion comme un mode spécifique du rapport de la conscience au monde. Selon Stern, une critique de la théorie sartrienne des émotions doit commencer par une critique de ce que Sartre entend par « normalité »17. Cela revient à s’interroger sur ce que Sartre considère comme normal et à considérer cette normalité comme une attitude dérivée, comme une certaine abstraction de l’expérience, possible dans certaines conditions. Cela revient donc à interroger les conditions de possibilité de ce qui est (ou serait) jusque-là tenu pour donné : « How is soberness and rationality possible ?18 » Telle est, pour Stern, la bonne question à poser. Selon lui, en effet, les traits que Sartre prête au monde magique de l’émotion ne sont rien d’autre que les caractéristiques, isolées et rationalisées, exacerbées, du monde quotidien, de l’expérience ordinaire (everyday world)19. Il n’y a pas de monde de l’émotion, pourrait-on dire, non pas parce qu’un monde au sens propre doit être parfaitement rationnel, mais précisément, à l’inverse, parce que le monde dans lequel nous vivons et agissons est toujours « pré-constitué20 » (pre-constituted) par un fond émotionnel. Aussi les expériences émotionnelles extrêmes que Sartre décrit (sur le modèle de l’angoisse heideggerienne), ces expériences « extrêmes et pathologiques » (extreme and pathological emotional events), témoignent seulement du fait que la condition normale (normal condition) de l’homme est une « condition affective » (mood condition)21.
7Stern met donc en évidence (emphasizing)22 ce qu’il appelle la « normalité de l’être-dans-le-monde émotionnel23 » (normalcy of emotional « in der Welt sein »). Il y voit deux motifs d’insistance. J’ai déjà annoncé le premier. Il concerne la distinction posée par Sartre entre « conscience pragmatique » et « conscience émotionnelle-magique ». Cette distinction semble impliquer que l’émotion n’a aucun rapport que ce soit avec l’action, dans la mesure où Sartre présente l’émotion comme une conduite ineffective. Stern fait remarquer qu’il y a de bonnes raisons de penser que l’émotion s’articule, de plusieurs façons d’ailleurs, avec l’action. Certes, comme Sartre le soutient, l’émotion est une transformation du monde, mais il ne s’agit pas de la constitution d’un monde magique, consécutive à l’impossibilité d’agir. Il faut renverser les choses. Agir suppose de se mettre dans un certain rapport émotionnel à l’égard du monde : « True, emotion changes the aspect of the world; yet, this aspect-transformation is a positive step taken in order to handle the world successfully: Emotions are motors of real action24. » Les émotions sont les vrais moteurs de l’action. Qu’est-ce que Stern veut dire précisément ? Pour le dire brièvement, l’émotion peut être 1) la « survivance d’une action passée » (a remnant of an action) ; 2) la préparation (a preparatory step) d’une action ou sa potentialisation ; 3) une modalité de régulation de l’action (control of action)25.
8La première relation est celle que défend Darwin, dont Stern s’étonne de ne pas trouver de référence dans l’Esquisse d’une théorie des émotions. L’émotion est alors une survivance d’un comportement qui fut autrefois efficace. Aussi peut-on simplement parler d’un comportement qui « n’est plus » efficace (is not effective … any longer). Stern admet que Darwin a ainsi souligné l’articulation de l’action et de l’émotion négativement (in a negative way)26. L’émotion ici remplace l’action, dans la mesure où soit il ne servirait plus à rien aujourd’hui d’accomplir cette action, soit cette action serait devenue inadaptée aux conditions actuelles.
9On peut toutefois retourner cette relation et la considérer sur le mode, non pas du « ne plus » (no more), mais du « pas encore » (not yet)27. Stern envisage alors, dans un premier temps, l’émotion comme une préparation de l’action. C’est l’exemple de la danse du guerrier qui se prépare à faire la guerre. Mais cette préparation ne doit pas nécessairement précéder immédiatement l’action. L’émotion pointe la nécessité, pour celui qui veut agir, de se tenir prêt à agir si les circonstances le demandent (put in order to start action in case it should prove necessary) ; l’émotion est, dans ce cas, une « action potentielle » (potential action), mieux la potentialisation d’une action, d’une action qu’il s’agit de tenir en tant que potentialité28.
10Stern envisage enfin une troisième raison d’articuler l’émotion à l’action, quand bien même elle se présente comme la négation d’une action. Contrairement à l’idée reçue en effet, l’émotion n’est pas ce qu’il faut contrôler, l’émotion est une modalité de régulation de l’action, une de ses modulations ou de ses modifications. Stern n’hésite pas à y voir le « premier niveau de la moralité » (first stage of morality), du fait que l’émotion désigne ici une capacité de « maîtrise de soi » (self control), la possibilité de renoncer à une possibilité qui m’est offerte29. Ainsi est-il bien que la colère puisse rester colère, sans jamais déboucher sur une conduite d’agression physique : « Anger often remains just anger; yet such anger is the positive result of an act of stalling the attack30. » De même, il apparaît heureux qu’un homme puisse se contenter de crier son désaccord plutôt qu’il ne tue celui qui a causé son énervement ou sa déception, ou quelqu’un qui incarne le monde qui s’est radicalement opposé à ses intentions.
11De l’ensemble des réflexions qui précèdent, auxquelles il est difficile de ne pas souscrire largement, Stern conclut qu’il est inadéquat et faux de considérer l’émotion comme une action futile qui projette l’homme dans un monde magique. Dans la mesure où l’émotion est aussi une forme de maîtrise de soi, c’est-à-dire aussi une forme de combat (battles)31 avec soi-même, il ne convient pas de la décrire comme « fuite » (flight) ou comme court-circuit (short-circuit-solution) de l’action32. Dans la foulée, Stern ajoute une dernière raison pour laquelle Sartre a tort d’insister à ce point sur la « futilité des émotions33 » (futility of emotions) : son dualisme l’a également empêché de prendre en compte la signification sociale des émotions. Comme certaines remarques précédentes l’ont déjà suggéré, les émotions ont une dimension sociale, dans la mesure où elles nous permettent de traiter les conflits interindividuels ou sociaux sur un autre mode que celui de la violence : « It is, of course, very “practical” for the success of social life, that man confines himself to being just angry instead of resorting to violence34. » Plus généralement, que veut dire Stern lorsqu’il écrit que Sartre aurait dû élaborer une sociologie des émotions ? En réalité, Stern regrette que Sartre ait négligé le fait que les émotions sont « visibles » (visible) et « faites pour être visibles » (mean to be visible)35. Autrement dit, les émotions sont fondamentalement des façons de s’exprimer, des formes d’expression et il n’est pas possible de les décrire correctement, dans leur efficace, si on n’étudie pas la façon dont ces émotions exprimées sont destinées à autrui et reçues par lui. Stern prend l’exemple de ce qu’on pourrait appeler un ping-pong ou un échange d’émotions (tennis matches of emotions)36, où les émotions d’un des protagonistes et leurs variations n’ont de sens qu’à être prises en charge émotionnellement par l’autre protagoniste37.
12L’exemple de l’échange émotionnel permet de prendre en compte le dernier questionnement critique que Stern adresse à Sartre. Cet exemple attire l’attention sur la possibilité qu’ont les émotions de se transformer, et non seulement d’être une transformation magique du monde. Ce qui est visé, c’est la possibilité pour l’émotion de s’inscrire dans un certaine durée — encore une fois contre l’idée ou en complément de la conception de l’émotion comme raccourci ou court-circuit de l’ensemble instrumental —, ce qui signifie aussi d’inscrire son efficacité dans et par la durée. En première lecture, la question de la temporalité ne semble guère abordée par Sartre dans l’Esquisse. Il en est bien question toutefois dans l’émotion de joie, dont Stern relève la présente étonnante dans le petit ouvrage de Sartre, à côté des émotions « négatives » que sont la colère, la tristesse ou la peur :
We have, of course, to admit that, at least once, Sartre has analyzed joy: the joy of the lover after he has heard the « Yes ». Convincingly Sartre explains that, in real life, man is never allowed to enjoy or have in one moment the totality of what this « Yes » implies; that, on account of life’s temporal extension, the whole is torn to pieces, that thus, in a way, man is cheated out of the « whole »38.
13La joie apparaît en effet comme une émotion « positive », dont la description assume une dimension explicitement temporelle. La joie que j’éprouve sur le quai de la gare avant de retrouver une amante ou un ami est une façon pour moi de me rapporter absolument, sur le mode de l’anticipation, au plaisir que j’aurai à retrouver cet ami ou cette amante. Je l’anticipe absolument, sans avoir à m’affronter au plaisir délicat que représentera la rencontre effective de la personne aimée, même si c’est précisément cette difficulté qui en fait le prix ; sans devoir tenir compte — au moins cette perspective est-elle suspendue pendant un temps — du risque que cela se passe mal, que les choses ne soient plus comme elles étaient entre nous. Ainsi la danse de l’amoureux que je fais sur le quai de la gare est-elle une conduite incantatoire, une possession magique, qui provisoirement m’évite d’avoir à prendre en charge les mille détails qu’une telle relation implique, tous les ajustements auxquels je vais devoir me prêter.
14Sartre semble ainsi répondre « par anticipation » à l’objection que Stern lui oppose à partir de l’exemple du mépris (scorn)39. Le mépris ne semble en effet pas pouvoir être compris comme une réaction face à un monde trop difficile. Stern montre que le plaisir de la personne méprisante est de jouer avec sa victime (pleasure of playing with the victim)40. Prendre le plus de plaisir demande de ne pas détruire cette victime d’un coup, mais lentement, petit à petit, en lui laissant croire par moments qu’elle a échappé à ce supplice lent. Pour être pleinement efficace, le mépris ne doit pas « réussir trop bien41 » (succeed too well). Le succès total, la mort de l’autre, produirait un plaisir moindre, sinon la fin du plaisir qu’on a de distiller son mépris à doses réglées. C’est en indiquant le sens précis qu’il faut donner à l’émotion de joie dans l’Esquisse d’une théorie des émotions que, dans la seconde partie de l’article, je pourrai répondre à cette contre-description d’une émotion par Stern.
15Je conclus cette première partie en revenant au reproche principal adressé par Stern à l’entreprise originale de Sartre, d’avoir trop accordé à Heidegger dans cet ouvrage. En effet, Stern considère que la définition de l’émotion par Sartre, qui la met en présence du monde en totalité, au point où cette totalité est sur le point de se défaire, est, d’une part, dépendante de la philosophie de Heidegger (the concrete application of an Heideggerian thesis)42, en particulier de Qu’est-ce que la métaphysique ? pour préciser le propos de Stern, et que, d’autre part, elle étend à toutes les émotions ce qui ne vaut que pour la joie et éventuellement pour quelques autres émotions. Ou, pour le dire dans l’ordre inversé, la joie n’est qu’une « exception43 » (exception) et pas un exemple, et une exception prise dans les difficultés inhérentes à la philosophie heideggerienne, notamment à la prétention du Dasein d’échapper à la temporalité (et du même coup à l’action située et responsable dans le monde). La critique de départ se complique donc d’un argument complémentaire. Pour définir la spécificité de la conscience émotionnelle, Sartre s’est non seulement appuyé sur une contradiction de Heidegger ; il a aussi généralisé indûment une définition particulière d’une disposition affective, correspondant de surcroît à un point discutable ou contestable (questionable)44 de la philosophie heideggerienne, la crainte qu’a le Dasein de ne pas être authentique, de « se manquer comme totalité45 » (afraid to miss its wholeness).
2. Une réponse sartrienne
16Après avoir exposé les motifs de la critique de Stern, intelligente et extrêmement cohérente, il est temps de passer au second volet de cet article. Je rappellerai d’abord le sens général des critiques adressées à l’Esquisse d’une théorie des émotions, dont Stern offre une version raffinée. J’identifierai ensuite, plus précisément, le lieu où se joue l’interprétation du livre : le sens qu’il faut donner à la magie dans la détermination de l’émotion comme conscience magique. Plutôt que d’insister sur l’importance de la phénoménologie heideggerienne pour le propos de Sartre, je mettrai en évidence l’inscription de l’Esquisse dans le champ d’une préoccupation anthropologique pour laquelle Marcel Mauss a fait des propositions théoriques majeures, accompagnées de certains développements thématiques concrets. L’objectif de cette seconde partie est de démontrer que l’émotion chez Sartre est une pièce essentielle d’une théorie de l’action s’inscrivant dans une anthropologie originale.
17Il est tentant et fréquent de considérer que, selon la théorie sartrienne des émotions, la conscience qui s’émeut est une conscience qui cherche à échapper à sa situation, dans la mesure où l’Esquisse d’une théorie des émotions distingue conscience pragmatique du monde, qui réalise l’action projetée en s’appuyant sur un complexe d’outils qui sont autant de moyens à sa réalisation, et une conscience émotive qui, voyant son action bloquée, confrontée à un monde trop difficile, veut continuer à agir, non plus par des processus déterminés, mais par la magie. Dans ce second cas, la conscience se paierait ainsi d’émotions, comme on se paie de mots, se vivant comme capable de prolonger son entreprise, indépendamment de la réalité du monde et de la résistance des choses, se vivant donc comme tout-puissante, alors même que cette croyance ne fait qu’enfoncer cette conscience émue dans l’impuissance. L’émotion serait donc une conduite de mauvaise foi par laquelle une conscience surmonterait imaginairement son impuissance. L’opérateur de cette interprétation du texte est la définition, largement répandue, de la magie comme « croyance en la toute-puissance de la pensée ». C’est notamment le sens que lui donne Freud dans Totem et Tabou dans sa conception de l’animisme. S’agissant de la philosophie sartrienne, le point vise le cœur de sa philosophie, sa conception de la liberté comme liberté « absolue », trop souvent assimilée à la reconduction de la conscience comme conscience souveraine.
18Je soutiens, à l’inverse, que la théorie sartrienne des émotions est une théorie conséquente de l’action, fondée sur une théorie du corps (le « sérieux46 » de l’émotion), qui prend en compte la précarité ou la vulnérabilité de notre ouverture au monde et de notre relation à autrui. Selon cette seconde lecture de l’Esquisse, l’émotion n’exprime pas la pure impuissance de la conscience et la capacité de celle-ci à s’y enfoncer. Elle manifeste la puissance de la conscience, en tant que cette puissance est toujours finie — c’est cela qui se manifeste pré-réflexivement, sur le monde, lorsque le monde se manifeste à la conscience comme difficile. Cela signifie que les émotions chez Sartre ne sont pas autant de dénégations du monde, elles ne sont pas autant de manières de chercher à échapper aux contraintes du monde ; elle désigne, au contraire, la manière dont nous « faisons avec » ces contraintes. La conscience n’est pas une conscience indifférente au monde où elle est située ; elle est, au contraire, ce par quoi la conscience tient à son action, « ne lâche pas le morceau », quitte à s’enfoncer dans ce qui empêche cette action47. Ou, pour le dire encore autrement, la théorie sartrienne de l’émotion n’a pas pour objet de décrire les émotions dites négatives, la peur ou la tristesse ; l’émotion est l’expérience que la conscience fait de sa négativité en situation, en tant qu’elle a à assumer son projet sans qu’elle puisse jamais coïncider avec elle-même, c’est-à-dire sans jamais être assurée ni de la réussite de son action ni de son être-au-monde. Tel est le sens de l’authenticité chez Sartre. Et tel est le sens précis de la joie au sens sartrien. Contrairement à ce qu’avance Stern, la joie pour Sartre, si elle est bien rapport au monde dans sa totalité, n’a pas pour sens de procurer à la conscience une possession pleine et entière d’elle-même, elle n’est pas l’épreuve heureuse d’une sereine coïncidence de soi avec soi — ou l’anticipation d’une telle situation. La joie est l’épreuve radicale de la finitude de la conscience, vivant, dans la réussite même de telle ou telle action, sa condition temporelle et l’exigence actuelle et future que représente sa continuation.
19Afin d’étayer cette interprétation, diamétralement opposée à la première, il convient de préciser la façon dont j’aborde l’ouvrage de Sartre. Fondamentalement, selon moi, l’Esquisse d’une théorie des émotions n’est pas une psychologie, bien que l’ouvrage se présente comme une « expérience de psychologie phénoménologique48 ». L’émotion chez Sartre est une dimension de la psyché qu’il faut considérer comme un élément-clé d’un projet anthropologique :
Je suis […] d’abord un être qui comprend plus ou moins obscurément sa réalité d’homme, ce qui signifie que je me fais homme en me comprenant comme tel. Je puis donc m’interroger et, sur les bases de cette interrogation, mener à bien une analyse de la « réalité-humaine », qui pourra servir de fondement à une anthropologie. Ici non plus, naturellement, il ne s’agit pas d’introspection, d’abord parce que l’introspection ne rencontre que le fait, ensuite parce que ma compréhension de la réalité humaine est obscure et inauthentique. Elle doit être explicitée et redressée. En tout cas l’herméneutique de l’existence va pouvoir fonder une anthropologie et cette anthropologie servira de base à toute psychologie. Nous sommes donc dans la situation inverse de celle des psychologues puisque nous partons de cette totalité synthétique qu’est l’homme et que nous établissons l’essence d’homme avant de débuter en psychologie49.
20Il ne s’agit pas pour Sartre de proposer une variante de l’intentionnalité husserlienne, valable pour les émotions, ainsi appliquée à une certaine faculté naturelle de l’esprit. L’introduction, que je viens de citer, comme la conclusion du livre sont à cet égard explicites : son ambition est de décrire l’émotion à partir de « cette totalité synthétique qu’est l’homme », de considérer l’émotion comme l’expression de « la totalité des rapports de la réalité-humaine au monde » ou encore « de la totalité synthétique humaine dans son intégrité50 ». Bien entendu, ces passages sont marqués par une lecture récente de Heidegger. Mais cette préoccupation pour le « tout de l’homme », telle qu’elle s’exprime dans les mêmes passages, renvoie aussi, je l’ai annoncé, de façon tout à fait fondamentale à la méthode anthropologique de Marcel Mauss, telle qu’il l’a d’abord présentée dans son article de 1924 sur les « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie ». Mauss y considère la sociologie et la psychologie humaine comme les deux branches de « cette partie de la biologie qu’est l’anthropologie, c’est-à-dire, le total des sciences qui considèrent l’homme comme être vivant, conscient et sociable51 ». Dans cet article, il dégage une série de questions qui renvoient à autant de « phénomènes de totalité » exigeant la collaboration de la psychologie et la sociologie. Cela a, continue Mauss, des conséquences majeures sur l’objet des recherches psychologiques — je rappelle qu’il s’agit d’abord d’une communication devant la Société de psychologie : il ne s’agit pas, affirme l’anthropologue, d’étudier telle ou telle faculté humaine, l’imagination ou l’émotion par exemple, mais de se consacrer à « l’étude de l’homme complet », à l’étude de « l’homme total », c’est-à-dire d’étudier des phénomènes qui mettent en jeu « tout [le] corps et toute [l’]âme à la fois52 ».
21Mauss a mis en œuvre cette méthode dans plusieurs études particulières, dans son article sur l’« Effet physique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité » ou dans son texte-programme sur « Les techniques du corps ». Dans cet article très célèbre, Mauss, qui a observé la grande variété de ces techniques en fonction des sociétés, des âges de la vie ou des sexes, soutient de façon très forte qu’il y a en effet des techniques du corps, qu’il n’y a « peut-être pas de “façon naturelle” chez l’[homme] adulte53 », dans la mesure où les façons du corps sont le fruit d’une certaine éducation en vue d’un certain « rendement54 », d’une certaine efficacité. Je fais l’hypothèse que Sartre a élaboré sa théorie de l’émotion dans une discussion serrée de Mauss et qu’il faut dès lors considérer l’émotion ainsi étudiée comme une technique du corps, dans un sens que je chercherai ici d’abord à éclairer à partir des propositions de Mauss, avant de marquer la différence entre les conceptions maussienne et sartrienne.
22Si on se rappelle la critique de Stern, l’idée que l’Esquisse fait signe vers une théorie de l’action passe d’abord par un brouillage du dualisme technique-magique. Sartre le dit explicitement : la conscience émotive agit sur le monde par la seule partie du monde qui reste encore à sa disposition, sur la seule partie du monde sur laquelle elle peut encore agir, son propre corps. À suivre l’hypothèse défendue ici, celle de l’inscription dans le cadre de l’anthropologie française, en particulier maussienne, il convient de faire un pas de plus et de relever le geste synthétique que Sartre opère par rapport à Mauss. Il ne s’agit pas seulement d’une inspiration méthodologique confortée par une étude concrète. En fait, il s’agit d’une opération double qui repose sur l’articulation des deux élargissements que Mauss propose du concept de technique définie généralement comme « acte traditionnel efficace ».
23D’un côté, Mauss met en évidence des formes d’efficacité symbolique — c’est cela que suggère le rapprochement de la magie et de la technique, quand Mauss définit la magie comme un « art de faire » ou comme « le domaine de la production pure, ex nihilo55 ». C’est en ce sens qu’il faut entendre le sens de la magie dans le livre de Sartre, inscrite dans le registre pratique, dans le registre de l’action. La magie n’est pas une affaire théorique, mais bien pratique. Du même coup, elle n’est donc pas cette forme subtile d’impuissance qu’est la « croyance dans la toute-puissance de la pensée ». Comme le dit d’ailleurs Freud lui-même dans Totem et Tabou, s’inspirant provisoirement de Mauss, la magie n’est pas le fruit d’une « curiosité spéculative », mais d’un « besoin pratique » : le besoin de « soumettre le monde », c’est-à-dire de « dominer les hommes, les animaux et les choses »56.
24De l’autre côté, Mauss souligne qu’il y a des techniques sans instruments — ce sont précisément les techniques du corps : « Avant les techniques à instruments, il y a l’ensemble des techniques du corps. » Cela signifie que « Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique de l’homme, c’est son corps57. » À mon estime, je le disais, cette création conceptuelle concerne de façon décisive l’Esquisse d’une théorie des émotions. Dans sa dernière partie, il est en effet question de deux formes d’être-dans-le-monde. Le monde peut apparaître à la conscience comme un complexe ustensile ; il peut aussi lui apparaître comme une « totalité non-ustensile »58. C’est, selon l’exemple de Sartre, la peur que j’éprouve lorsque je vois surgir tel visage d’un homme derrière une vitre :
Mais le monde peut aussi lui apparaître comme une totalité non-ustensile, c’est-à-dire modifiable sans intermédiaire et par grandes masses. En ce cas les classes du monde agiront immédiatement sur la conscience, elles lui sont présentes sans distance (par exemple ce visage qui nous fait peur à travers la vitre, il agit sur nous sans ustensiles, il n’est pas besoin qu’une fenêtre s’ouvre, qu’un homme saute dans la chambre, marche sur le plancher). Et réciproquement, la conscience vise à combattre ces dangers ou à modifier ces objets sans distance et sans ustensiles par des modifications absolues et massives du monde. C’est aspect du monde est entièrement cohérent, c’est le monde magique59.
25On identifie ici la deuxième opération de Sartre par rapport à Mauss, qui me permet finalement d’affronter la critique majeure que Stern adresse à Sartre. En réalité, dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, Sartre ne défend pas un dualisme de l’action et de l’émotion ; il pose pour commencer une dualité entre action et émotion pour dégager, au terme de son texte, deux formes de magie. L’extrait précédent montre bien que la capacité de la conscience de se faire conscience émotive-magique, la magie individuelle pourrait-on dire, d’abord présentée dans le livre comme réaction face aux difficultés du monde, n’est qu’une façon pour la conscience d’essayer de tourner à son profit une magie « originelle » et « réelle »60 dans laquelle elle surgit d’abord. En ce second sens, la magie « régit les rapports interpsychiques des hommes en société et plus précisément notre perception d’autrui61. » Dans ces quelques remarques finales, une différence majeure entre Sartre et Mauss se fait jour. Contrairement à l’approche sociologique de Mauss, la société pour Sartre n’est pas une évidence, la société n’est pas un donné naturel — sa théorie du social est ainsi une théorie de l’intersubjectivité. Il y a, affirme Sartre, une « structure du monde qui est magique62 », parce que le monde dans lequel j’agis est toujours un monde humain, habité par d’autres hommes et hanté par leur liberté63. Il est par conséquent possible de répondre à certaines des objections majeures de Stern. L’objet de l’étude de Sartre n’est pas de décrire, par opposition à l’action, l’émotion comme conscience illusoire et action imaginaire. L’émotion chez Sartre est une conscience confrontée à un monde difficile, qui se fait magique, non pas en cherchant l’évasion, mais en mobilisant cela du monde qui reste à sa disposition, à savoir son propre corps, afin d’explorer l’efficacité symbolique des techniques qui restent à sa disposition, ses techniques corporelles, capables, dans des conditions à explorer chaque fois singulièrement, de mettre en question d’un coup les moyens, les médiations et les rapports qui organisent le monde, en en montrant en même temps les limites et les transformations possibles. Le dédoublement du concept de magie, opéré dans le contexte maussien, c’est-à-dire dans le cadre d’une réflexion sur la définition et l’extension des pratiques (socialement) efficaces, indique fortement la préoccupation de Sartre pour l’expression et la signification sociale des émotions.
26En guise de conclusion, et de mise en perspective, il reste à marquer, par un retour au premier sens de la magie, l’écart de Sartre par rapport à la sociologie de Mauss. Dans la perspective de Mauss, les techniques du corps sont l’objet d’un dressage social, du dressage que les hommes s’appliquent à eux-mêmes, et tout particulièrement à leurs enfants. Dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, l’articulation des notions d’émotion et d’action, de magie et de socialité marque un écart décisif qui renvoie Sartre vers un autre site de la philosophie française, celui ouvert par Bergson et qui incite à penser l’émotion comme création. Simplement, loin de confier cette création à quelques figures d’exception (Jésus, tel héros ou tel mystique, etc.), Sartre choisit dans l’Esquisse de nous confronter à l’expérience la plus quotidienne et à nous y faire éprouver, dans sa finitude, la puissance créatrice de la liberté64. Chez Sartre, il n’y a pas d’action effective sur le monde qui ne passe par une transformation de soi. Dans la perspective d’une anthropologie philosophique sartrienne, c’est certainement l’enseignement le plus vif de l’Esquisse d’une théorie des émotions.
Notes
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Université de Liège