ya que 05 febrero 2011 :
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Veronica Cibotaru

Modification-transformation : Concepts clés dans les grammaires de Husserl et Chomsky ?

(Volume 12 (2016) — Numéro 2: Phénoménologie et grammaire: Lois des phénomènes et lois de la signification (Actes n°8))
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1Le propos de ce travail est de réfléchir sur les fondements de la grammaire pure de Husserl à l’aune d’une notion dont le rôle paraît être minime, à savoir la notion de modification. Mon analyse se fera par contraste avec une étude sur la notion de transformation chez Chomsky, écho conceptuel de la notion de modification chez Husserl, dans la mesure où elle désigne une modification grammaticale élargie, ou pour le dire autrement, dans la mesure où c’est plutôt la notion husserlienne qui se comprend comme une transformation dans un sens restreint. En effet ces deux notions ne jouent pas du tout le même rôle dans ces deux grammaires quant à leur niveau d’importance. Si en effet la transformation est pour Chomsky un moment incontournable de l’analyse syntaxique de la grande majorité des phrases, car elle nous permet comme nous le verrons de distinguer la structure apparente d’une phrase de sa structure véritable, la notion de modification n’apparaît qu’à un second niveau dans le projet de grammaire de Husserl, tel qu’il est présenté dans les Recherches logiques. Elle ne présente d’intérêt que pour les significations qui ont déjà un certain niveau de complexité, fondé sur des formes et lois de significations plus simples et plus originaires. Elle n’intervient donc pas à un niveau fondamental de la grammaire de Husserl. La question sera de comprendre cette différence en regardant ce qu’elle peut nous dévoiler quant aux conceptions de la grammaire de ces deux auteurs et leur différence.

2Il s’agira finalement aussi de saisir les intérêts mais aussi les limites de ces deux types de grammaires en réfléchissant sur leurs fondements. Mon analyse s’articulera donc en trois parties. Tout d’abord j’expliquerai et situerai la notion de modification dans la grammaire de Husserl. La deuxième partie sera consacrée à l’analyse du concept de transformation dans la grammaire de Chomsky. Il s’agira de comprendre la raison de son importance et surtout en quoi cela rend la grammaire de Chomsky si différente de celle de Husserl. Finalement dans une troisième partie je traiterai des avantages de ces deux grammaires ainsi que de leurs limites.

1. Modification grammaticale chez Husserl

3Dans cette première partie je m’appuierai principalement sur la quatrième Recherche logique, parce que c’est ici que Husserl pose les fondements de sa conception de la grammaire dite pure logique, au sein de laquelle apparaît aussi la notion de modification. Quelques mots d’abord sur cette notion dans la pensée de Husserl, qui correspond à la notion de Modifikation en allemand. C’est une notion qui se retrouve chez Husserl dans divers contextes, et qui désigne de façon générale un changement d’acte intentionnel, c’est-à-dire un changement dans la façon dont un objet est visé. Nous verrons que ce sens se retrouve également dans le concept purement grammatical de modification qui est notre objet d’étude. Dans les Recherches logiques déjàl’on retrouve plusieurs sens spécifiques de la notion de modification, qui ne se limitent pas à un sens grammatical. Ainsi dans la cinquième Recherche logique (§38-40) Husserl distingue deux formes de modification, la modification qualitative et celle imaginative1. N’oublions pas non plus cette fameuse notion de « modification phénoménale essentielle » que l’on trouve au dixième paragraphe de la première Recherche logique et qui désigne le changement d’une saisie purement perceptive d’un phénomène vers une saisie qui vise sa signification, et qui saisit donc un phénomène sensible comme expression douée de signification. La notion de modification se retrouve aussi dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, où elle sert à qualifier la rétention comme une modification de l’impression originaire2. Elle est également une notion importante pour la cinquième Méditation cartésienne, car elle permet de décrire le mode sur lequel autrui est visé, à savoir à travers une « modification de moi-même »3. Finalement, c’est dans le paragraphe 109 des Idées directrices que Husserl introduit son sens le plus radical, en parlant d’une modification de neutralité, comme un acte de mise entre parenthèses, de laisser en suspens et dont l’epokè n’est qu’un mode possible. Nous voyons ainsi que la notion de modification est chez Husserl à la fois importante et variable. Elle peut avoir uniquement un sens grammatical, sur lequel nous allons nous concentrer ici.

4On retrouve ce sens au onzième paragraphe de la quatrième Recherche logique. Husserl réinterprète ici un concept qui est traditionnellement utilisé dans la grammaire et qui désigne notamment le changement du mode verbal, par exemple du mode indicatif au mode subjonctif. Qu’est-ce que ce concept désigne ici pour Husserl ? Il sert à expliquer un phénomène grammatical très spécifique, à savoir le fait qu’une expression qui n’est pas un substantif ou un nom propre puisse quand même devenir le sujet d’une proposition, sans que cette proposition soit dépourvue de sens. Cela est le cas lorsque nous affirmons par exemple que « “et” est une conjonction ». Bien que la notion de « et » ne soit pas un nom elle peut quand même devenir ici le sujet de la phrase, parce que sa signification originaire est ici modifiée et acquiert le sens d’une entité. La signification de « et » n’est pas ici visée dans son sens premier, mais dans un sens anormal, qui ne se rapporte plus à ce que la notion de « et » vise en tant que tel, mais à cette notion comme représentation (Vorstellung), en l’occurrence comme mot.

5L’on comprend mieux pourquoi Husserl caractérise ici cette signification anormale comme étant celle d’une représentation si l’on considère qu’il tire une analogie entre ce type de phénomène et les cas qui impliquent une réelle visée des expressions comme représentations, par exemple dans la proposition « le centaure est une fiction des poètes » ou encore « 2 × 2 = 5 est faux »4. Dans ces deux exemples que donne Husserl le sujet est réellement visé comme une représentation. C’est pourquoi l’on peut parfaitement réécrire la première proposition par exemple de cette façon : « la représentation du centaure est une fiction des poètes ». Cela paraît moins évident pour les exemples qui impliquent une modification de la signification au premier sens du terme. Il serait en effet moins approprié de réécrire la proposition que nous avons considérée de cette façon : « la représentation “et” est une conjonction », parce que dans ce cas la notion de représentation serait beaucoup trop large, car « et » n’est pas ici visé comme une représentation en général, mais comme une entité grammaticale ayant des propriétés grammaticales, qui est par ailleurs aussi une représentation. De la même façon si l’on disait que « “et” est composé de deux lettres », « et » est visé ici comme mot et donc comme représentation, du point de vue de son apparition sensible, en l’occurrence visible. Ainsi, l’on pourrait sans doute affiner l’analyse phénoménologique de ce phénomène grammatical, qui reste plutôt sommaire chez Husserl sans doute parce que cela n’est pas une priorité pour lui, du moins dans les Recherches logiques.

6L’enjeu est en effet pour lui de garantir à travers la notion de modification la nécessité des lois a priori de la signification qu’il s’attache à dégager dans la quatrième Recherche logique, et qui impliquent une possibilité de combinaison bien déterminée, bien qu’illimitée, des catégories de signification. Ainsi par exemple les expressions qui appartiennent à la catégorie d’adjectif ne peuvent pas avoir le rôle du sujet dans une phrase. Afin de respecter cette loi, toutes les expressions qui tiennent le rôle du sujet dans une proposition doivent avoir une signification nominale, même si originairement elles n’ont pas une matière nominale. Ce changement est précisément ce que Husserl désigne par modification de la signification, réinterprétant ainsi le concept scolastique de supositio materialis développé par Guillaume d’Ockham dans son ouvrage Somme de logique, qui désigne la possibilité intrinsèque de toute expression linguistique de se nommer soi-même5.

7La portée exacte que Husserl attribue au principe de modification de la signification n’est toutefois pas entièrement claire. Bien qu’il n’analyse que des exemples de nominalisation, il affirme néanmoins que « chaque mot et chaque expression en général peuvent être mis moyennant une modification de signification à n’importe quelle place d’un ensemble catégorématique »6. Or l’on voit difficilement comment l’on pourrait mettre par exemple un adjectif à la place d’un verbe, sauf dans des contextes extraordinaires, par exemples poétiques. Ce n’est que dans son Cours de 1908/1909 sur la Logique ancienne et nouvelle que Husserl tranche explicitement cette question, en affirmant que la « loi principale de la modification » est celle selon laquelle « toute signification, qui n’est pas déjà une signification nominale, se laisse nominaliser »7. Mais ici Husserl attribue un autre sens au concept de nominalisation. Cela consiste à substantiver une expression, en passant par exemple de l’expression « est vert » à celle du « fait d’être vert ». L’on voit néanmoins que, d’un point de vue grammatical, il n’y a pas une différence essentielle entre ces deux sens de nominalisation et donc aussi de modification qu’ils impliquent, dans la mesure où le résultat est toujours le même : l’on peut utiliser dans les deux cas des expressions non-nominales comme des sujets d’une proposition. De façon très intéressante, Husserl affirme dans ce cours que c’est précisément la modification entendue comme substantivation qui permet de relier un état de chose (Sachverhalt) à un jugement, dans la mesure où elle permet de passer du « S est p » au « fait que S soit p ». L’on entrevoit par là l’enjeu important que Husserl a pu attribuer au concept de modification.

8Voici donc quelques mots sur ce que la notion de modification de la signification désigne dans les Recherches logiques. J’aimerais à présent me pencher sur sa place dans l’économie de l’idée de grammaire pure. Comme je l’ai déjà évoqué, ce concept est censé garantir la nécessité des lois de la signification, qui relèvent précisément de la grammaire pure. Je ne vais pas m’attarder sur le sens de cette grammaire chez Husserl et son rapport intrinsèque à la logique. Elle constitue, comme on le sait, la première des trois tâches de la logique pure dont parle Husserl dans les Prolégomènes des Recherches logiques au paragraphe 67. Insistons juste sur un point. Husserl accorde une telle importance à la grammaire pure comme première tâche de la logique et l’appelle grammaire pure logique, non pas simplement parce qu’elle est censée dégager les catégories et pour ainsi dire les éléments signifiants opérants de la logique (tels que la proposition ou le jugement), mais parce qu’elle doit avant tout dégager le domaine de ce qui est sensé et qui est régi par des lois nécessaires, comme fondement de la logique. Ainsi, l’on ne peut juger si un raisonnement est vrai ou faux, si les jugements qu’il implique n’ont aucun sens. C’est pourquoi Husserl affirme dans ce passage extrait d’une série d’observations ajoutées à la réédition de 1913 des Recherches logiques que les sphères de la grammaire et de la logique sont caractérisées respectivement, par leur pôle négatif, à savoir les sphères du non-sens (Unsinn) et de l’absurde (Widersinn) :

Rien n’a autant embrouillé la discussion de la question du rapport exact entre logique et grammaire que la confusion constante des deux sphères logiques, que nous avons nettement distinguées comme étant la sphère élémentaire et la sphère supérieure, et caractérisées par leurs correspondants négatifs – les sphères du non-sens et du contresens formels. La logique entendue au sens de la sphère supérieure, orientée vers la vérité formelle ou vers l’objectivité, importe peu assurément à la grammaire. Il n’en est pas ainsi du logique en général. […] C’est ainsi qu’il manque à la logique un premier fondement, qu’elle manque d’une distinction scientifique rigoureuse et élucidée par la phénoménologie, entre les éléments et structures primitifs de la signification, ainsi que de la connaissance des lois d’essence correspondantes8.

9Nous voyons donc à partir de ce passage que si la grammaire est un fondement de la logique, ce n’est pas uniquement parce qu’elle met à jour les éléments et les structures primitives de signification, mais aussi parce qu’elle montre quelles sont ses lois d’essence, c’est-à-dire les lois de combinaison des éléments de signification dans un tout sensé, fondées dans l’essence de ces éléments. Ainsi, la grammaire comme grammaire pure logique maintient le sens normatif d’une logique, en départageant le sensé du non-sensé. La distinction du logique et de l’absurde, qui est le domaine de la logique au sens propre, ne peut s’opérer que si ce premier partage est déjà garanti. C’est pourquoi Husserl affirme au douzième paragraphe de la quatrième Recherche logique que l’absurde fait déjà partie du domaine du sensé.

10La notion de modification intervient ainsi au sein d’une grammaire conçue comme domaine du sensé. Comprendre le rôle de cette notion implique par conséquent qu’on comprenne de quelle façon Husserl conçoit ce domaine. Un des points les plus fondamentaux de cette conception, sans laquelle on ne peut comprendre selon moi ces articulations, consiste dans le fait que, dans les Recherches logiques, Husserl conçoit le sens comme une unité. Le concept d’unité est un véritable fil conducteur pour comprendre la signification. Il surgit dès la première Recherche, où la signification est définie comme une unité idéale (ideale Einheit) et se retrouve dans les Cours de 1917/1918 sur la logique et la théorie générale de la science où Husserl affirme que « la chose première et la plus importante que le grammairien doit s’approprier, est la conscience que l’unité de l’expression et l’unité du sens sont des corrélats et que l’unité du sens est régie par des lois fixes a priori et très riches en contenu, qui déterminent de part en part le domaine du grammatical »9. Husserl affirme donc ici clairement que le point de départ de son projet d’une grammaire pure est l’unité de sens et la recherche des lois a priori qui régissent cette unité10.

11L’on peut se demander toutefois pourquoi toute unité de sens doit être determinée par des lois a priori. Husserl pose lui-même cette question dans un autre extrait de ce même paragraphe des Cours de logique de 1917/1918, et dans lequel l’on trouve déjà un élément de réponse :

Pourquoi ne pourrions-nous pas composer de façon arbitraire les expressions que l’on veut à partir des mots que l’on veut, dans l’intention de construire à partir d’eux une expression unitaire ? Pourquoi ne peut-on pas dans une proposition échanger les mots non pas comme on veut, mais uniquement d’une certaine manière, lorsque la nouvelle forme est de nouveau une expression, une unité de sens, bien qu’un sens modifié résulte d’elle ? S’agit-il d’un fait grammatical accidentel, d’un développement historique de notre langue ou encore d’un simple fait psychologique, à savoir que nous les hommes, nous sommes incapables de relier ensemble des membres disjoints (disiecta membra) de différentes expressions de façon arbitraire et dans un ordre arbitraire11?

12Husserl constate ainsi dans ce texte, tout comme d’ailleurs Chomsky le fera plus tard, que nos possibilités de combinaison des expressions dont peut résulter une unité d’expression sensée ne sont pas arbitraires, c’est-à-dire que l’on n’est pas entièrement libre de former des expressions de la façon dont on veut, mais uniquement, comme le dit Husserl, « d’une certaine façon ». Toute la question est de savoir pourquoi.

13La réponse de Husserl consiste à dire que ceci ne résulte pas d’un fait arbitraire. Bien plus, il insiste dans ce passage sur le rejet d’un éventuel fait, puisqu’il emploie trois fois la notion de fait (Faktum) : cela ne peut résulter ni d’un fait grammatical, ni d’un fait historique, ni d’un fait psychologique, mais d’une dimension a priori de la langue, qu’il oppose à sa dimension factuelle, empirique. L’on voit ainsi que Husserl considère la tâche d’une recherche des lois a priori de la signification assignée à la grammaire pure comme une tâche fondamentale pour deux raisons, à savoir parce qu’il part de l’impossibilité indéniable de former des expressions de façon entièrement arbitraire, et parce qu’il considère que nous ne pouvons pas expliquer jusqu’au bout cette impossibilité en nous en tenant aux dimensions empiriques des langues, c’est-à-dire à leur diversité, leur évolution historique ou encore leur explication psychologique, que l’on pourrait nommer aussi cognitive.

14 C’est pourquoi il s’agit pour Husserl de trouver des lois a priori de la signification qui vont au-delà des lois grammaticales particulières de différentes langues, des lois qui tout au contraire fondent les lois particulières. Une constante a priori fondamentale de toute langue est selon lui la distinction entre les expressions indépendantes et celles qui sont dépendantes. Les expressions non indépendantes sont celles qui impliquent déjà dans leur signification la nécessité d’autres expressions, et qui ne signifient ainsi réellement que dans leur relation à d’autres expressions, qui elle sont indépendantes. Ainsi, le mot « et » implique déjà par sa signification la conjonction de deux autres expressions. C’est pourquoi l’on dit que ces expression co-signifient, c’est-à-dire qu’elles ne signifient pleinement que relativement à d’autres significations. Bien que cette distinction, classique dans l’histoire de la grammaire, paraisse évidente, il me semble qu’il n’est pas si aisé de l’expliquer phénoménologiquement. Ainsi, Husserl l’éclaircit de la façon suivante au septième paragraphe de la quatrième Recherche logique :

Nous appellerons indépendante une signification quand elle peut constituer la signification pleine et entière d’un acte concret de signification, et l’appellerons dépendante quand ce n’est le cas. Elle ne peut alors être réalisée que dans un acte partiel dépendant d’un acte concret de signification, elle ne peut acquérir de réalité concrète qu’en connexion (Verknüpfung) avec certaines autres significations qui la complètent, elle ne peut “exister” que dans un ensemble de significations12.

15Husserl définit donc ici la signification syncatégorématique comme une signification qui ne peut être réalisée qu’au sein d’un acte de signification concret, dont elle n’est qu’une partie, contrairement à la signification catégorématique, qui a déjà par elle-même cette concrétude. Il redéfinit ainsi la notion classique de signification syncatégorématique à partir de la notion phénoménologique d’acte de signification concret. On peut néanmoins se demander s’il ne déplace pas ainsi la question, puisque la question se pose à présent de savoir ce que cet acte concret de signification veut dire précisément. En même temps, l’on voit aussi que Husserl réinterprète les significations catégorématiques et syncatégorématiques à l’aune d’une perspective méréologique, dans la mesure où les significations syncatégorématiques ne peuvent se réaliser que comme parties au sein d’un tout, à la différence des expressions catégorématiques qui constituent déjà un tout significatif, c’est-à-dire une unité de sens indépendante. L’on retrouve donc ici la notion d’unité de sens, réinterprétée comme tout significatif13.

16Ces significations syncatégorématiques constituent précisément les formes de connexion qui relient les significations catégorématiques dans une nouvelle unité de sens. C’est pourquoi l’on retrouve chez Husserl une tension dans la façon dont il décrit le processus de formation des nouvelles unités de sens, en fonction du point de vue qu’il adopte, à savoir relativement aux significations catégorématiques ou aux significations syncatégorématiques.

17En effet, du point de vue des significations catégorématiques, ce processus est conçu comme une connexion (Verknüpfung), ou encore comme une liaison entre plusieurs significations autonomes au sein d’une nouvelle unité de signification. Par exemple on pourrait relier plusieurs substantifs A B C dans une nouvelle unité « A et B et C ». Cela fonctionne aussi dans le cas de deux phrases A B, ce qui pourrait donner par exemple « A parce que B ». Husserl considère donc ici le processus de formation des nouvelles unités de sens à l’aune d’une logique combinatoire. C’est pourquoi aussi il affirme au paragraphe 13 de la quatrième Recherche logique que « les complications (c’est-à-dire précisément les combinaisons des significations) peuvent progresser in infinitum selon une combinatoire que l’on peut anticiper dans son ensemble »14.

18D’un autre côté, du point de vue des expressions syncatégorématiques, il conçoit ce processus de formation des nouvelles unités de sens au sein d’une logique de complétude, dans la mesure où les expressions syncatégorématiques impliquent un besoin d’être complétées (Ergänzungsbedürfigkeit). Ainsi, si nous reprenons le premier exemple qu’on vient de considérer, nous aurions la conjonction « et », que nous pourrions compléter par deux substantifs « A et B ». Il y a donc ainsi une tension dans les Recherches logiques entre deux façons au fond différentes de décrire ce processus de formation d’un nouveau sens, et la question se pose quant à savoir laquelle de ces deux descriptions est la plus pertinente pour mieux saisir ce processus. Dans les Cours sur la logique de 1917/1918, Husserl semble rejeter la logique combinatoire pour comprendre ce processus de formation de nouvelles unités de sens, puisqu’il écrit après avoir comparé ce processus à un jeu d’échecs qu’il y a quand même une différence qui subsiste, à savoir « que dans le domaine de la signification il ne s’agit pas de combinaisons, mais d’une typique a priori des touts et des parties, qui est prédéterminée (vorgezeichnet) en tant que telle au moyen des lois à travers l’essence idéale des significations »15.

19Je ne vais pas me pencher ici sur le sens de cette typique et ses rapports avec la logique de complétude des expressions syncatégorématiques. Ce qui compte pour notre propos c’est que dans tous les cas, les possibilités de composition des nouvelles unités de sens sont régies par des lois en fonction de la catégorie des significations. Ainsi si nous reprenons notre exemple des trois substantifs A, B, C, qui appartiennent ainsi à la catégorie du substantif, ou pour reprendre l’expression de Husserl, qui ont une « matière nominale », les choix des conjonctions seront limités car déterminés par la catégorie du substantif. L’on pourra par exemple utiliser « et » mais pas « parce que ». De même, si l’on prend la conjonction « et », l’on pourra combiner à partir d’elle deux substantifs, deux adjectifs, mais non pas un substantif et un adjectif par exemple. Il s’agit ainsi pour Husserl de déterminer des catégories de significations originaires, telles que le substantif, l’adjectif ou encore la proposition, qui déterminent les formes primitives de signification, ainsi que leur possibilité de composition dans des unités de sens toujours plus complexes. Par exemple, si nous reprenons l’exemple A et B, il est possible de complexifier cette forme de signification de façon récursive, de la façon (A et C) et B, et ainsi de suite, à condition d’ajouter des termes qui correspondent à la même catégorie de signification. C’est donc au sein d’un tel projet de la grammaire pure, que Husserl appelle aussi théorie pure logique des formes, que se situe la notion de modification. Ceci apparaît clairement dans cet extrait du paragraphe 13 de la quatrième Recherche logique :

Dans une morphologie purement logique des significations, il s’agit donc tout d’abord de parvenir à la détermination des formes primitives sans quitter le domaine pur que nous venons de décrire16. La chose suivante serait de fixer les formes primitives des significations indépendantes, des phrases complètes, avec leurs articulations immanentes et structures des articulations. Plus précisément, il faudrait fixer les formes primitives des significations indépendantes, des propositions complètes, avec leurs articulations immanentes et les structures inhérentes aux articulations. Ensuite, les formes primitives de complication et de modification qu’admettent, d’après leur essence, les diverses catégories de membres possibles […]. Enfin, il s’agit d’une vue d’ensemble systématique de la multiplicité illimitée d’autres formes que l’on peut dériver des premières, par complication ou modification continue17.

20Nous voyons ainsi que la notion de modification n’intervient qu’à un deuxième niveau de ce projet de recherche, la première tâche étant la détermination des formes primitives, c’est-à-dire des catégories de la signification et des unités de sens primitives indépendantes qui sont formées à partir d’elles. Si l’on s’interroge quant à la raison de cet ordre, l’on voit que ce n’est pas simplement parce qu’il s’agit de progresser selon une logique combinatoire du simple au plus complexe, débouchant sur une diversité infinie de formes complexes, mais que cet ordre surgit de ce qui, selon Husserl, détermine les lois a priori de composition possible de toute unité de sens, à savoir les catégories primitives de signification. Ainsi c’est parce que Husserl considère que les catégories primitives de signification déterminent les formes possibles de leur composition, que la modification n’intervient qu’à un niveau ultérieur. C’est un niveau qui n’est pas fondamental parce que sa possibilité est déterminée par ces catégories, et plus précisément par la catégorie nominale car la modification implique la possibilité de nominaliser ce qui originairement n’est pas un nom. Nous voyons donc pourquoi la notion de modification ne joue pas un rôle fondamental dans la grammaire de Husserl. Ceci est donc lié à la façon dont il conçoit les fondements de la grammaire comme étant déterminés par les catégories primitives de signification18.

21Or, si nous nous tournons à présent vers la grammaire de Chomsky, nous constatons qu’elle est fondée sur une notion qui fait écho à la notion de modification, à savoir la notion de transformation, dans la mesure où il s’agit de penser à travers elle des modifications, il est vrai dans un sens plus large, des structures linguistiques originaires19. Contrairement à la notion de modification dans la grammaire de Husserl, la notion de transformation joue un rôle fondamental dans la grammaire de Chomsky, et est pour ainsi dire un véritable concept-clé de sa grammaire, comme nous allons le voir. Il s’agira précisément de comprendre pourquoi ce concept joue un rôle crucial pour sa grammaire, contrairement à la notion de modification chez Husserl.

2. Tranformation chez Chomsky

22Le concept de transformation fut introduit en linguistique par le linguiste américain Zellig Harris en 1952 dans son article intitulé « L’analyse du discours ». Chomsky reprend à son compte cette notion en la rattachant dans son ouvrage La linguistique cartésienne (1965) à une tradition de grammaire beaucoup plus ancienne qu’il appelle linguistique cartésienne en se référant notamment à la Grammaire de Port-Royal (1660) ou encore aux Principes de grammaire (1792) de Du Marsais. Bien que Du Marsais n’utilise pas la notion de transformation, son idée fondamentale est la même, puisqu’elle implique deux éléments similaires. Tout d’abord il opère la distinction fondamentale entre ce qu’il appelle la construction et la syntaxe d’une phrase. La construction désigne l’« arrangement des mots dans le discours », la syntaxe désigne « les rapports que les mots ont entre eux »20. Cela implique donc le fait que deux phrases ou expressions peuvent avoir la même syntaxe sans avoir la même construction comme dans l’exemple célèbre provenant de Cicéron : « accepi litteras tuas », « j’ai accepté tes lettres » et « tuas accepi litteras », « tes lettres je les ai acceptées ». À l’inverse deux phrases peuvent avoir la même construction sans avoir la même syntaxe. Ainsi les phrases « j’ai une idée, j’ai un doute » ou encore « j’ai un livre », bien qu’elles aient la même construction, n’ont pas la même syntaxe, car elles n’expriment pas le même type de rapport. Bien plus, l’expression « j’ai une idée » est une expression empruntée par imitation aux phrases du type « j’ai un livre » qui engagent le rapport de possession qu’on a à un objet sensible.

23L’idée de Du Marsais consiste donc à affirmer que que la structure apparente d’une phrase ou d’une expression ne reflète pas nécessairement sa structure réelle. Chomsky reprend cette idée, en nommant la structure apparente structure de surface (surface structure) et la structure réelle structure profonde (deep structure). Chomsky retrouve également dans cette tradition de grammaire, et plus précisément dans la Grammaire de Port-Royal, un deuxième élément essentiel qui engage la notion de transformation et qui implique également la distinction entre une structure de surface et une structure profonde, à savoir l’idée de genèse de la phrase. Cette idée est exprimée dans un cadre logique plutôt que purement grammatical. Ainsi le jugement « Dieu invisible a créé le monde visible » est en réalité formé à partir de trois jugements simples, à savoir : « Dieu est invisible », « Il a créé le monde », « Le monde est visible ». Chomsky va également reprendre cette idée de genèse de la phrase à partir des structures plus simples, qui constituent justement la structure profonde de la phrase21. La notion de transformation apparaît ainsi chez Chomsky à la croisée de ces deux idées, dans la mesure où elle désigne le processus de modification d’une structure profonde vers une structure de surface. Cette définition de la transformation apparaît clairement dans ce passage de la Linguistique cartésienne : il s’agit de décrire « la syntaxe d’une langue à partir de deux systèmes de règles : un système de base qui engendre les structures profondes, et un système transformationnel qui les applique dans des structures de surface »22.

24L’on voit d’emblée le rôle fondamental que Chomsky accorde au concept de transformation au sein de sa grammaire, puisqu’elle constitue un des deux systèmes de règles nécessaires pour la description de la syntaxe de toute langue. La nécessité de ce système descriptif ne surgit pas comme l’aboutissement des structures grammaticales plus simples et originaires, contrairement à la notion de modification dans la grammaire de Husserl. Il est censé décrire un fait grammatical originaire, à savoir la possibilité pour toute phrase et expression d’avoir une structure profonde qui ne correspond pas à sa structure de surface.

25L’on perçoit de façon plus précise les enjeux de la notion de transformation dans l’ouvrage de percée de Chomsky intitulé Structures syntaxiques (1957). Dans cet ouvrage, Chomsky ne parle pas encore de structure de surface et structure profonde mais adopte une approche plus technique et par là-même aussi plus précise qui reflète déjà cette idée. Il s’attache à y montrer l’intérêt d’un modèle descriptif transformationnel en montrant les limites du modèle dit syntagmatique, c’est-à-dire d’un modèle qui ne montre qu’un seul niveau de structure syntaxique d’une phrase ou expression. Analysons par exemple les structures syntaxiques de la phrase « L’homme frappe le ballon », reprise des Structures syntaxiques. Nous voyons que cette phrase est composée d’un groupe nominal, « l’homme », et d’un groupe verbal, « frappe le ballon ». Ces deux groupes s’articulent à leur tour avec d’autres éléments, comme l’article et le nom, le verbe, et un autre groupe nominal, « le ballon ».

26Chomsky montre l’insuffisance de ce modèle syntagmatique à travers un exemple assez simple. Le modèle syntagmatique ne saurait expliquer pourquoi cette phrase « La scène du film et que j’ai écrite était à Chicago » est grammaticalement fausse. L’on peut en rendre compte uniquement si l’on considère ce que Chomsky appelle « l’histoire dérivationnelle » de cette phrase, en la décomposant en ses éléments plus simples, à savoir les phrases « La scène du film était à Chicago » et « La scène que j’ai écrite était à Chicago ». En analysant la structure syntagmatique de ces phrases, nous voyons que « du film » et « que j’ai écrite » ne correspondent pas au même type syntaxique parce que ces éléments n’occupent pas exactement la même place dans la structure syntagmatique. C’est pourquoi ils ne peuvent pas être reliés dans une nouvelle phrase : la conjonction « et » ne peut relier que des éléments d’un même type syntaxique. Or cette différence syntaxique n’apparaît que si l’on déconstruit cette phrase en deux phrases originaires qui la composent, et donc si l’on considère cette phrase comme un résultat de la transformation de ces deux phrases originaires.

27L’on voit donc qu’ici la notion de transformation désigne de façon générale ce que Husserl nomme complication, c’est-à-dire une combinaison des structures plus simples, qui donne une structure plus complexe, lorsqu’elle est bien formée. La notion de transformation est donc chez Chomsky un concept plus large qui recoupe à la fois les notions husserliennes de complication et de modification. L’on pourrait dire qu’elle désigne toute modification au sens premier du terme, c’est-à-dire au sens d’un changement.

28Pourtant, mis à part cette différence terminologique, on ne voit pas jusqu’à présent une différence considérable entre la grammaire de Chomsky et celle de Husserl, puisque les deux présupposent des structures de base et la possibilité de former à partir d’elles des structures plus complexes, que ce soit à partir d’un processus de transformation, de complication ou de modification. La différence considérable apparaît lorsque l’on constate que Chomsky assigne à ce qu’il appelle la structure transformationnelle, c’est-à-dire le processus transformationnel d’une structure plus simple, un rôle nécessaire et obligatoire pour l’analyse de pratiquement toute phrase, même pour celles qui paraissent les plus simples. Par exemple la phrase « John mangeait une pomme » est une transformation de la phrase noyau « John mange une pomme ». La transformation ne se situe donc pas à un niveau supérieur de la structure de la grammaire, contrairement aux notions de complication et de modification chez Husserl, mais est au centre même du projet de la grammaire de Chomsky.

29Cette différence d’économie entre les grammaires de Chomsky et Husserl cache selon moi une différence plus profonde dans la façon dont ces deux penseurs conçoivent les fondements de la grammaire. Comme nous l’avons déjà vu, Husserl assigne comme première tâche à la grammaire pure la recherche des catégories élémentaires des significations. En effet elles déterminent par leur essence même leur composition possible au sein des structures plus simples, telles que les phrases simples, et plus complexes, telles que les phrases composées. Ainsi dans la structure conjonctive A et B, A ne peut pas être un substantif et B un adjectif. De même dans la structure prédicative S est p, nous ne pourrons avoir un adjectif à la place de S et un nom à la place de p, sauf si l’adjectif est justement modifié et devient un nom. Ainsi l’on voit que le point de départ de la grammaire de Husserl, du moins telle qu’elle se présente dans les Recherches logiques, est constitué par des éléments. Les structures de signification sont conçues comme une composition de ces éléments, régie par des lois qui s’enracinent dans l’essence de ces éléments.

30Ce qui est au fondement de la grammaire de Chomsky en revanche, c’est une structure, à savoir la phrase, dans sa forme la plus simple. Ceci apparaît dans cette définition de la grammaire que Chomsky donne au cinquième chapitre des Structures syntaxiques. Il affirme que les grammaires possèdent une « organisation naturelle tripartite », constituée de trois niveaux : en premier lieu la structure syntagmatique, c’est-à-dire la structure syntaxique des phrases noyaux, non transformées, ensuite la structure transformationnelle, c’est-à-dire le processus de transformation de ces phrases noyaux, et la morphophonologie, c’est-à-dire le niveau phonétique de la phrase23. Nous voyons ainsi que le point de départ de cette grammaire est la structure syntagmatique, dont la structure fondamentale est la phrase, définie comme la composition d’un syntagme nominal et d’un syntagme verbal. Si la transformation joue un rôle si important dans la grammaire de Chomsky, c’est donc parce qu’elle est censée dévoiler la structure profonde et originaire d’une phrase et qu’elle s’inscrit dans la problématique, présente dans la Linguitique cartésienne, de l’écart possible entre la structure de surface et la structure profonde d’une phrase ou même d’une simple expression linguistique. L’enjeu de la transformation se comprend ainsi par rapport à cette problématique de la structure, et non par rapport à des éléments originaires dont on aurait une combinaison ou une modification, comme chez Husserl. Chomsky rejette l’idée d’éléments originaires. Il l’affirme clairement au sixième chapitre des Structures syntaxiques : « Nous abandonnons l’idée que des niveaux supérieurs sont littéralement construits à partir d’éléments de niveaux inférieurs »24.

3. Avantages respectifs des deux notions

31Voici donc quelques points essentiels quant au rôle de la notion de transformation dans la grammaire de Chomsky. J’ai insisté sur ce qui la différenciait, tant au niveau de son importance que de son rapport à la problématique de la structure, de la notion de modification et de celle de complication qui lui est corrélée dans la grammaire de Husserl. J’aimerais me pencher à présent sur l’intérêt respectif de ces deux conceptions de la grammaire et sur les problèmes qu’elles peuvent susciter. En ce qui concerne la notion de transformation dans la grammaire de Chomsky, l’on comprend mieux son enjeu lorsque l’on considère son importance pour la compréhension des phrases ou expressions ambiguës. Si nous prenons par exemple l’expression « l’amour de Dieu », elle peut être comprise de deux façons, à savoir comme « l’amour pour Dieu » et comme « l’amour de Dieu pour sa créature ». Dans les deux cas « Dieu » n’a pas le même rôle syntaxique : dans le premier cas il joue le rôle de génitif objectif, dans le deuxième cas de génitif subjectif, et l’on ne peut déterminer ce rôle qu’à partir de la structure profonde de cette expression dont elle est une transformation.

32La grammaire de Husserl est moins apte, à mon avis, à expliquer ce genre de structures ambiguës, car ce type de structures ne sont ni des combinaisons, ni des modifications des catégories élémentaires de signification. Elles exigent de considérer la fonction syntaxique de leurs éléments dans leur structure originaire, alors que la grammaire de Husserl donne à l’inverse une primauté à la nature des expressions (nom, adjectif, proposition) qui constituent les catégories de la signification, et non à leur fonction syntaxique. Il en résulte également que la notion de structure ne joue pas un rôle aussi fondamental que chez Chomsky, car la fonction syntaxique implique d’emblée une place dans une structure. La nature d’une expression est en effet, comme l’affirme Husserl lui-même dans la quatrième Recherche logique, relativement indépendante à l’égard de sa fonction syntaxique. Ainsi un adjectif peut être à la fois un adverbe, un prédicat ou le déterminant d’un substantif. L’on retrouve cette logique des éléments et de leur composition également dans Logique formelle et logique transcendantale où Husserl affirme au sujet de toutes les formations syntaxiques qui comprennent les propositions mais aussi les entités mathématiques comme les nombres :

Nous avons donc là aussi à l’égard des formations ou plutôt de leur forme une réduction aux démembrements derniers et une construction de touts catégoriaux à l’aide de membres derniers qui a lieu en partie au même niveau, en partie à de niveaux différents de nombre quelconque25.

33Nous observons donc clairement ici une logique de réduction à des membres, pour reprendre les termes mêmes de Husserl, c’est-à-dire à des éléments derniers, à partir desquels une structure est composée.

34Toutefois, la grammaire de Chomsky s’appuie aussi sur des éléments grammaticaux qui ont trait à la nature des mots et à ce que Husserl désigne par catégorie de la signification, bien qu’ils ne constituent pas le point d’ancrage de sa grammaire. Ainsi la phrase comme structure de départ du système transformationnel est définie par Chomsky comme la composition d’un syntagme nominal et un syntagme verbal. Ces deux syntagmes présupposent donc au moins les catégories de nom et de verbe, lorsque leur structure est minimale. Pourtant l’on ne discerne pas chez Chomsky une réflexion sur ce que sont au fond ces catégories, et il semble qu’elles relèvent d’un présupposé qui n’est pas interrogé.

35En ce sens, un des intérêts considérables de la pensée de Husserl sur la grammaire réside dans le fait qu’il s’agit pour lui de penser la nécessité a priori des catégories et formes ultimes de la signification, par-delà les formes de signification contingentes qui relèvent de la diversité des langues empiriques. En déployant ce projet de fondation et d’explicitation des catégories essentielles de la signification, il s’agit en fin de compte de trouver leur origine génétique qui garantit leur universalité. L’on retrouve par exemple une telle analyse pour la catégorie du substantif au paragraphe 52 d’Expérience et Jugement :

Ainsi nous devient claire la signification universelle de la forme-noyau de la substantivité […], à partir de ses origines génétiques. Elle repose sur l’universalité du concept « objet en général », et sur le fait qu’il appartient au sens originaire de tout objet, sens déjà pré-constitué dans la passivité, non seulement d’être purement et simplement quelque chose en général, mais dès l’abord et a priori un quelque chose ex-plicable ; il est constitué originairement, selon son type le plus originaire, avec un horizon de déterminabilité indéterminable. Cela veut dire qu’ensuite, à l’étage de la spontanéité, tout ce qui est susceptible en général d’être posé, tout « quelque chose » peut être substrat d’ex-plication, puis sujet dans des jugements prédicatifs26.

36Nous voyons donc que Husserl s’attache à montrer dans ce passage l’origine nécessaire et a priori du sens de la catégorie du substantif, en la réconduisant au concept d’objet en général, qui à son tour n’est pas conçu comme un simple quelque chose en général, mais comme un substrat pouvant avoir un nombre indéterminé de déterminations, ce qui veut dire en fin de compte qu’il peut à travers son sens devenir le sujet d’un jugement prédicatif. Husserl réussit donc ici un véritable tour de force, puisque non seulement il dérive le sens de la catégorie du substantif, mais aussi de la fonction syntaxique du sujet.

37Cette réflexion sur l’universalité des formes de significations primitives est très importante pour Husserl, ce dont témoigne ce passage extrait de la quatrième Recherche logique :

Quelle que soit l’importance du contenu réel des langues historiques, comme de leurs formes grammaticales pouvant être déterminées empiriquement de cette manière, toute langue est liée à cette armature idéale […]. Il suffit sur ce sujet de garder bien présent à l’esprit le point essentiel : à savoir que tous les types de signification dégagés dans la morphologie pure, et que l’on y étudie systématiquement quant à leurs articulations et à leurs structures […] tout cela ce sont des données entièrement aprioriques, enracinées dans l’essence idéale des significations comme telles […]. Par rapport aux expressions grammaticales empiriques, elles sont donc le premier en soi, et peuvent se comparer en fait à une « armature idéale », absolument stable, qui se manifeste d’une manière plus ou moins parfaite sous un revêtement empirique. C’est ce qu’on ne doit pas perdre de vue si l’on veut donner un sens à la question : comment l’allemand, le latin, le chinois, etc., expriment-ils « la » proposition existentielle, « la » proposition catégorique, « la » prémisse hypothétique, « le » pluriel, « les » modalités du « possible » et du « probable », le « ne pas », etc.27 ?

38Il s’ensuit donc de ce passage que, selon Husserl, les formes de signification qu’il s’attache à mettre au jour à travers sa grammaire pure, sont universelles car elles valent pour toute langue empirique historique en tant qu’« armature idéale », c’est-à-dire en tant que structure a priori, qui constitue le premier en soi des toutes les expressions linguistiques empiriques, c’est-à-dire leur fondement. Husserl considère donc que l’on peut discerner ces significations idéales sous le revêtement empirique de toute langue particulière, telles que « la » proposition catégorique, « le » pluriel, etc.

39Or, si dans le cas des significations que Husserl invoque ici il paraît compréhensible qu’elles soient universelles et a priori parce que ce sont des significations qui appartiennent déjà au domaine de la logique, que l’on considère généralement comme étant a priori et universelle, cette universalité paraît beaucoup moins claire si l’on considère les catégories mêmes de signification qui fondent la grammaire de Husserl, telles que le substantif, l’adjectif, etc. Il n’est pas en effet évident que ces catégories valent pour toutes les langues. Ainsi, en japonais, la plupart du temps l’adjectif se comporte grammaticalement comme un verbe, se « conjuguant » pour ainsi dire selon le temps et les modes, de la même façon et selon les mêmes principes morphophonologiques qu’un verbe. L’on peut alors se demander s’il est encore pertinent de parler d’adjectif dans ce cas là pour désigner cette catégorie de signification, et donc si quelque chose comme l’adjectif existe en japonais et est une catégorie de signification universelle28.

40De façon générale, l’on peut dire pour conclure que, malgré les différences fondamentales entre les grammaires de Chomsky et Husserl que nous avons considérées ici sous le prisme des notions de transformation et de modification, ces deux grammaires convergent finalement à la fois vers une même tâche et un même problème. En effet, tout comme chez Husserl, le projet de grammaire de Chomsky est orienté vers « l’étude des conditions que doivent remplir les grammaires de toutes les langues », comme il l’affirme dans son ouvrage La Nature formelle du langage. Il constitue ce qu’il appelle la grammaire universelle29. C’est un terme que Husserl emploie déjà dans les Recherches logiques. Toute la question est de savoir quel est le sens de cette universalité, si elle se fonde sur un a priori sinon logique du moins idéal, comme le considère Husserl, ou sur une nécessité biologique, comme l’affirme Chomsky. Et surtout le problème reste de savoir de quelle façon l’on peut dévoiler cet universel : si l’on peut faire l’impasse sur l’étude des langues empiriques tout simplement parce que cet universel serait déjà donné a priori à travers notre propre langue. Or il est loin d’être évident que l’on puisse déterminer ce qui est déjà donné dans une langue. Comme Saussure l’avait remarqué : « On ne peut ni se dispenser de connaître les unités concrètes d’une langue, ni faire un pas sans recourir à elles ; et pourtant leur délimitation est un problème si délicat qu’on se demande si elles sont réellement données »30.

Notes

1  La modification qualitative désigne une forme d’acte non-positionnel. La modification imaginative désigne un acte dont l’objectité est visée comme imaginaire.

2  E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Paris, PUF, 1996, §11(Hu. X, 29)

3  E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. E. Levinas et G. Peiffer, Paris, Vrin, 1992, §52 (Hu. I, 144). Plus précisément, Husserl conçoit cette modification de moi-même à travers laquelle je vise Autrui comme une « modification analogisante » (analogisierende Modifikation).

4  E. Husserl, Recherches logiques, II, 2, trad. H. Elie, Paris, PUF, 1962, p. 118.

5  G. d’Ockham, Somme de logique, 64, trad. Joël Biard, T.E.R., 1988, p. 202

6  E. Husserl, Recherches logiques, II, 2, p. 116 (j’ai remplacé dans cette traduction la notion de « changement » par celle de « modification », car elle est plus proche de la notion originaire allemande Modifikation).

7  E. Husserl, Husserliana Materialien, VI, 98 (traduction personnelle).

8  E. Husserl, Recherches Logiques, II, p. 137-138.

9  E. Husserl, Cours sur la logique et la théorie de la science de 1917/1918,§21 (Hu. XXX, p. 98-99, traduction personnelle).

10  Remarquons que Husserl utilise ici les notions de sens (Sinn) et de signification (Bedeutung) comme des synonymes.

11  Ibid. (Hu. XXX, p. 97, traduction personnelle).

12  E. Husserl, Recherches logiques, II, 2, p. 105-106.

13  Jocelyn Benoist montre dans son article « Grammaire et Intentionnalité (IV. Recherche Logique) » (in V. Mayer (éd.), Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, Berlin, Akademie Verlag, 2008, p. 128-130 ) qu’à la différence de la conception de Marty des expressions qui cosignifient, qui, comme le montre la notion même de « cosignifier » n’ont pas de signification propre mais peuvent « contribuer à une signification », les expressions cosignifiantes ont bel et bien une signification propre selon Husserl, car chaque membre d’une unité de sens doit avoir selon lui une signification. Sur ce point Husserl se rapproche plus de Bolzano selon Benoist que de Marty. À la différence de Bolzano toutefois, Husserl maintient une distinction entre les expressions catégorématiques et syncatégorématiques. Leur différence ne s’identifie pas à l’opposition entre ce qui est pourvu de signification et ce qui est dépourvu de signification, mais est structurée par l’opposition entre ce qui est indépendant et ce qui est dépendant. Benoist relie cette signification indépendante des expressions catégorématiques à la possibilité de se rapporter à quelque chose (sich auf etwas beziehen), possibilité qui définit la signification même selon la première Recherche logique. Les expressions syncatégorématiques quant à elles signifient sur un mode dépendant dans la mesure où elles intègrent de façon paradoxale dans leur signification qui est déjà en elle-même complète et qui ne change pas en fonction des expressions qu’elle complète, un manque, qui s’exprime comme le besoin de compléter une signification. Ces expressions ne se rapportent pas à un objet particulier mais à un objet en général (Gegenstand überhaupt) (Ibid., p. 131). Elles sont ainsi pour reprendre l’expression de Benoist des « opérateurs de sens » (Ibid., p. 132). En vertu de leur mode dépendant de signifier, qui ne peut être réalisé que dans une unité (Zusammenhang) de sens, elles ont une « intentionalité partielle » qui participe d’une « intentionalité totale » (Ibid., p. 134). C’est pourquoi les expressions syncatégorématiques témoignent d’un « élargissement » de la théorie de l’intentionalité qui caractérise la signification, mise en place dans la première Recherche logique (Ibid., p. 135).

14  E. Husserl, Recherches logiques, II, 2, p. 127 (je souligne).

15  E. Husserl, Cours sur la logique et la théorie de la science de 1917/1918,§21 (Hu. XXX, p. 97, traduction personnelle).

16  Husserl se réfère ici par ce domaine pur à l’abstraction de toute catégorie d’objet, telle que la chose physique, psychique, etc.

17  E. Husserl, Recherches logiques, II, 2, p. 124-125.

18  L’on peut se demander si la nominalisation, qui est au coeur même du processus de modification chez Husserl, est un procédé universel, et si elle témoigne d’une structure de pensée universelle dont il s’agirait de comprendre le sens. Il me semble que ce problème nécessite tout d’abord une étude empirique d’une vaste envergure.

19  James M. Edie constate déjà dans son article « Husserl’s Conception of “the grammatical” and contemporary linguistics » (in J. N. Mohanty (éd.), Readings on Edmund Husserl’s Logical Investigations, Den Haag, Nijhoff, 1977, p. 158) un parallélisme entre le concept de transformation chez Chomsky et la notion de nominalisation chez Husserl, qui est précisément chez lui le mode opérateur de la modification.

20  C. Chesneau Du Marsais, Les véritables Principes de la Grammaire, Paris, Fayard, 1987, p. 410-411. De façon intéressante Du Marsais relie la syntaxe au sens : « Or, ce qui fait en chaque langue que les mots excitant le sens que l’on veut faire naître dans l’esprit de ceux qui savent la langue, c’est ce qu’on appelle syntaxe » (Ibid., p. 411).

21  Chomsky va jusqu’à affirmer que « la théorie de la grammaire générative transformationnelle, telle qu’elle se développe dans les travaux actuels, (est) une version moderne et plus explicite de la théorie de Port-Royal » (N. Chomsky, La linguistique cartésienne, trad. N. Delanoë et D. Sperber, Paris, Seuil, 1969, p. 69).

22  Ibid., p. 72.

23  N. Chomsky, Structures syntaxiques, trad. Michel Braudeau, Paris, Seuil, 1969, p. 51.

24  Ibid., p. 65.

25  E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. Suzanne Bachelard, Paris, PUF, 1957, p. 396.

26  E. Husserl, Expérience et Jugement, trad. D. Souche, Paris, PUF, 1970, p. 267.

27  E. Husserl, Recherches logiques, II, 2, p. 134-135. Jitendra N. Mohanty remarque dans son ouvrage Edmund Husserl’s Theory of Meaning (Den Haag, Nijhoff, 1969, p. 62-63), que cette grammaire a priori qui fonde selon Husserl toute langue empirique ne doit pas être confondue avec une langue idéale dont les langues empiriques seraient des « réalisations imparfaites ». La grammaire a priori universelle est une simple forme, qui ne peut prétendre au statut d’une telle langue.

28  Selon John J. Drummond, cette critique qu’on pourrait adresser à Husserl fondée sur la diversité des langues ne tient pas, comme il s’attache à le montrer dans son article « Pure Logical Grammar: Identity amidst Linguistic differences » (in K. Lau & J. J. Drummond (éds.), Husserl’s Logical Investigations in the New Century: Western and Chinese perspectives, Dordrecht, Springer, 2007, p. 54). En effet le propos de Husserl est selon lui de mettre au jour « des catégories logiques pures » exprimées de diverses façons dans diverses langues. En ce sens, la grammaire pure logique relève plus de la logique que de la linguistique. Ce qui explique selon Drummond que ces catégories grammaticales logiques se retrouventdans toutes les langues, malgré leur différence, c’est le fait que « la catégorialité pure grammaticale s’enracine dans les choses de l’expérience » (ibid., p. 64). Ainsi la substantivité et l’adjectivité sont des catégories qui surgissent de notre façon de percevoir les choses. De façon intéressante, Drummond reprend ici les termes chomskiens, puisqu’il affirme que « tout langage empirique […] doit avoir des règles qui transforment cette structure profonde, pure et grammaticale des choses telles qu’elles sont données, c’est-à-dire, des significations que les choses ont pour nous, dans les structures de surface du langage naturel » (ibid., p. 64). Ainsi, il identifie les catégories d’adjectivité et de substantivité à des structures profondes qui fondent tout langage empirique. Drummond insiste sur le fait que les « catégories de la grammaire pure logique sont enracinées dans les choses présentes à la conscience » (ibid., p. 65) et ne sont pas purement formelles pour cette raison. C’est ce socle commun de l’expérience qui rend précisément possible la traduction d’une langue à une autre, malgré certaines différences intraduisibles qui persistent (ibid., p. 66). Husserl relie ainsi le formel au matériel (ibid., p. 66).

29  N. Chomsky, « La Nature formelle du langage », in La linguistique cartésienne, p. 139.

30  F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1973, p. 149.

Para citar este artículo

Veronica Cibotaru, «Modification-transformation : Concepts clés dans les grammaires de Husserl et Chomsky ?», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 12 (2016), Numéro 2: Phénoménologie et grammaire: Lois des phénomènes et lois de la signification (Actes n°8), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=816.

Acerca de: Veronica Cibotaru

Université de Paris 4 SorbonneBergische Universität Wuppertal

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