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Howard Sankey

Chisholm, scepticisme et relativisme

(Volume 10 (2014) — Numéro 6: D'un point de vue intentionnel: Aspects et enjeux de la philosophie de Roderick Chisholm (Actes n°6))
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Annexes


1. Introduction

1Le but de cet article est de décrire brièvement la réponse que je propose au relativisme épistémique. Cette réponse se base sur le « particularisme » épistémique de Roderick Chisholm. Pour Chisholm, le particularisme sert à répondre au problème du critère qui était posé par le scepticisme pyrrhonien. À mon avis, l’argument fondamental en faveur du relativisme épistémique est un argument qui dérive du problème du critère. Je suggère donc que le particularisme de Chisholm peut être utilisé contre le relativisme épistémique. Mais par contraste avec Chisholm, la réponse que je propose est naturaliste et fiabiliste, sachant que Chisholm n’est ni naturaliste ni fiabiliste.

2Tout d’abord, je commence par caractériser le relativisme épistémique et par présenter un argument pour le relativisme épistémique qui est dérivé du problème du critère (section 2). Ensuite, je considère la réponse de Chisholm au problème du critère qui est le contexte dans lequel Chisholm propose son particularisme épistémique (section 3). Puis, je présente ma propre réponse au relativisme épistémique qui combine le particularisme de Chisholm avec une approche naturaliste et fiabiliste aux questions épistémiques (section 4). Pour conclure, je me limite à quelques petites remarques à propos du lien entre Chisholm et la réponse que je propose au relativisme épistémique (section 5).

2. Le scepticisme et le relativisme

3Il faut tout d’abord préciser ce qui est en cause ici. Dans cet article, je considère seulement le relativisme épistémique. Il y a plusieurs formes de relativisme parmi lesquelles il faut distinguer le relativisme épistémique. Par exemple, il y a le relativisme au sujet de la vérité, le relativisme ontologique et le relativisme conceptuel. Mais à présent, mes remarques ne concernent pas ces autres formes de relativisme. De plus, je pense principalement au relativisme vis-à-vis des croyances justifiées. Je ne considère pas le relativisme au sujet de la connaissance en tant que croyance vraie justifiée car cette définition de la connaissance implique la vérité et je n’aborde pas la question du relativisme de la vérité ici.

4Après avoir ainsi précisé notre sujet, nous pouvons maintenant aborder la question de ce qu’est le relativisme épistémique. Il s’agit surtout de la relativité de la croyance justifiée. Selon le relativiste épistémique, il n’y a pas de normes épistémiques absolues (universelles, objectives, etc.). Toutes les normes que les gens utilisent pour justifier leurs croyances sont équivalentes d’un point de vue épistémique. Il n’y a pas de normes qui sont plus justifiées que d’autres. Étant donné la non-existence de normes absolues, différentes normes sont utilisées dans différents contextes locaux (par exemple, culture, époque, paradigme, épistémè). Selon le relativiste, les normes épistémiques dépendent du contexte local dans lequel elles sont employées et la justification des croyances varie avec les normes qui sont employées dans les différents contextes locaux1. Cela veut dire que la justification des croyances est relative aux normes qui sont elles-mêmes variables. Par conséquent, une croyance peut être justifiée par les normes adoptées dans un contexte tandis que sa négation est justifiée par les différentes normes d’un autre contexte.

5Il est important de souligner que le relativisme n’est pas la même chose que le scepticisme. En fait, le relativisme épistémique et le scepticisme sont deux doctrines opposées. Pour le sceptique radical, nous n’avons ni la connaissance ni la croyance justifiée. Pour le sceptique modéré (pyrrhonien), nous devons suspendre toute croyance, y compris les croyances au sujet de la connaissance. Par contre, le relativiste affirme que nous possédons la connaissance et les croyances justifiées. Mais la connaissance et la justification sont relatives au contexte (culture, paradigme, etc.). En somme, le relativiste affirme que nous avons la connaissance et la croyance justifiée tandis que le sceptique le nie.

6Bien qu’il faille exiger que le relativisme et le scepticisme soient conçus comme deux positions opposées, il faut aussi noter qu’il y a un lien profond entre ces deux doctrines. Un des arguments principaux pour le relativisme épistémique est un argument qui dérive du scepticisme. Cet argument est un argument basé sur un ancien problème du scepticisme pyrrhonien. Chisholm appelle ce problème « le problème du critère »2.

7Je vais d’abord esquisser l’argument dans la forme qui est généralement appelée « le trilemme d’Agrippa ». Le problème du critère se pose quand on considère comment on peut justifier un critère (ou une norme épistémique). On commence avec la question des démarches à suivre pour justifier un critère. On peut faire appel à un autre critère, ce qui amène à une régression à l’infini. Pour éviter la régression, on peut faire appel au critère de départ, ce qui nous place dans un raisonnement circulaire. On peut aussi adopter le critère dogmatiquement, ce qui veut dire sans justification. Puisqu’il n’y a pas d’autres alternatives, on en tire la conclusion qu’il n’est pas possible de justifier un critère. Face à cet argument, le sceptique pyrrhonien suspend son jugement.

8Tandis que le sceptique pyrrhonien suspend toute croyance, le relativiste tire une conclusion différente du sceptique. Le problème du critère montre qu’aucune norme épistémique n’est justifiée. Donc aucune norme n’est plus justifiée qu’une autre. Par conséquent, toutes les normes sont équivalentes du point de vue de la justification épistémique. Pour le relativiste épistémique, le problème du critère montre que toutes les normes épistémiques sont sur le même pied.

3. Chisholm et le problème du critère

9Chisholm aborde le problème du critère dans son petit livre The Problem of the Criterion. Il pose le problème à travers deux paires de questions épistémologiques. Il considère trois réponses à ces questions : la réponse du sceptique, du méthodiste et du particulariste.

10Voici les deux paires de questions :

11(A) « Que sait-on ? Quelle est l’étendue de notre connaissance ? »

12(B) « Comment doit-on décider si on sait ? Quels sont les critères de connaissance ? » (Chisholm, 1973, p. 12 ; je traduis.)

13Chisholm commence avec la réponse à ces deux questions qui est proposée par le sceptique. Pour le sceptique, les questions (A) et (B) se présupposent mutuellement. On ne peut pas répondre à la question de ce qu’on sait sans avoir déjà répondu à la question du critère. Mais on ne peut pas répondre à la question du critère si on ne sait pas déjà ce qu’on sait. Puisqu’on ne peut pas répondre à une question avant l’autre, on ne peut répondre ni à une question ni à l’autre. Donc on ne sait pas ce qu’on sait et on ne peut pas décider dans un cas spécifique si l’on sait quelque chose. Cette forme du problème du critère est le « diallèle », ou la roue3.

14La deuxième réponse considérée par Chisholm est celle de la position qu’il appelle « le méthodisme ». Certains philosophes pensent qu’il est possible de commencer par la question du critère de connaissance. Chisholm nomme ces philosophes « les méthodistes » et il cite comme exemples les empiristes, Locke et Hume. Pour les méthodistes, on décide d’abord du critère de connaissance. Puis on utilise ce critère pour déterminer ce qu’on sait. Mais comment décider du critère avant de savoir ce qu’on sait ? Si on décide du critère sans considérer ce qu’on sait, aucune contrainte n’est imposée sur le critère, et le choix de critère est complètement arbitraire. Pour cette raison, Chisholm rejette l’approche méthodiste parce qu’elle est arbitraire.

15Ensuite Chisholm considère la réponse dite « particulariste ». Il pense que la réponse particulariste est « plus raisonnable » que les deux autres (1973, p. 21). Pour le particulariste, on commence avec la question de ce qu’on sait. Puis on se tourne vers la question de critère. Il y a beaucoup de choses que bien évidemment on sait être vraies. Chisholm donne l’exemple de G.E. Moore qui lève la main en remarquant qu’il sait très bien que c’est une main. Sur la base de cas particuliers de connaissance, on propose des critères de ce que c’est que d’être « épistémologiquement respectable » (1973, p. 24). Donc la réponse au diallèle est qu’on peut répondre à la question de ce qu’on sait avant de répondre à la question du critère.

16Mais il y a un problème pour le particulariste. D’après le particulariste, on peut résoudre le problème du critère si l’on commence par les choses qu’on sait être vraies. Sur la base de ce qu’on sait, on peut proposer les critères de connaissance. Mais il y a un problème si l’on commence par ce qu’on sait. Comment peut-on commencer avec ce qu’on sait si l’on n’a pas déjà établi qu’on sait quelque chose ? Dans ce contexte, dire qu’on sait quelque chose se résume à commettre une pétition de principe contre le sceptique.

17Chisholm admet explicitement qu’il commet une pétition de principe contre le sceptique :

Ce que peu de philosophes ont eu le courage de reconnaître est ceci : on ne peut résoudre le problème [du critère] que par une pétition de principe. Il me semble que, si on reconnait ce fait comme on le devrait, il est inapproprié pour nous d’essayer de faire semblant que ce n’est pas le cas. (Chisholm, 1973, p. 37 ; je traduis.)

18Chisholm ne développe pas ce point en trop de détails. Mais on a l’impression que, pour lui, c’est une simple question d’honnêteté intellectuelle. La position épistémologique que Chisholm adopte est le particularisme épistémique. Mais le particulariste épistémique devrait en toute honnêteté admettre que l’affirmation de connaissance constitue une pétition de principe contre le sceptique.

4. Un particularisme naturaliste et fiabiliste

19J’en viens dans cette pénultième section à l’approche que je propose du relativisme épistémique. Je propose d’accepter le particularisme épistémique de la même manière que Chisholm. Je propose aussi d’accepter la réponse particulariste de Chisholm au problème du critère. Mais je m’éloigne de Chisholm en ce qui concerne d’autres questions épistémologiques particulières. Spécifiquement, je propose de combiner le particularisme épistémique avec une approche naturaliste du scepticisme et de la justification épistémique. Pour résumer, nous possédons la connaissance et nous pouvons nous en servir pour évaluer les normes épistémiques.

20Pour développer ce point en plus de détails, il faut d’abord remarquer que le naturalisme est fondamentalement opposé au scepticisme. Selon le naturaliste, le scepticisme commet une erreur de base. L’erreur commise par le sceptique est de tenter d’imposer des critères trop stricts à la connaissance humaine. Pour le naturaliste, il n y a pas de critères appropriés qui sont plus rigoureux que les critères dont on se sert dans les activités de tous les jours ou dans les recherches scientifiques. Donc le naturaliste épistémique rejette le scepticisme comme une position épistémologique basée sur une erreur profonde. Avec Chisholm, le naturaliste admet que nous connaissons beaucoup de choses. Alors, pour le naturaliste comme pour le particulariste, il y a beaucoup de cas particuliers de connaissance.

21Mais si nous affirmons avoir la connaissance, risquons-nous de commettre une pétition de principe contre le sceptique ? À cette question, il faut répondre par l’affirmative, mais d’une manière qualifiée. Avec Chisholm, il faut admettre qu’affirmer face au sceptique que nous avons la connaissance est une pétition de principe contre le sceptique. Mais parce que le scepticisme est du point de vue naturaliste basé sur une erreur fondamentale, c’est une pétition de principe acceptable4.

22Quant au relativisme, si on accepte la réponse particulariste au sceptique, on peut se défendre contre l’argument relativiste qui dérive du problème du critère. On peut résister à l’argument spécifiquement parce qu’on peut nier que toutes les normes soient équivalentes d’un point de vue épistémique. Une approche naturaliste de la justification épistémique nous permet de dire que certaines normes sont plus justifiées que d’autres. Certaines normes conduisent à la vérité plus fiablement que d’autres. Ces normes sont plus fiables que les autres. Le fait que certaines normes sont plus fiables que d’autres est tout ce qui est nécessaire pour contrecarrer le relativiste.

23Pour le particulariste, on connaît beaucoup de choses. Le naturaliste peut se servir de cette connaissance à l’égard de l’évaluation des normes épistémiques. On peut mettre à l’épreuve les normes épistémiques sur la base de ce qu’on sait. On peut évaluer les normes en déterminant si leur utilisation conduit à la connaissance. Les normes qui conduisent fiablement à la connaissance sont justifiées. Les normes qui y conduisent plus fiablement que d’autres sont plus justifiées que les autres. Cela veut dire qu’il y a des normes qui sont plus justifiées que d’autres. Mais s’il y a des normes qui sont plus justifiées que d’autres, on n’a pas besoin de concéder au relativiste que toutes les normes sont équivalentes d’un point de vue épistémique5.

24Si le sceptique est trop exigeant, le relativiste ne l’est pas assez. L’erreur du relativiste est d’être trop laxiste vis-à-vis de la justification épistémique. Ce n’est simplement pas le cas que toutes les normes épistémiques conduisent au même niveau de justification.

5. Dernières remarques

25Je m’en tiens finalement à présenter quelques petites remarques concernant la démarche qui a été menée ici.

26Chisholm n’était ni naturaliste ni fiabiliste. Son épistémologie était plutôt fondationnaliste et internaliste6. Néanmoins, j’espère avoir montré qu’on peut extraire certaines de ses idées de leur contexte original et les situer dans un autre cadre. Le particularisme épistémique de Chisholm se combine bien avec le caractère anti-sceptique du naturalisme. Selon le naturaliste, nous sommes en possession d’une quantité abondante de connaissances. Pour un tel naturaliste, il est possible de constater avec Chisholm que nous connaissons beaucoup de choses. Mais si nous avons cette riche connaissance, nous pouvons aussi nous en servir pour évaluer les normes épistémiques sur la base de ce qu’on sait. C’est bien cela qui nous permet de rejeter le relativisme épistémique.

27Dans son analyse du problème du critère, Chisholm n’a pas abordé la question de relativisme épistémique. Cette question était sans doute loin de ses pensées. J’espère avoir montré ici qu’on peut exploiter ses idées sur le scepticisme à l’égard de relativisme épistémique. Si le relativisme épistémique dépend du problème du critère, et si le particularisme épistémique de Chisholm est une bonne réplique au scepticisme, le particularisme de Chisholm est aussi une bonne réplique au relativisme. On ne peut guère demander plus d’une telle démarche.

Bibliographie

Chisholm, R. (1973), The Problem of the Criterion, Marquette University Press, Milwaukee.

Laudan, L. (1987), « Progress or Rationality ? The Prospects for a Normative Naturalism », American Philosophical Quarterly, 24, p. 19-31.

Papineau, D. (1992), « Reliabilism, Induction and Scepticism », The Philosophical Quarterly, 42: 166, p. 1-20.

Rescher, N. (1977), Methodological Pragmatism, Blackwell, Oxford.

Sankey, H. (2000) 1« Methodological Pluralism, Normative Naturalism and the Realist Aim of Science », dans R. Nola et H. Sankey (eds.), After Popper, Kuhn and Feyerabend: Recent Issues in Theories of Scientific Method, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, p. 211-229.

Sankey, H. (2010), « Witchcraft, Relativism and the Problem of the Criterion », Erkenntnis 72: 1, p. 1-16.

Sankey, H. (2011), « Epistemic Relativism and the Problem of the Criterion », Studies in History and Philosophy of Science A,42: 4, p. 562-570.

Sankey, H. (2012), « Scepticism, Relativism and the Argument from the Criterion », Studies in History and Philosophy of Science A, 43: 1, p. 182-190.

Notes

1  Je parle ici des contextes dans lesquels différentes normes sont employées. Il faut donc distinguer le relativisme de l’épistémologie « contextualiste ». Pour le relativiste épistémique, la justification des croyances varie avec les normes employées dans les différents contextes, tels que les cultures, époques, paradigmes, etc. Par contre, pour le contextualiste, il y a différentes contraintes qui s’appliquent dans différents contextes. Par exemple, on peut dire qu’on sait que la banque est fermée le samedi matin si les enjeux ne sont pas importants, mais on n’affirmerait pas que la banque est fermée si les enjeux exigent la certitude.

2  Je fais référence ici à deux articles que j’ai publiés à ce sujet. Dans mon (2012), j’ai tenté de montrer que l’argument le plus fondamental pour le relativisme épistémique est l’argument basé sur le problème du critère. Dans mon (2011, p. 562-570), j’ai essayé de montrer que cet argument a été beaucoup employé par d’importants auteurs dans l’histoire et la philosophie des sciences.

3  Chisholm emploie le mot « diallelus », qu’on trouve dans les textes pyrrhoniens. Mais au lieu de référer aux textes pyrrhoniens, il cite Montaigne (voir Chisholm 1973, p. 3).

4  Le problème de pétition de principe contre le scepticisme est un problème reconnu par les naturalistes. Voir par exemple Papineau (1992).

5  L’approche fiabiliste esquissée ici est inspirée du « naturalisme normatif » de Larry Laudan et du « pragmatisme méthodologique » de Nicholas Rescher. J’ai montré dans mon (2000) que cette approche peut être située dans un contexte réaliste avec la vérité considérée comme le principal but des normes épistémiques. Pour l’amalgame de cette approche naturaliste avec le particularisme épistémique, voir mon (2010).

6  Voir par exemple sa longue citation du Cardinal Mercier (Chisholm, 1973, p. 6-7).

Pour citer cet article

Howard Sankey, «Chisholm, scepticisme et relativisme», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 10 (2014), Numéro 6: D'un point de vue intentionnel: Aspects et enjeux de la philosophie de Roderick Chisholm (Actes n°6), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=712.

A propos de : Howard Sankey

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