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- Volume 12 (2016)
- Numéro 4: La modernité: Approches esthétiques et p...
- Introduction
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Introduction
1La modernité est une notion difficile à cerner. Dans les manuels d’histoire, elle désigne, le plus communément, une mutation historique survenue à la Renaissance où s’amorce un tournant majeur de la civilisation occidentale. Elle pose, comme telle, des problèmes de chronologie. Il faut tenter de mettre au jour ce qui la prépare, l’époque ou les époques pré-moderne(s), tout autant qu’il importe d’essayer de comprendre son évolution et si la postmodernité, envisagée sous cet angle, en est le prolongement ou, a contrario, la voie de sortie. Ces questions sont décisives et mettent en évidence le caractère étrangement extensif, « élastique » de la modernité. Cette dernière, en effet, peut fort bien, aux yeux de ceux qui l’identifient au triomphe grandissant de la subjectivité et au processus d’émancipation de la raison rompant progressivement tout lien avec les traditions et l’ordre établi, plonger ses racines dans la pensée d’Augustin, point de départ — même s’il reste religieux — du processus d’autonomisation de l’individu et, par suite, de la sécularisation des différents secteurs de la vie sociale. De même que ses ramifications peuvent s’étendre jusqu’au xxe siècle pour peu que l’on décide de prendre en compte la décomposition de cette même subjectivité par les « maîtres du soupçon » et leurs héritiers (Lyotard, Deleuze, Derrida, etc.). À quoi vient s’ajouter la rationalisation excessive de l’organisation de la sphère publique résultant notamment, pour parler comme Georg Simmel, de « l’hypertrophie de la culture objective » et de l’« esprit calculateur »1, deux facteurs qui dépersonnalisent les rapports que les acteurs sociaux entretiennent avec les institutions ainsi que ceux qu’ils entretiennent ensemble2.
2Sans minimiser l’importance de la question des repères chronologiques, il me paraît cependant qu’à trop s’y attacher on s’expose au risque de laisser un point essentiel en suspens : celui de savoir s’il y a un principe général définissant la modernité, qu’on l’étende aussi loin qu’on voudra dans le temps, ou, à l’inverse, qu’une enquête historique nous impose d’en distinguer plusieurs « variantes ». À se soucier de cet aspect principiel, il s’avère fructueux de suivre Michel Foucault lorsque, dans un texte bien connu3, il avance l’idée selon laquelle la modernité ne qualifierait pas tant une époque qu’une remise en cause critique de l’époque, une façon de problématiser l’actualité et, par là, pour les agents de cette remise en cause critique, de situer leur être historique. En insistant sur l’historicité de l’être des agents de la vie sociale, Foucault donne à entendre que celui-ci n’est pas coulé dans le moule rigide, essentialisant, d’une forme quelconque d’humanisme et que sa réalité, tout au contraire, réside dans la revendication du droit d’interroger ce qu’il est et d’inventer ce qu’il sera, sachant que ce qu’il a été n’est rien de plus que le fruit d’une confluence d’événements culturels à même d’être infléchis par les sujets sans identité prédéfinie et toujours en phase de formation que nous sommes.
3Que les recherches menées sur la modernité par des penseurs tels que Simmel, Kracauer et Benjamin s’accordent avec les réquisits de l’analyse foucaldienne, c’est ce que l’on reconnaîtra sans peine. Par-delà toute idée préconçue sur la condition humaine, sans s’embarrasser d’une représentation unitaire de ce qu’elle devrait être, ces trois figures majeures de la sociologie allemande se sont efforcées de décrire dans le détail les transformations subies par l’homme au tournant des xixe et xxe siècles, sous l’effet conjoint du développement de la production industrielle et de l’efflorescence des innovations technologiques qu’il a engendré. Attentifs à la métamorphose des grandes métropoles, réceptacles des changements dont les individus — devenus massivement citadins — eurent à faire l’expérience (gigantisme de l’équipement urbain, apparitions de nouveaux médias, massification de l’art, naissance d’une culture du divertissement, intensification du trafic hypo et automobile, etc.), ils en ont tantôt stigmatisé les éléments traumatisants, tantôt dégagé les promesses d’émancipation, le plus souvent dans un même mouvement interprétatif. Le tout en évitant le danger d’un enlisement de leur analyse dans le carcan rigide de concepts globalisants. J’y reviendrai brièvement en fin de parcours.
4Si le déchiffrement de la modernité par Simmel, Kracauer et Benjamin s’inscrit sans mal dans la perspective foucaldienne qu’il anticipe d’une certaine façon, par contre, n’y a-t-il pas lieu d’être circonspect devant le rapprochement de la phénoménologie — singulièrement celle de Husserl — avec la radicalité d’une telle approche ? L’« ontologie historique de nous-mêmes » développée par Foucault, laquelle situe la modernité dans l’« attitude expérimentale »4 du sujet aux prises avec la contingence de ses propres limites, confronté aux possibilités — contingentes elles aussi — qui s’offrent à lui de les bouleverser, n’est-elle pas en porte-à-faux avec la portée transcendantale, universaliste, nécessaire du geste méthodologique en quoi consiste la réduction phénoménologique ? La critique foucaldienne, on le sait, se veut archéologique et généalogique. C’est la raison pour laquelle elle n’accorde d’existence qu’aux « ensembles pratiques »5 et conteste, dans la foulée, celle des « structures universelles »6. Pour sa part, la phénoménologie, étant donné la vocation qu’elle s’assigne de développer un savoir unifiant ayant valeur eidétique, n’est pas prête, semble-t-il, à abandonner la possibilité de mettre en évidence l’existence de telles structures.
5On aurait cependant tort d’admettre trop aisément que le transcendantalisme de la phénoménologie constitue une entrave à l’établissement d’un rapport de proximité avec la modernité conçue par Foucault comme « ontologie critique de nous-mêmes »7. Tout en ne s’étant jamais départi de l’ambition de jeter les bases d’un discours philosophique à prétention totalisante, Husserl, avec de plus en plus de force au fur et à mesure de l’avancement de ses travaux, en a toutefois reconnu la complication ou la fragilité — peut-être même en a-t-il pressenti l’inaccomplissement. En particulier dans la Krisis, les problèmes liés à l’édification d’une égologie transcendantale sont, dans cet ouvrage crépusculaire, on s’en souvient, élargis à la constitution d’une intersubjectivité transcendantale. La conscience s’y avère conscience d’un monde commun occupé et appréhendé par d’autres ego, lesquels, de leur côté, considèrent toute conscience comme faisant partie intégrante de cet espace mondain offert en partage. Nous sommes, tous ensemble, des consciences impliquées réciproquement dans une seule et même trame intentionnelle :
De même qu’il y a une unique nature universelle […], écrit Husserl, de même il n’y a qu’un seul enchaînement psychique, qui forme l’uni-totalité où sont enchaînées toutes les âmes, toutes unies non pas extérieurement, mais intérieurement […] par la compénétration intentionnelle dans laquelle la vie forme une communauté8.
6Jacques Derrida a fait valoir justement9 que le statut d’une telle intersubjectivité universelle, constituée par chaque ego transcendantal qui s’en compte ensuite comme membre, était frappé d’une irréductible ambiguïté. Ainsi qu’il en allait déjà avec le moi pur, champ opératoire des synthèses passives du temps réintroduisant discrètement dans la sphère de la donation primordiale un donné qui devait, par principe, en être tenu à l’écart, la communauté des ego transcendantaux prend la forme ambivalente d’une tâche infinie à accomplir, laquelle, pour avoir lieu, réclame de prendre corps dans une existence empirique, tandis qu’elle n’est, en vertu de sa définition, assignable à aucune réalité humaine concrète. C’est que la communauté dont il s’agit, nul ne l’ignore, est une communauté spirituelle, non mondaine, à laquelle Husserl donne le nom d’Europe, tout en précisant d’emblée qu’elle n’est pas un simple « type anthropologique » et qu’elle « porte en soi une idée absolue » : celle de l’humanité, dans sa signification a priori, vouée, de façon « innée »10, à l’établissement d’un logos universel qui est le degré le plus élevé de la culture en quoi puisse se reconnaître et se fonder pareille communauté spirituelle. Or, bien qu’elle ne reçoive pas de détermination géographique, qu’elle soit immatérielle et intemporelle, qu’elle soit un eidos, une Idée, l’Europe, comprise cette fois dans sa facticité historique, joue, au gré de Husserl, un rôle exemplaire en ce qu’elle tisse un lien d’intimité avec cet eidos qu’aucune nation, aucun continent, au sens mondain de ces termes, n’est censé équivaloir. Comment, s’interroge dès lors Derrida, une telle Idée, par essence exempte de toute adhérence empirique, parvient-elle à mieux s’incarner dans l’identité sociologique européenne qu’elle n’est en mesure de le faire dans aucune autre collectivité effective ? Pourquoi, continue-t-il de s’enquérir, le privilège d’avoir inventé, à un moment de l’histoire, la philosophie doit-il valoir à la Grèce d’être le « peuple élu », le modèle de l’Humanité comprise en son acception transcendantale ? Et inversement, se demande-t-il encore,
comment l’idée téléologique peut-elle être démentie, ignorée, pervertie ou dissimulée, inexistante ou « oubliée » pour certains sujets, à certains moments de l’histoire, en certains lieux du monde ? Comment la « crise » d’une idée téléologique transcendantale est-elle possible ?11
7Ces interrogations, légitimes, Husserl se les est bien sûr adressées à lui-même. Quand il s’inquiétait de l’exclusion des fous, des enfants et des animaux de l’universalité d’une culture dont le plus haut sommet devait être atteint par la philosophie en tant que science absolue12, il avait parfaitement conscience de la crise durable, et non passagère, qu’aurait à traverser la phénoménologie transcendantale dans le cours incessant de son élaboration. Parallèlement, lorsqu’il notait que Descartes, tout en s’approchant du motif transcendantal, avait fini par le manquer en naturalisant la conscience et en livrant ainsi au monde ce qui, en en décelant l’accès, ne pouvait, par définition, y résider, il n’ignorait rien de la dégradation — toujours menaçante — du subjectivisme phénoménologique en objectivisme psychologique13. Et quand il en appelait à la libre décision de notre volonté, jamais justifiée autrement que par cet appel même14, dans le but de mettre en branle l’épochè, ou quand il s’adressait à la responsabilité de l’Europe philosophique pour mener à bien la tâche de promotion de l’Europe eidétique15, il savait intimement que l’originaire et la facticité se mêlent dans la possibilité/l’impossibilité de la réalisation d’une communauté de type juridique.
8Qu’une indépassable « oscillation dialectique »16 — pour utiliser une expression derridienne —, se produise entre le transcendantal et l’empirique, Husserl en avait le pressentiment, sinon la conviction. Une oscillation pouvant prendre un tour tragique. Comme quand, au premier chapitre de la Krisis, il évoque à plusieurs reprises les temps de « détresse » que ses contemporains et lui-même traversent dans les années 1930. Des temps doublement « malheureux ». À cause, d’une part, de la surestimation et de la multiplication des sciences positives dont sont issus le morcellement du savoir et l’occultation du champ transcendantal17 ; à cause, d’autre part, bien que ce ne soit lisible qu’en filigrane dans les lignes de la Krisis, de la montée des extrémismes politiques précarisant la foi en l’immanence de la raison dans l’humanité par quoi celle-ci, d’après Husserl, n’a pas d’autre moyen d’acquérir un sens unanime et de faire du monde un bien commun18.
9La force de la phénoménologie husserlienne n’est-elle pas qu’elle s’est sue tout entière tendue entre la genèse transcendantale de l’idéal de l’humanité européenne et l’ancrage de celle-ci dans la singularité historique où elle devait nécessairement ou par défaut prendre cours ? N’est-ce pas en cela que l’on peut affirmer à bon droit qu’elle est proche parente de la posture critique vis-à-vis de l’actualité décrite par Foucault comme spécifique de la modernité et d’un état de crise permanent dont cette dernière est le symptôme ? Parce que la réduction phénoménologique n’a pas de terme, parce qu’elle s’accomplit sans relâche, le sujet transcendantal gît dans la subjectivité anthropologique, enfoui dans une finitude dont il doit comprendre et soupeser constamment la situation historique, contraint simultanément de s’y reconnaître et de s’en arracher.
10Face à cette tension critique dont la phénoménologie de Husserl est parcourue19, deux options se sont présentées à ses successeurs. La première, prise par Heidegger et Merleau-Ponty, a consisté à en propager l’onde de choc en rognant autant que possible les pouvoirs dévolus à la conscience intentionnelle par le père de la phénoménologie et en faisant, en quelque sorte, imploser celle-ci de l’intérieur. Brisant avec l’intuitionnisme de Husserl, Heidegger, chacun s’en rappelle, s’est attaché à démontrer que la possibilité même du voir, de quelque espèce qu’il soit, reposait sur l’ouverture préalable ou l’envoi historial de l’Être. Dans « La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée », il affirme, à l’encontre du primat reconnu par Husserl à la subjectivité du moi pur comme source de droit pour toute connaissance, que « l’intuition originaire et son évidence demeurent confiées au règne d’abord de l’Ouvert et de sa clairière »20. Quant à Merleau-Ponty, dont l’entreprise vise, elle aussi, la dissolution interne des fondements de la phénoménologie husserlienne, il s’est employé à propager la conscience dans le corps propre et le corps propre dans la chair du monde. Le transcendantal devenant, chez lui, l’élément historico-ontologique où se déroule une expérience au sein de laquelle le sens est une création permanente et anonyme en ce qu’il advient là où la dualité conscience-monde, à laquelle tenait Husserl, n’a pas déjà reçu mandat pour intervenir.
11Ce mouvement d’accentuation de la crise intérieure à la phénoménologie est bien connu. De même que l’est l’alternative adoptée par Michel Henry : celle d’approfondir la réduction husserlienne afin de parvenir à la découverte de la subjectivité authentique, à savoir la subjectivité affective, hylétique, et de consolider, du même coup, à l’en croire, le socle de la phénoménologie. À emprunter la voie « rédemptrice » tracée par Henry, il apparaît que Husserl n’aurait pas été jusqu’au bout du procès de mise entre parenthèses de l’attitude naturelle. Son « résidu » ne serait pas l’ego de la conscience intentionnelle, car cette conscience demeure, par sa propension à sortir de soi, à être « conscience de quelque chose », prisonnière de l’objectivisme que Husserl condamnait avec obstination dans la Krisis, mais que, à son insu, il contribuait, dans le même temps, à perpétuer. Le « principe des principes » de la phénoménologie husserlienne reposerait donc, à écouter Michel Henry, sur un fondement que ce principe laisse inaperçu, précisément parce que ce fondement n’est pas de nature à être rendu intuitif. Il s’agit, bien entendu, comme on l’aura deviné, de la vie dans son immanence, dans sa saisie auto-affective, saisie que présuppose toute visée noético-noématique, parce qu’aucun acte intentionnel ne serait en mesure d’avoir lieu si la conscience n’était au préalable capable de s’éprouver elle-même, de se sentir en train d’accomplir chacune des intentions qui sont les siennes, bref de se donner à elle-même dans une donation pathétique qui ne se réduit à aucun donné d’ordre chosique. Aussi la vie transcendantale échappe-t-elle, assène Henry, à l’extase de l’intentionnalité où la subjectivité se perd dans la transcendance de ses actes ou dans la réflexion sur soi qui participe de l’intentionnalité et génère une différence, fût-elle infime, entre l’irréfléchi et le réfléchi par quoi le sujet se partage en devenant objet pour lui-même dans une perte de soi irrémissible.
12Mais, est-on sûr, avec la phénoménologie hylétique de Michel Henry qui concède la priorité à l’impression sur l’intention comme origine absolue de la conscience, que l’on se prémunit contre les crises pouvant obscurcir ou faire sombrer dans l’oubli l’ipséité de la vie subjective ? La barbarie, c’est-à-dire le développement excessif des sciences ainsi que leur multiplication qui aboutit, selon Henry suivant sur ce point les leçons de la Krisis, à la négation de la vie au profit du monde objectif que cette même vie sous-tend sans jamais pouvoir faire l’objet d’une visée de la conscience, la barbarie, disais-je, n’est-elle pas, comme Henry le reconnaît d’ailleurs lui-même, « la maladie de la vie », son « autonégation »21 ? Si tel est le cas, il importe d’admettre que la vie n’est pas indemne d’une tendance nihiliste qui l’entraîne à se sacrifier elle-même et qui est l’autre face de son inclination à s’accroître. Or, ce sacrifice, alerte Michel Henry, « est l’événement crucial qui détermine la culture moderne »22, la menace aussi à laquelle doit faire face la phénoménologie qui, décidément, et quelle qu’en soit la déclinaison, n’en finit pas de se heurter à l’équivocité de ses limites historico-transcendantales et à la défaillance de son principe instituteur, de quelque nature que soit ce principe.
13En vue de remédier à l’auto-mutilation de la vie dont il juge la culture moderne responsable, adoptant par ailleurs une vision quelque peu manichéenne, Michel Henry joue l’art contre la science et ses retombées techniques. Tandis que celles-ci, à le suivre, ignoreraient la dimension fondamentalement impressionnelle de l’existence subjective, la production artistique n’aurait de cesse de la solliciter et d’en augmenter le pouvoir23, resserrant ainsi l’« étreinte » de la vie avec elle-même. Le décryptage de la condition urbaine en régime de modernité proposé par Simmel, Kracauer et Benjamin, sur lequel je m’arrêterai rapidement pour conclure, fait obstacle à cette conception étroitement dualiste. La grande ville moderne, à la charnière des xixe et xxe siècles, dont Paris et Berlin sont les emblèmes, est, à leur estime, le lieu de l’établissement d’une synergie de l’art, de la science et des techniques. La nouvelle architecture de fer et de verre avec ses passages remplis de badauds et ses grands magasins débordant de biens et de marchandises, l’électrification de l’éclairage urbain et des enseignes publicitaires qui affolent l’œil, la densification du trafic automobile auquel la foule des piétons se mêle et dont la Postdamerplatz offre, à toute heure du jour et de la nuit, le spectacle tumultueux, ne sont que quelques-uns des phénomènes, épinglés par notre trio de sociologues, qui relèvent d’une esthétisation générale de l’existence métropolitaine. La photographie et le cinéma en seront les témoins privilégiés. Et, au titre de nouveaux média artistiques, ils en constitueront également les moyens les plus adaptés de révélation, de compréhension, mais aussi de « rédemption » — au double sens que Kracauer confère à ce terme24.
14Dans la culture de masse et de la distraction qui voit ainsi le jour, la ville devient à sa manière une œuvre d’art totale ou — c’est selon — une sorte de gigantesque parc d’attraction où les sollicitations kinesthésiques et sensorielles sont nombreuses, variées et permanentes. Immergée dans ce réservoir d’images « kaléidoscopiques » qu’est la cité moderne, pour le dire à la façon de Kracauer25, la psychologie du citadin subit un choc considérable. Simmel parle d’une « intensité de la vie nerveuse » sans précédent dont il faut chercher l’origine dans « la succession rapide et continue des sensations intérieures et extérieures »26 auxquelles les habitants des métropoles en pleine émulsion sont à tout moment exposés. Benjamin va jusqu’à laisser penser, dans l’épais recueil de citations, de notes et de réflexions qu’est Le Livre des Passages, que cette surexcitation traduit, non pas tant une conséquence de la stimulation sensorielle excessive régnant dans l’univers citadin, mais, davantage, un « besoin de sensation » et de « vie rapide »27 qui s’empare de l’homme moderne.
15On le voit, pour les Kulturkritiker, dans le tumulte de la sensation qui caractérise la modernité urbaine, il n’y a pas à faire le partage entre ce qui ressortit à l’art et ce qui appartient à la science et aux techniques, comme le voulait Michel Henry. L’expérience métropolitaine mêle ces deux aspects en une seule et même « hypertrophie sensitive »28 qui est aussi bien une expérience vécue comme perturbante que comme une chance offerte à l’aiguisement de nos facultés affectives et perceptives. C’est, aujourd’hui encore, le constat dressé par l’architecte et essayiste Rem Koolhaas, de même que c’était, hier, celui de Le Corbusier, contemporain des premiers sociologues allemands, et fasciné, intrigué, mais aussi inquiété, comme eux, par le changement de physionomie — pour ne pas dire le chaos — de la ville moderne et de sa trépidation29. Quoiqu’il en soit de ces divergences d’appréciation, la modernité, qu’elle soit vue par les phénoménologues ou par les sociologues, paraît bien se définir comme la perpétuelle élucidation de l’état de crise ou de la situation critique avec quoi elle se confond.
Voetnoten
1 Georg Simmel, Les Grandes villes et la vie de l’esprit (1903), trad. fr. F. Ferlan, Paris, Éditions de L’Herne, 2007, p. 41 et p. 15.
2 Pour une présentation globale de la modernité, on consultera Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Éditions Fayard, 1992.
3 Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Id., Dits et écrits, t. IV, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 562-578.
4 Ibid., p. 574.
5 Ibid., p. 576.
6 Idem.
7 Ibid., p. 575.
8 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Éditions Gallimard, 1976, § 71, p. 286.
9 Cf. Jacques Derrida, Introduction à Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, trad. fr. J. Derrida, Paris, PUF, 1962, p. 110-123 ; Id., Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 1990, p. 247-258 ; Id., L’Autre cap, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 36.
10 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 6, p. 21.
11 Jacques Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p 248.
12 Cf. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 55, p. 213.
13 Ibid., § 19, p. 94-95.
14 Ibid., § 2, p. 10 ; § 38, p. 164.
15 Ibid., § 7, p. 22-24.
16 Jacques Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, op. cit., p. 5.
17 « De simples sciences de fait forment une simple humanité de fait » (Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 2, p. 10).
18 À propos de l’ode « À la Joie » de Schiller, repris par Beethhoven dans le quatrième et dernier mouvement de sa ixe symphonie, et de sa « Freude» initiale, Husserl déclare : « Nous ne pouvons plus entendre cet hymne aujourd’hui qu’avec douleur » (ibid., § 3, p. 15).
19 Sur ce point, voir les pénétrantes analyses d’Annabelle Dufourcq dans La Dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, Dordrecht/Heidelberg/London/New York, Éditions Springer, 2011.
20 Martin Heidegger, « La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée » (1966), trad. fr. J. Beaufret, in Id., Questions III et IV, Paris, Éditions Gallimard, 1990, p. 296. Le thème du préréflexif ou de l’antéprédicatif qui se rencontre dans la Krisis anticipe bien sûr, chez Husserl, celui de l’Ouvert heideggerien qui en est, d’une certaine façon, la reprise et le prolongement.
21 Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 83 et p. 93.
22 Ibid., p. 93.
23 « Il y a donc, par la médiation de l’œuvre d’art, comme une intensification de la vie, aussi bien chez le spectateur que chez le créateur. » (Michel Henry, Auto-donation, Paris, Éditions Beauchesne, 2004, p. 209).
24 Dans sa Théorie du film dont le sous-titre est La Rédemption de la réalité matérielle, Kracauer, comme on le sait, développe une esthétique matérielle destinée à montrer que les propriétés spécifiques de la photographie et du cinéma les rendent particulièrement aptes à l’enregistrement et à la divulgation de ce qu’est la réalité matérielle, c’est-à-dire à rendre visible ce qui, sans eux, resterait invisible à la perception naturelle. Tout en sauvegardant ainsi le monde visible qui nous entoure en en faisant apparaître certains aspects autrement demeurés cachés, ces deux médias ont aussi pour vertu d’« affranchir les humains de l’emprise des normes, des schémas perceptifs et de pensée établis que Kracauer nomme précisément “idéologie” » (Philippe Despoix et Nia Perivolaropoulou, Introduction à Siegfried Kracauer, Théorie du film (1960), trad. fr. D. Blanchard et C. Orsoni, Paris, Éditions Flammarion, 2010, p. XXV).
25 Cf. Siegfried Kracauer, « Culte de la distraction » (1926), dans Id., Le Voyage et la danse, trad. fr. S. Cornille, Laval, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 61-67. Cf. aussi Siegfried Kracauer, Théorie du film, op. cit., p. 16 et p. 93, par exemple.
26 Georg Simmel, Les Grandes villes et la vie de l’esprit, op. cit., p. 9.
27 Walter Benjamin, Paris, Capitale du xixe siècle, trad. fr. J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 91.
28 Stéphane Füzesséry et Philippe Simay, « Une théorie sensitive de la modernité », dans Id. (dir.), Le Choc des métropoles, Simmel, Kracauer, Benjamin, Paris/Tel-Aviv, Éditions de L’Éclat, 2008, p. 26.
29 Cf. Rem Koolhaas, New York Délire (1978), trad. fr. C. Collet, Marseille, Éditions Parenthèses, 2002 ; Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, Paris, Éditions Plon, 1937.