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Antoine P. St-Hilaire

L’aristotélisation gadamérienne de Platon ou l’herméneutique dialogique à la lumière du problème de l’ironie

(Volume 12 (2016) — Numéro 3)
Article
Open Access

Résumé

Cette étude cherche à rendre compte d’un trait particulier et pratiquement inobservé dans la fondation gadamérienne de l’herméneutique philosophique. Si l’on connaît bien le rôle du platonisme — et plus spécifiquement du dialogue platonicien — parmi les sources au sein desquelles Gadamer a puisé pour formuler le caractère dialogique du comprendre, on a rarement noté que la phénoménologie du dialogue sur laquelle s’appuie une telle fondation s’inscrivait en faux par rapport à son modèle sur un point bien précis : l’ironie, qu’elle soit socratique ou platonicienne. Nous proposons ici que pour bien expliquer la relation trouble que la fondation dialogique de l’herméneutique gadamérienne entretient avec l’ironie socratico-platonicienne, il faille concevoir le platonisme de Gadamer à la lumière d’une certaine forme d’aristotélisation, par laquelle la philia et la phronêsis aristotéliciennes sont en quelque sorte projetées sur le modèle platonicien du dialogue.


Das große Vorbild allen echten Gespräches […] is ja gerade Plato. (Hans-Georg Gadamer, « Die sokratische Frage und Aristoteles ».)

Ho dè kaì mála eirônikôs eîpe dúo. (Platon, Les Amoureux rivaux.)

1Bien que Hans-Georg Gadamer soit reconnu à juste titre comme le grand représentant de l’herméneutique philosophique, on ne peut nier l’importance des Anciens dans sa pensée. Non seulement leur doit-il beaucoup pour l’édification de son herméneutique1, mais plus du tiers de son œuvre fut consacrée aux Grecs2 — aux présocratiques, mais surtout à Platon et à Aristote. Or en 1984, il afficha on ne peut plus clairement son influence platonicienne : « I am a Platonist3 ». La question du platonisme de Gadamer est vaste puisqu’en plus des nombreux et précieux commentaires de Platon qu’on lui doit, l’ancrage platonicien de son herméneutique philosophique est perceptible autant à sa source — dans l’identification de son assise dialogique — qu’à son terme — dans l’élaboration d’une conception herméneutique de la vérité modelée sur la métaphysique platonicienne du Beau. De nombreux travaux ont tâché de cerner en ce sens l’appropriation gadamérienne de Platon dans la pluralité de ses ramifications et de ses nuances. Il nous semble toutefois qu’une particularité du platonisme herméneutique de Gadamer n’est presque jamais observée en ce qui a trait à la fondation de l’herméneutique sur le modèle du dialogue : une éclipse considérable de l’ironie socratico-platonicienne.

2Nous proposons dans cet article d’attirer l’attention sur ce trait distinctif et largement inaperçu de l’appropriation de Platon par Gadamer en amont de sa philosophie herméneutique, d’en faire voir le caractère problématique, et de suggérer une explication possible à cette particularité. Dans un premier temps, nous montrerons comment la fondation de l’herméneutique sur le dialogue conduit Gadamer à privilégier une herméneutique de la confiance, cela en raison de l’authenticité de la parole qui doit présider l’éthique dialectique ou la dialectique de la question et de la réponse (1). Nous montrerons dans un second temps en quoi ce critère d’authenticité — qui persiste de l’Éthique dialectique de Platon (1931) jusqu’à Vérité et méthode (1960) — est problématique dans le cadre du dialogue socratico-platonicien qui sert pourtant de modèle à l’herméneutique gadamérienne, et ce, en raison de l’importance qu’y joue l’ironie (2). Nous exposerons ensuite quelles sont les réponses possibles de l’herméneutique de Gadamer au problème que peut lui poser la parole ironique (3), ce qui nous conduira en dernière instance à suggérer que cette relative éclipse de la question de l’ironie peut être expliquée par une aristotélisation de Platon qui s’opérerait en amont de l’herméneutique gadamérienne (4).

1. Vers une herméneutique de la confiance : le comprendre comme dialogue

3Le cœur de l’herméneutique de Gadamer est une prise en compte de notre compréhension selon laquelle nous essayons d’arriver à une compréhension avec autrui. Cet autrui ou cet autre peut tout aussi bien être un partenaire de discussion qu’un texte à interpréter, avec lequel nous entrons pour ainsi dire en dialogue. Le point focal de l’herméneutique ou, disons, le modèle de toute bonne herméneutique, est donc pour Gadamer le dialogue ou la conversation orale4.

4Cette conviction philosophique était celle de Gadamer dès sa thèse d’habilitation, l’essai intitulé L’Éthique dialectique de Platon, rédigé sous la direction de Martin Heidegger. Bien qu’il était alors très influencé par les travaux de son maître — influence qu’il ne cachera jamais5, Gadamer modifie substantiellement, à travers l’idée de dialogue, les possibilités existentiales du parler, du discours ou de la « parole parlée » (Rede ou redenden Sprechen)6 telles qu’elles s’expriment dans Être et temps. Chez Heidegger, la phénoménologie du discours affirme qu’à travers l’expérience de l’angoisse, le faire-silence caractéristique de l’appel de la conscience interrompt le bavardage du On pour arracher le Dasein à sa déchéance ou à son égarement d’être-jeté et lui restituer son souci7. Le parler heideggérien permet de ramener le Dasein à son pouvoir-être le plus propre, c’est-à-dire à son être-au-monde comme pure possibilité d’être, brisant l’inauthenticité de son être quotidien factice pour lui restituer sa mienneté, qui comprend au moins la possibilité originaire de se choisir soi-même authentiquement8. La condition heideggérienne de l’existence authentique est une prise de distance radicale d’avec autrui. Pour Gadamer, c’est au contraire le dialogue — le discours dialectique — qui a cette fonction d’arracher le Dasein à son inauthenticité quotidienne et lui offrir une voie vers l’existence authentique, c’est-à-dire, pour Gadamer, de découvrir la vérité et de faire le bien9. Dans un tel dialogue, le souci réel pour la chose à connaître renverrait ultimement au souci premier du Dasein pour le sens de sa propre existence10. Mais en visant l’authenticité de l’existence, le dialogue implique à son tour une autre version de l’authenticité — cette fois plus commune ou courante.

5La phénoménologie gadamérienne du dialogue met en effet en évidence les « implications interrelationnelles de l’objectivité » : la recherche commune du vrai ne peut avoir lieu qu’à certaines conditions, conditions regroupées sous l’appellation d’« éthique dialectique »11. Au sein d’un dialogue véritable, le souci de l’objectivité doit induire une mise entre parenthèses de ce qui relève purement et simplement de la subjectivité des interlocuteurs. Cela signifie par exemple que les partenaires dialectiques doivent être ouverts à la possibilité d’être contredits, qu’ils ne doivent pas chercher simplement à imposer un point de vue contre un autre (comme dans le cas de l’éristique), que chacun puisse faire confiance en l’intention d’autrui à l’égard de la vérité12. On peut résumer cette éthique dialectique essentiellement à deux points qui se recoupent : authenticité et égalité. Nous entendons ici le terme d’authenticité au sens courant du terme, c’est-à-dire comme transparence, franchise ou honnêteté, plutôt qu’au sens heideggérien de l’authenticité du Dasein. Cette notion commune de l’authenticité est une implication interrelationnelle de l’objectivité, car ce n’est qu’à condition que chacune des propositions ou réfutations soit entièrement authentique de la part de chacun des interlocuteurs que ceux-ci peuvent progresser sur la voie de la vérité. Cela veut dire que l’authenticité au sens courant du terme est une condition du dialogue et donc une condition de l’ouverture du Dasein sur son souci et à son authenticité au sens philosophique selon Gadamer. En termes heideggériens, on pourrait dire que cette honnêteté ou transparence est la condition « ontique » d’un accès « ontico-ontologique13 » à notre pouvoir-être authentique. Toujours sur le plan de ces conditions « ontiques », cette authenticité présuppose un certain rapport d’égalité. Non pas qu’il y ait égalité réelle ou de fait entre les intelligences des interlocuteurs, mais que chacun soit ouvert à la possibilité qu’il ait tort et qu’autrui ait raison : ne pas présupposer, en somme, l’infériorité ou la supériorité du partenaire dialectique. Ainsi, si chaque interlocuteur exprime véritablement ce qu’il pense sur le sujet en question, et s’il est ouvert à ce que ce qu’il dit soit réfuté, il y a des chances de pouvoir progresser vers le vrai. Autrement, le dialogue est vain, ou à tout le moins, il sera autre chose qu’une recherche en commun de la vérité.

6Bien que la terminologie heideggérienne ait été peu à peu délaissée par la plume de Gadamer, ce dernier ne persiste pas moins avec Vérité et méthode dans la direction privilégiée dans sa thèse d’habilitation. Le modèle de la conversation tel qu’on l’observe dans la relation du Je avec le Tu (Ich-Du) — avec toute l’éthique dialogique qu’elle implique — y est la condition d’une véritable conscience historique (das historische Bewusstsein) au sein de laquelle toute compréhension a lieu14. Mais plus spécifiquement, l’influence du dialogue socratico-platonicien y jouit d’une très grande importance, si bien qu’encore une fois, la dialectique de la question et de la réponse est prise comme modèle de la compréhension15. Aucune compréhension ne peut avoir lieu si on ne saisit pas que ce qui est à comprendre répond à un problème ou à une question particulière : il n’est possible de départager parmi la pluralité des sens possibles d’une parole, d’un acte, ou même d’un texte, qu’à condition de l’envisager comme une réponse à une question particulière : « L’apparition d’une question ouvre, comme par effraction, l’être que l’on interroge (bricht gleichsam das Sein des brefragten auf). En ce sens, le logos qui déploie cet être ainsi ouvert est toujours réponse. Lui-même n’a de sens que dans le sens de la question (Er hat selbst nur Sinn im Sinne der Frage)16 ». C’est pourquoi Gadamer insiste aussitôt sur l’importance du caractère authentique que doit avoir ce dialogue, et qu’il s’empresse de signaler que le partage entre compréhension et mécompréhension recoupe la distinction platonicienne entre le discours authentique et le discours inauthentique (die kritische Unterscheidung zwischen eingentlicher und uneigentlicher Rede)17. À nouveau la parole authentique fait office de première condition herméneutique.

7Ainsi si le dialogue joue un rôle crucial dans l’appropriation gadamérienne de Platon pour son herméneutique, il est nécessairement question du dialogue authentique. Puisque les interlocuteurs sont transparents et ne se supposent pas d’avance en position d’autorité ou de supériorité, ils se font confiance l’un et l’autre et ont confiance en leur propre entreprise dialectique. Ainsi Dostal récupère cette éthique dialectique pour parler d’une herméneutique de la confiance chez Gadamer — notion qui chez Ricœur s’oppose à celle d’ « herméneutique de la suspicion », et que nous ferons nôtre pour la suite de nos remarques18.

2. Le problème de l’ironie socratico-platonicienne

8L’herméneutique philosophique de Gadamer doit beaucoup à Platon, et comme nous venons de le montrer, les implications éthiques du dialogue comme structure modèle de l’herméneutique proviennent en premier lieu de L’Éthique dialectique de Platon. Ce serait vraiment en s’inspirant du dialogue socratique tel que présenté par Platon que Gadamer aurait trouvé les fondements de son herméneutique — et même si sa phénoménologie du langage évoluera pour dépasser selon certains celle du dialogue, Gadamer ne niera pas, jusqu’à Vérité et méthode inclusivement, les influences de la dialectique platonicienne19. Or, nous voudrions désormais montrer qu’en dépit de l’importance de Platon pour Gadamer et de l’influence réelle qu’il a eue sur sa pensée, cette conception du dialogue platonicien est problématique en raison d’une dimension qu’elle semble éclipser : l’ironie.

9À peu près tous les lecteurs de Platon s’accordent sur la présence, voire sur l’omniprésence de l’ironie dans les dialogues. Dans le cas qui nous intéresse, il est probablement préférable de chercher la signification de ce trait socratique à l’intérieur même des dialogues de Platon. Sauf erreur de notre part, il y a deux occurrences du mot eirôneia dans le corpus platonicien. La première est dans l’Apologie de Socrate (Apol. 38a), où Socrate dit que tout le monde le croira ironique au moment où il s’apprête à dire qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. Ce passage est tout aussi intéressant que problématique : il nous confirme du même coup que Socrate est souvent ironique, mais pas toujours — il soulève donc la très difficile question pour l’interprétation de Platon de savoir quand Socrate est ironique et quand il ne l’est pas. On comprend également que lorsque Socrate est ironique, il ne dit pas explicitement ce qu’il pense véritablement. Cela rejoint parfaitement l’explication de l’ironie dans la seconde occurrence, que l’on trouve dans une « didascalie » des Amoureux rivaux. À cet endroit, Platon écrit au sujet d’un des personnages : « très ironiquement, il répondit doublement (mala eirônikôs eipe duo) » (Am. Riv. 133d). Être ironique consiste donc à dire deux choses à deux personnes différentes. Dans le cas des Amoureux rivaux, l’interlocuteur ironise mal puisqu’il précise à qui il adresse chacun de ces deux messages, et c’est peut-être pourquoi Platon signale qu’il y a là ironie. Car habituellement, et ici se trouve toute la difficulté, l’ironie n’est jamais signalée : on se rappellera à cet égard qu’en grec, eirôneia signifie « dissimulation ». Ironiser consiste donc à dire une chose tout en en signifiant une autre, dissimulant par le fait même à ceux qui ne comprennent pas l’ironie ce qui est véritablement pensé par rapport à ce qui est explicitement dit. Nous pouvons donc déduire une première implication dialogique de l’ironie : être ironique consiste à dire autre chose que ce qui est véritablement pensé — au sens courant du terme, il s’agit de l’inauthenticité par excellence, c’est-à-dire une forme insigne de non-transparence. Si Socrate est si souvent ironique, dans quelle mesure pouvons-nous affirmer que les dialogues qu’il mène sont authentiques ?

10La seconde caractéristique de l’ironie qu’il nous faut désormais remarquer pourrait être formulée dans un premier temps comme une simple impression qui revient systématiquement à la lecture des dialogues de Platon, à savoir celle de la supériorité intellectuelle et dialogique de Socrate sur ses interlocuteurs, et de la conscience que Socrate a de cette supériorité, qui donne à penser qu’il est en contrôle du dialogue20. Mais cette impression n’est qu’une impression et ne prouve rien stricto sensu. On peut toutefois se référer à la structure même de l’ironie exposée ci-haut pour donner du poids à cette intuition. L’ironie consiste à dissimuler une pensée à quelqu’un, mais cela à condition que cette personne ne comprenne pas l’ironie. Il y aurait donc une sorte d’inégalité entre celui qui ironise et celui qui se laisse berner par l’ironie. En ce sens, dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote dépeint l’ironie comme un vice par rapport à la franchise, mais, prenant l’exemple de Socrate, il signale qu’il est un vice plus agréable que la vantardise puisqu’il camoufle à autrui une supériorité qui serait autrement gênante (EN 1127b9-32). Bien qu’elle soit dissimulée, il y a bel et bien inégalité entre celui qui ironise et celui à qui s’adresse cette ironie. Il semble à cet égard en effet que la conversation philosophique chez Platon a très rarement lieu d’égal à égal.

11L’inégalité et l’absence de transparence se substitueraient donc à l’honnêteté et à l’égalité. Le dialogue platonicien ne correspondrait donc pas tout à fait à l’éthique dialectique que Gadamer attribue à Platon et dans laquelle il puise pour fonder son herméneutique. Ce fait soulève trois questions auxquelles nous essaierons de répondre dans les deux sections qui suivent : quel est le statut de l’ironie dans l’herméneutique gadamérienne si elle est une herméneutique dite de la confiance ? Comment Gadamer rend-il compte de l’ironie dans son interprétation de Platon ? D’où vient cette éthique dialectique si elle trouve difficilement son répondant dans le corpus platonicien ?

3. L’herméneutique de Gadamer face au problème de l’ironie

12Comment donc Gadamer répond-il au problème de l’ironie ? Dans le cas de l’interprétation des textes, la posture herméneutique revient à se poser comme interlocuteur authentique et égal au texte que l’on cherche à interpréter : on doit discuter avec le texte pour en comprendre ce qui s’y trouve. Mais que faire si le texte est ironique ? L’herméneute qui fait confiance au texte ne commet-il pas une erreur de naïveté ? Ne se laisse-t-il pas berner par un texte ironique qui dirait quelque chose en voulant en signifier une autre ? Ne faudrait-il pas penser dans ce cas, comme le dit Dostal, à une herméneutique de la suspicion plutôt qu’à une herméneutique de la confiance ?

13Pour Gadamer, le cas de l’ironie est un cas marginal, un cas extrêmement rare — l’exception plutôt que la norme. Une herméneutique qui se fonderait sur une telle exception ferait donc fausse route. Dans Text and Interpretation, Gadamer distingue à cet égard une série de textes qui ne sont pas réellement des textes (antitexte, pseudotexte et prétexte21) : le texte ironique n’est pas un texte au sens plein pour Gadamer, il est un prétexte22. C’est-à-dire que si un auteur est ironique en écrivant un texte, il utilise son texte pour signifier autre chose que ce qui est explicitement exprimé dans son texte : le texte devient en ce sens un prétexte ou une excuse pour signifier quelque chose d’autre que le texte. Ainsi l’herméneute ne peut supposer que le texte auquel il a affaire est un prétexte — il ne peut alors supposer que le texte est ironique23. Les exceptions devront donc faire l’objet de traitements exceptionnels, ce qui sera précisément le cas de Platon pour Gadamer.

14Ce traitement exceptionnel de Platon remonte à l’interprétation que fait Gadamer de la critique de l’écriture proposée par le Socrate de Platon : « quand il [Platon] requiert l’aide de la dialectique pour secourir cette faiblesse des paroles, et qu’il déclare désespéré le cas de l’écrit, il s’agit évidemment d’une exagération ironique qui lui permet de dissimuler (verhüllen) sa propre œuvre littéraire et son art personnel24 ». Dans le Phèdre, l’écriture est critiquée en vertu de son caractère fixe ou figé, qui, au contraire du discours oral, se limite à signifier toujours la même chose et ignore à qui elle doit ou ne doit pas s’adresser(Phèdre 275d-e). Rappelons ici que l’ironie a été ci-haut définie comme un discours qui exprime deux choses différentes à deux interlocuteurs différents, soit le contraire des limites apparentes du discours écrit. À la suite d’une lecture du Phèdre, l’interprète peut supposer que Platon, en écrivant des dialogues (à l’inverse de Socrate), croit qu’il est possible par une écriture ironique de dépasser le fixisme d’une écriture non soignée. Gadamer avait en ce sens découvert le génie ironique de l’art d’écrire platonicien25, notamment auprès du philologue Paul Friëdlander et de son ami Jacob Klein. Il a dès lors appris à reconnaître et à disséquer la spécificité de tout dialogue, son architecture et sa dialectique paroles-actions, logos-ergon26. Il a vu qu’en comprenant bien le rôle de chacun des piliers du dialogue et la manière dont ils se répondent, il était possible de déceler que parfois, l’action du dialogue révélait ce qui était inaudible à ceux qui n’écoutaient que le discours. Ce procédé ironique est d’ailleurs déterminant dans plusieurs de ses interprétations, comme celles de la République ou celle du Phédon27. Autrement dit, Gadamer reconnaît et est attentif à l’ironie platonicienne qu’il interprétera à travers ce qu’on peut appeler avec Fruchon le « socratisme de la phronêsis »28 — nous y reviendrons. Mais comment se fait-il alors que l’Éthique dialectique de Platon soit autant en décalage avec cette attention portée à l’ironie ? En dépit des questions de date, la question de l’ironie ne sera jamais comme telle thématisée dans les textes sur l’herméneutique (on notera à cet égard que, sauf erreur de notre part, le terme même d’« ironie » est absent de l’essai de 1931 et n’est guère plus discuté qu’à deux brèves reprises dans Vérité et méthode29). Gadamer n’affronte donc le problème de l’ironie qu’avec une très grande prudence. Car la question persiste en effet de savoir quels sont les moments où l’on peut dire qu’il y a bel et bien ironie. Et puisque l’ironie serait marginale, exceptionnelle30, en philosophie, elle ne peut être intégrée à titre de fondement d’une herméneutique de la méfiance ou de la suspicion : l’herméneutique ne peut nous guider et nous indiquer comment détecter l’ironie puisqu’elle doit reposer sur confiance.

15Nous voilà ainsi conduits à un paradoxe. D’un côté, l’ironie est restée relativement impensée, sinon éclipsée par Gadamer dans sa « réorientation herméneutique de la dialectique31 », qui avait pourtant pour inspiration un modèle dialectique où l’ironie était omniprésente. De l’autre, la pratique de l’herméneutique par Gadamer sur les textes de Platon, en dépit de cette relative éclipse, ne fait pas pour autant l’impasse sur l’enjeu de l’ironie. Qu’il soit clair cependant que nous soulevons ce paradoxe sans chercher à en user pour discréditer l’herméneutique gadamérienne : il serait bien imprudent de penser que la seule ironie platonicienne puisse permettre de trancher en faveur d’une herméneutique de la suspicion contre une herméneutique de la confiance. Il ne nous semble pas non plus que les lectures gadamériennes de Platon soient erronées de ce seul fait. Nous proposons simplement de substituer ou plutôt d’ajouter à l’inspiration platonicienne de l’herméneutique dialogique une référence aristotélicienne — qui permet de comprendre à la fois pourquoi l’éthique dialectique, et avec elle l’herméneutique de la confiance, ne correspondent pas tout à fait aux dialogues platoniciens et comment Gadamer en est malgré tout arrivé à déceler l’ironie de Socrate à travers son herméneutique appliquée.

4. L’aristotélisation gadamérienne de Platon

16Cette autre source nous est en quelque sorte indiquée par Gadamer lui-même lorsqu’il signale que la rédaction de L’Éthique dialectique de Platon fut influencée par les lectures phénoménologiques d’Aristote par Heidegger32. Ce serait à ce titre par exemple qu’il débute l’Éthique dialectique de Platon en discutant la notion aristotélicienne d’epistêmê et qu’il nous introduit à la dialectique platonicienne à travers cette notion33. D’ailleurs, il faudrait, selon Gadamer, voir simplement chez Aristote une sorte de conceptualisation de la dialectique de son maître34. Il est incontestable qu’il s’agit d’un effort proprement gadamérien — grandement alimenté par Hegel, prétend-il — de réconcilier les pensées de Platon et d’Aristote en une « unité source » de la tradition philosophique occidentale35. Plusieurs textes de Gadamer dont « Amicus Plato magis amica veritas », « Aristote et la question socratique » ou encore L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien participent avec L’Éthique dialectique de Platon de cet effort de réconciliation des deux grands penseurs grecs36. Nous suggérons ici brièvement qu’à travers cette harmonisation, Gadamer a pu minimiser le rôle et le statut de l’ironie dans la conception proprement platonicienne du dialogue. Plus précisément, il nous semble que cela résulte d’une projection sur le dialogue platonicien de deux éléments cruciaux de l’éthique aristotélicienne : la philia et la vertu de phronêsis.

17En effet, pour Aristote, toute amitié et a fortiori l’amitié véritable, c’est-à-dire l’amitié qui a pour objet d’amour la vertu, et sous laquelle il nous faut ranger l’amitié philosophique, est une relation d’égal à égal (EN 1156b7-1159a13). Or, puisque l’ironie est seulement employée lorsqu’il y a inégalité pressentie entre deux interlocuteurs (EN 1127b9-32), cette amitié philosophique prend appui sur la franchise et la confiance (EN 1157a23). Toutefois, les relations humaines telles qu’elles sont représentées par les dialogues de Platon diffèrent de ce genre d’amitié. En effet, lorsque Socrate est ironique, il pense une chose, et il en dit une autre : son discours explicite est un acte ou une action (ergon), et sa pensée est une parole intérieure (logos). Dans la conversation ironique, il y a disjonction (plus ou moins radicale, selon les situations) des erga et des logoi, de la théorie et de la pratique. Gadamer note même en ce sens que Socrate va parfois jusqu’à user dans sa pratique dialogique d’arguments sophistiques, arguments auquel il n’accorde vraisemblablement aucun crédit au point de vue de la pensée37. Dans l’amitié authentique ou transparente, actions et discours, théorie et pratique coexistent dans un rapport réciproque et harmonieux. On peut raisonnablement supposer que Socrate n’était pas étranger à cette conception et à cette expérience singulière de l’amitié, qu’il devait bien vivre avec quelques-uns — Xénophon et Platon, peut-être. C’est d’ailleurs, selon l’interprétation de Gadamer lui-même, le sens de l’indication de Socrate à la fin du Lysis (Lys. 223b4-6): l’amitié véritable est celle où ergon et logos se recoupent38, mais Lysis et ses jeunes compagnons n’ont pas l’expérience (ergon) préalable à la compréhension du logos de cette amitié39. Toutefois, cette réciprocité devinée de la théorie et de la pratique serait possiblement davantage une anticipation de la philia aristotélicienne qu’une dimension platonicienne de la forme dialoguée du discours40. Après tout, dans Reason in the Age of Science, Gadamer écrit avec admiration au sujet du Stagirite : « Aristotle was insightful enough to acknoweledge the reciprocity between theory and practice41. » La ressaisie herméneutique de la dialectique et la fondation subséquente d’une herméneutique de la confiance devrait peut-être davantage à ce modèle aristotélicien de la conversation amicale42 plutôt que du dialogue socratico-platonicien puisque, poursuit Gadamer, « [In hermeneutics], we have the same mutual implication between theoretical interest and practical action43. »

18Le recours à Aristote permet aussi d’expliquer comment Gadamer a, malgré ses vues sur le modèle platonicien du dialogue, considéré comme aussi importante l’ironie de Socrate. La clé de cet élément de la lecture gadamérienne est l’élaboration heideggérienne de l’herméneutique de la facticité à travers les lectures phénoménologiques d’Aristote44. L’idée directrice de cette influence est que l’activité théorétique du philosophe est une possibilité existentielle du Dasein factice plutôt qu’une attitude abstraite coupée du monde : le philosophe est « jeté » dans le monde, monde qui est toujours monde partagé ou commun, Mitwelt. La philosophie est donc toujours une possibilité d’être à titre de Miteinandersein, comme modalité d’être-l’un-avec-l’autre45. De cette situation éminemment pratique de l’activité philosophique, Gadamer en conclut avec Aristote la nécessité non moins « pratique » de subordonner le bios theorêtikos à la vertu de la phronêsis, la prudence ou la sagesse pratique46. Concrètement, il vit en Socrate l’ironie comme une des modalités possibles de cette vertu cardinale grecque qui avait été philosophiquement élaborée par l’éthique aristotélicienne. La parole ironique permet en effet à Socrate d’adapter son discours à ses différents interlocuteurs et aux différentes circonstances dialogiques afin de conduire sa pratique philosophique avec vigilance et responsabilité. La formule de Fruchon, employée ci-haut, évoquant un « socratisme de la phronêsis », consacre en quelque sorte cette aristotélisation gadamérienne de Platon.

19Ainsi, la conception aristotélicienne de l’amitié philosophique permet d’expliquer pourquoi la compréhension gadamérienne du dialogue herméneutique et les implications interrelationnelles de celui-ci ne laissent pas place à l’inégalité et à l’inauthenticité de la parole ironique. Toutefois, la vertu de prudence telle qu’élaborée par Aristote, une fois attribuée à Socrate, permet de rendre raison de certaines paroles inauthentiques ou dissimulatrices. Ainsi, inspiré de l’herméneutique heideggérienne de la facticité au sein de laquelle la phronêsis occupait une place importante, Gadamer récupère cette vertu en signalant cependant sa fécondité pratique plutôt qu’ontologique. Une projection de ces notions aristotéliciennes sur le dialogue platonicien s’avère donc cruciale pour comprendre à la fois l’assise dialogique de la philosophie herméneutique, et la particularité de cette herméneutique appliquée à la lecture des dialogues de Platon.

Conclusion : le problème de Socrate

20L’idée d’une aristotélisation gadamérienne de Platon permet donc de rendre compte de l’éclipse relative du problème de l’ironie dans la fondation éthique d’une herméneutique de la confiance sur le modèle du dialogue platonicien. Cette solution permet tout aussi bien de comprendre les raisons pour lesquelles, en dépit des « implications interrelationnelles de l’objectivité », le personnage de Socrate s’inscrit de prime abord et le plus souvent en faux face à cette idée propre à Gadamer du comprendre comme dialogue. Elle permet aussi d’expliquer pourquoi Gadamer fut malgré tout en mesure de détecter l’ironie de Socrate et de Platon dans ses interprétations des écrits du second. Mais en intégrant le problème de l’ironie à la question de l’herméneutique gadamérienne, il semble qu’on soulève une question importante eu égard à notre rapport à Platon, voire — dans la mesure où Socrate est la figure paradigmatique du philosophe — pour la vie philosophique tout court.

21En interprétant le geste socratique comme un geste herméneutique, Gadamer fait de Socrate un chercheur qui n’a aucune prétention à l’enseignement. Le philosophe, selon lui, ne possède pas une vérité qu’il veut transmettre, mais la cherche activement et authentiquement avec ceux qui l’entourent. Cette conception nous empêche de voir dans l’ironie qu’un usage strictementpédagogique, ce que Gadamer en effet refuse en reconnaissant sa fonction éminemment dissimulatrice. Or s’il reconnaît que le philosophe, parce qu’il doit aussi être un phronimos, doit user de cette dernière fonction de l’ironie, il nous semble qu’il n’a pas suffisamment cherché à mettre au jour la signification qu’implique une telle nécessité. Le philosophe prudent doit se dissimuler parce qu’autrui peut tout aussi bien être la condition de l’activité philosophique que son adversaire le plus farouche. Ce que reconnaît donc implicitement mais de manière insuffisamment réfléchie la philosophie gadamérienne, c’est que le philosophe n’est pas autant chez lui dans son Mitwelt que ne le laisse croire le modèle herméneutique du dialogue. Par sa condition sociale ou politique, la vie philosophique est toujours en péril. Que cette reconnaissance n’ait pu mûrir jusqu’à faire naître au sein d’une pensée si riche une philosophie morale et politique en bonne et due forme47 est d’autant plus surprenant que l’on sait combien tumultueux furent les temps que Gadamer dut traverser48.

Notes

1  Parmi les travaux qui ont souligné cette influence, on consultera particulièrement ceux-ci : C. Griswold, « Gadamer and the Interpretation of Plato », Ancient Philosophy, 1, 1981, pp. 171-178 ; Paris, Cerf, 1994 ; C. H. Zuckert, Postmodern Platos : Nietzsche, Heidegger, Strauss, Gadamer, Derrida, Chicago-London, University of Chicago Press, 1996 ; C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », Laval théologique et philosophique, 1997, 53, 1, p. 167-180 ; J. Risser, « Hermeneutics and the Appearing Word : Gadamer’s Debt to Plato », Studia Phaenomenologica II, 1-2, 2002, p. 215-229 ; C. H. Zuckert, « Hermeneutics in Practice : Gadamer on Ancient Philosophy », The Cambridge Companion to Gadamer, éd. R. J. Dostal, New York, Cambridge University Press, 2002, pp. 201-224 ; F. J. Gonzalez, « The Socratic Hemeneutics of Heidegger and Gadamer », A Companion to Socrates, ed. S. Ahbel-Rappe and R. Kamtekar, Malden-Oxford-Carlton, Blackwell Publishing, 2006, p. 426-441 ; R. J. Dostal, « Gademerian Hermeneutics and Irony : Between Strauss and Derrida », Research in Phenomenology,38, 2008, p. 247-269 ; R. J. Dostal, « Gadamer’s Platonism and the Philebus : The Significance of the Philebus for Gadamer’s Thought », dans (dir.) C. Gill et F. Renaud, Hermeneutic, Philosophy and Plato. Gadamer’s response to the Philebus, Sankt Augustin, Academia, 2010, p. 23-39 ; C. Blattberg, « Critique de l’interprétation gadamérienne de Platon », Les Anciens dans la pensée politique contemporaine, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 237-251 ; A. Fuyarchuk, Gadamer’s Path to Plato : A Response to Heidegger and a Rejoinder by Stanley Rosen. Eugene, Wipf & Stock Publishers, 2010.

2  F. Renaud, « Introduction » dans H.-G. Gadamer, Interroger les Grecs. Études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, trad. D. Ipperciel, dir. F. Renaud et C. Collobert, Paris, Fides, 2006, p. 10.

3  E. L. Fortin, « Gadamer on Strauss : an Interview », Interpretation : A Journal of Political Philosophy, 12, 1 (1984), p. 10.

4  R. J. Dostal, « Gademerian Hermeneutics and Irony : Between Strauss and Derrida », p. 250.

5  H.-G. Gadamer, « Un écrit “théologique” de jeunesse », in Heidegger, M., Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. J.-F. Courtine, Mauvezin, T.E.R, 1992, p. 10, 12 ; H.-G. Gadamer, Interroger les Grecs. Études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, trad. D. Ipperciel, dir. F. Renaud et C. Collobert, Paris, Fides, 2006, p. 237. Voir aussi M.-A. Ricard, « Compte rendu de Gadamer, H.-G., L’Éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe », Laval théologique et philosophique, 53, 1, 1997, p. 218 ; C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 169 ; J. Taminiaux, « L’herméneutique de Gadamer et les avatars d’une fascination précoce », Sillages phénoménologiques. Auditeurs et lecteurs d’Heidegger, Bruxelles, Ousia, 2002, p. 156 ; C. H. Zuckert, « Hermeneutics in Practice : Gadamer on Ancient Philosophy », p. 201.

6  Selon qu’on adopte la traduction de Martineau ou la correction de Greisch. Voir à cet égard J. Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interpretation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994, p. 204-205.

7  M. Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 200-201 [SZ, p. 277]. Nous indiquons entre crochets la pagination allemande de l’édition de référence de Sein und Zeit parue dans la Gesammtausgabe (tome 2), citée dorénavant SZ.

8  M. Heidegger, Être et temps, p. 145-146, 139-140, 61 [SZ, p. 188-189, 179, 53].

9  Il y a évidemment un décalage ici entre l’emploi du registre de l’authenticité par Thérien et celui qui est propre à la pensée heideggérienne. Des lecteurs comme Taminiaux pensent que le registre du propre et de l’impropre sont absents de la philosophie gadamérienne — probablement en raison du caractère modeste de l’ontologie et de sa place chez Gadamer (J. Taminiaux, « L’herméneutique de Gadamer et les avatars d’une fascination précoce », p. 173, 176). Or nous voyons, avec Thérien, dans l’examen des usages pervertis du logos dans la phénoménologie gadamérienne du dialogue des traces remarquables du partage heideggérien entre le propre et l’impropre (H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon, trad. F. Vatan et V. Schenck, Arles, Actes Sud, 1994, p. 82 sq). Il serait probablement donc plus juste de dire que l’authenticité de l’existence a une place chez Gadamer pourvu que cette authenticité ait un caractère plus éthique qu’ontologique. On ne manquera pas de remarquer à cet égard que si la recherche de la vérité est fondamentale pour l’existence authentique à la fois chez Heidegger et Gadamer, la poursuite du Bien est absente de sa version heideggérienne. Faudrait-il ajouter également que cette recherche du vrai est essentiellement limitée par notre finitude pour Gadamer, et donc, qu’au sens fort, l’authenticité pleine est impossible — ce que Heidegger n’aurait réalisé que peu à peu après Sein und Zeit (voir H.-G. Gadamer « Un écrit “théologique” de jeunesse », p. 14). Sur cette continuité entre Heidegger et Gadamer, voir aussi P. Fruchon, L’herméneutique de Gadamer. Platonisme et modernité, p. 311-317 : Fruchon affirme que la conception gadamérienne du langage dialogique/dialectique enjoint à « prendre la responsabilité de l’être » que nous sommes en fait, à « dénoncer l’oubli de soi-même » par opposition, précisément, à la phénoménologie heideggérienne des formes déchues du parler quotidien dans Sein und Zeit. Pour le dire brièvement, la différence entre le parler heideggérien et le dialogue gadamérien est que dans le premier cas, l’ouverture authentique est affaire individuelle-ontologique et dans le second, collective-éthique. Nous aurons cependant l’occasion de voir que cette ouverture éthique et que cette poursuite du Bien ne sont entrevus par Gadamer que dans un stricte horizon herméneutique, qui ne parvient probablement pas à s’articuler comme une philosophie pratique au sens fort, mais simplement comme une posture incluse dans l’activité théorétique de l’herméneute.

10  C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 174.

11  H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon, p. 71 sq.

12  C. Blattberg, « Critique de l’interprétation gadamérienne de Platon », p. 244.

13  Comme l’est par exemple l’angoisse par rapport au souci comme sens d’être du Dasein dans Être et Temps. Cf. M. Heidegger, Être et temps, p. 142, 143. [SZ, p. 183, 184].

14  H-G. Gadamer, Vérité et methode, trad. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996,p. 383 [GW 1, p. 366]. Nous indiquons entre crochets la pagination de l’édition de référence de l’œuvre de Gadamer, Gesammelte Werke, citée désormais GW.

15  H-G. Gadamer, Vérité et methode,p. 386, 391, 393 [GW 1, p. 369, 374, 375]. Voir sur ce fondement dialogique de l’herméneutique F. J. Gonzalez, « The Socratic Hermeneutics of Heidegger and Gadamer », 434-436

16  H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, p. 386 [GW 1, p. 368]. Voir aussi p. 390 [GW 1, p. 373].

17  Ibid., p. 386 (GW 1, p., 368-369) et H.-G. Gadamer Interroger les Grecs. Études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, p. 269 (trad. modifiée) : « (Le grand modèle de tout dialogue véritable […] est précisément Platon (Das große Vorbild allen echten Gespräches […] ist ja gerade Plato) » (GW 7, p. 380).

18  R. J. Dostal, « Gademerian Hermeneutics and Irony : Between Strauss and Derrida », p. 247. Sur la préférence de Gadamer pour une herméneutique de la confiance, voir aussi M. R. Foster, Gadamer and Practical Philosophy : The Hermeneutics of Moral Confidence, Atlanta, Scholars Press, 1991 ; J. Grondin, L’herméneutique, Paris, PUF, 2006, p. 83.

19  J.-C. Gens, « L’herméneutique de Gadamer (platonisme et modernité) par Pierre Fruchon », Revue de Métaphysique et de Morale, 4 (1996), p. 587-588 ; C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 177.

20  Sauf peut-être à l’exception du Parménide.

21  R. J. Dostal, « Gademerian Hermeneutics and Irony : Between Strauss and Derrida », p. 258.

22 H.-G. Gadamer, « Text and Interpretation », The Gadamer Reader : A Bouquet of the Later Writings, Evanston, Northwestern University Press, 2007, p. 178-179.

23 Ibid., p. 179.

24  H.-G. Gadamer, Vérité et methode, p. 415 [GW 1, p. 396]. Nous soulignons. Il est manifeste ici que Gadamer est au clair avec la fonction dissimulatrice de l’ironie. Voir aussi p. 316 [GW 1, p. 300] où il est question de la Verstellung propre à l’ironie. Malgré cette reconnaissance de cette fonction de l’ironie, Gadamer ne l’inclut jamais (voire l’exclut de manière aussi radicale qu’implicite) du modèle dialogique qu’il formule en vue de son herméneutique.

25 H.-G. Gadamer, Truth and Method, trad. J. Weinsheimer et D. G. Marshall, London : New York, Bloomsbury, 2014, p. 557 [GW 2, p. 420].

26  E. L. Fortin, « Gadamer on Strauss : an Interview », p. 7.

27  C. Blattberg, « Critique de l’interprétation gadamérienne de Platon », p. 238, 241 ; C. Griswold, « Gadamer and the Interpretation of Plato », p. 174-175, 177.

28  Cf. P. Fruchon, L’herméneutique de Gadamer. Platonisme et modernité, p.333-398 ; E. L. Fortin, « Gadamer on Strauss : an Interview », p. 12.

29  H.-G. Gadamer, Truth and Method, p. 390 [GW 1, p. 300]. Gadamer explique que l’ironie ne peut être comprise que dans la mesure où l’on est en accord sur un sujet donné avec l’autre : « De même que dans la conversation on comprend l’ironie de son interlocuteur dans la mesure où on s’entend avec lui sur le même contenu du discours (wie man ja auch in Gespräch Ironie in dem Grade versteht, in dem man in sachlichem Einverständnis mit dem anderen steht). »Cette apparente exception confirmerait donc la règle selon laquelle la compréhension implique un accord préalable : « Even Plato’s artistic irony can be understood only by someone who shares his knowledge of the subject matter (as is the case with all irony) [Auch die platonische Künstler-Ironie versteht nur (wie alle Ironie), wer sich in der Sache mit ihm versteht.] » (Ibid., 557 [GW 2, p.420]). Il nous faut toutefois nous demander si l’intelocuteur de celui qui ironise est bel et bien en mesure de saisir l’ironie au moment où il est en train de discuter. Toute la question est de savoir ici si un interlocuteur de Socrate, lorsqu’il donne son accord, comprend (versteht) véritablement ce que Socrate veut dire. Il nous semble qu’un tel accord des comprehensions ne se produit pratiquement jamais dans les dialogues socratico-platoniciens.

30 Ibid., 390, n. 40. Voir aussi ibid.,p.557 sur la quasi impossibilité de savoir quand il y a bel et bien dissimulation.

31 J. Risser, « Hermeneutics and the Appearing Word : Gadamer’s Debt to Plato », p. 215.

32  Cf. supra, note 5.

33 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon, p. 49 sq.

34 H.-G. Gadamer, Interroger les Grecs. Études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, p. 236-237, 261.

35 Ibid., 270 : « Nous sommes ainsi toujours en reste d’un dialogue productif tant avec Platon qu’avec Aristote. Le niveau auquel Hegel a porté un tel dialogue ne me semble pas avoir été égalé. » Voir aussi P. Fruchon, L’herméneutique de Gadamer. Platonisme et modernité, p, 289-332 et J.-C. Gens, « L’herméneutique de Gadamer (platonisme et modernité) par Pierre Fruchon », p. 587.

36  Sur cette proximité d’Aristote et de Platon au sein du platonisme de Gadamer, voir R. J. Dostal, « Gadamer’s Platonism and the Philebus : The Significance of the Philebus for Gadamer’s Thought », p. 29-33. Il nous apparaît étonnant que Dostal ait aperçu à la fois le problème de l’ironie dans l’herméneutique gadamérienne et la proximité entre Platon et Aristote qui est au cœur de l’interprétation de Gadamer sans établir entre ces deux particularités quelque lien que ce soit.

37 H.-G. Gadamer, Dialogue and Dialectic : Eight Hermeneutical Studies on Plato, trad. P. C. Smith, New Haven, Yale University Press, 1983, p. 2-3 ; C. Blattberg, « Critique de l’interprétation gadamérienne de Platon », p. 238, 241 ; C. Griswold, « Gadamer and the Interpretation of Plato », p. 245-246.

38  Voir par exemple : « L’harmonie dorique du Logos et de l’Ergon pave la voie vers ce qu’est l’amitié(Freundsein ist […] die dorische Harmonie von Logos und Ergon bahnt sich an) » (GW 6, p. 186).

39  H.-G. Gadamer, Dialogue and Dialectic : Eight Hermeneutical Studies on Plato, p. 20 ; C. Griswold, « Gadamer and the Interpretation of Plato », p. 174.

40 P. Kontos, « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia aristotélicienne », Gadamer et les Grecs, dir. J.-C. Gens, P. Kontos et P. Rodrigo, Paris, Vrin, 2004, p. 54. Parmi ces anticipations, cf. H.-G. Gadamer, Dialogue and Dialectic : Eight Hermeneutical Studies on Plato, p. 20 et Aristote (EN 1158a14-15) sur l’importance de l’expérience dans l’amitié.

41  H.-G. Gadamer, « Hermeneutics as Practical Philosophy », Reason in the Age of Science, trad. F. G. Lawrence, Cambridge, MIT Press, 1989, p. 111. Cf. aussi H.-G. Gadamer, « Praise of Theory », Praise of Theory : Speeches and Essays, trad. C. Dawson, New Haven : London, Yale University Press, 1998, p. 34.

42  Sur l’importance de la parole amicale dans le modèle éthique de l’herméneutique, voir H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, p. 345 (GW 1, p. 328).

43  Ibid. Sur la réciprocité herméneutique de la théorie et de la pratique, voir M. R. Foster, Gadamer and Practical Philosophy : The Hermeneutics of Moral Confidence, 182-192. Sur le lien de cette réciprocité et de la philia aristotélicienne, voir W. A. Brogan, « Gadamer’s Praise of Theory : Aristotle’s Friend and the Reciprocity Between Theory and Practice », Research in Phenomenology, 32 (2002), p. 141-155.

44  J. Risser, « Hermeneutics and the Appearing Word : Gadamer’s Debt to Plato », p.215 ; J. Taminiaux, « L’herméneutique de Gadamer et les avatars d’une fascination précoce », p., 156 ; M.-A. Ricard, « Compte rendu de GADAMER, H-G, L’Éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe », 217.

45 J. Risser, « Hermeneutics and the Appearing Word : Gadamer’s Debt to Plato », p. 216. Sur l’interprétation heideggérienne du bios politikos comme Miteinandersein, voir aussi J. Taminiaux, Sillages phénoménologiques. Auditeurs et lecteurs d’Heidegger, Bruxelles, Ousia, 2002, p. 56-64.

46  E. L. Fortin, « Gadamer on Strauss : an Interview », p. 12-13. Qu’il soit clair qu’il ne soit pas question ici de la function herméneutique de la prhonêsis pour le problème de l’application telle qu’elle est exposée dans Vérité et méthode (p. 334-363 [GW 1, p. 317-346]), mais bien de la vertu pratique de prudence à laquelle le philosophe — et donc l’herméneute — doit subordonner son activité.

47  Certes, la question de la portée pratique de la philosophie de Gadamer est vaste et complexe. Nous prions le lecteur de se satisfaire provisoirement de ces quelques remarques critiques à l’endroit de ceux qui ont essayé de défendre que l’herméneutique gadamérienne était une philosophie pratique. Mathew Foster analyse avec justesse la réciprocité de la théorie et de la pratique telle que Gadamer la voyait à l’œuvre dans sa philosophie. Il est cependant forcé de reconnaître que les tâches pratiques à laquelle l’herméneutique est conviée sont le plus souvent des tâches de compréhension que des tâches d’action à proprement parler. L’herméneutique est sans doute une réflexion pratique en ce qu’elle est pratiquement et historiquement située et déterminée par cette médiation pratico-historique, mais aussitôt qu’elle cesse de réfléchir sur la teneur pratique de l’activité théorétique ou encore sur la structure ontologique de l’agir et qu’elle doit présider à une véritable action morale ou pratique, il semble qu’elle soit sans voix : « Gadamer’s own language helps make the point : he holds before us the sobering reminder that, in practice, there are ‘no rules for applying rules’, no meta-rules for applying ordinary rules. But a practical philosophy which only tells us this has not really gotten started : it does not articulate the ‘ordinary rules’ whose application may indicate the direction in which the target will be found. We must conclude that wherever Gadamer becomes silent about such things, we have reached the limit of his direct relevence to the development of a hermeneutical approach to practical philosophy. » (M. R. Foster, Gadamer and Practical Philosophy : The Hermeneutics of Moral Confidence, p. 225. Nous soulignons.) Les travaux plus récents de Dobrosavljev et Warnke sont quant à eux beaucoup plus apologétiques de la portée pratique de la philosophie herméneutique de Gadamer. Dobrosavljev voit chez Gadamer une telle continuité de l’interprétation heideggérienne de la philosophie comme praxis (par opposition à la poiêsis et à la theôria) qu’elle va jusqu’à affirmer que l’herméneutique « se situe complètement dans l’horizon de la praxis » (D. Dobrosavljev, “Gadamer’s Hermeneutics as Practical Philosophy.” Facta Universitatis — Series Philosophy, Sociology, Psychology and History, 9, 2002, p. 606). Cela est évidemment une erreur d’interprétation importante étant donné le fait que Gadamer répète avec insistance qu’il voit plutôt dans l’herméneutique un rapport réciproque entre théorie et pratique — insistance qui persiste de 1931 (avec la thèse de la methexis — la bonne vie est un mélange de plaisirs sensibles et d’activité intellectuelle — du Philèbe) jusqu’aux thèses plus directes qu’on trouve dans les essais tardifs cités ci-haut (voir infra, p. 13). L’auteur suggère aussi que le caractère temporaire de toute compréhension relèguerait celle-ci à la sphère de la praxis (ibid., p. 607), inférence pour le moins douteuse pourvu que l’on se rappelle qu’Aristote voyait dans la theôria une activité dont les êtres humains sont néanmoins capables (EN 1178b). De manière plus générale, Dobrosavljev et Wanke soulignent les analyses gadamériennes de l’éthique aristotélicienne en suggérant que celles-ci forment le cœur de sa propre philosophie pratique. Il est vrai que Gadamer ne procède pas à une ontologisation de la praxis aussi radicale que ne l’avait fait Heidegger, mais il convient tout de même de rappeler que le savoir moral est chez Gadamer le modèle de l’herméneutique (als eine ArtModell der in der hermeneutischen Aufgabe gelegenen Probleme) (H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, p. 337 [GW 1, p. 320]), et non sa fin : sa fin est la compréhension, et bien que celle-ci soit une forme de praxis, elle demeure une activité théorique. Il en va de même de la dimension « kantienne » de l’herméneutique gadamérienne telle que Warnke l’observe dans l’altérité propre à la relation Je-Tu que doit constituer le rapport interprétatif à la tradition (G. Warnke, « Hemeneutics, Ethics, Politics », The Cambridge Companion to Gadamer, éd. R.J. Dostal, New York, Cambridge University Press, 2002, p. 92-93, 98) — cette dimension éthique n’est pas l’intention du projet philosophique de Gadamer, mais une image dont celui-ci s’inspire. Dans tous les cas, la visée de l’herméneutique, en tant qu’elle en est davantage une de compréhension que d’action à proprement parler, ne permet pas d’articuler le passage d’une éthique dialogique à un agir politique — ce qu’ironiquement, Gadamer reproche à l’éthique de l’Aufklärung, si bien que le pluralisme démocratique que présente Warnke peut fort bien être d’inspiration gadamérienne, mais ne présente en rien une voie que Gadamer fit sienne dans une véritable philosophie politique. En tous les cas, il semble qu’on puisse difficilement voir chez Gadamer une philosophie politique qui soit autre chose qu’une philosophie et une « politique » de la modération : on consultera à cet égard le chapitre consacré à Gadamer dans le récent ouvrage de Ronald Beiner, Political Philosophy : What It Is and Why It Matters, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 122-134.

48  Cette recherche a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. L’auteur tient à remercier Thomas Anderson pour sa lecture et ses suggestions attentives.

To cite this article

Antoine P. St-Hilaire, «L’aristotélisation gadamérienne de Platon ou l’herméneutique dialogique à la lumière du problème de l’ironie», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 12 (2016), Numéro 3, URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=848.

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