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Amaury Delvaux

Le problème de la motivation de la réduction phénoménologique dans la phénoménologie de Husserl

(Volume 11 (2015) — Numéro 4)
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Annexes

Résumé

La motivation de la réduction phénoménologie ne semble pas être un thème central de la phénoménologie husserlienne. Toutefois, Husserl consacre, dans ses Idées II, de longues analyses à la notion de « motivation ». Partant des diverses acceptions conférées à cette notion par Husserl, nous tenterons de mieux appréhender les motifs de la réduction phénoménologique. Nous ferons débuter notre analyse en considérant l’argument de l’anéantissement de monde, en tant motif de la réduction phénoménologique. Par là, on tentera de cerner les limites de cet argument en se référant à certains aspects des travaux d’Eugen Fink et de Rudolf Bernet. Ensuite, nous aurons l’occasion d’étudier les analyses husserliennes de la motivation du philosophe commençant. Ainsi, nous essayerons de montrer que les motifs, mobilisées dans ces analyses, ne concernent pas l’effectuation de la réduction phénoménologique. Aussi, il n’est pas possible d’aborder la question de la motivation de la réduction phénoménologique sans prendre en considération le propos de Fink autour de cette question. En ce sens, le § 5 de la Sixième Méditation cartésienne offre une analyse originale de cette question en avançant la pré-connaissance transcendantale, en tant que motif de la réduction. Ces analyses permettront de mieux préciser la réponse que nous tenterons d’apporter à la question de la motivation de la réduction dans la phénoménologie de Husserl.


1Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la question de la motivation de la réduction phénoménologie engage une part importante du projet phénoménologique de Edmund Husserl. Plus précisément, de la réponse à cette question dépend intimement de la modalité du dépassement de l’attitude naturelle. À moins que l’élucidation des motifs à la réduction phénoménologique doive se faire en conformité avec cette modalité préalablement établie par Husserl. Il est impossible de savoir à laquelle de ces deux questions interconnectées — bien que traitées séparément — Husserl accordait la primauté. Néanmoins, il s’avère impératif qu’entre les motifs de la réduction phénoménologique et la façon dont s’opère l’accès à l’attitude transcendantale phénoménologique, il existe une certaine concordance. C’est par le biais de la modalité d’accès à la sphère transcendantale que la présente étude se propose d’aborder la question de la motivation de la réduction transcendantale.

2On le sait, la deuxième section du premier tome des Idées1tente de mettre au jour l’absoluité de la conscience pure à partir d’une analyse psycho-eidétique de la chose transcendante perçue. Husserl se voit contraint de devoir dégager de façon progressive et logique cette absoluité et ce par le biais d’une réflexion se situant dans l’attitude naturelle. Il y est obligé s’il ne veut pas que sa réduction phénoménologique s’apparente à un acte totalement dogmatique. Au cas contraire, il contreviendrait à la neutralité métaphysique établie dans l’introduction des Recherches logiques2puisqu’il établirait de façon non évidente l’assimilation de toute transcendance à un corrélat intentionnel. Afin d’éviter cet écueil, il réalise une série d’analyses lui permettant de conclure que la structure eidétique de la chose transcendante perçue autorise un rapatriement de cette chose à un corrélat intentionnel. Par là, Husserl parvient à montrer, d’une part, que la conscience forme une région ontologique à part entière et d’autre part, que sans l’activité synthétisante de cette conscience, la chose transcendante serait complètement dépourvue d’identité et s’évanouirait dans une myriade d’esquisses de chose (Abschattungen). En ce sens, la section 2 des Idées I suggère qu’au sein de l’attitude naturelle, on peut trouver les motifs de son dépassement. Or, c’est un point que certains textes du corpus husserlien permettent de discuter.

3Partant de ces éléments ici rappelés très rapidement, il s’agira, dans un premier temps, d’aborder la question de la motivation de la réduction chez Husserl. Après avoir spécifié les nombreux acceptions que Husserl attribue au concept de motivation3, nous tenterons, dans un premier temps, de pointer le caractère problématique de l’argument de l’anéantissement du monde censé assurer définitivement la légitimité de la réduction phénoménologique — et ainsi, d’une certaine façon, sa motivation. Dans un deuxième temps, nous aurons à cœur de montrer que contrairement à ce que l’on pourrait penser, la première partie du second tome de La Philosophie première4n’apporte pas de réponse à notre question. Plutôt, on se référera à un court passage des leçons de 1910-1911 rassemblées dans l’ouvrage Problèmes fondamentaux de la phénoménologie5. Dans un troisième temps, nous nous tournerons vers la Sixième méditation cartésienne6de Eugen Fink et ce parce que la motivation de la réduction phénoménologique constitue un thème central de sa théorie transcendantale de la méthode. À la suite de ce dernier point, nous tenterons de proposer une réponse originale à la question de la motivation de la réduction phénoménologique chez Husserl et ainsi d’exhiber la modalité du dépassement de l’attitude naturelle que cette réponse implique.

I. Les différentes acceptions du concept husserlien de motivation

4Très tôt, Husserl se préoccupe du concept de motivation. En effet, dès les Recherches logiques, ce concept est abordé au sein de la problématique de l’indication : l’indice motive la présence de ce dont il est indice. En filigrane de cette problématique, Husserl tente déjà de déterminer une notion cruciale de sa phénoménologie : la présence en chair et en os (Leibhaftigkeit). Notion dont le maintien doit permettre à la phénoménologie d’assurer la validité de l’entièreté de ses analyses. En ce sens, on comprend pourquoi Jacques Derrida, dans La Voix et le phénomène7, repart de la distinction, établie par Husserl, entre expression et indication au sein de la première recherche. Toutefois, dans le cadre de notre question, cet ensemble de problèmes ne nous concerne pas directement. À l’intérieur de ce premier point, nous tenterons de relever les différentes significations que Husserl confère au concept de motivation. Cela nous permettra, lorsque nous aborderons plus spécifiquement la motivation de la réduction phénoménologique, de voir quel(s) type(s) de motif(s) la réduction phénoménologique mobilise.

5Dans le second tome des Idées, Husserl consacre des analyses fouillées autour du concept de motivation. Tout d’abord, il importe de relever la claire séparation de ce concept de motivation avec celui de causalité naturelle. Ils se trouvent distingués pour une raison évidente : dans la causalité naturelle — utilisée par les sciences de la nature — des prémisses identiques doivent impliquer des conclusions semblables. Par exemple, la loi de la pesanteur relève de la causalité naturelle puisque à circonstances identiques — être sur la planète Terre —, elle se vérifie à nouveau. Or, il n’en va pas de même pour la motivation. Elle ne possède pas le caractère nécessaire de la causalité naturelle. Avec la motivation, il ne s’agit plus d’expliquer mais seulement de comprendre — Husserl reprenant ici à son compte cette distinction faite par l’herméneutique de Dilthey. L’historien, par exemple, établit les circonstances historiques ayant poussé un peuple à agir de telle façon. Par là, il n’établit pas une loi causale, c’est-à-dire une loi lui permettant d’affirmer avec certitude qu’à circonstances similaires, le peuple agirait encore de manière identique. Par conséquent, tandis que la motivation apparaît inhérente aux circonstances particulières à partir desquelles elle émerge, la causalité naturelle renvoie à l’universalité.

6À la suite de cette première clarification du concept de motivation, on pourrait être conduit à penser que la question de la motivation de la réduction phénoménologique ne saurait recevoir une réponse définitive et valable pour tout un chacun. Néanmoins, Husserl distingue deux types de motivation : la motivation de raison et la motivation associative. Si toutes deux renvoient à une certaine contingence, leur mode de fonctionnement diverge de part en part. En effet, la motivation de raison engage l’activité d’un ego. Concernant ce type de motivation, Husserl écrit : « Dans tous ces cas, j’accomplis ici mon cogito et je suis déterminé par le fait que j’ai accompli un autre cogito »8. Autrement dit, les prises de position se voient motivées par des actes antérieurement opérés par l’ego. La motivation de raison implique donc toujours une activité de l’ego.

7Quant à la motivation associative, elle ne relève pas d’une opération de l’ego « mais d’une motivation de vécus d’un type quelconque »9. Ce type de motivation revêt un caractère davantage passif10 que la motivation rationnelle. Husserl explique que le motif conduisant une certaine cogitatio à me rappeler l’une ou l’autre cogitatio antérieure s’avère être souvent opaque et obscur. Ceci amène Husserl à prendre en considération la fonction de l’habitude dans le processus de prise de position. Par l’étude de l’habitude, Husserl tente de ne pas laisser dans l’indétermination la plus totale les motifs associatifs. Concernant ces derniers, Husserl ira jusqu’à écrire :

Une pensée me « rappelle » d’autres pensées, ramène à mon souvenir mon vécu passé, etc. Il y a des cas où cela peut être perçu. Mais dans la plupart des cas, la motivation subsiste certes effectivement dans la conscience, mais elle ne parvient pas à se détacher, elle n’est pas aperçue ou pas perceptible (elle est « inconsciente »)11.

8Pour Husserl, l’habitude désigne une loi particulière de la motivation. Évidemment, cette loi n’a strictement rien à voir avec la légalité de la causalité naturelle. Elle constitue, écrit Husserl, « la tendance selon laquelle une connexion qui se présente une nouvelle fois et qui est semblable à une partie de la connexion antérieure se poursuit dans le sens de la similitude »12. Reprenons l’exemple de Husserl pour expliciter cette définition. Si j’affirme l’existence de A alors l’apparition de A motivera, d’après la loi de l’habitude, son existence. Husserl ira jusqu’à affirmer que cette loi de l’habitude fonctionne également dans le cas de l’appréhension intentionnelle de data hylétiques. Dès que j’ai appréhendé un divers de sensations et que je l’ai posé en tant que tel objet, il m’est possible, à nouveau, de poser à travers un divers de sensations similaire au précédent, le même objet. Ici, Husserl ne contrevient pas aux acquis du § 14 de la cinquième Recherche logique précisément parce qu’il s’agit ici de la motivation associative et non d’une loi causale à portée universelle. Par conséquent, la thèse d’après laquelle un même divers de sensations peut conférer une relation à des objets totalement différents demeure toujours valide.

9Toutefois, l’habitude, en tant que loi particulière de la motivation, ne couvre pas l’entièreté de la sphère de la motivation. En effet, il existe un troisième type de motivation dont il faut impérativement rendre compte puisqu’il intervient dans l’argument décisif de l’anéantissement du monde. Dans le cadre de cet argument, nous aurons affaire à des motivations d’expérience. À l’instar des motivations associatives, ces motivations s’avèrent complètement détachées de toute activité égologique. Plutôt, elles ont lieu — on l’aura deviné — à même l’expérience. À leur propos, Husserl écrit :

Les appréhensions de choses et les connexions chosiques sont des « entrelacs de motivations » : elles s’édifient entièrement à partir des rayons intentionnels qui, dotés de leur teneur de sens et de remplissement, procèdent par indication et renvoi, et c’est l’intervention, dans ces connexions, du sujet de l’accomplissement, qui rend possible l’explication13.

10En ce sens, les appréhensions intentionnelles apparaissent en tant que concordances entre des actes se déroulant les uns à la suite des autres. Et l’unité de l’acte global dépend de cette concordance entre ces multiples actes séparés temporellement les uns des autres. Par là, les phénomènes de la chose co-appartiennent à une même unité de chose et les multiples actes à l’unité d’un acte général. Toutefois, comme le précise Husserl, l’expérience vécue peut porter en elle des motifs dont la fonction va à l’encontre de l’unité de l’acte. Sans doute, ces motifs, ont-ils pour fonction d’indiquer la fin ou la rupture d’un acte unifié en vue d’un autre.

11On l’aura aisément compris, les motivations d’expérience n’engagent aucunement une activité de la part de l’ego. Husserl va même jusqu’à rapprocher ces motivations de l’association. Néanmoins, voir dans la motivation d’expérience une modalité particulière de la motivation associative se révélerait fatal à la phénoménologie husserlienne dans son combat contre le scepticisme. Assurément, il s’avère impératif de clairement distinguer la motivation d’expérience de la motivation associative, afin que la perception ne consiste pas en une habitude totalement aléatoire. Cette distinction repose sur la capacité du sujet à expliquer les « entrelacs de motivations » que sont les appréhensions de choses et les connexions chosiques. Au sein de toute conscience d’identité, il existe ce que Husserl appelle des conditionnalités — « donc », « ensuite », « parce que ». Bien entendu, il ne s’agit pas, avec ces conditionnalités, de promouvoir une causalité naturelle de l’appréhension intentionnelle. Plutôt, il s’agit rendre compte de la possibilité, pour le sujet, de reprendre de façon explicative son expérience perceptive. Par exemple, je peux dire à propos d’une certaine expérience : parce que j’oriente mon regard de cette façon, la chose va se donner de cette manière précise. Par là, Husserl réinjecte une certaine activité égologique en vue de combattre la conception qui voudrait que la chose perçue soit le pur résultat d’associations passives répétées. Il existe bien, chez Husserl, une certaine passivité mais, jamais, elle ne peut être assimilée à la pure réceptivité de l’empirisme sensualiste.

12Ces différentes acceptions de la motivation exposées, il nous faut à présent nous pencher sur les écrits de Husserl traitant de la question de la motivation de la réduction phénoménologique. Dans un premier temps, nous reviendrons sur le § 49 des Idées avec l’objectif d’en pointer les difficultés et les apories à l’aide des travaux de Eugen Fink et de Rudolf Bernet. Cela nous permettra de mettre en exergue le rôle paradoxal tenu par la motivation d’expérience au sein de ce paragraphe. Ensuite, dans un deuxième temps, nous aborderons le second tome de Philosophie première en soulignant, cette fois, l’importance de la motivation rationnelle. Aussi, nous tenterons d’établir que, dans le cadre de ces cours sur la réduction phénoménologique, il est davantage question de la motivation de la phénoménologique que de la réduction phénoménologique.

II. L’argument de l’anéantissement du monde et son absence de motivation d’expérience

13Le § 49 du tome premier des Idées occupe une place centrale dans la mise au jour de la différence ontologique entre le vécu et la chose. Il est également décisif car il réalise l’intention de Husserl formulée au début du deuxième chapitre de la section 2 des Idées : établir la sphère de vécu en tant que nouveau domaine d’étude14. Jusqu’à présent, Husserl s’est exclusivement attelé à étudier de façon eidétique la perception transcendante et son contenu. Cette étude a su mettre en lumière certains traits empiriques du vécu tels que la nécessité de son existence. Aussi, il est parvenu à dégager la spécificité du mode de donation du vécu : à l’opposé de la chose transcendante, le vécu ne saurait se donner par le biais d’esquisses. Cette caractéristique essentielle du vécu suffirait à affirmer la différence ontologique entre le vécu et la chose. Toutefois, Husserl, soucieux d’assurer à tout prix le statut ontologique du vécu, effectue une expérience de pensée, celle de l’anéantissement du monde, afin de démontrer l’originalité du statut ontologique du vécu.

14De prime abord, les §§ 47 et 49 ne semblent pas concerner notre question. En effet, il s’agit ici d’assurer la légitimité du processus réductif. Cela a son importance et ce notamment pour deux raisons essentielles. Premièrement, dès les Recherches logiques, la phénoménologie a voulu opérer ses analyses sous l’impératif méthodologique d’une absence de présupposés. Ce serait contrevenir à ce principe que d’effectuer la réduction phénoménologie sans en avoir, au préalable, assurer la possibilité et la légitimité. Deuxièmement, dans l’exposé des Idées, contrairement à celui de L’idée de la phénoménologie, la réduction phénoménologie relève d’un acte de ma liberté15. Cette nouvelle conception de l’épokhé phénoménologique nous intéresse au premier plan puisqu’elle suggère implicitement que les motifs de l’effectuation de la réduction phénoménologie seraient à trouver du côté de celui qui fait le choix de l’effectuer. En ce sens, concernant la réduction phénoménologique, nous aurions affaire à des motivations de raison. Toutefois, il ne serait être question, à l’intérieur de l’impératif de la neutralité métaphysique de la phénoménologie de Husserl, d’effectuer la réduction phénoménologique sans avoir préalablement démontrer qu’elle ne contrevenait pas à la structure eidétique de l’expérience elle-même.

15Venons-en à l’argument de l’anéantissement du monde tel qu’il établit dans les §§ 47 et 49. Husserl envisage la possibilité, élaborée sous le mode imaginatif d’une expérience de pensée, de l’anéantissement total du monde transcendant. De façon fictive, Husserl commence par envisager l’impossibilité d’énoncer toute forme de jugement physique et mathématique sur les choses perçues et ce parce que le cours « habituel » de l’enchaînement de l’expérience se serait modifié. Husserl écrit : « Il serait d’un autre type qu’il n’est en fait, dans la mesure où feraient défaut les motivations empiriques qui règlent l’élaboration des concepts et jugements en physique »16. On le voit, la modification de l’enchaînement met ici en cause certaines motivations d’expérience rendant possible des jugements scientifiques. Toutefois, Husserl va plus loin puisqu’il annihile également « l’objectivité des choses » — cette objectivité sur laquelle prennent appui les sciences positives — en tant que corrélat de la conscience empirique. Toutefois, si une telle situation devait effectivement se produire, Husserl prévient :

Quoi que les choses soient — […] — elles sont telles en tant que choses de l’expérience. C’est elle seule qui leur prescrit leur sens ; […], il faut entendre par expérience l’expérience actuelle avec son enchaînement empirique ordonné de façon déterminée17.

16Par conséquent, il apparaît, avec ces deux citations, que mon expérience vécue (Erlebnis) « décide » de l’objectivité ou de la non-objectivité de la chose expérimentée. L’expérience vécue peut nous amener à conclure à la non-effectivité de la chose mais cela n’empêche pas, pour autant, que la chose demeure un corrélat intentionnel. Partant de cette situation imaginaire, Husserl tente de fixer les diverses modifications pouvant atteindre « les enchaînements empiriques motivés » que constitue la perception transcendante.

17Le monde effectif ne s’apparente qu’à une certaine coordination du flux d’esquisses. En ce sens, il ne forme qu’un corrélat particulier de la conscience empirique parmi une série de mondes et de non-mondes possibles. À leur propos, Husserl affirme sans équivoque qu’ils ne sont que « les corrélats des modifications eidétiquement possibles portant sur l’idée de “conscience empirique”, avec ses enchaînements empiriques plus ou moins ordonnés »18. En ce sens, la possibilité de l’anéantissement du monde repose sur une étude eidétique exhaustive de la conscience empirique et de sa modalité intentionnelle privilégiée : la perception transcendante. Aussi, il faut bien faire remarquer la position centrale de la conscience empirique et de ses enchaînements empiriques dans le processus d’attribution d’un sens — par l’exemple, l’effectivité — à l’expérience. De manière plus précise, on peut parler d’une subordination du sens à l’expérience actuelle faite par la conscience et à ses enchaînements empiriques. Néanmoins, il s’agit, dans le chef de Husserl, de considérer la possibilité pour la conscience de faire l’expérience d’un autre monde en dehors du monde spatio-temporel. Cette possibilité concerne au premier plan l’argument de l’anéantissement du monde puisqu’il s’agit de déterminer si la conscience peut potentiellement et réellement faire l’expérience de la destruction du monde.

18Concernant cette possibilité pour toute chose d’intégrer le champ actuel de la conscience perceptive, Husserl écrit :

Pouvoir entrer dans l’expérience (Erfahrbarkeit), cela ne signifie pas une possibilité logique vide, mais une possibilité qui trouve sa motivation dans l’enchaînement de l’expérience. Celui-ci est de part en part un enchaînement de « motivation » intégrant sans cesse de nouvelles motivations et, celles-ci à peine constituées, les remaniant19.

19Partant de cette citation, il s’agit maintenant, pour nous, de voir si l’anéantissement du monde, en tant qu’expérience de pensée, forme bien une possibilité pouvant trouver sa motivation au sein de l’enchaînement de l’expérience. S’il s’avérait qu’elle ne constitue qu’ « une possibilité logique vide », cela entamerait, de façon considérable, la portée de l’argument de l’anéantissement du monde. Ainsi, Husserl verrait l’absoluité de la conscience fortement mise à mal puisque la conscience ne pourrait plus, à partir de la fiction de l’anéantissement du monde, se saisir en tant que sphère ontologiquement hermétique aux aléas du monde des choses.

20La réflexion critique que nous tentons ici d’effectuer s’inspire fortement des analyses de Rudolf Bernet autour du remaniement de la sixième Recherche logique. Dans un article consacré à l’idéalisme husserlien repris dans l’ouvrage Conscience et existence, Rudolf Bernet interroge rapidement mais de façon décisive la validité de l’argument de l’anéantissement du monde à partir de la différence entre possibilité réelle et possibilité idéale. Bernet explicite très clairement cette différence en montrant, d’une part, que tout ce que nous pouvons imaginer sans pourtant qu’il puisse s’intégrer effectivement au monde réel relève de la possibilité idéale20 et d’autre part, que tout « objet dont nous posons l’existence comme étant probable et cela sur la base de notre expérience effective précédente » appartient à la possibilité réelle21. Par là, on peut, d’une certaine manière, rapprocher la possibilité idéale de la « possibilité logique vide » puisque toutes deux ne relèvent pas d’une motivation d’expérience. Fort de cette distinction husserlienne, il s’agit maintenant, pour Bernet, de voir si l’on peut concevoir en tant que possibilité réelle l’anéantissement du monde.

21Rudolf Bernet montre assez aisément que la destruction du monde relève non pas d’une possibilité réelle mais bien d’une possibilité idéale ! En effet, comme il l’écrit, « rien, dans le cours de notre expérience effective précédente du monde, nous invite à nous attendre à une telle possibilité d’une annihilation totale du monde »22. Et il est vrai que Husserl ne précise jamais les motifs expérientiels d’une telle possibilité. Par conséquent, l’argument de l’anéantissement du monde ne peut servir à mettre en exergue la conscience en tant que région ontologique à part entière. Il ne relève que d’une possibilité idéale et est, par là, essentiellement à rattacher à une phantasia totalement coupée de tout rapport à l’expérience. Par conséquent, la portée de l’argument de la destruction du monde se trouve ici fortement amenuisée puisqu’il ne saurait trouver sa source dans le cours de l’expérience. Pourtant Husserl n’a-t-il pas clairement affirmé que cet argument relève de la fiction ? Sans aucun doute, mais si la destruction du monde, en tant expérience imaginative, ne peut potentiellement entrer dans le champ de l’expérience effective de la conscience, il faut bien relativiser l’impact qu’une telle expérience imaginative peut avoir sur la conscience empirique. En ce sens, la possibilité de l’anéantissement du monde ne saurait mettre au jour, de façon assurée, la conscience pure en tant que système clos sur lui-même.

22Il convient de nuancer la portée de cette critique de l’argument de l’annihilation du monde. Assurément, il faut faire remarquer — nous l’avons déjà fait ci-dessus — que Husserl ne semble pas justifier cet anéantissement du monde sur la base de notre expérience effective mais, plutôt, sur celle de l’essence de la chose transcendante perçue. La destruction du monde se voit ainsi légitimée par le fait que la chose réelle (real) ne puisse jamais se donner dans une perception adéquate. En effet, lorsqu’il aborde cette destruction au § 49, Husserl atteste à plusieurs reprises de la fondation eidétique de son argumentation :

Mais nulle évidence n’exige que les expériences actuelles ne puissent se dérouler que sielles présentent telles formes d’enchaînement [les formes d’enchaînement propre à l’existence du monde] ; si l’on consulte purement l’essence de la perception en général et celle des autres espèces d’intuitions empiriques qui coopèrent à la perception, rien de tel ne peut être conclu. […]. […] évoquons ainsi la possibilité du non-être incluse dans l’essence de toute transcendance de chose […]23.

23Ainsi, parce que la position d’existence d’une chose ne saurait jamais recevoir une expérience complètement légitimante, elle s’avère toujours habitée par la possibilité du non-être, du simulacre. En ce sens, nous ne sommes jamais assurés contre l’éventualité d’une dissolution complète de la chose transcendante perçue en un divers de sensations totalement désordonné.

24Malgré cette légitimation eidétique de l’argument de l’anéantissement du monde, on peut encore interroger la démarche husserlienne. Que la position d’existence d’une chose ne puisse jamais faire l’objet d’une perception adéquate est une chose ; que l’ensemble des objets du monde ne puisse trouver aucune expérience légitimante en est une autre. Peut-on faire équivaloir, comme Husserl semble le faire, transcendance de la chose et transcendance du monde ? Est-il réellement — idéalement — possible que tous les enchaînements empiriques puissent simultanément échouer ? Ces questions, Eugen Fink — l’assistant de Husserl — se les pose au début de sa carrière académique et vers la fin de sa vie.

25Dans le Kant-Studien Artikel contresigné par Husserl lui-même, Fink qualifie de construction spéculative l’argument de l’annihilation du monde et ce parce que les présuppositions méthodologiques de cet argument ne sont pas clairement explicitées par Husserl24. Aussi, dans une de ses dernières conférences qu’il donna à Louvain en 1971, Fink pose sous forme d’affirmation cette question à l’argumentation husserlienne : « La place où le leurre nous devient visible est aussitôt occupée autrement. Énoncé principiellement : ce qui est à chaque fois singulier peut tromper, la connexion d’ensemble du tout ne le peut pas »25. En ce sens, à l’encontre de Husserl, Fink défend l’impossibilité d’une totale défaillance de toutes les connexions empiriques et cela pour deux raisons précises. Premièrement, si l’ensemble des connexions empiriques se verrait invalidé, il n’y aurait plus aucun sol pour l’expérience. Deuxièmement, d’après Fink, il n’est pas possible de suspendre à l’égard du monde tout jugement d’existence puisque cette suspension suppose le maintien d’une position d’existence à partir de laquelle elle s’exerce.

26Pointant l’aporie que peut constituer l’argument de l’annihilation du monde, Fink invite à le considérer avec une certaine précaution et à amenuiser sa radicalité. Néanmoins, il ne faut pas négliger le fait que Husserl lui-même n’ignorait pas les difficultés posées par l’argument de l’anéantissement du monde. En effet, en 1935, il a reconnu l’impossibilité de cet argument et ce parce qu’il relevait d’une abstraction26. Plus précisément, cet argument s’avère invalide puisqu’il requiert préalablement d’avoir effectué une réduction à sa propre sphère d’appartenance (Eigensphäre). La validité de l’argument de l’annihilation du monde suppose de faire abstraction des autres hommes. En quoi les autres hommes rendaient inopérant l’argument de la destruction du monde ? Husserl ne le précise pas clairement. Néanmoins, on peut supposer que ces hommes puissent toujours venir contredire la possibilité de l’anéantissement total du monde en tant que celle-ci ne trouve effectivement aucune motivation au sein de leur expérience vécue.

27Il est vrai qu’avec nos dernières réflexions, nous questionnons en profondeur la validité de l’argumentation permettant la mise au jour de la conscience pure. Par là, nous mettons également à mal la légitimité de la réduction phénoménologique. Toutefois, l’objectif de cette partie se situe ailleurs puisqu’il s’agissait prioritairement de pointer l’absence de motivation d’expérience de l’argument de l’annihilation du monde27. Ainsi, notre analyse nous a permis de valider cette absence mais aussi elle a su montrer que Husserl justifiait son argument de la destruction du monde sur ses analyses eidétiques de la chose transcendante perçue. En ce sens, il faudrait, dans le cadre de notre étude, considérer plus avant les motivations rationnelles28. C’est ce que nous allons faire dans le prochain point en insistant sur la fonction de ce type de motivation au sein du premier chapitre du second tome de Philosophie première intitulé « La motivation du philosophe commençant dans la situation absolue ». Dans cette deuxième partie, nous tenterons de souligner que ce premier chapitre concerne moins les motifs de l’effectuation de la réduction phénoménologique que ceux invitant à considérer plus attentivement les actes mobilisés par la connaissance. En ce sens, il s’agira, pour nous, de montrer que les éléments déployés dans ce premier chapitre servent davantage à motiver une théorie de la connaissance que l’effectuation de la réduction phénoménologique.

III. Des motifs rationnels de la vie philosophique

28Les conclusions de notre première partie amènent à considérer attentivement les motifs rationnels et l’éventuelle fonction qu’ils pourraient revêtir dans la mise en œuvre de la réduction phénoménologique. Pour ce faire, il semble tout indiquer de se tourner vers les leçons de 1923-1924 données sur la réduction phénoménologique. En effet, Husserl y traite explicitement de la motivation du philosophe. En ce sens, nous rejoignons ce que nous avancions déjà à l’entame de notre première partie : la réduction phénoménologique, en tant qu’acte de liberté, implique de chercher les motifs rationnels de son effectuation. Les éléments mentionnés jusqu’à présent porteraient à croire que ce n’est que tardivement que Husserl se préoccupe explicitement de la motivation de la réduction phénoménologique. Assurément, et nous l’avons souligné, les §§ 47 et 49 ne relèvent pas de cette thématique de la recherche phénoménologique ; ils concernent davantage la question de la conscience pure et de sa clôture et de façon plus périphérique, la légitimité de la réduction phénoménologique. Pourtant, dès les leçons de 1910-1911, la question de la motivation de la réduction phénoménologique est, semble-t-il, définitivement résolue. Préalablement à l’étude du cours de 1923-1924, il importe de se référer à la réponse donnée, 13 ans plus tôt, par Husserl à la question de la motivation de la réduction phénoménologique. Cela est d’autant plus nécessaire puisque, comme on va le voir dans un instant, cette réponse pose les jalons de l’analyse dévolue à la motivation du philosophe dans le cours sur La théorie de la réduction phénoménologique.

29Dans les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Husserl aborde une série d’objections pouvant être faites à la réduction phénoménologique. Traitant de celle-ci, Husserl écrit :

À la phénoménologie, on n’a pas besoin du tout de prêter de motif pour qu’elle mette hors-circuit la position d’existence. En tant que phénoménologie, elle n’a pas de pareils motifs ; il se peut que le phénoménologue concerné en ait, et ce sont là des affaires privées29.

30Husserl ne pouvait être ici plus explicite. Néanmoins, il s’avère crucial de bien comprendre cette dernière citation. Tout d’abord, Husserl y déclare le caractère superficiel d’une recherche en direction des motifs de la réduction phénoménologique. Cette position surprenante à première vue trouve sa justification dans l’importante analyse de l’attitude naturelle effectuée par Husserl dans le cadre de ces mêmes leçons de 1910-1911. En effet, Husserl montre, à partir d’une critique du projet empiriocriticiste de Richard Avenarius, toute la difficulté, pour tout homme naïf, de se séparer du concept naturel de monde et ce en raison de son apriorité. Ainsi, Husserl affirme l’impossibilité de trouver, à l’intérieur du monde posé par la thèse naturelle, un élément conduisant à se défaire du sens de cette thèse : « Dans le monde, il ne peut y avoir quelque chose qui supprime (aufhebt) le sens qu’il y a à parler du monde, puisque cela le présuppose en tant que sens (en tant qu’essence) (als Wesen) »30. Voilà donc pourquoi, en 1910-1911, la question de la motivation de la réduction phénoménologique n’est pas considérée, par Husserl, comme étant pertinente. Aussi, on comprend mieux la raison pour laquelle le philosophe allemand s’accorde exclusivement à affirmer l’existence de motifs purement personnels pouvant animer le philosophe lors de l’effectuation de la réduction phénoménologique.

31Ces dernières analyses invitent à la plus grande prudence lors de notre étude du chapitre premier du second volume de Philosophie première. Dès lors que Husserl semble réfuter tout intérêt à l’égard des motifs de la réduction phénoménologique et ce pour des raisons hautement philosophiques, comment comprendre toutes ses réflexions autour de la motivation de la philosophie ? Contrairement à ce que défend Bertrand Bouckaert dans son très riche article autour la question des motifs de la réduction chez Husserl, Fink et Patočka31, nous ne pensons pas qu’il s’agisse, pour Husserl, dans l’espace de sa théorie de la réduction phénoménologique, d’aborder la question de la motivation de la réduction phénoménologique. Plutôt, Husserl y chercherait, d’après nous, à établir, pour reprendre l’expression Arion Kelkel, « le commencement du commencement »32. Par conséquent, la motivation dont il est question, dans le cours de 1923-1924, concerne ce qui nous met en chemin vers la réduction phénoménologique. Mais elle n’incite pas pour autant à mettre en œuvre cette réduction. Du moins, c’est la position33 que nous souhaiterions défendre en analysant minutieusement les deux motifs, au sein de La théorie de la réduction phénoménologique, susceptibles de nous mener à l’effectuation de la réduction phénoménologique : l’amour du savoir et le scepticisme.

32Commençons par l’amour du savoir. Pour Husserl, la philosophie débute par une décision personnelle consistant essentiellement en une réflexion sur soi-même. Cette autoréflexion amène l’homme de l’attitude naturelle — la réduction phénoménologie n’ayant pas encore dégagée — à désirer une connaissance absolument justifiée, une connaissance philosophique. Par là, de ces méditations personnelles surgissent les principes fondamentaux de la méthode philosophique. Et cela ne fait aucun doute pour Husserl : « Elle [La philosophie] ne pourra naître […], ainsi que de la réflexion sur le chemin et sur la méthode qu’il [le philosophe commençant] doit en conséquence suivre dans sa réalisation »34. En ce sens, l’homme fait advenir la philosophie par l’intermédiaire d’une réflexion sur la méthode capable de lui fournir cette connaissance apodictique qu’il désire profondément. Par ailleurs, il faut noter que ce désir d’une connaissance ultimement fondée n’implique fondamentalement aucun dépassement de l’attitude naturelle. Assurément, comme Husserl y insiste, ce dépassement ne saurait avoir lieu qu’à un moment ultérieur ; plus précisément, lorsque l’homme se prendra pour thème afin de saisir en tant que subjectivité transcendantale.

33Voulant élaborer une méthode lui assurant l’accès à une connaissance apodictique, l’homme commence à élucider (aufklären) les actes de connaissance qu’il mobilise. Cela doit lui permettre de mettre au jour la correcte utilisation de ces actes en vue de saisir cette connaissance absolue qu’il souhaite. Ainsi, l’homme réalise une psychologie intentionnelle dont l’objectif premier est de l’orienter vers l’acte de connaissance le plus approprié à la saisie de données indubitables. Une fois cette étude psychologie menée à terme, le philosophe commençant aura en sa possession une méthode philosophique lui garantissant un accès certain à des connaissances absolument fondées. Toutefois, faisons-le remarquer, l’analyse psychologique des divers actes de connaissance ne saurait constituer en aucun cas en une recherche en direction de données absolues. Et Husserl prévient de ce danger, pour le philosophe débutant, d’être convaincu d’avoir atteint ces données une fois cette analyse psychologique particulière réalisée. Suivre cette conviction ne permet pas d’inscrire la philosophie dans sa dimension proprement originale et ce parce que la réflexivité, et c’est là un point particulièrement mis en lumière par Fink, n’est pas le propre de la philosophie. La philosophie possède bien une réflexivité propre le différenciant des autres sciences mondaines (l’histoire, la logique et la psychologie) : la réflexivité transcendantale, c’est-à-dire une réflexivité vierges de toute position d’existence.

34On l’aura constaté, toute cette démarche analytique est bien motivée par cette envie d’un savoir de part en part indubitable. Néanmoins, cette envie ne conduit nullement à la suspension générale de l’ensemble des positions d’existence. On peut s’interroger sur la spécificité de cette autoréflexion amenant l’homme à désirer une connaissance apodictique35. Nous venons de le notifier, la réflexivité ne possède ici encore aucun caractère transcendantal et pourtant, elle se différencie déjà de la réflexivité de certaines sciences positives. Pour nous aider à en dévoiler la particularité, il faut aborder le second motif de la vie philosophique : le scepticisme.

35Dans son article, Bertrand Bouckaert souligne que l’argument du scepticisme se voit mobilisé, dans L’Idée de la phénoménologie, en tant que motif au dépassement de l’attitude naturelle. Assurément, on peut considérer que, dans l’ouvrage de 1907, le scepticisme sert effectivement de motif de la réduction phénoménologique. En 1907, l’incertitude quant au caractère transcendant de la connaissance humaine contraint à la mise en œuvre de la réduction phénoménologique. La bonne résolution du problème de la possibilité de la connaissance transcendante oblige impérativement à ne pas recourir à la transcendance car cela serait présupposer la validité de cette connaissance. Toutefois, le scepticisme ne sert plus à Husserl, dans le cadre de ses Idées, de motif de la réduction phénoménologique. Patočka a su particulièrement bien relever la modification de la position Husserl quant à la fonction du scepticisme au niveau de la réduction phénoménologique. En effet, le philosophe tchèque remarque qu’à partir du premier tome des Idées, Husserl sépare l’acte d’épokhé de la réduction phénoménologique et ce parce l’épokhé équivalait, selon Patočka, à la position du sceptique. Qualifiant l’épokhé de non-usage de la connaissance transcendante, Husserl assimilerait, au sein des leçons de 1907, l’épokhé phénoménologique au scepticisme. Or, dans les Idées, Husserl cesse d’identifier cette épokhé et scepticisme. Il renvoie, comme nous le mentionnons ci-dessus, l’épokhéphénoménologique à un acte de liberté. En ce sens, le motif de la réduction phénoménologie se situe encore du côté du sujet philosophant mais ce motif ne s’apparente plus, désormais, au scepticisme. L’analyse de Patočka, rapidement ici synthétisée, suggère de ne pas comprendre, dans l’espace des leçons de 1923-1924, le scepticisme en tant que motif de la réduction phénoménologique. Néanmoins, il faut valider cette hypothèse en analysant les derniers passages du chapitre premier du second volume de Philosophie première. Ainsi nous espérons éclairer au mieux le rôle tenu par le scepticisme au sein de La théorie de la réduction de Husserl.

36Dans le cours de 1923-1924, le scepticisme, on le constate assez vite, s’apparente encore à l’épokhé. Husserl y pointe son rôle fondamental dans l’émergence du désir d’une connaissance apodictique. En effet, le scepticisme permet de dévoiler « une imperfection »36 de la connaissance. Le sujet de la connaissance découvre que toute connaissance est essentiellement entachée d’une activité subjective. En ce sens, le scepticisme se manifeste à la suite de cette prise de conscience par le sujet connaissant. Ainsi, ce sujet, voulant ne pas sombrer définitivement dans le scepticisme, souhaite instaurer « un radicalisme universel et absolu »37 ; ce radicalisme ayant pour fonction de lutter contre le scepticisme. En ce sens, comme le suggère Françoise Dastur, il s’agit, pour la phénoménologie, de vivre le scepticisme jusqu’au bout38. Assurément, l’impératif méthodologique de la phénoménologique — la neutralité métaphysique — exige du phénoménologue qu’il n’utilise aucun présupposé métaphysique et scientifique. Il faut regagner un accès définitivement assuré à la transcendance à partir du scepticisme. Par conséquent, Dastur écrit : « La recherche philosophique, en tant qu’elle est guidée par l’idée de fondation ultime, doit trouver son départ dans la pensée sceptique »39.

37Toutefois, et c’est l’apport original des leçons de 1923-1924 à la question du scepticisme, Husserl considère que l’épokhé sceptique forme le présupposé de la philosophie ! En effet, le philosophe présuppose l’effondrement complet de l’ensemble des valeurs gnoséologiques et des sciences naturelles. Dans les leçons de 1907, la possibilité d’un tel effondrement ne pose pas question. Toutefois, l’analyse du concept naturel de monde, dans les Problèmes fondamentaux, vient considérablement mettre en cause une telle possibilité. À l’encontre de l’épokhé sceptique s’oppose toujours un monde naturellement connu par les hommes. Et ce monde ne peut être renié aussi longtemps qu’il fait sens pour les hommes de l’attitude naturelle. Par conséquent, l’efficience de l’épokhé sceptique se trouve, à l’instar de l’argument de l’anéantissement du monde, suspendue à l’abstraction préalable des autres hommes de l’attitude naturelle. En ce sens, Bertrand Bouckaert souligne, à très juste titre, qu’il ne s’agit pas, avec l’épokhé phénoménologique, de douter mais de tenter de douter40. D’après Husserl, l’épokhé sceptique possède une double fonctionnalité. D’une part, il doit servir de base au radicalisme philosophique ; et d’autre part, il doit prévenir le philosophe commençant de toute retombée dans la connaissance naïve. En aucun cas, il n’a été question ici de réduction phénoménologique puisque l’épokhé sceptique s’avère être beaucoup moins radicale que la réduction phénoménologique.

38Au terme de cette analyse de ces deux motifs rationnels, on peut voir que nul motif concernant la réduction phénoménologique n’intervient dans le premier chapitre de La théorie de la réduction phénoménologique. Et cette situation vaut pour l’ensemble de cette théorie, on en veut pour preuve cette phrase explicite de Husserl :

Quel motif pourrais-je avoir dans ma vie naturelle naïve de m’élever au-dessus de cette attitude naturelle ? Apparemment, pour que cela se produise, il faut que la validité que j’attribue à l’expérience mondaine en l’accomplissant naïvement, en l’accomplissant dans la croyance à l’expérience naïvement manifestée soit mise hors jeu41.

39Cette citation, il faut bien le concéder, n’apporte pas de véritable réponse à la question de la motivation de la réduction phénoménologique. Aussi, elle fait montre d’une certaine approximation dans le chef de Husserl — « Apparemment ». Toutefois, Husserl n’indique aucun motif précis invitant à mettre hors-circuit la validité existentielle inhérente à l’attitude naturelle.

40Aussi, notre étude a pu mettre en avant le type de motifs auxquels nous avions affaire dans le premier chapitre de La théorie de la réduction phénoménologique. On l’a vu, l’amour du savoir et le scepticisme résultent d’une activité essentiellement réflexive. Rien dans l’expérience vécue ne saurait nous incliner à douter de l’ensemble des acquis des sciences naturelles et ainsi à vouloir accéder à une connaissance totalement apodictique. Nous avons pointé, avec insistance, la place de la réflexivité à l’intérieur de ces motifs de la vie philosophique. En ce sens, l’amour du savoir et le scepticisme servent, selon nous, de motifs non pas à la réduction phénoménologique mais bien à une psychologie intentionnelle des actes de connaissance. Parler d’une « psychologie intentionnelle » pourrait amener notre lecteur à affirmer qu’alors Husserl, dans le premier chapitre de sa théorie de la réduction, ne parle pas de la motivation du philosophe commençant42. Toutefois, ce serait là nier la profonde originalité de cette psychologie qui n’a strictement rien à voir avec la psychologie classique.

41Jocelyn Benoist a su particulièrement bien mettre en relief toute la distance existant entre la psychologie descriptive de la première édition des Recherches logiques et la psychologie classique. En effet, comme il l’écrit très justement :

En 1901, dans le deuxième tome des Recherches Logiques, où il invente à proprement parler la méthode phénoménologique, Husserl caractérise, d’une façon indiscutablement malheureuse, sa position comme celle d’une psychologie descriptive43.

42Assurément, et l’article de Jocelyn Benoist poursuit dans ce sens, cette phénoménologie naissante excède les cadres de la psychologie classique. Le lecteur de la cinquième Recherche logique — recherche qui, à première vue, semble relever du domaine de la psychologie — constate aisément que les analyses autour des notions de « sens d’appréhension » (Auffassungssinn), « essence intentionnelle » ne correspondent en rien aux études psychologiques classiques. En ce sens, la psychologie intentionnelle relève déjà de la philosophie. De surcroît, il serait erroné de croire qu’elle constitue une recherche philosophique d’ordre inférieur. Ainsi, quand bien nous refusons d’affirmer que l’amour du savoir et le scepticisme forment les motifs de la réduction phénoménologique, ceux-ci continuent de former la motivation du philosophe commençant.

43Tout ceci amène inévitablement à considérer plus avant la notion de « motif phénoménologique » mobilisée par Bertrand Bouckaert tout au long de son article. Cette notion nous intéresse au premier plan puisqu’elle constitue un type de motivation que nous n’avons pas eu l’occasion de rencontrer lors de notre étude de la notion de motivation. Il est vrai que, dans une certaine mesure, l’on trouve indirectement cette espèce de motif dans le corpus husserlien. Toutefois, il s’agit moins d’un motif que d’un argument. En effet, nous l’avons vu, l’argument de l’anéantissement du monde forme davantage un motif rationnel qu’expérientiel. À considérer l’analyse psycho-eidétique de la chose transcendante perçue comme relevant déjà de la phénoménologie, on peut sans hésiter qualifier de phénoménologique le motif de la possibilité de l’anéantissement du monde. Néanmoins, il importe de voir ce que l’on entend ici sous le terme « phénoménologique ». En revanche, si on range sous « phénoménologie » exclusivement la phénoménologie transcendantale, alors il faudra, à suivre Bertrand Bouckaert, admettre qu’au sein de l’attitude naturelle, on trouve des motifs transcendantaux invitant à dépasser la positivité naturelle. Cette seconde compréhension influe considérablement sur la modalité du dépassement de l’attitude naturelle puisqu’il ne pourrait plus s’effectuer à partir de motifs naturels. Toutefois, l’existence éventuelle de motifs transcendantaux permet de répondre à une très pertinente objection faite par Bertrand Bouckaert. De façon très subtile, il fait remarquer que si le motif de la réduction phénoménologie se situe à même l’attitude naturelle, alors l’effectuation de cette réduction nous coupera du motif invitant à l’effectuer. Cependant, cette objection ne tient que si l’on considère le motif de la réduction phénoménologique en tant que motif naturel. Or, si ce motif s’avère être transcendantal, l’effectuation de la réduction phénoménologique ne nous le fera pas perdre, mais elle l’enfermera dans la sphère transcendantale qu’elle fera découvrir.

44Eugen Fink développe de façon remarquable et détaillée cette suggestion au sujet d’un éventuel motif transcendantal de la réduction phénoménologique. Ce sont ces analyses que nous allons investir dans la dernière partie de notre étude car elles permettront de préciser de façon décisive l’interprétation que nous souhaitons soutenir quant au problème de la motivation de la réduction chez Husserl. Nous verrons que la position défendue par Fink, au sein de sa Théorie transcendantale de la méthode, s’avère similaire à celle avancée par Husserl dans les Problèmes fondamentaux. Toutefois, il nous faudra également impérativement pointer les nombreux points de divergences séparant l’approche finkéenne de celle de Husserl. En ce sens, nous insisterons sur ce qui fait l’originalité et la complexité de la position de Fink : les pré-connaissances transcendantales.

IV. La motivation de la réduction phénoménologique dans la Sixième méditation cartésienne : la pré-connaissance transcendantale

45La motivation de la réduction, nous l’avons déjà dit, constitue un problème central de la Sixième médiation cartésienne. Toutefois, Fink s’était déjà penché sur cette question un an avant la rédaction de ce texte célèbre de la phénoménologie. En effet, dans la Disposition au système de la philosophie phénoménologique44, Fink aborde brièvement la question de la motivation de la réduction. Et il le fait par l’intermédiaire de l’expérience affective de l’angoisse. Bien qu’il ne livre que peu de caractéristiques concernant cette affection, il est possible de la rapprocher de l’angoisse telle qu’elle est conceptualisée, 3 ans plus tôt, par Heidegger dans Être et temps. Ainsi, à suivre le jeune Fink, L’angoisse existentiale motiverait l’effectuation de la réduction.

46Nous ne prendrons pas en considération ces courts extraits dévolus à notre question et ce parce que l’angoisse, dans sa Sixième méditation, cesse d’être un motif légitime de la réduction phénoménologique. Toutefois, dans le cadre de notre étude, l’intérêt de la Disposition au système de la philosophie phénoménologique se situe dans la séparation effectuée par Fink entre les motifs ressortant à la vie philosophique et ceux appartenant à l’effectuation de la réduction. Et cette différence, sans doute plus marquée qu’elle ne l’est chez Husserl, appuie l’interprétation que nous avons réalisée dans notre dernier point. Dans le texte d’août 1930, Fink déplore que bien souvent les motifs d’une phénoménalisation du monde — une mise en question générale du monde — restent dans l’indétermination. De façon assez étonnante, Fink se refuse d’essayer de percer les motifs à l’origine d’une phénoménalisation du monde. De surcroît, il tend à montrer toute la difficulté à mettre au jour les motifs du problème général de la théorie de la connaissance. En ce sens, Fink écrit :

La mise en évidence de la motivation du problème qui domine en grande partie la philosophie moderne, à savoir le problème de la « théorie de la connaissance », apparaît bien plus facile, mais est en réalité extrêmement complexe et passe par plus de détours que la transformation d’une motivation qui conduit à la phénoménalisation du monde45.

47Ce que tend à pointer ici l’assistant de Husserl c’est, d’une part que, l’on trouve plus aisément des motifs nous amenant à nous détourner de nos préoccupations pratiques quotidiennes et à considérer le monde en tant que problème. Et d’autre part, Fink souligne l’action immédiate du motif de la phénoménalisation du monde. À l’opposé, les motifs de la théorie de la connaissance, comme l’a illustré notre dernier point, passe par davantage de médiation : la prise en considération du caractère éminemment subjectif de la connaissance motive le désir d’une connaissance apodictique. ; désir qui invite à réaliser une psychologie intentionnelle des actes de connaissances.

48Ces considérations sur la spécificité du motif de la réduction phénoménologique en tête, venons-en aux développements du cinquième paragraphe de la Théorie transcendantale de la méthode. Toutefois, s’il est indéniable que la plupart des écrits du jeune Fink fut supervisé et corrigé par Husserl pour les placer dans l’horizon de son projet phénoménologique, il reste que ces écrits — particulièrement la Sixième méditation — permettent d’établir une phénoménologie distincte de celle de son maître. On peut saisir la singularité du projet phénoménologique finkéen en insistant sur deux points particuliers de celui-ci.

49Tout d’abord, contrairement à Husserl, Fink met en exergue l’existence de trois ego distincts — un ego empirique, un ego transcendantal et un ego phénoménologisant (spectateur transcendantal). Pour Fink, l’ego transcendantal ne peut s’apparenter à celui qui fait de la phénoménologie et ce parce que cet ego est pris, en tant qu’ego constituant, dans « une tendance à l’être »46. Il y est pris parce que l’ego transcendantal se constitue en ego intramondain. En ce sens, l’ego transcendantal ne peut, et ce pour une raison d’essence, être séparer complètement de l’être de l’étant intramondain. Cette situation problématique amène Fink à exiger le redoublement de la réduction phénoménologique afin d’éviter de confondre l’ego constituant avec l’ego phénoménologisant. Par conséquent, l’ego transcendantal doit, à son tour, tomber sous le coup de la réduction phénoménologique. Mais, cette réduction redoublée n’est pas effectuée par l’ego transcendantal mais bien par le spectateur transcendantal.

50Ensuite, et dans la continuité logique de cette première particularité de la phénoménologie de Fink, il faut pointer la transformation de la réduction phénoménologique en « une réduction thématique de l’idée d’être »47 ou réduction méontique. À l’aide de cette réduction particulièrement radicale, Fink envisage ainsi la possibilité de se placer dans la position du spectateur transcendantal. Sans cette réduction particulière, il n’est pas possible d’effectuer une description rigoureuse des divers processus de la constitution transcendantale. Ayant mis entre parenthèses l’idée d’être, le spectateur transcendantal possède un statut ontologique tout à fait particulier. Celui-ci s’apparente à ce que Fink appelle un pré-être (Vor-sein). Toutefois, cette nouvelle région ontologique ne concerne pas uniquement le spectateur transcendantal. Elle renvoie également à l’entité observée et décrite par ce spectateur : la constitution transcendantale. En effet, cette constitution, en tant que devenir vers l’étant, ne peut être appréhendé par l’intermédiaire de cet être qu’elle fait advenir de façon transcendantale. Aussi, la réduction méontique doit prévenir de toute naïveté transcendantale, c’est-à-dire de cette tendance pernicieuse à aborder le transcendantal phénoménologique à l’aide de concepts issus de l’attitude naturelle. Puisque le spectateur transcendantal est institué par la réduction méontique, l’idée d’être lui est complètement étrangère. Par là, il se voit prémuni contre cette naïveté fatale à la phénoménologie transcendantale.

51Ces précisions autour de la singularité du projet phénoménologique de Fink suggèrent déjà qu’aucun motif de la réduction phénoménologique n’est à trouver du côté de l’attitude naturelle. En effet, si la réduction phénoménologique s’apparente, du moins chez Fink, à une réduction de l’idée de l’être, l’ensemble des étants et des situations ontiques ne peut faire office de motifs de la réduction. C’est à la validation de cette supposition que nous allons atteler en étudiant de façon rigoureuse le § 5 de la Sixième médiation.

52De façon très intéressante, Fink fait débuter sa réflexion en revenant sur l’idéal d’une connaissance ultimement fondée. En ce sens, Fink repart — peut-être sans le savoir — des analyses réalisées par Husserl quelques années auparavant dans le second tome de Philosophie première. Toutefois, Fink se démarque de son maître en contestant que cet idéal puisse, aux yeux des hommes de l’attitude naturelle, former le propre de la science philosophique. Fink fait ainsi remarquer que la plupart des sciences positives se conçoivent comme étant ultimement fondées. Elles pensent être exceptées de toutes présuppositions métaphysiques ou scientifiques. Mais, une telle opinion de la science positive ne vaut que pour l’homme naïf de l’attitude naturelle. En effet, là où cet homme voit une science douée d’un fondement apodictique, le philosophe transcendantal ne voit que des présuppositions. La scientifique croit ainsi satisfaire à l’exigence d’une science légitimement fondée de part en part. Cette conviction est d’autant plus forte que les résultats de ses expériences s’avèrent faire sens pour les autres hommes. Rien ne semble venir contredire le scientifique dans l’exercice de ses démarches expérimentales. De cette fausse conviction naturellement assurée, Fink conclut à l’absence, dans l’attitude naturelle, de toute motivation complètement « contraignante » de la réduction phénoménologique : « Il n’y a pas dans l’attitude naturelle de motivation “contraignante” à opérer la réduction phénoménologique et ce, pour des raisons de principes »48. À cette première conclusion, il faut corollairement ajouter cette seconde : « Des voies vers la phénoménologie, au sens d’une motivation continuelle commençant dans l’attitude naturelle et conduisant de manière cohérente et contraignante à l’attitude transcendantale, il n’y en a pas »49. En ce sens, cette dernière conclusion va à l’encontre de la section 2 des Idées I voulant, à partir de l’attitude naturelle, déduire la sphère de la conscience transcendantale.

53« Les raisons de principe » de cette absence de motivations continuelles et contraignantes de la réduction phénoménologique se trouvent synthétisées dans deux thèses radicales. Premièrement, la radicalité de la réflexion transcendantale ne saurait émerger d’une réflexion naturelle et ce parce que cette radicalité ne saurait avoir lieu sur le sol de l’attitude naturelle. Que faut-il pour que cette réflexion transcendantale puisse prendre place ? À cette question, Fink répond de la manière suivante :

Tant que l’on adhère à l’idée mondaine de la science, à l’idée mondaine de fondation et d’absence de préjugés, l’idée de la science ultimement fondée et dénuée de préjugé ne peut jamais être radicalisée en la mise en question transcendantale des présuppositions de l’idée mondaine du savoir et de la science.

54Cantonné à la réflexion telle que l’enveloppe l’idée mondaine de la science, l’homme ne peut s’élever à la sphère du transcendantal. Il lui faut impérativement se défaire de l’idée de la science afin de pouvoir interroger de façon transcendantale l’idée de fondement apodictique.

55Cette volonté de se détacher de chaque idée mondaine — la réduction méontique offrant le témoignage le plus frappant de cette volonté — vaut également pour l’idée de motivation. Fink écrit à ce propos : « À vrai dire, le concept de motivation doit aussi par là même être en effet dégagé des représentations mondaines et être saisi en un nouveau sens transcendantal »50. Par conséquent, la motivation de la réduction phénoménologique ne peut être réellement déterminée qu’après avoir élucidé le sens transcendantal de la motivation. Or, du fait que, dans l’optique d’une phénoménalisation totale du monde, la motivation acquiert une signification complètement étrangère à l’homme de l’attitude naturelle, le motif de la réduction phénoménologique ne peut être clairement déterminé qu’une fois la sphère transcendantale atteinte. En ce sens, l’efficace de ce motif tient essentiellement au fait qu’il s’apparente à une pré-connaissance transcendantale. Toutefois, on le verra, cette pré-connaissance ne s’apparente pas à une précompréhension du transcendantal phénoménologique ou encore à la compréhension mondaine du transcendantal.

56La seconde thèse défendue par Fink forme le corollaire obligé de la première. La radicalité de la réflexion transcendantale se situe, pour Fink, en dehors des possibilités humaines. Fink écrit : 

La réflexion phénoménologique réductive sur soi-même n’est pas une radicalité accessible à l’homme, elle ne réside donc pas du tout dans l’horizon des possibilités humaines. […]. Ce n’est pas l’homme qui fait la réflexion sur son soi, mais c’est la subjectivité transcendantale, voilée dans l’auto-objectivation sous la forme de l’homme, qui fait réflexion sur elle-même, en prenant son point de départ apparemment comme homme51.

57Seule la subjectivité transcendantale peut effectuer une telle réflexion sur soi et ce parce que celle-ci met en cause ce dont l’homme de l’attitude naturelle ne peut douter : l’attitude naturelle elle-même. Toutefois, comme Fink le précise, en apparence, l’homme réalise cette autoréflexion. Cette notion d’apparence occupe une place centrale dans l’exposé de la Sixième méditation et c’est pour cette raison que Fink souligne l’adverbe « apparemment » dans la citation ci-dessus. Dans cette dernière se profile déjà l’important concept finkéen d’ « apparition » (Erscheinung) ; concept qui se trouve en étroite relation avec ce que Fink appelle « vérités d’apparition » (Erscheinungswahrheit). C’est de cette dernière notion qu’il faudra distinguer la pré-connaissance transcendantale. La différence entre ces deux concepts permettra d’assurer définitivement notre lecture du premier chapitre de la théorie husserlienne de la réduction phénoménologique.

58Ces deux thèses ne signifient en aucun cas l’absence complète de voies menant à la phénoménologie transcendantale. Fink nie seulement l’existence d’une voie contraignante à la réduction phénoménologique. Aucune voie, qu’elle soit cartésienne, psychologique ou ontologique52, ne contient en elle-même un motif invitant inévitablement à l’effectuation de la réduction phénoménologique. Néanmoins, Fink envisage la possibilité qu’une voie puisse devenir contraignante. En ce sens, il écrit : 

La voie ne deviendra contraignante que si nous apportons déjà avec nous un savoir transcendantal, - aussi obscur soit-il. […]. De même, la voie qui part de la psychologie, la voie qui part de la logique — et quelles que soient les voies que nous voulions encore élaborer : toutes ont la particularité suivante, qu’elles ne deviennent en général des voies vers la phénoménologie que lorsqu’un savoir phénoménologique préalable éclaire déjà la voie53.

59Parce qu’elles sont animées par une pré-connaissance transcendantale — un savoir transcendantal obscur —, les différentes voies vers la phénoménologique transcendantale deviennent contraignantes. Par là, prises en elles-mêmes, ces voies ne forment, aux yeux de Fink, que des chemins en direction « des situations extrêmes de l’attitude naturelle »54. Situations à l’intérieur desquelles « la connaissance transcendantale peut jaillir comme un éclair »55. Que le savoir transcendantal jaillisse comme un éclair témoigne admirablement bien de l’impossibilité d’envisager « une motivation continuelle » de l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale. En ce sens, le scepticisme et l’amour du savoir ne constituent que des situations extrêmes au sein desquelles une pré-connaissance transcendantale peut potentiellement émerger. Par conséquent, les motifs du scepticisme et de l’amour du savoir ne contraignent à l’effectuation de la réduction phénoménologique qu’à la condition d’être déjà empreints d’un savoir transcendantal plus ou moins indéterminé.

60Néanmoins, comme nous le mentionnions ci-dessus, il convient de séparer la pré-connaissance transcendantale de la vérité d’apparition. Concernant le statut de cette pré-connaissance, Fink écrit :

[…] elles [ces irruptions dans la dimension transcendantale] ne prennent pas en charge la fonction d’une conduite anticipée de toutes les autres connaissances individualisantes, mais ne font que préparer la réduction phénoménologique, l’ouverture proprement dite de la vie transcendantale56.

61Cette fonction est plutôt remplie par les vérités d’apparition. Ces vérités constituent le résultat d’un processus que Fink appelle « la mondanéisation » (Verweltlichtung). Puisque l’ego transcendantal se constitue en tant qu’ego empirique, le spectateur transcendantal, issu du redoublement de la réduction, ne peut maintenir sa position particulière. Le spectateur transcendantal se trouve affecté par la constitution de l’ego transcendantal en ego empirique. En ce sens, bien que l’idée d’être lui soit complètement inconnue, la tendance à l’être de la subjectivité transcendantale rejaillit sur le spectateur transcendantal. L’impact de cette tendance sur le spectateur transcendantal se traduit par son entrée dans l’attitude naturelle. Et par là, les vérités transcendantales qu’il avait dégagées deviennent, au sein de l’attitude naturelle, des vérités d’apparition. Elles se transforment en vérités transcendantales en apparence. À ces dernières correspondent les situations extrêmes de l’attitude naturelle que nous avons mises en évidence plus haut. Évidemment, il convient de distinguer la vérité transcendantale de la vérité d’apparition. Toutefois, seul celui qui s’est déjà libéré du « joug » de l’attitude naturelle peut saisir la vérité transcendantale que laisse transparaître l’apparition. Or, pour l’homme n’ayant jamais percé la dimension transcendantale, écrit Fink, « l’apparition n’est pas transparente ; elle ne lui est absolument pas donnée en tant qu’apparition ». Néanmoins, cette ignorance ne condamne aucunement la possibilité d’un éclaircissement transcendantal des voies vers la réduction phénoménologique. Plutôt, elle illustre le danger — déjà pointé par Husserl en 1923-1924 — de prendre les résultats de la psychologie intentionnelle des actes de connaissance pour des vérités transcendantales. Par conséquent, la pré-connaissance transcendantale — seul motif conséquent de la réduction phénoménologique — ne forme pas une sorte de vérité mystique que le spectateur devrait ramener à la vérité transcendantale qu’elle anticiperait.

62Le fait que seules les pré-connaissances transcendantales motivent l’effectuation de la réduction phénoménologique amène Fink à affirmer l’auto-présupposition de cette réduction. Cette auto-présupposition ne signifie pas que la réduction phénoménologique se trouve toujours déjà accomplie. Plutôt, cette réduction doit s’auto-présupposer et ce parce que, même sur le sol de l’attitude naturelle, la totale mise hors-circuit des préjugés s’avère être un contre-sens flagrant. En effet, nous l’avons montré ci-dessus avec Fink, cette mise hors-circuit ne saurait être générale puisqu’il faut maintenir la position d’existence de celui effectuant cette mise hors-circuit. Toutefois, d’après Fink, une fois reconnue dans un savoir implicite, la différence entre le soi-même et un soi plus profond, ce contre-sens en vient à se résorber. Toutefois, comme le montre bien Grégori Jean57, il ne s’agit pas de rejouer, au niveau de la méthode phénoménologique, le problème heideggérien du cercle herméneutique. Avec cette pré-connaissance transcendantale, Fink n’entend pas défendre la thèse d’après laquelle l’homme naturel se meut toujours déjà dans une précompréhension du transcendantal. Encore une fois, pour Fink, il faut distinguer cette pré-connaissance transcendantale de la pré-connaissance mondaine. La pré-connaissance transcendantale n’équivaut pas à la pré-donation du monde à l’homme de l’attitude naturelle car elle ne se présente pas, de quelconque façon que soit, dans l’attitude naturelle. Et Fink de définitivement conclure sur cette question de la motivation de la réduction :

La motivation de l’activité réductrice est l’éveil d’une problématicité qui certes fait son entrée dans l’attitude naturelle, mais « transcende » par principe l’horizon de toutes les questions possibles dans l’attitude naturelle58.

63En ce sens, le motif de la réduction phénoménologique doit apparaître dans le champ de l’attitude naturelle mais, dans un même temps, excède essentiellement ce champ et ce parce qu’il remet en cause de façon radicale ce champ lui-même.

64Ce parcours au sein du cinquième paragraphe de la Sixième méditation cartésienne a permis de mieux apprécier certains traits particuliers de notre analyse de la question de la motivation de la réduction chez Husserl. Certes, il faut bien le concéder, la radicalité du projet phénoménologique de Fink n’autorise pas d’assimiler tous les éléments, apportés par ce projet sur cette question, à la phénoménologie husserlienne. Toutefois, tant chez Husserl que chez son assistant se manifeste la thèse d’une absence de motif naturel de la réduction phénoménologique. Sans crainte, nous pouvons affirmer que Husserl n’aurait pas été jusqu’à concevoir l’idée d’un motif transcendantal. Par ailleurs, la distinction finkéenne entre motif transcendantal et situations extrêmes de l’attitude naturelle a permis de valider notre lecture du premier chapitre du second volume de Philosophie première. Finalement, il faut bien conclure que, chez Husserl, à moins de considérer l’argument de l’anéantissement du monde en tant motif rationnel de la réduction phénoménologique, aucun motif particulier de cette réduction ne semble trouver grâce à ses yeux. L’anéantissement du monde, en tant que possibilité, semble bien, dans le cadre des Idées I, servir de motivation de la réduction. Néanmoins, le problème d’une telle possibilité est, nous l’avons souligné, qu’elle ne saurait être envisagée au sein même de l’expérience naturelle. Toutefois, l’analyse psycho-eidétique permet — dans une mesure moindre que l’argument de la destruction du monde — de conclure à la spécificité ontologique de la conscience pure et ce en vertu du mode de donation du vécu. Nous suggérions plus haut de renvoyer l’argument de l’anéantissement du monde à la vivacité de la phantasia du philosophe commençant. En ce sens, il est possible de sauvegarder l’efficience de cet argument, en envisageant de le considérer en tant que pré-connaissance transcendantal. L’argument de l’anéantissement du monde pourrait relever d’un éclaircissement du transcendantal puisqu’un tel argument excède les possibilités réelles motivées par l’expérience effective.

Notes

1  E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I : Introduction générale à la phénoménologie pure, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1950.

2  E. Husserl, Recherches logiques, t. II/1 : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 5e éd., 2010 (1reed. 1961).

3  Contrairement à la perspective défendue par Thane Martin Naberhaus, nous pensons que la mobilisation des différentes significations du concept husserlien de motivation confère un éclairage non négligeable à la question de la motivation de la réduction phénoménologique. Naberhaus refuse d’étudier cette question à la lumière des réflexions husserliennes sur la motivation et ce parce que ce serait, selon lui, expliquer les motifs de la réduction phénoménologique à l’aide de concepts accessibles une fois seulement la dite réduction effectuée. Par là, on porterait à son paroxysme une circularité inhérente à la mise en œuvre de la réduction phénoménologique. Cf. T.M. Naberhaus, « The problem of the motivation for the phenomenological reduction », Philosophy Today, vol. 49 (2005), p. 212-222. Toutefois — et c’est là une question qui nous occupera plus loin — y a-t-il, comme le prétend Naberhaus, à l’instar de Bertrand Bouckaert, un concept phénoménologique de motivation ? D’après nous, Husserl effectue davantage une description phénoménologique du fonctionnement de la motivation au niveau du cogito qu’une élaboration d’un concept phénoménologique de motivation. Ceci amène une seconde question que nous aurons à traiter plus loin : que faut-il entendre sous la dénomination « phénoménologique » lorsque l’on parle de motivation ou de motif phénoménologique de la réduction transcendantale ? Néanmoins, nous concédons — nous le soulignerons plus loin — à Naberhaus que vouloir mobiliser la notion de « motif phénoménologique » en vue d’expliquer la mise en œuvre la réduction phénoménologique conduit inévitablement à un paradoxe logique dont il semble difficile de se défaire. Cf. T.M. Naberhaus, « The problem of the motivation for the phenomenological reduction », art. cit., p. 212-213.

4  E. Husserl, Philosophie première, t. 2 : Théorie de la réduction phénoménologique, trad. A. Kelkel, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1972.

5  E. Husserl, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J. English, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1991.

6  E. Fink, Sixième méditation cartésienne. L’idée d’une théorie transcendantale de la méthode, trad. fr. N. Depraz, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1994.

7  J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1967.

8  E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. II : Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. fr. E. Escoubas, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1982, p. 306 [Hua IV, p. 221]. Nous indiquons entre crochets la pagination de l’édition allemande de référence, Husserliana Gesammelte Werke, citée dorénavant Hua et Hua-Dok dans le cas des Husserliana-Dokumente.

9  Ibid., p. 307 [Hua IV, p. 222].

10  C’est sans doute la raison pour laquelle Husserl consacre, dans son cours sur les synthèses passives, une section entière à l’étude de l’association. Cette dernière lui donne l’occasion de mieux expliquer la constitution des champs sensibles. Cf. E. Husserl, De la synthèse passive, Trad. fr. B. Bégout et J. Kessler, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1998, p. 191-253 [Hua XI, p. 117-192].

11  E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. II, op. cit., p. 308 [Hua IV, p. 222-223].

12  Ibid.[Hua IV, p. 223].

13  E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. II, op. cit., p. 310 [Hua IV, p. 224-225]. Nous soulignons.

14  E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 2, § 33, p. 107 [Hua III/1, p. 67].

15  Pour Patočka, L’idée de la phénoménologie serait l’exposition et la réalisation de l’intention véritable de Descartes — le philosophe français ayant échoué à réaliser ce qu’il ambitionnait réellement d’achever. En ce sens, Patočka pointe la fonction jouée par le scepticisme au sein de L’idée de la phénoménologie. Qualifiant l’épokhé de non-usage de la connaissance transcendante, Husserl assimilerait l’épokhé au scepticisme. Or, concernant les Idées, Patočka fait remarquer que Husserl identifie l’épokhé à un acte de liberté. De ce fait, Husserl ferait correspondre à l’épokhé une attitude spécifique dépendant entièrement de notre liberté.Cf. J. Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie, trad. fr. E. Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 2002 ; p. 219-221.

16  E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 3, § 47, p. 155 [Hua III/1, p. 100]. Nous soulignons.

17  Ibid., p. 156 [Hua III/1, p. 100].

18  Ibid. Cette hypothèse d’un monde extérieur au monde spatio-temporel doit venir se confirmer dans un enchaînement correctement régulé d’expériences. Et cette confirmation doit valoir pour tout moi actuel. En ce sens, ce n’est pas tant la confirmation qui importe mais bien le fait que cette confirmation soit valide pour chaque moi. Husserl utilise donc l’intersubjectivité comme socle de validation de l’unité-de-sens « monde extérieur ».

19  Ibid., section 2, chap. 3, § 47, p. 157 [Hua III/1 p. 101].

20  R. Bernet, Conscience et existence. Perspectives phénoménologiques, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2004, p. 150.

21  Ibid.

22  Ibid., p. 159. Nous soulignons.

23  E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 3, § 49, p. 160-161 [Hua III/1, p.103-104].

24  E. Fink, « Le philosophie phénoménologique de Husserl face à la critique contemporaine », dans De la phénoménologie, trad. fr. D. Franck, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1974, p. 149. Il ne s’agit pas ici de la construction telle que l’entend Fink dans la Sixième méditation cartésienne. La construction, au sens phénoménologique du terme, doit permettre à la phénoménologie d’appréhender les données phénoménologiques non données dans le flux de la conscience transcendantale mais, cependant, impliquées dans celui-ci. Cf. E. Fink, Sixième méditation cartésienne. L’idée d’une théorie transcendantale de la méthode, trad. fr. N. Depraz, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1994, p. 109-121 [Hua-Dok II/1, p. 61-75].

25  E. Fink, « La réduction phénoménologique de Husserl », dans Proximité et distance, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1994, p. 251.

26  D. Cairns, Conservations avec Husserl et Fink (1978), trad. fr. J.-M. Mouillie, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1997, p. 126-128.

27  Sebastian Luft, dans son ouvrage Subjectivity and Lifeworldin Transcendental Phenomenology, développe une position identique à la nôtre. Toutefois, si sa position trouve aussi ses arguments du côté d’une description de l’intentionnalité de la conscience naturelle — donc d’une psychologie intentionnelle —, il reste que c’est exclusivement sur base de cette description que Luft pointe certaines difficultés de la réduction phénoménologique. En effet, et nous faisons plus que partager le point ici soulevé par Luft, la vie intentionnelle n’est pas un flux constant excepté de la moindre modification ; au contraire, comme Husserl le pointe à de nombreuses reprises, c’est un flux composé de modifications incessantes : « The basic idea is that the life of consciousness is itself an abiding modification, that is, it does not exhibit breaks occasionally and sporadically, but rather exists precisely out of them » (S. Luft, Subjectivity and Lifeworld in Transcendental Phenomenology, Evanston, Northwestern University Press, 2011, p. 88).En un certain sens, cela permet de mettre en lumière ce que semble présupposer l’argument de la destruction ainsi que la critique de cet argument. Ils présupposent que l’expérience faite par la conscience perceptive du monde naturel serait parfaitement linéaire. Le monde expérimenté par la conscience naturelle ne serait pas régulé par une sorte d’habitualité perceptive mais serait sujet à de ruptures incessantes amenant la conscience à une certaine réflexivité — et c’est à partir de là que Luft entend trouver la motivation de la réduction phénoménologique mais nous discuterons ce point plus tard. Il est vrai que la conception de l’appréhension perceptive, en tant qu’ « entrelacs de motivations », tend à amenuiser le discontinuité dont peut faire preuve l’expérience. On pourrait croire ici que celui qui défend une telle thèse confond l’expérience (Erfahrung) avec le vécu (Erlebnis). Or, ce reproche n’a aucune valeur. En effet, il suffit de penser au célèbre § 27 de la cinquième Recherche logique dont le principal objectif est de démontrer la fausseté de la conception brentanienne de la représentation. Dans ce paragraphe, Husserl analyse le passage d’une conscience perceptive à une conscience imageante. Par là, il parvient à montrer qu’à la perception, la représentation ne sert pas de fondement. Bien que Husserl insiste sur le fait qu’à la suite de la désillusion, la matière intentionnelle reste inchangée, Luft met en avant concernant la réflexion cet argument important : « Reflection as modification does not genetically overcome something unmodified ; if that were so, one could not explain the transition from what is unmodified to its modification » (S. Luft, op. cit., p. 88). Cet argument pointe deux points centraux. Premièrement, l’élucidation des motifs de la réduction phénoménologique, à suivre Luft, ne peut se réaliser qu’à la condition expresse de concevoir l’expérience en modification constante. Deuxièmement, cela nous force à définir l’attitude naturelle comme une entité parfaitement instable : « Simultaneously, an original notion of the natural attitude is refuted that it would be a primitive condition unbroken by any modification, a condition which would be comparable to life in an intellectual wasteland. Such a state of mind has never existed nor will it ever exist » (S. Luft, op. cit., p. 90).

28  Bien qu’il s’interdise d’utiliser le concept husserlien de motivation, Thane Martin Naberhaus en vient à parler de « raison motivante » : « What we need, indeed, is not mere a motive ; we need what is sometimes called a motivating reason to perform the epoché. The demand to perform the epoché cannot merely be some obscure urge that I feel ; it must appear rationally compelling to me that I should place my belief in the existence of the world in brackets. In short, to speak of the motivation for the reduction as something that I can only attribute to myself in retrospect seems to trade on an equivocation between motives and reasons. What I am really looking for is not mere motivation to perform the reduction, but a reason to perform it, and a reason is not something that can be understood only retrospectively » (T.M. Naberhaus, op. cit., p. 219). Naberhaus réfute ici, d’une certaine façon, la thèse finkéenne d’après laquelle ce n’est qu’une fois la réduction effectuée que je peux saisir le véritable motif de la mise en œuvre de la réduction. Toutefois, en invoquant davantage la raison que la motivation, il devient particulièrement difficile de comprendre, d’une part, pourquoi Husserl, en 1910-1911, — comme nous le verrons — affirme que les motifs de la réduction phénoménologique relèvent exclusivement de la vie privée du phénoménologue. D’autre part, si, comme Naberhaus le défend très bien dans la lignée étroite de la Sixième méditation cartésienne, l’idéal de la science mondaine ne saurait nous fournir le principal motif de la réduction phénoménologique, l’on comprend mal en quoi la rationalité, telle qu’elle se déploie dans l’attitude naturelle pourrait nous amener à réaliser la réduction. Néanmoins, qu’une rationalité puisse occuper une fonction précise dans la motivation de la réduction transcendantale c’est là un point que nous ne contestons en aucun cas — nous le défendrons plus loin. En ce sens, nous avons déjà pointé toute l’importance de l’étude eidétique de la chose transcendance en vue de la légitimation de la réduction transcendantale, dans le cadre des Idées I.

29  E. Husserl, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J. English, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1991, p.155 [Hua XIII/1, p.156-157].

30  Ibid., p. 125 [Hua XIII/1, p.137]. Nous aurions souhaité approfondir ces riches analyses autour de l’attitude naturelle. Toutefois, cela nous éloignerait fortement de notre question de la motivation. Dans son livre Accéder au transcendantal ?, Jean-François Lavigne réalise une passionnante étude des descriptions de l’attitude naturelle réalisées par Husserl dans ce cours de 1910-1911. Cf. J.-F. Lavigne, Accéder au transcendantal ? Réduction et idéalisme transcendantal dans les Idées I de Husserl, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et Controverses », 2007, p. 31-53. Dans cet ouvrage,Lavigne note également les différences entre ces descriptions et celles effectuées dans les Idées I. Pour Lavigne, les analyses de 1913 s’apparentent à un véritable gauchissement de l’attitude naturelle. En effet, il fait remarquer qu’en 1913 l’effectivité de la totalité de l’étant se trouve entièrement suspendue à mon champ perceptif actuel. L’étant non perçu se trouve toujours potentiellement saisissable par la conscience dans intuition claire. Ainsi, l’effectivité de l’ensemble des choses — le monde — se voit rattachée à une certaine prestation intentionnelle de la conscience. Une telle caractérisation de la thèse générale de l’attitude naturelle implique des conséquences importantes au niveau du processus réductif de la phénoménologie. Si l’effectivité générale ressort d’une activité intentionnelle, il s’avère plus aisé pour le phénoménologue de suspendre l’ensemble des positions d’existence. Et l’on comprend mieux pourquoi Husserl assimile l’acte de la réduction phénoménologique à la sphère de la liberté. Or, il en va tout autrement dans les leçons professées en 1910-1911. Dans celles-ci, Husserl y établit clairement la complète indépendance de l’effectivité de la chose vis-à-vis de toute phénoménalisation par une conscience et par là, de la phénoménalité elle-même. En effet, Husserl écrit : « Les choses sont là, sont en soi, et étaient en soi et seront (werden sein) en soi, même sans qu’elles soient (sind) précisément là dans l’environnement actuel de l’expérience, fussent là en lui souvenanciellement ou soient là plus tard (sein werden) » (E. Husserl, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 92 [Hua XIII/1, p. 113]). En ce sens, les leçons de 1910-1911 ne renvoient pas l’effectivité de l’étant non phénoménalisé à une potentialité de la conscience perceptive actuelle ou de façon plus précise, à la structure de la phénoménalité que constitue l’horizon. En d’autres termes, en 1910-1911, l’effectivité de l’étant ne requiert en aucun cas une quelconque activité intentionnelle. Commentant le passage cité ci-dessus, Lavigne ira même jusqu’à affirmer : « La conscience naturelle éprouve la réalité dans une passivité radicale, comme évidence intuitive sans objet : l’évidence d’un surgissement étranger fait choc sur elle, qui l’affecte de manière im-pressionnelle » (J.-F. Lavigne, Accéder au transcendantal ?, op. cit., p. 41). Il s’avère évident que la question de la motivation de la réduction phénoménologique subit un traitement différent selon que l’on suit une conception de la thèse générale de l’attitude naturelle plutôt que l’autre. Toutefois, nous demeurons convaincu que, dans chacune de ces conceptions de la thèse générale de l’attitude naturelle, cette thèse générale ne peut être mise entre parenthèses tant qu’elle possède un sens pour les hommes de l’attitude naturelle. Ici encore, l’intersubjectivité vient mettre à mal la procédure réductive.

31  B. Bouckaert,« De l’autre côté du miroir : les motifs phénoménologiques de la réduction chez Husserl, Fink et Patočka. Contribution méthodologique à l’élaboration d’une phénoménologie première », Recherches husserliennes, vol. 17 (2002), p. 87-116. Nous partageons de nombreux points de l’analyse de Bertrand Bouckaert. Toutefois, contrairement à lui, nous ne pensons pas que l’amour du savoir et le scepticisme constituent des motifs phénoménologiques de la réduction phénoménologique. Pour nous, on aurait plutôt affaire à des motifs rationnels et strictement personnels et ce pour des raisons que nous allons déployer dans la suite de notre étude. Aussi, parler de « motifs phénoménologiques » nous semble extrêmement problématique — nous y viendrons à la fin de cette partie de notre analyse. Toutefois, il importe de noter, à décharge de l’interprétation de Bertrand Bouckaert, que si la philosophie n’est accessible que par la réduction phénoménologique, alors le premier chapitre de la théorie de la réduction de Husserl présente bien les motifs de la réduction phénoménologique et ce puisque Husserl, dans ce premier chapitre, met en lumière les motifs de la vie philosophique.

32  A. Kelkel, « Avant-Propos du traducteur », dans Philosophie première, t. II : Théorie de la réduction phénoménologique, trad. A. Kelkel, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1972, p. xxxiii.

33  En un certain sens, cette position est également défendue par Thane Martin Naberhaus dans son article cité ci-dessus. En effet, dans la veine des analyses déployées par Fink dans la Sixième méditation cartésienne, Naberhaus relève que le but poursuivi par la science — développer une perspective absolue sur la nature — ne saurait suffire à nous incliner à effectuer la réduction phénoménologique. La science, dans sa constante évolution, tente de mettre au jour les différents préjugés actifs dans les théories scientifiques antérieures. C’est cette caractéristique qui pousse Naberhaus à se demander si la science et le but qu’elle tente d’atteindre ne constituent pas un motif suffisant à la réduction phénoménologique. Que les sciences positives pensent opérer sous couvert d’une totale neutralité métaphysique est un point particulièrement bien mis en évidence par Eugen Fink. Naberhaus parvient, quant à lui, à parfaitement illustrer la différence opératoire entre sciences positives et phénoménologie au point de vue de leur volonté de se démarquer de tout préjugé. Il pointe que le conflit qu’il peut exister entre deux résultats expérimentaux en sciences positives ne peut trouver son analogon dans l’attitude naturelle. Le conflit entre deux résultats scientifiques amenant rejeter une hypothèse commune aux deux expériences n’a pas son pareil au sein de l’attitude naturelle.

34  E. Husserl, Philosophie première, t. II, op. cit., p. 9 [Hua VIII/2, p.7].

35  Abordant le problème de l’accès à la sphère transcendantal par le biais de l’importance de l’intérêt et du caractère profondément relatif de certaines vérités au sein de l’attitude naturelle, Sebastian Luft considère que, dans le cadre de la voie cartésienne, le désir de la connaissance apodictique et absolue forme le motif de la réduction phénoménologique. De façon plus précise, Luft souligne qu’à l’intérieur de l’attitude naturelle, la vérité n’est déterminée qu’en fonction de la situation et de l’intérêt. Par exemple, le prix d’un fruit est fixé en fonction de la saison. En ce sens, à un même objet peut correspondre un certain nombre de vérité variant selon la situation et de la personne intéressée par cet objet : « The interest determines the truth of the situation. The interest of the real estate agent in selling the house determines his situational truth. The artist, likewise, pursues her own interest. Life in general is a “life of interest” containing a multiplicity of interests, each “creating” specific situations » (S. Luft, op. cit., p. 56). Or, pour qu’elles puissent prétendre à être des vérités, les vérités situationnelles doivent s’exclure les unes les autres. Cette exclusion trouve à se réaliser parce que chacun d’entre nous poursuivons des intérêts différents. Pour cette simple raison, « In the natural attitude, we can never see this object in its purity, for this would involve stripping the world of its interest. Yet, due to its intentional character, life always implements a certain interest » (S. Luft, op. cit., p. 56). Or, aux yeux de Luft, c’est du côté de ses vérités situationnelles qu’il faut trouver, dans l’espace de la voie cartésienne, la motivation de la réduction phénoménologique. En ce sens, Luft reconduit les analyses du second tome de Philosophie première : « If all of these [situational truths] are merely truth for themselves and if the philosopher’s aim is to reach “absolute” truth, then it will seem plausible to refrain from asserting any of the former. This realization can already be seen as bracketing, since understanding these relativities as relativities overcomes being immersed in them » (S. Luft, op. cit., p. 60). Toutefois, la lecture que propose Luft est davantage déterminée par les Méditations cartésiennes — c’est-à-dire la recherche d’un fondement apodictique via l’ego transcendantal — que par le premier tome des Idées dans lequel il s’agit de retrouver la primauté de la conscience pure par l’intermédiaire d’une description de la nécessité de son rôle synthétique dans l’opération perceptive. En effet, d’après Luft, l’objectif fondamental de la réduction phénoménologique serait, à l’instar de la démarche cartésienne, de dégager l’élément échappant à toute mise entre parenthèses : « Thus, Husserl’s main interest in the process of bracketing is to posit these brackets in order to determine what can be left “without” [these brackets]. The universal doubt leaves over the doubting agent, a pure Ego stripped of any worldly meaning, and it is only this Ego that can claim for itself absolute evidence » (S. Luft, op. cit., p. 60-61). D’après nous, un point sensible de la lecture réalisée de la voie cartésienne par Luft est l’absence de toute référence à la méthode — la psychologie intentionnelle - à partir de laquelle on peut se ménager un chemin d’accès à la subjectivité transcendantale.

36  E. Husserl, Philosophie première, t. II, op. cit., p. 26 [Hua VIII/2, p. 19].

37  Ibid.

38  F. Dastur, « Husserl et le scepticisme », dans Alter, n°11 (2003), p. 22.

39  Ibid.

40  Bertrand Bouckaertinsiste sur le fait que le doute ne constitue qu’une modalité doxique spécifique parmi tant d’autres. De surcroît, la modalité doxique ne peut trouver à s’effectuer qu’en prenant appui sur un corrélat doxique qu’elle altère. Or, le doute hyperbolique que constitue la réduction phénoménologique tend à mettre en cause le fondement de toute modalité qualitative à savoir l’Urdoxa. C’est pour cette raison que Husserl, pour caractériser l’action spécifique de la réduction phénoménologique, emploie la métaphore de la mise entre parenthèses. Cf. B. Bouckaert, op. cit., p. 99. Par là, Bouckaert rejoint la thèse défendue par Sébastien Luft au sujet de l’attitude naturelle. Cf. note 1 de la p. 14.

41  E. Husserl, Philosophie première, t. II, op. cit., p. 111 [Hua VIII/2, p. 79].

42  Nous aurions pu éviter ce malentendu en parlant, plutôt, de phénoménologie psychologique. Toutefois, nous pensons que la clarification du statut de la psychologie intentionnelle de Husserl permet d’apporter un élément important dans notre interprétation de la motivation de la réduction phénoménologique.

43  J. Benoist, « Sortir du “transcendantal” », dans Le Transcendantal et le spéculatif, J.-C. Goddard(éd.), Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1999, p. 221.

44  E. Fink,Autres rédactions des Méditations cartésiennes, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 1998.

45  Ibid., p. 47 [Hua-Dok II/2, p. 30].

46  E. Fink, Sixième méditation cartésienne, op. cit., p. 74 [Hua-Dok II/1, p. 23].

47  Ibid., p. 127 [Hua-Dok II/1, p.80]. Husserl ne réduit pas l’être mais il en renverse « le sens usuel de son expression ». Cf. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 3, § 50, p. 164 [Hua III/I, p.106]. Le pseudo-caractère premier de la chose se mute, à la suite de l’analyse psycho-eidétique de la chose transcendante perçue et de l’argument de la destruction du monde, en caractère second et dérivé. Par là, Husserl établit la primauté ontologique de la conscience par rapport aux choses transcendantes ; et l’inversion du sens de l’expression d’être doit servir à traduire cette primauté. Toutefois, Husserl aurait du mal à concevoir une réduction méontique puisque, pour lui, la conscience pure forme une sphère ontologique fermée sur elle-même. Or, l’absoluité de la conscience pure est un point fortement discuté par Eugen Fink puisqu’il remet en cause, comme on l’a vu, l’argument de l’annihilation du monde.

48  E. Fink, Sixième méditation cartésienne, op. cit., p. 85 [Hua-Dok II/1, p. 35].

49  Ibid., p. 86 [Hua-Dok II/1, p. 37].

50  Ibid., p. 89 [Hua-Dok II/1, p. 39].

51  Ibid., p. 86 [Hua-Dok II/1 p. 36].

52  Pour une étude approfondie de ces différentes voies, cf. I. Kern, « Les trois voies de la réduction phénoménologique transcendantale dans la philosophie de Edmund Husserl » (1962), trad. fr. P. Cabestan et N. Depraz, Alter, n°11 (2003), p. 285-323.

53  E. Fink, Sixième méditation cartésienne, op. cit., p. 87 [Hua-Dok II/1, p. 37-38].

54  Ibid. [Hua-Dok II/1, p. 38]. Dans son ouvrage Subjectivity and Lifeworld in Transcendantal Phenomenology, Sebastian Luft parle de « proto-formes de l’épokhé » qui, toutefois, n’ont rien à voir avec les situations extrêmes de l’attitude naturelle. À l’instar de Fink, Luft remarque que l’un des problèmes majeurs de la réduction phénoménologique consiste en la nécessité de maintenir valide la position d’existence à partir de laquelle l’épokhé phénoménologique se réalise. Toutefois, à l’encontre de l’assistant de Husserl, Luft pense qu’il existe des « motifs » au sein de l’attitude naturelle pouvant nous conduire à effectuer la réduction transcendantale : « Viewed more closely, the natural attitude turns out to be utterly rife with and indeed virtually dominated by such proto-forms [of epoché], even though the person living in the natural lifeworld never becomes reflexively conscious of them » (S. Luft, op. cit., p. 87-88). Cette thèse, concernant la motivation de la réduction phénoménologie, découle de ce fait fondamental aux yeux de Luft selon lequel la vie de la conscience se caractérise essentiellement par une incessante modification. En ce sens, la réflexion en tant que modification n’altère en rien la vie de la conscience. En ce sens, comprendre la conscience naturelle en tant modification incessante c’est mettre au jour la réflexivité critique dont peuvent faire preuve les hommes dans l’attitude naturelle. Cependant, voulant traiter de la question de la motivation de la réduction phénoménologique depuis la conscience naturelle, Luft en vient parler davantage du fondement opératoire de l’épokhé phénoménologique que de sa motivation : « Before something like a radical modification, which completely changes normal life, can be postulated, this must as a possibility be grounded [Nous soulignons] or, more specifically, founded (on founding acts). This grounding [Nous soulignons]lies in the fact that the life of consciousness as such is an abiding alteration and transformation. Reflection as radical modification of consciousness is nothing but an extrapolation and radicalizing of the normal progression of consciousness [Nous soulignons], one which proceeds always and unavoidably as modifying » (S. Luft, op. cit., p. 89). Pour Luft, la réflexion en tant que prise en compte de la vie intentionnelle en tant que modification continue équivaut à une rupture progressive avec l’attitude naturelle. Ainsi, Luft va à l’encontre de la perspective finkéenne, laquelle conçoit cette rupture de façon plus brutale et radicale. Cependant, il importe de relever que, pour Luft, « as a break with the natural life, reflection is a “splitting of the Ego,” that is, a radical change of perspective » (S. Luft, op. cit., p. 90). Or, il est dangereux de rapprocher la réduction phénoménologique de la scission de l’ego (Ichspaltung) et ce parce une telle scission intervient également à l’occasion d’actes intentionnels, notamment les actes de souvenir (Wiedererinnerung) et de libre imagination (Phantasia). Husserl distingue le moi qui se souvient et le moi souvenu ; de même, il différencie le moi imaginant du moi imaginé. Ici, aussi, le philosophe allemand préfère parler de dédoublement du moi (Ichverdoppelung) plutôt que de scission du moi. Avec la différenciation du moi se souvenant et du moi souvenu, Husserl veut thématiser la discordance possible, au niveau des actes positionnels, entre ces deux moi particuliers. Le moi souvenu peut très bien prendre part à la croyance perceptive alors même que le moi se souvenant n’y prend plus part. De même, la différenciation du moi imaginant et du moi imaginé permet à Husserl d’envisager les délicats problèmes de la quasi-épokhé et de l’implication intentionnelle issue des actes présentifiants — à l’intérieur des actes présentifiants peuvent encore être actifs des quasi-actes positionnels dont la neutralisation requiert une quasi-épokhé. C’est précisément en raison de ces problèmes qu’il s’avère délicat d’assimiler la réduction phénoménologique à une modification dont la radicalité tient exclusivement à sa capacité à engendrer une scission au niveau de l’Ego.

55  Ibid.

56  Ibid., p. 92 [Hua-Dok II/1, p. 42].

57  G. Jean, « “Le mondain, le transcendantal, l’absolu — et le reste”. Essai sur “la clôture du transcendantal” dans la Sixième méditation cartésienne de Fink », Bulletin d’analyse phénoménologique, n°1/3 (décembre 2005), p. 16-19.

58  E. Fink, Sixième méditation cartésienne, op. cit., p. 90 [Hua-Dok II/1 p. 40-41].

Pour citer cet article

Amaury Delvaux, «Le problème de la motivation de la réduction phénoménologique dans la phénoménologie de Husserl», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 11 (2015), Numéro 4, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=788.

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