Bulletin d'Analyse Phénoménologique Bulletin d'Analyse Phénoménologique -  Volume 13 (2017)  Numéro 2: L'acte d'imagination: Approches phénoménologiques (Actes n°10) 

L’imagination au cœur de l’économie de l’attention : L’optimisme sémantique de Paul Ricœur

Alain Loute
Université Catholique de Lille

Résumé

Cet article se donne pour objet la conception sémantique de l’ima­gination développée par Paul Ricœur. Ce dernier opère une reprise de l’ima­gination productrice kantienne en l’introduisant dans le champ du langage. Après avoir explicité cette conception de l’imagination, l’article cherche à démontrer la portée et l’implication pratiques de l’imagination. « Portée » pratique, car pour Ricœur « pas d’action sans imagination » et l’imagination est ce qui nous introduit à l’éthique. « Implication » pratique, car il aura à de nombreuses reprises dégagé différentes tâches éthiques et politiques dont la finalité est de garder nos traditions vivantes et de garantir l’exercice de l’imagination productrice. La suite du texte entend alors questionner cette conception de l’imagination en se demandant si la position de Ricœur ne peut pas être qualifiée d’« optimisme sémantique », allant jusqu’à poser l’hypo­thèse d’une crise actuelle de l’imagination qu’il semblerait bien en peine d’identifier. Une telle crise peut être identifiée à travers les effets que suscite aujourd’hui la constitution progressive d’une véritable « économie de l’attention ». Pour de nombreux auteurs, ce phénomène de captation et d’éco­nomisation de notre attention aurait pour effet de canaliser et de fragmenter le travail de l’imagination. Le texte se termine en tentant de dégager des pistes pour repenser les liens entre imagination et attention, en se penchant notamment sur des réflexions de jeunesse de Ricœur portant sur le concept d’attention.

Introduction

1Le thème de la créativité est très présent dans l’œuvre de Paul Ricœur. Nombre de ses travaux peuvent se comprendre comme une tentative de cerner la capacité humaine à créer. En 1983, il écrit ainsi, faisant retour sur l’ouvrage La métaphore vive (1975), et sur la trilogie de Temps et récit (1983-1985) : « de part et d’autre, la créativité humaine se laisse discerner et cerner dans des contours qui la rendent accessible à l’analyse. La métaphore vive et la mise-en-intrigue sont comme deux fenêtres ouvertes sur l’énigme de la créativité »1.

2C’est à travers une reprise de l’imagination productrice kantienne que Ricœur thématise une telle compétence. Son originalité est d’introduire l’imagination productrice dans le champ du langage. Le travail de l’imagi­nation se traduit en un certain usage du langage qui produit une innovation sémantique. Cette capacité à créer du sens, Ricœur n’en limite pas la portée au seul domaine langagier. Les phénomènes d’innovation que représentent une métaphore vive et un récit ne se résument pas à l’élargissement de l’espace polysémique d’un mot et à l’enrichissement d’une tradition narra­tive. Ils peuvent être l’occasion d’une véritable « refiguration » de notre monde, qui nous transforme dans notre agir et notre pâtir. Si une métaphore peut nous conduire à exercer un « voir-comme » sur la réalité — comme dit le poète, voir la nature comme « un temple où de vivants piliers » —, ce « voir autrement » peut nous amener à exercer un véritable « être-comme », à révéler de nouvelles manières d’être-au-monde et avec les autres.

3Pour le philosophe, l’imagination nous introduit à l’éthique. Elle est ce qui nous permet de rassembler le divers de notre vie et de formuler un souhait de vie bonne. Sans la fonction projective de l’imagination, nulle « action avec et pour autrui dans des institutions justes » ne serait possible. De même, à lire Ricœur, l’imagination sociale est essentielle à nos sociétés démocratiques. C’est en puisant en elle que les membres de la société pourraient, lorsque la démocratie subit une crise de légitimation, retrouver de nouvelles raisons de vivre ensemble.

4La philosophie ricœurienne de l’imagination n’est pas sans susciter de nombreuses questions. On pourrait entre autres se demander si la philosophie de Ricœur ne repose pas sur un trop grand « optimisme sémantique ». N’accorde-t-il pas un trop grand pouvoir au « sens » ? Selon Ricœur, les histoires partagées, les grands récits collectifs auraient le pouvoir de renfor­cer le lien social, de nous redonner des raisons de vivre ensemble. Mais Ricœur considère-t-il à sa juste mesure le fait que ces récits peuvent permettre l’exercice d’une forme de domination, d’une violence symbolique, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu ?

5Nous aborderons dans cet article différentes questions qui mettent au jour les limites de la conception ricœurienne de l’imagination, allant jusqu’à poser l’hypothèse d’une crise actuelle de l’imagination que la philosophie ricœurienne semble bien en peine d’identifier. De nombreux auteurs dé­noncent avec force les effets de la constitution progressive d’une véritable « économie de l’attention ». Dans une société de surabondance d’informa­tions, la nouvelle source de rareté tend à devenir notre capacitation d’atten­tion. Celle-ci tend dès lors à se marchandiser, à faire l’objet de techniques de captation. Certains parlent d’attention aliénée, d’attention malheureuse pour qualifier les effets de ces phénomènes. Quelles sont les conséquences de cette crise actuelle de l’attention sur le pouvoir de l’imagination ? Ricœur est-il à même de répondre à cette question ?

6Bien que l’attention soit un thème que Ricœur a travaillé à de nom­breuses reprises dans ses travaux de jeunesse, force est de constater que son lien avec l’imagination n’est pas suffisamment thématisé. De plus, le concept ricœurien d’attention reste abordé dans un cadre individuel et en lien avec la volonté, alors que l’enjeu actuel pour de nombreux auteurs est de rendre visibles les formes de « médiatisation intersubjective de l’attention »2 et les déterminations matérielles du travail de l’attention.

7Avant d’en venir à l’exposition de cette crise de l’attention et des questions qu’elle soulève pour une philosophie de l’imagination, nous com­mencerons par présenter plus en détail la théorie sémantique de l’imagination développée par Ricœur et sa reprise personnelle du schématisme kantien. Dans un second temps, nous montrerons le rôle que joue l’imagination au plan pratique chez Ricœur. Dans un troisième temps, nous défendrons l’hypothèse que la position de Ricœur se caractérise par une forme d’« opti­misme sémantique ». Nous adresserons alors plusieurs questions et critiques à la philosophie ricœurienne de l’imagination, en prenant appui sur de nombreux travaux portant sur le phénomène de l’économisation de l’atten­tion.

1. Une conception sémantique de l’imagination

8Comme nous le précisions, c’est principalement à l’occasion de travaux sur la métaphore et le récit que Ricœur élabore sa théorie de l’imagination. De son travail sur la métaphore, nous pouvons retirer une indication fondamen­tale :

Au lieu d’aborder le problème par la perception et de se demander si et comment on passe de la perception à l’image, la théorie de la métaphore invite à relier l’imagination à un certain usage du langage, plus précisément à y voir un aspect de l’innovation sémantique3.

9Prenons cette phrase célèbre d’un poète : « La nature est un temple où de vivants piliers... ». Dans cette phrase, il opère une attribution impertinente. Dans cette prédication bizarre, la métaphore « est l’“effet de sens” requis pour sauver la pertinence sémantique de la phrase »4. En produisant cette métaphore, malgré la collision sémantique entre les termes, il crée une nouvelle pertinence sémantique. Une parenté est visée entre des termes qui, littéralement, restent incompatibles. Dans la métaphore, l’imagination produit un sens qui donne à penser. « La métaphore est vive en ce qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans un “penser plus” au niveau du concept »5. Une métaphore vive fait émerger du sens.

10L’opération de mise en intrigue est également le théâtre d’un phéno­mène de création de sens. Lorsque nous racontons une histoire, nous ne nous contentons pas de rapporter des actions qui se succèdent les unes après les autres. Une histoire est davantage que l’addition de différents événements. L’intrigue tire une totalité sensée de divers incidents. Elle « fait médiation entre des événements ou des incidents individuels, et une histoire prise comme un tout »6. La signification de ceux-ci provient alors de leur contribution à l’avancée de l’histoire. « En outre, la mise en intrigue compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents, des buts, des moyens, des interactions, des circonstances, des résultats inattendus, etc. »7. En composant des concepts hétérogènes dans une même intrigue, la configuration narrative rend « concordantes » les « discordances ».

11Ricœur rapproche du schématisme kantien le travail de l’imagination à l’œuvre dans l’usage métaphorique et l’usage narratif du langage. Le schématisme subsume le « divers intuitif sous la règle d’un concept »8. L’imagination narrative, de manière analogue, « prend ensemble » des incidents qu’elle place sous une histoire prise comme un tout. Dans les deux cas, l’imagination opère une synthèse de l’hétérogène. En ressort une unité, une liaison qui n’existerait pas si elle restait centrée sur les seuls événements qui composent l’histoire. De la même manière, le schème produit, par synthèse, une liaison qui n’existe pas dans la seule intuition.

12Mais l’imagination narrative ne détermine pas objectivement les phénomènes en leur appliquant les catégories de l’entendement, à la manière du jugement déterminant kantien. Il a davantage à voir avec le travail de l’imagination créatrice présenté dans le § 49 de la troisième Critique. L’acte de configuration narrative doit se comprendre comme un phénomène d’inno­vation sémantique. Déjà dans sa reprise d’Aristote, Ricœur insistait sur le lien entre mimèsis et création : « si nous continuons de traduire mimèsis par imitation, il faut entendre tout le contraire du décalque d’un réel préexistant et parler d’imitation créatrice »9. De même, pour Ricœur, le génie, auquel Kant s’intéresse dans le § 49, n’a rien d’un simple imitateur : « Le génie invente parce qu’il n’imite pas »10. Le fruit de la configuration narrative est la création d’un « possible ». De la même manière que les Idées esthétiques débordent ce que toute pensée déterminée peut en dire, aucun concept ne peut totalement convenir à la totalité produite par la configuration narrative. En même temps, le possible que celle-ci a produit est comme une demande à la pensée conceptuelle qui invite à penser plus.

13Cette référence de Ricœur au schématisme kantien appelle une pre­mière précision. Si les schèmes kantiens sont a priori, en tant que déter­mination du temps a priori, la nature des schèmes chez Ricœur est différente. Les schèmes sont de nature langagière et historique. Le schématisme de la fonction narrative « se constitue dans une histoire qui a tous les caractères d’une tradition »11. Ricœur nomme traditionalité ce processus de constitution. Il rapporte un double phénomène de sédimentation et d’innovation.

14Reste encore à préciser la portée du travail de l’imagination. Il ne faudrait pas en limiter la portée au seul domaine langagier. L’innovation ne se borne pas à l’élargissement polysémique d’un mot et à l’enrichissement d’une tradition narrative. Pour Ricœur, loin de se contraindre au seul monde de la fiction, le sens produit par l’activité narrative ou par l’énoncé méta­phorique réfère au monde du lecteur. Fondamentalement pour Ricœur, ce que donne à penser l’imagination, ce sont des manières d’être-au-monde possibles : « par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne ; fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir être »12. Comme le précise Jean-Luc Petit, l’imagination ne renvoie pas ici à un autre monde, « mais à des possibilités de ce monde-ci que laisse non actualisées l’interprétation des termes du langage par leur assignation à des objets déterminés et des classes définies, — interprétation imputable à notre façon scientifique et technique, disons : manipulatoire, de nous rapporter au monde »13. L’action de l’imagination est en quelque sorte tout à la fois « révélante » et « transformante » : « révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cœur de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre »14.

2. Portée et implication pratiques de l’imagination ricœurienne

15Précisons maintenant cette portée « pratique » de l’imagination ricœurienne. « Pas d’action sans imagination » écrit Ricœur15. Pour comprendre cette affirmation forte, il faut tout d’abord préciser le concept d’identité narrative. Le sujet, dans l’expérience vive, n’a qu’une intuition discordante et chaotique de lui-même. Le rapport qu’il a à lui-même estopaque. Ce qui permet au sujet de se comprendre, de se saisir dans son ipséité, c’est la médiation de l’imagination narrative. C’est en mettant en intrigue sa vie, en faisant retour sur les différents épisodes de celle-ci et en les rassemblant sous la forme d’un récit, que le sujet advient à la compréhension de lui-même. L’identité narrative est cette identité que produit l’unité d’une histoire à travers l’hétérogène et le divers.

16Par la médiation de son identité narrative, le sujet n’accède pas seulement à une compréhension de soi. Il retrouve la conviction de son pouvoir-faire. La mise en intrigue permet de penser ce que Ricœur appelle l’initiative de l’agent. L’identité narrative, en permettant à l’acteur de penser son initiative, conduit l’acteur à porter à un niveau réflexif la conviction de son pouvoir faire. Pour Ricœur,

c’est dans l’imagination que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du « je peux ». Je ne m’impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l’agent de la propre action, qu’en le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du « je pourrais », voire du « j’aurais pu autrement, si j’avais voulu »16.

17En se racontant, le soi ne fait pas que révéler son pouvoir-faire, il peut le transformer. L’imagination narrative ne fait pas que re-décrire le cours d’une vie et rassembler les épisodes d’une vie passée. Elle peut également conduire à la schématisation d’actions possibles. C’est ce qui fait dire à Ricœur que « l’imagination a une fonction projective »17. Pour Ricœur, l’imagination narrative est ce qui peut transformer le pouvoir de faire ce que nous sommes en train de faire en un pouvoir d’effectuer des actions possibles. En ce sens, Ricœur parle de « l’imagination comme fonction générale du possible pratique »18.

18Le concept d’imagination est également essentiel pour comprendre la nature sociale de toute action. Même nos pratiques les plus élémentaires seraient toujours déjà médiatisées symboliquement. Les médiations symbo­liques sont des règles constitutives qui sous-tendent nos actions. Dans l’expérience vive, ces médiations symboliques restent implicites et imma­nentes à l’action. L’imagination narrative est ce qui permet de mettre à distance et de représenter les médiations symboliques immanentes. Plus précisément, c’est au travers de l’imaginaire social que s’effectue cette mise à distance réflexive. Cet imaginaire est double. Il peut opérer sous la modalité de l’idéologie ou de l’utopie. En son sens fondamental, l’idéologie constitue une sorte de méta-langage dans lequel se traduisent les médiations symboliques immanentes à l’action. Ricœur parle des idéologies comme de « systèmes de représentations de second degré de ces médiations immanentes à l’action »19. Elles « sont d’abord de telles représentations qui redoublent et renforcent les médiations symboliques, en les investissant par exemple dans des récits, des chroniques, par le moyen desquels la communauté "répète" en quelque sorte sa propre origine, la commémore et la célèbre »20.

19L’idéologie, comprise en ce sens, est ce qui permet à un groupe de se représenter, de se donner une image de lui-même. L’autre modalité sous laquelle l’imaginaire social peut opérer est l’utopie. En son sens fondamen­tal, elle vise à exprimer les possibilités d’être d’un groupe qu’obture l’idéologie. Elle schématise une manière d’être possible du groupe. Alors que l’idéologie, en son sens fondamental, a pour finalité la reproduction, l’objectif de l’utopie est la créativité. Elle se veut mimèsis créatrice. Dans l’utopie, l’imagination opère une « déformation réglée » ; elle crée un écart quant aux médiations symboliques de l’action.

20Afin de terminer ce tour d’horizon de la portée pratique de l’imagina­tion ricœurienne, je voudrais souligner son implication proprement éthique et politique. Pour Ricœur, la mise en intrigue de notre vie est également ce qui nous introduit au domaine de l’éthique. Sans cette activité narrative, nous ne pourrions formuler notre souhait d’une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes. « Comment, en effet, un sujet d’action pourrait-il donner à sa propre vie, prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n’était pas rassemblée, et comment le serait-elle si ce n’est précisément en forme de récit ? »21.

21L’imagination intervient également au plan politique. Rappelons que, pour Ricœur, l’action pour la vie bonne dépend de médiations institution­nelles pour pouvoir se déployer. Si les institutions règlent la répartition des rôles, des tâches, des avantages et désavantages dans la société comprise comme une entreprise de coopération, pour reprendre une expression rawlsienne, elles ne se limitent pas à cela. Les institutions structurent également ce qu’Arendt appelle un « espace public d’apparition » qui permet d’effectuer nos pratiques dans la durée et la stabilité. Cette médiation institutionnelle n’est pas étrangère au travail de l’imagination. Pour Ricœur, elle est composée de différentes traditions qui se sont sédimentées et qui constituent un fond commun, un imaginaire social, à la manière dont des schèmes narratifs se sédimentent au fil du temps et constituent une tradition littéraire.

22La mémoire, la reprise et l’interprétation de ces traditions sont essen­tielles à nos sociétés démocratiques. Elles permettent d’éclairer et d’aider les décideurs à trancher dans les conflits insolubles de la vie politique, intervenant ainsi de manière essentielle dans le troisième stade de sa « petite éthique » qu’il appelle « sagesse pratique ». Plus encore, la réinterprétation des traditions passées ouvre également la voie à une créativité politique. Lorsqu’elle fait retour sur des expériences passées, l’imagination productrice peut retrouver la dimension prospective de ces expériences, lire le passé comme rempli de « possibilités enfouies ». Enfin, dans certaines situations de crise des fondements de la démocratie, il n’est comme seul recours que ce fond commun de traditions. Lui seul, selon Ricœur, pourrait susciter de nouvelles raisons de vivre ensemble.

23Il découle de cette portée pratique — éthique et politique — de l’ima­gination, toute une série de tâches, devoirs et préceptes qui constituent chez Ricœur ce qu’on pourrait appeler une éthique et une politique de l’imagi­nation. En effet, pour Ricœur, il faut garantir les conditions de l’exercice de l’imagination. Il est de notre responsabilité de faire en sorte que nos traditions restent vivantes. Il confie également à notre garde et à notre protection la fragilité du langage politique, y compris dans sa dimension d’innovation sémantique.

24S’il en est ainsi, c’est parce que les conditions d’exercice de l’imagi­nation productrice ne sont jamais garanties une fois pour toutes. L’imagina­tion peut tout aussi bien se limiter à un rôle de reproduction servile de la réalité sociale, ou de fuite dans l’irréalité la plus pure. De manière significa­tive, Ricœur parle également de formes « pathologiques » de l’imaginaire social. Si l’idéologie joue un rôle essentiel en ce qu’elle permet à un groupe de se donner une image de lui-même et assure une fonction d’intégration sociale, elle peut tout autant prendre une forme pathologique de dissimu­lation, de distorsion, et d’obturation des possibles. L’utopie, à son tour, peut prendre une forme pathologique, l’imagination nous perdant dans l’abîme d’un ailleurs irréel.

25Face à ces formes pathologiques de l’imagination, il faut agir, pour Ricœur. Il faut garder une tension dynamique entre idéologie et utopie. Il écrit ainsi que :

Nous ne prenons possession du pouvoir créateur de l’imagination que dans une rapport critique avec ces deux figures de la conscience fausse. Comme si, pour guérir la folie de l’utopie, il fallait en appeler à la fonction « saine » de l’idéologie, et comme si la critique des idéologies ne pouvait être conduite que par une conscience susceptible de se regarder elle-même à partir de « nulle part »22.

26Dans un article sur L’initiative, il reformule cette position à partir des concepts d’« espace d’expérience » et d’« horion d’attente » développés par Kosseleck :

Si l’on admet qu’il n’est pas d’histoire qui ne soit constituée par les expé­riences et les attentes d’hommes agissant et souffrant, on implique par là même que la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience doit être préservée pour qu’il y ait encore histoire23.

27Il écrit un peu plus loin :

Il faut rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées. Or ce sont là deux faces d’une même tâche ; car seules des attentes déterminées peuvent avoir sur le passé l’effet rétroactif de le révéler comme tradition vivante24.

28La mémoire, l’histoire, l’oubli, monumental ouvrage paru en 2000, rapporte quant à lui, le thème d’une « politique de la juste mémoire », dont Ricœur confesse qu’il est un de ses thèmes civiques avoués25. Un passé qui ne se caractérise que par le poids de l’héritage qu’il nous impose ne peut que contraindre la créativité. Pour que la sédimentation n’empêche pas l’inno­vation, il faut pouvoir être capable d’oubli : « Il faut savoir être anhistorique, c’est-à-dire oublier, quand le passé historique devient un fardeau insupportable »26. Il faut, par contre, lorsqu’il prend la forme de l’amnésie commandée, lutter contre l’oubli, car la création collective est tout autant entravée lorsque qu’une société se coupe de son « espace d’expérience » pour fuir dans la pure utopie. Pour Ricœur, la reprise créatrice des expé­riences du passé permet « de raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées »27.

29Pour clore ce tour d’horizon de la philosophie ricœurienne de l’imagination et afin d’illustrer cette portée pratique de l’imagination, il est intéressant de rendre compte de la mobilisation, par des théories critiques contemporaines, d’une conception sémantique de l’imagination similaire à celle de Ricœur, bien que la référence à celui-ci ne soit pas toujours revendiquée. À lire Axel Honneth, représentant de la troisième génération de l’école de Francfort, il semble ainsi que ce qui mine la critique sociale aujourd’hui, ce qui entrave son déploiement et son renforcement, c’est peut-être moins directement un problème d’action (organisation, coordination, etc.) que ce qu’on peut qualifier de problème sémantique. Il écrit ainsi que les syndicats allemands

en ce moment n’ont absolument pas la capacité sémantique de traduire les expériences individuelles de mépris, d’impuissance, d’humiliation (…), de manière à faire apparaître leur dimension collective, à partir de laquelle les individus pourraient réaliser qu’ils partagent avec d’autres une expérience sociale et qu’ils pourraient protester28.

30Le problème des acteurs critiques serait avant tout celui d’un déficit sémantique. En effet,

entre les objectifs impersonnels d’un mouvement social et les offenses privées subies par les individus qui le composent, il doit exister une passerelle sémantique au moins assez solide pour permettre le développement d’une identité collective29.

31Face à une telle situation, le rôle de la critique sociale, pour Honneth, est de procéder par « mise au jour »30, c’est-à-dire ouvrir « un nouvel horizon sémantique et faire apparaître les activités familières sous un nouvel angle afin de rendre manifeste leur caractère “pathologique” »31. Les principes de reconnaissance eux-mêmes autour desquels Honneth développe son éthique de la reconnaissance fournissent aux mouvements sociaux un tel horizon sémantique. Pour lui, ces principes possèderaient un « excédent séman­tique »32 par rapport à leurs traductions institutionnelles particulières (famille, État de droit, travail). Si la théorie critique de la deuxième génération de l’école de Francfort s’est construite en opposition notamment à l’herméneu­tique gadamerienne, plusieurs théories critiques actuelles33 rejoindraient donc des thèmes de l’herméneutique ricœurienne. CommeRicœur, elles miseraient sur la portée pratique des pouvoirs que l’imagination sémantique peut exer­cer sur les mécanismes de domination34.

3. L’optimisme sémantique de Paul Ricœur

32Après ce tour d’horizon de la conception ricœurienne de l’imagination, de sa portée pratique et de ses implications (les tâches qui ont pour finalité de garder notre tradition vivante), nous voudrions maintenant examiner diffé­rentes limites et perplexités de cette conception, pointant ce qu’on peut caractériser comme une forme d’optimisme sémantique de Paul Ricœur. On pourrait en effet se demander si la philosophie de Ricœur ne repose pas sur un trop grand « optimisme », une trop grande foi dans les pouvoirs de l’imagination. Un optimisme sémantique, et non pas politique, Ricœur ayant rappelé à de nombreuses reprises qu’il est toujours possible de « mal-faire ». La possibilité du mal et de la violence étant en quelque sorte inscrite dans la structure même de l’action. Toute action est interaction et tout agent connaît un patient. Le pouvoir-faire est indissociablement un « pouvoir-sur » autrui. « Il est difficile d’imaginer des situations d’interaction où l’un n’exerce pas un pouvoir sur l’autre du fait même qu’il agit »35. Ricœur voit dans l’exercice de ce pouvoir-sur l’occasion de la violence.

33La question est plutôt de se demander si Ricœur n’accorde pas un trop grand pouvoir au « sens ». Selon Ricœur, les histoires partagées, les grands récits collectifs auraient le pouvoir de renforcer le lien social, de nous redonner des raisons de vivre ensemble. Mais Ricœur considère-t-il à sa juste mesure le fait que ces récits peuvent permettre l’exercice d’une forme de domination ? Des textes peuvent être imposés par une classe dominante comme les seuls textes légitimes. La médiation de ces récits peut conduire à une véritable expérience d’aliénation. Comme le souligne Enrique Dussel, de la même manière que le capital peut constituer le producteur comme une médiation de la valorisation du capital, le texte peut constituer « the reader as a mediation of the “thing of the text” »36. Le lecteur peut devenir une médiation de la réalisation sociale du texte dominant. Ricœur ne court-il pas le risque de « fétichiser » le texte, en rendant invisible la « géopolitique de la connaissance », pour reprendre un terme de Walter Mignolo37, qui structure la production, la circulation et la réception des textes ?

34Ricœur a bel et bien conscience que le discours peut être l’occasion de l’exercice d’une violence symbolique et épistémique. Pour le dire en reprenant une expression de Histoire et vérité, le récit est toujours confronté au risque du « faux pas du total au totalitaire »38. Le récit, dans sa visée d’une totalité de sens, contient le risque d’obturer les possibles et d’imposer avec force la concordance et la cohérence du sens. À ce risque, Ricœur répondrait qu’il est toujours possible de raconter autrement. La solution est donc à chercher dans le langage lui-même. Tout récit, même le plus succinct, est fort d’un potentiel sémantique libre qu’il est toujours possible de reprendre.

35De la même manière, si certaines métaphores peuvent se présenter à nous comme des significations usuelles et établies d’un mot, c’est-à-dire comme des « métaphores mortes », il est toujours possible de se rapporter à elles dans ce qu’elles ont de vivant. Le fait que la tradition ait déterminé le sens de certaines métaphores n’empêche pas le lecteur de revenir à l’impertinence initiale de la métaphore, de penser le sens métaphorique comme un effet de sens indissociable d’une contradiction, d’une tension.

36Dans Temps et récit, Ricœur examine une autre limite possible de l’imagination, un risque qui serait à chercher cette fois-ci non plus dans l’imposition d’une concordance, mais dans la discordance et l’éclatement du sens. N’y a-t-il pas certains discours qui non seulement résistent, mais semblent s’opposer à toute règle de composition narrative ? Rappelons que le schématisme narratif est un schématisme historicisé. S’il a une histoire, ne peut-on pas imaginer qu’il puisse un jour disparaître ? Certaines œuvres contemporaines ne poussent-elles pas la déformation des règles à un tel point qu’elles indiquent la possibilité de la mort du récit39, revisitant ainsi le thème déjà abordé par Walter Benjamin dans Le narrateur d’un déclin de l’art de raconter dans un règne de l’information publicitaire ?

37Pour Ricœur, cependant, « l’innovation reste une conduite gouvernée par des règles : le travail de l’imagination ne naît pas de rien »40. L’imagina­tion est toujours un jeu avec des règles. « Je l’avoue, les présuppositions sur lesquelles je m’étendrai à loisir plus loin ne me permettent pas de penser une anomie radicale, mais seulement un jeu avec des règles. Seule est pensable une imagination réglée »41. Même l’œuvre la plus schismatique ne peut s’affranchir d’un jeu avec les schèmes sédimentés d’une tradition narrative. Il cite à ce sujet Frank Kermode :

« Le schisme est dénué de sens hors de toute référence à quelque état antérieur ; l’absolument Nouveau est simplement inintelligible, même à titre de nouveauté » (ibid.). « … la nouveauté par elle-même implique l’existence de ce qui n’est pas nouveau — un passé » (p. 117)42.

38Ricœur écrit même que l’imagination « productrice, non seulement n’est pas sans règle, mais constitue la matrice génératrice des règles »43.

39Un optimisme sémantique traverse donc l’œuvre de Ricœur, comme l’indique la citation suivante : « par-delà de tout soupçon, il faut faire confiance à l’institution formidable du langage. C’est un pari qui a sa justification en lui-même »44. Pour le dire encore autrement, « la recherche de concordance fait partie des présuppositions incontournables du discours et de la communication. (…) La pragmatique universelle du discours ne dit pas autre chose : l’intelligibilité ne cesse de se précéder elle-même et de se justifier elle-même »45. Néanmoins, Ricœur lui-même, modère46 cet optimisme en indiquant que même si la fin du récit est improbable, il faut néanmoins la tenir pour concevable : « il est toujours possible de refuser le discours cohérent »47. « Ou le discours cohérent, ou la violence, disait Éric Weil dans la Logique de la philosophie »48. L’imagination productrice dépend donc de quelque chose qui n’est pas elle et qui la rend possible, à savoir une motivation à donner sens à ses actions. C’est ce qui conduit Ricœur à écrire :

La recherche de la concordance relève d’un souci qui garde, ailleurs qu’en littérature, ses motivations (…) : c’est (…) dans le domaine juridique — vaste archipel de la cohérence — mais aussi dans l’éthique des relations avec autrui et dans la réflexion sur les fondements de la démocratie, que la demande d’intelligibilité est inexpugnable49.

40Outre cette motivation et ce souci en amont, l’imagination dépend également en aval de quelque chose qui n’est pas elle-même. Ce que nous avons appelé la « portée pratique » de l’imagination, sa capacité à révéler et transformer des dimensions de notre être-au-monde, dépend d’une forme d’engagement du sujet, d’une volonté de s’approprier les possibles que l’imagination nous donne à penser. L’imagination joue librement avec des possibles, dans un état de non engagement à l’égard du monde. Pour que l’imagination puisse nous transformer et transformer le monde, il faut donc imposer un arrêt au travail de l’imagination qui peut tout essayer, et poser un acte d’engagement, similaire à un acte de promesse, afin de faire sienne une des possibilités d’être au monde révélées par l’imagination. Richard Kearney écrit ainsi que « le récit peut nous conduire à la porte de l’action éthique, mais il ne peut nous aider à la franchir. Cela, il peut le faire, mais pas plus »50.

41L’optimisme sémantique de Ricœur doit donc être modéré, ou plutôt articulé à une éthique et une politique du sens. « La recherche de concor­dance », le souci du sens, la responsabilité de garder la tradition vivante trouvent leur motivation et leur justification dans cette éthique et politique du sens. De même, pour que la liberté de l’imagination ne s’abîme pas dans une forme de « mauvais infini » qui explore indéfiniment les possibles, il faut passer à l’action, s’engager et actualiser un des possibles imaginés. Le pouvoir de l’imagination doit donc être articulé aux tâches, devoirs et pré­ceptes dont nous avons parlé précédemment qui ont pour visée de garantir les conditions d’exercice de l’imagination productrice.

4. L’économie de l’attention

42Cet optimisme sémantique, articulé à une éthique et une politique du sens, nous semble néanmoins devoir être interrogé une dernière fois et confronté avec ce qu’on peut considérer, à partir d’une reprise de nombreux auteurs, comme une nouvelle crise de l’imagination. Cette crise n’est plus à com­prendre comme un simple déclin de l’art de raconter, telle qu’a pu l’identifier Ricœur dans sa reprise personnelle du Narrateur de Walter Benjamin. Les récits semblent en effet plutôt proliférer dans notre monde. Le monde numérique a multiplié, à travers les réseaux sociaux et d’autres technologies numériques, les occasions d’échange de récits. Notre imagination n’est-elle pas continuellement sollicitée ? De même, il ne s’agit pas de penser cette crise comme une crise interne de nos traditions narratives initiée par des productions d’avant-garde ou schismatiques, comme Ricœur a pu la problé­ma­tiser par exemple à partir du Nouveau Roman. Il s’agirait plutôt d’une crise induite par des appareils industriels et techniques qui captent, disci­plinent et dirigent notre attention. Il s’agirait ni plus ni moins d’appareils de capture qui tenteraient d’opérer une extorsion du travail de l’attention.

43Plusieurs auteurs aujourd’hui rapportent le fait que l’information ne constitue plus à proprement parler une ressource rare, mais que c’est plutôt notre « attention » qui constitue aujourd’hui une ressource rare. À la suite des travaux de Herbert Simon, M.H. Goldhaber a forgé ce terme pour désigner le nouveau type d’économie induite par notre société de l’information. De nombreux travaux, comme ceux d’Yves Citton51 ou Matthew Crawford52, se sont inscrits dans ce champ construit autour de l’idée que l’attention constituerait la nouvelle rareté de nos économies.

44Ce phénomène de monétisation de nos capacités d’attention, les grands patrons l’ont compris depuis longtemps. Il suffit de se rappeler les paroles de Patrick Le Lay, le PDG de TF1 qui en 2004 déclarait : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible »53. À la fin des années 90, Éric Schmidt, le futur PDG de Google, quant à lui, « déclarait que le xxie siècle serait synonyme de ce qu’il appelait l’“économie de l’atten­tion”, et que les firmes dominantes à l’échelle mondiale seraient celles qui parviendraient à maximiser le nombre de “globes oculaires” qu’elles parviendraient à capter et à contrôler en permanence »54.

45Un marché se crée autour de nos « ressources attentionnelles », autour de ce que le sociologue Emmanuel Kessous appelle nos « dépôts d’atten­tion »55, c’est-à-dire l’attention que nous « déposons » lorsque nous cliquons sur un contenu ou lorsque nous regardons une page du web. Les « traces » que nous laissons dans notre navigation sur le web sont sources de valeur. Différentes techniques se développent et sont déployées pour capturer notre attention : mesures d’audience, profilage algorithmique, marketing des traces où le ciblage se fait au fur et à mesure de la consommation, etc. Pour Bernard Stiegler, les technologies numériques possèderaient une puissance de capture de l’attention infiniment plus grande que les technologies analogiques du xxe siècle56.

46Certains auteurs comme Citton vont jusqu’à parler de l’émergence d’un « capitalisme attentionnel ». Il voit dans l’économie de l’attention l’occasion de l’exercice d’une forme d’« exploitation culturelle »57, une ex­ploitation de la « plus-value attentionnelle »58 que produit l’entrecroisement d’attentions conjointes. Georg Franck parle quant à lui de « capitalisme mental »59. Pour Jonathan Crary, professeur d’histoire et de théorie de l’art à l’université de Columbia, la problématique de l’attention n’a pas attendu le développement d’Internet et du cyberespace pour s’imposer. Elle est indissociablement liée à l’histoire du capitalisme. L’évolution des modes de production et la constitution d’une société de consommation de masse doivent se comprendre comme un travail de « gestion de l’attention » des individus : d’une part, immobilisation disciplinaire de l’attention des travail­leurs, comme par exemple sur les chaînes de montage ou dans les processus de comptage ; d’autre part, capture de l’attention des masses de consom­mateurs par le marketing et les techniques publicitaires.

47En quoi cette économie de l’attention doit-elle être comprise comme une crise de l’imagination ? Il nous semble tout d’abord que tous ces travaux peuvent s’inscrire dans le thème de l’industrialisation de l’imagination, ouvert par Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la raison :

Le formalisme kantien attendait encore une contribution de l’individu à qui l’on avait appris à prendre les concepts fondamentaux pour référence aux multiples expériences des sens ; mais l’industrie a privé l’individu de sa fonction. Le premier service que l’industrie apporte au client est de tout schématiser pour lui. Selon Kant, un mécanisme secret agissant dans l’âme préparait déjà les données immédiates de telle sorte qu’elles s’adaptent au système de la Raison pure. Aujourd’hui ce secret a été déchiffré. (…) Pour le consommateur, il n’y a plus rien à classer : les producteurs ont déjà tout fait pour lui60.

48Les auteurs auxquels nous faisons référence s’inscrivent dans la continuité et — nous semble-t-il — dans le dépassement de ce diagnostic. De fait, ils partagent le point de vue selon lequel l’industrie s’immiscerait dans la manière dont les individus schématisent des possibles. Néanmoins, les individus seraient loin d’être passifs. Il ne s’agit pas de penser l’industrie culturelle — uniquement — comme une tentative d’homogénéisation des produits de l’imagination. Les individus font face à une offre presqu’infinie — à l’échelle des compétences cognitives humaines — de biens culturels. Ils peuvent même personnaliser les contenus qui leur sont offerts. Certains auteurs et essayistes cherchent même à signaler sémantiquement cette contri­bution active des consommateurs culturels, en parlant par exemple comme Alvin Toffer dans les années 80 de prosumer, mot valise combinant le mot de producteur et celui de consommateur.

49Pour Jonathan Crary, ce dont il est question n’est pas tant « la capture de l’attention par un objet déterminé — un film, une émission de télévision, ou un morceau de musique — (…) que la refonte de l’attention dans des opérations et des réponses répétitives qui se surimposent en permanence à des actes de vision ou d’écoute »61. Les mouvements répétés et mécaniques de capture de l’attention opérés par des technologiques numériques ont pour effet de canaliser et de fragmenter le travail de l’imagination. Les technologies de capture de l’attention, la sur-sollicitation de notre imagi­nation62 et l’évolution des supports des textes63 ont pour effet d’influer sur la manière dont travaille l’imagination. On pourrait même se demander si cette crise ne limite pas la portée pratique de l’imagination. Comme l’indique Crary, on peut craindre que l’économie de l’attention ne pousse les individus à « habiter le temps sur le mode de l’impuissance »64.

50D’autres critiques débordent du cadre du schématisme pour dénoncer des phénomènes d’aliénation de l’attention qui mettent à mal le pouvoir de l’imagination. Dans un article, Frédéric Moinat défend l’idée que « l’atten­tion est un mode de la conscience intentionnelle qui apparaît de manière simultanée avec une émergence ou une constitution de sens. Autrement dit, l’attention s’éveille et est maintenue éveillée dans la mesure où elle participe à un dévoilement d’être, à une constitution de sens »65. Dans l’attention, l’activité et la passivité s’entrelacent. Cette corrélation au cœur de l’attention se trouve également chez Bernhard Waldenfels. Il en parle comme d’un événement double : « attention suscitée », elle renvoie au fait que quelque chose m’arrive, me frappe, me touche ; « attention dirigée », elle est à en­tendre comme « une réponse que je donne ou refuse »66.

51Par contre, Frédéric Moinat parle d’attention aliénée lorsqu’est rom­pue cette corrélation entre activité et passivité. Il illustre ce point à partir de Simone Weil. Selon elle, la souffrance des travailleurs en usine « procède précisément du fait que l’ouvrier ne peut pas se contenter d’accomplir des gestes de manière autonome et inconsciente, mais qu’il doit au contraire y mettre toute son attention »67. La monotonie du travail en usine aurait pu laisser croire qu’elle laissait libre l’imagination, rendant possible la fuite dans la rêverie. En réalité l’attention du travailleur doit être continuellement arri­mée à la chaîne de montage. « Son attention est donc soumise à ses affections passives »68. Nulle constitution de sens ne s’accomplit. Moinat reprend le concept d’« ordre » développé par Bernhard Waldenfels pour désigner les modes de médiatisation intersubjective de l’attention. « Tout système de normes qui s’impose à notre expérience pour la réguler d’une certaine manière est un ordre (…) [les] ordres institutionnalisés déterminent parfois des formes de rendre-attentif dans lesquels l’aspect de la contrainte domine entièrement la constitution de sens »69. Ainsi l’usine, la caserne ou l’école constituent autant d’ordres qui déterminent notre attention et influencent l’exercice de l’imagination.

5. La philosophie ricœurienne de l’imagination face à l’économie de l’attention

52Il nous semble que la conception ricœurienne de l’imagination semble bien en difficulté d’identifier et de prendre la mesure de cette crise de l’économie de l’attention. Néanmoins une première mise au point pourrait consister à rappeler que s’il constitue sa philosophie de l’imagination à partir d’une reprise du schématisme kantien, Ricœur ne se limite pas à la seule figure du jugement déterminant, mais fait référence également au travail de l’imagi­nation créatrice présenté dans le § 49 de la troisième Critique. L’imagination doit se comprendre comme un phénomène d’innovation sémantique. Elle peut jouer librement avec les schèmes hérités de la tradition. Ricœur resterait donc confiant dans les pouvoirs de l’imagination face à des critiques qui réactualiseraient le thème d’un schématisme industrialisé.

53Tout au plus lierait-il à cette confiance une forme de volontarisme éthique et politique. On peut mobiliser ici ce qu’il a pu écrire au sujet de « la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mêmes »70. En écho au patient qui entre en cure et à qui il est demandé de faire face avec courage à ses maux, Ricœur adresse une injonction aux acteurs dépossédés de leur pouvoir de se raconter : « ose faire récit par toi-même ! » Il écrit :

On retrouve ainsi, sur le chemin de la reconquête par les agents sociaux de la maîtrise de leur capacité à faire récit, tous les obstacles liés à l’effondrement des formes de secours que la mémoire de chacun peut trouver dans celle des autres en tant que capables d’autoriser, d’aider à faire récit de façon à la fois intelligible, acceptable et responsable. Mais la responsabilité de l’aveugle­ment retombe sur chacun. Ici la devise des Lumières : sapere aude ! sors de la minorité ! peut se récrire ose faire récit par toi-même71.

54Néanmoins cet optimisme et ce volontarisme permettent-ils réellement de répondre à la crise suscitée par l’économie de l’attention ? Ricœur ne surestime-t-il pas les pouvoirs du texte ? Afin de préciser notre propos et d’éclairer la référence à ce concept de texte, il est nécessaire de rappeler la place privilégiée que ce concept occupe dans sa philosophie de la narrativité. À lire Ricœur, le texte serait le « paradigme » par excellence du récit :

Le texte est, pour moi, beaucoup plus qu’un cas particulier de la distanciation dans la communication humaine ; à ce titre, il révèle un caractère fondamental de l’historicité même de l’expérience humaine, à savoir qu’elle est une communication dans et par la distance72.

55Le récit écrit aurait davantage de pouvoir de révélation et de transformation qu’un récit oral. L’imagination narrative est donc au plus fort dans le discours écrit. Ricœur écrit ainsi que :

56La médiation par les textes semble restreindre la sphère de l’interprétation à l’écriture et à la littérature au détriment des cultures orales. Cela est vrai. Mais, ce que la définition perd en extension, elle le gagne en intensité. L’écriture, en effet, ouvre des ressources originales au discours73.

57Pour Ricœur, dans sa forme écrite, le discours gagnerait en autonomie. Grâce à l’écriture, le récit gagnerait en puissance, il s’autonomiserait par rapport aux limites du dialogue : il peut être reçu par une multiplicité de lecteurs ; il peut être lu même si le contexte de sa production a changé (nous continuons à lire Aristote malgré la disparition du monde grec antique) ; il s’autonomise également par rapport aux intentions de son auteur. Enfin, alors que dans le discours parlé la référence est ostensive, le texte libère sa référence des limites de la référence ostensive ; il ouvre des références.

58De manière symptomatique, signalons que, malgré le fait que le texte occupe une place privilégiée dans sa philosophie de la narrativité, il n’y pas chez Ricœur de réflexion spécifique sur l’objet « livre ». Si le philosophe aborde bien la question de l’écriture, du « devenir texte » d’un discours, le livre est pour ainsi dire absent de sa philosophie. Tout se passe comme si le livre n’était qu’un support pour le sens, un véhicule neutre dont la forme n’influencerait en rien le sens du texte. D’une manière générale, il semble que fait défaut chez Ricœur une réflexion approfondie sur la matérialité du sens, sur les supports techniques et matériels du travail de l’imagination. Peut-être ici encore la position de Ricœur manifeste-t-elle un excès d’opti­misme sémantique, une trop grande foi dans le pouvoir du langage à s’autonomiser de sa matérialité ? Les travaux autour de l’économie de l’attention n’invitent-t-ils pas pourtant à relier travail de l’imagination et matérialité ?

59De même, le phénomène d’innovation sémantique s’autonomise-t-il totalement de la sensibilité, comme semble l’indiquer Ricœur ? Précisons qu’il ne nie pas que l’innovation sémantique puisse avoir des effets au niveau sensoriel. Il écrit ainsi :

En schématisant l’attribution métaphorique, l’imagination se diffuse en toutes directions, réanimant des expériences antérieures, réveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensoriels adjacents. (…) Le poète est cet artisan en langage qui engendre et configure des images par le seul moyen du langage74.

60Dans la lecture, l’innovation sémantique peut avoir des retentissements au niveau sensoriel. Néanmoins pour Ricœur,

le travail de l’imagination est de schématiser l’attribution métaphorique. Comme le schème kantien, elle donne une image à une signification émer­gente. Avant d’être une perception évanouissante, l’image est une significa­tion émergente75.

61S’il ne nie pas que l’imagination puisse faire écho au niveau des sens, Ricœur insiste sur le fait que c’est dans le langage que l’imagination est créatrice : « nous ne voyons des images que pour autant que d’abord nous les entendons »76. Or, partant et prolongeant les analyses de l’attention aliénée que nous avons abordées, ne pouvons-nous pas considérer que les phénomènes d’innovation sémantique passent peut-être par une corrélation plus forte entre une activité et une forme de passivité, entre le travail d’imagination et une affectivité77 ?

6. Repenser les liens entre imagination et attention

62Dépasser cette position d’optimisme sémantique et d’option volontariste pour le sens passe peut-être par une plus grande thématisation du lien entre imagination et attention. Ricœur, dans des textes de jeunesse et dans Le volontaire et l’involontaire, abordait pourtant déjà le concept d’attention. La publication récente du troisième tome des Écrits et conférences l’atteste. Ce recueil republie notamment son « Étude phénoménologique de l’attention et de ses connexions philosophiques ». Plusieurs éléments de celle-ci nous sembleraient intéressants à reprendre pour répondre aux questions soulevées par la crise actuelle de l’économie de l’attention. Ricœur, dans ce texte, n’appréhende pas l’attention comme un schématisme. L’attention n’est ni préperception, ni anticipation, ni même attente. Elle désigne plutôt une attitude interrogative et explorative78. Faut-il voir dans l’attention ce qui permettrait de mieux rendre compte de la créativité que l’imagination peut exercer face aux schèmes sédimentés, institutionnalisés, voire industrialisés ?

63En outre, ce texte permettrait peut-être de revisiter sous un angle nouveau les relations entre imagination, attention et volonté. Selon lui, en ce qui concerne l’attention, la distinction du volontaire et de l’involontaire passe par la prise en compte du caractère temporel de l’attention :

Une coupe instantanée dans la vie mentale ne permet pas de distinguer le caractère volontaire ou passif de l’attention. L’attention volontaire comme l’attention passive sont également caractérisées par une distribution du champ perceptif à un moment donné en un premier plan et un arrière-plan, une zone claire et une zone obscure. Ce qui est volontaire, c’est l’évolution de la distribution du champ (…) L’attention volontaire est une maîtrise de la durée, un pouvoir d’orientation dans le temps79.

64Ce qu’un auteur comme Jonathan Crary a pu écrire sur les effets de l’éco­nomie de l’attention qui nous conduiraient à « habiter le temps sur le mode de l’impuissance », ne peut-il pas s’éclairer à partir de ces réflexions de Ricœur ?

65Enfin, autre formulation intéressante, il parle de notre capacité d’inattention comme d’un « pouvoir inemployé ». Deux cas d’inattention doivent être distingués. D’une part, lorsque notre attention est captée par un objet, nous ne pouvons porter notre attention sur d’autres objets. Dans ce cas, l’attention implique l’inattention. D’autre part, « l’inattention n’est pas un simple défaut d’attention, mais absence d’usage »80. Dans ce cas, l’absence d’attention est un phénomène volontaire. Cette idée d’un « pouvoir inem­ployé » nous permettrait peut-être de voir sous un jour nouveau les réflexions de Ricœur sur les tâches éthiques et politiques qui visent à garder notre tradition vivante et à garantir les conditions d’exercice de l’imagination créatrice. Il reste que si ces pistes s’annoncent fécondes, leurs limites doivent être prises en compte. En effet, à notre connaissance, Ricœur dans son œuvre de maturité abandonnera ce concept d’attention, peut-être encore trop lié selon lui à la question de la perception avec laquelle il a pris toutes ses distances dans sa philosophie de l’imagination.

66Terminons en évoquant quelques pistes de prolongement de la réflexion. Ne faudrait-t-il pas tout d’abord réintégrer le rapport à la maté­rialité dans la question de l’innovation sémantique ? Parler de matérialité ne signifie nullement adopter un point de vue déterministe et causal, sortir en quelque sorte du domaine du sens. C’est au contraire intégrer le rapport à la matérialité dans le jeu de l’imagination. La philosophe de l’art Anne Moeglin-Delcroix, dans son monumental ouvrage Esthétique du livre d’artiste, nous rappelle ainsi que « les propriétés matérielles d’un livre ne sont pas prescriptives d’une fonction, d’un usage, d’une signification. Ce sont des possibilités »81. Précisons d’emblée que dans cette citation, Anne Moeglin-Delcroix traite du « livre d’artiste ». Dans le genre artistique que constitue le livre d’artiste, le lien entre le sens et le livre ne doit plus se comprendre comme un rapport entre contenu et contenant. Le sens du livre n’est pas à chercher dans un texte autonome par rapport au livre. « Le sens du livre est le livre en son entier, non ce qu’il contient »82. Autrement dit, ce que l’artiste cherche à dire, il ne le dit pas hors du livre, mais à travers la matérialité du livre. De simple support, l’objet livre comme médium devient signifiant. Les propriétés matérielles du livre deviennent autant de possibilités de dire, de faire advenir un sens. À titre d’exemple, l’artiste peut jouer sur la succession des pages, des chapitres, etc., pour signifier des choses. Lire un livre d’artiste, c’est donc faire l’expérience de la « solidarité de réciprocité entre sens et sensible »83.

67Anne Moeglin-Delcroix semble limiter cette expérience au seul livre d’artiste. Selon elle, dans le livre ordinaire, le lien entre texte et son « sou­bassement » matériel serait contingent. Dans ce cas, « le sens d’un texte donné, œuvre littéraire ou pas, reste relativement indépendant de son “soubassement” matériel dans le livre. Autrement dit, si celui-ci permet au sens de signifier, il contribue rarement à la signification elle-même »84.

68Et si le livre d’artiste nous révélait quelque chose qui était à l’œuvre dans tout livre ? Et si l’expérience de la lecture d’un livre — l’effectuation de ce pouvoir de révélation et de transformation dont parle Ricœur — était solidaire de ce que le livre-objet, comme médium, nous permet de vivre ? Dans la lecture d’un livre ordinaire, la compréhension du sens est-elle si indépendante d’une expérience sensible ? Pour le dire autrement, est-ce que, dans le cas du livre ordinaire, le lien entre le texte et son « support » matériel est totalement contingent ? Lorsque nous lisons un même texte, mais à travers des supports différents (livre papier, livre électronique, etc.), faisons-nous une même expérience de lecture85 ?

69Une autre piste qui explore le lien entre imagination et matérialité serait à chercher dans la philosophie simondonienne de l’imagination. Cette dernière nous invite à concevoir la schématisation comme une collaboration entre humain et technique. Comme l’indique Vincent Beaubois dans un article sur le schématisme pratique de Simondon, chez ce dernier : « Le schème n’est jamais le pur produit d’une conscience humaine, mais le résultat d’une certaine fréquentation, d’une certaine participation à une réalité extérieure »86.

70Enfin, une piste de prolongement est certainement à chercher dans la dimension sociale de l’attention. Laurent Perreau en appelle ainsi à « théma­tiser également les conditions sociales de l’exercice de l’attention, en arti­culant plus finement la théorie de l’attention à une théorie de l’expérience du sujet »87. Bernard Stiegler affirme que l’attention est un rapport social et nullement quelque chose que l’on peut trouver dans le cerveau88. Emmanuel Alloa, quant à lui, écrit que : « Loin de ne former donc qu’une étape dans un processus cognitif d’appropriation (de “remplissement” intentionnel), le phénomène de l’attention engage un être-ensemble qui ne produit que du commun, mais rien de propre »89. De tels travaux permettraient peut-être de dépasser une approche qui miserait de manière trop optimiste sur le pouvoir du sens ou attendrait trop de la volonté individuelle, pour chercher dans les « médiatisations intersubjectives de l’attention »90 ce qui peut ouvrir à une forme d’imagination créatrice.

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Notes

1  P. Ricœur, « De l’interprétation », in Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 11-35, p. 21.

2  F. Moinat, « Phénoménologie de l’attention aliénée : Edmund Husserl, Bernhard Waldenfels, Simone Weil », in Alter, Revue de phénoménologie, 2010, n° 18, p. 45-58, p. 51.

3  P. Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 213-236, p. 217.

4  P. Ricœur, « De l’interprétation », in Du texte à l’action, op. cit., p. 11-35, p. 20.

5  P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 384.

6  P. Ricœur, Temps et récit I. L’intrigue et le récit de fiction, Paris, Seuil, 1983, p. 102.

7  Ibid.

8  P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, op. cit., p. 104.

9  Ibid., p. 76.

10  P. Ricœur, « Imagination productive et imagination reproductive selon Kant », in Séminaire 1973-1974. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire, I, Paris, Centre de Recherches Phénoménologiques, Polygraphié, 1974, p. 9-13, p. 12.

11  P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, op. cit., p. 106.

12  P. Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », in Du texte à l’action, op. cit., p. 101-117, p. 115.

13  J.-L. Petit, « Herméneutique et sémantique chez Paul Ricœur », in Archives de Philosophie, n°48, 1985, p. 575-589, p. 586.

14  P. Ricœur, Temps et récit, tome 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 229.

15  P. Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », op. cit., p. 224. Pour une plus ample présentation de cette portée pratique de l’imagination chez Paul Ricœur, nous nous permettons de renvoyer le lecteur au chapitre portant sur « l’action racontée » in Alain Loute, La création sociale des normes. De la socio-économie des conventions à la philosophie de l’action de Paul Ricœur, Hildesheim/Zürich/New York, Olms, 2008, p. 183-242.

16  P. Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », op. cit., p. 225.

17  Ibid., p. 224.

18  Ibid., p. 225.

19  P. Ricœur, « La raison pratique », Du texte à l’action, op. cit., p. 237-259, p. 258.

20  Ibid., p. 246.

21  P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 187.

22  P. Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », op. cit., p. 236.

23  P. Ricœur, « L’initiative », in Du texte à l’action, op. cit., p. 261-277, p. 275.

24  Ibid., p. 276.

25  P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. I.

26  P. Ricœur, « L’initiative », op. cit., p. 277. Cf. également sur l’oubli : P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 536-589.

27  P. Ricœur, Temps et récit 3, op. cit., p. 313.

28  A. Honneth, interviewé in Pensées critiques, Dix itinéraires de la revue Mouvements (1998-2008), Paris, La Découverte, 2008, p. 171-182, p. 177.

29  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, trad. fr. P. Rusch, 2010 (éd. originale 1992), p. 195.

30  A. Honneth, « La critique comme “mise au jour”, La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale », in A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, 2006, p. 131-149.

31  O. Voirol, « Préface », in A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, 2006, p. 9-34, p. 28.

32  A. Honneth, « Justice et liberté communicationnelle. Réflexions à partir de Hegel », in A. Caillé et C. Lazzeri (éds.), La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS, 2009, p. 43-64, p. 62 cité par L. Carré, Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, Paris, Michalon, 2013, p. 67.

33  Une telle position trouve également à s’illustrer dans l’éthique de la reconnaissance développée par Emmanuel Renault à partir des travaux de Axel Honneth. Nous avons montré que Renault développe ce que l’on peut qualifier de « conception sémantique du rôle de la critique » dans les deux articles suivants : L. Blésin et A. Loute, « Nouvelles vulnérabilités, nouvelles formes d’engagement, Apports pour une critique sociale », in Nouvelle critique sociale, Europe-Amérique Latine, Aller-Retour, M. Maesschalck et A. Loute (éds.), Polimetrica, Monza, 2011, p. 155-192 ; A. Loute, « Identité narrative collective et critique sociale », in Études ricœuriennes, Vol. 3, n°1, 2012, p. 53-66.

34  Un tel travail de mise au jour du lien entre théorie critique et conception sémantique de l’imagination pourrait être également mis en avant à partir de la figure de Luc Boltanski. Ce dernier, dans l’ouvrage De la critique, Précis de sociologie de l’émancipation (Paris, Gallimard, 2009), tente de repenser les conditions d’une critique sociale, en réarticulant la sociologie pragmatique de la critique qu’il a développée depuis les années 1980 avec la sociologie critique de Pierre Bourdieu. Dès le premier chapitre de l’ouvrage, il précise que « le concept de domination n’a pas une orientation strictement économique, mais plutôt, si l’on peut dire, sémantique. Il vise le champ de la détermination de ce qui est » (p. 26). Pour bien cerner ce que Boltanski entend par domination, il faut se pencher sur la distinction qu’il pose entre monde et réalité. La réalité est ce que les institutions ont pour tâche de déterminer à travers la fixation des références du langage ; les institutions étant considérées fondamentalement comme des « instruments sémantiques » dont la fonction est de qualifier les êtres. Le monde, quant à lui, déborde de la réalité. Il est le fond sur lequel la réalité se détache, un fond qu’on ne peut totalement déterminer. La domination, pour Boltanski, renvoie à des situations où le travail de critique de la réalité est entravé, la réalité se présentant comme le monde. Une critique radicale consiste alors à remettre en question « la détermination de ce qui est », la « réalité de la réalité » (p. 62), en ouvrant des chemins d’accès vers le monde. Quant à la question de savoir comment la sociologie peut participer au renforcement de la critique, Boltanski semble affirmer qu’une analyse des classes sociales participerait à l’augmentation de la puissance de ceux qui sont porteurs de la critique, parce qu’il estime qu’un tel travail d’analyse fournirait aux dominés un « instrument sémantique » leur permettant de mettre en partage leurs expériences et de critiquer la réalité.

35  P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 256.

36  E. Dussel, The Underside of Modernity. Apel, Ricœur, Rorty, Taylor and the Philosophy of Liberation, trad. angl. E. Mendieta, Humanities Press, 1996, p. 85.

37  Cf. à ce sujet W. Mignolo, « L’option décoloniale », in M. Maesschalck et A. Loute (éds.), Nouvelle critique sociale, Europe — Amérique Latine, Aller — Retour, Monza, Polimetrica, 2011, p. 233-256, accessible à l’adresse suivante : http://dial.uclouvain.be/downloader/downloader.php?pid=boreal%3A96875&datastream=PDF_01, consulté le 12 octobre 2016.

38  P. Ricœur, « Vérité et mensonge », in Histoire et vérité, 3e édition augmentée de quelques textes, Paris, Seuil, 1964, p. 191.

39  Dans Temps et récit, Ricœur aborde cette possibilité à partir du refus de clôture de certaines œuvres littéraires contemporaines. « Les paradigmes de composition étant en même temps, dans la tradition occidentale, des paradigmes de terminaison, on peut s’attendre que l’épuisement éventuel des paradigmes se lise sur la difficulté à conclure l’œuvre. (…) Il est (…) légitime de prendre pour symptôme de la fin de la tradition de mise en intrigue l’abandon du critère de complétude, et donc le propos délibéré de ne pas terminer l’œuvre » (P. Ricœur, Temps et récit, tome 2, op. cit., p. 35-36).

40  P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, p. 108.

41  P. Ricœur, « De l’interprétation », op. cit., p. 16.

42  F. Kermode, The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction, Londres, Oxford, New York, Oxford University Press, 1966, p. 116, p. 117, cité in P. Ricœur, Temps et récit, tome 2, op. cit., p. 44.

43  P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, op. cit., p. 106.

44  P. Ricœur, Temps et récit, tome 2, op. cit., p. 39.

45  Ibid., p. 47-48.

46  L’optimisme de Ricœur reste malgré tout patent dans la citation suivante : « Rien en effet ne permet d’exclure que l’expérience cumulative qui, au moins dans l’aire culturelle de l’Occident, a offert un style historique identifiable soit aujourd’hui frappée de mort. Les paradigmes dont il a été question auparavant ne sont eux-mêmes que les dépôts sédimentés de la tradition. Rien donc n’exclut que la métamorphose de l’intrigue rencontre quelque part une borne au-delà de laquelle on ne peut plus reconnaître le principe formel de configuration temporelle qui fait de l’histoire racontée une histoire une et complète. Et pourtant… Et pourtant. Peut-être faut-il, malgré tout, faire confiance à la demande de concordance qui structure aujourd’hui encore l’attente des lecteurs et croire que de nouvelles formes narratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont déjà en train de naître, qui attesteront que la fonction narrative peut se métamorphoser mais non pas mourir. Car nous n’avons aucune idée de ce que serait une culture où l’on ne saurait plus ce que signifie raconter » (P. Ricœur, Temps et récit, tome 2, op. cit., p. 48).

47  P. Ricœur, Temps et récit, tome 2, op. cit., p. 48.

48  Ibid., p. 47-48.

49  P. Ricœur, « Réponses », in C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), « Temps et récit » de Paul Ricœur en débat, Paris, Cerf, 1990, p. 187-212, p. 199.

50  R. Kearney, « L’imagination narrative entre l’éthique et la poétique », in Philosophie, 16, 1995, p. 283-304, p. 300.

51  Cf. Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.

52  Cf. M. B. Crawford, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2015.

53  Y. Citton, « L’économie de l’attention », in La revue des livres, n° 11, mai-juin, 2013, p. 72.

54  J. Crary, 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Editions La Découverte, Coll. Zones, Paris, 2014, p. 86-87.

55  E. Kessous, L’attention au monde. Sociologie des données personnelles à l’ère numérique, Paris, Armand Colin, 2012, p. 21.

56  « Avec l’organologie numérique, on a donc affaire à des technologies dont la puissance de captation de l’attention est infiniment plus grande que les technologies analogiques du xxe siècle, et qui sont donc encore bien pires en termes d’effets toxiques. Dans le même temps, ces technologies sont porteuses d’une capacité à produire des alternatives économiques que les technologies du xxe siècle n’avaient pas » (B. Stiegler, « L’attention, entre économie restreinte et individuation collective », in Y. Citton (éd.), Paris, La Découverte, 2014, p. 123-135, p. 130).

57  Y. Citton, « Économie de l’attention et nouvelles exploitations numériques », in Multitudes, n°54, 2013/3, p. 163-175.

58  Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 172.

59  G. Franck, « Capitalisme mental », in Multitudes, n°54, 2013/3, p. 199-213.

60  T. W. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, trad. fr. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 133-134.

61  J. Crary, 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, op. cit., p. 63.

62  Pour Nicholas Carr (Internet rend-il bête ?, Laffont, 2011), l’Internet change la façon dont nous pensons, lisons et mobilisons notre mémoire. Comme le synthétise Yves Citton, il s’agit pour Carr de montrer qu’un « régime de distraction numérique dominé par l’image et l’hyperlien » est en train de supplanter « l’attention livresque favorisant la concentration » qui aurait fondé nos civilisations modernes et démocratiques (Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, op. cit., p. 207).

63  Pour un historien comme Roger Chartier, « un “même” texte n’est plus le même lorsque changent le support de son inscription, donc, également, les manières de le lire et le sens que lui attribuent ses nouveaux lecteurs. La lecture du rouleau dans l’Antiquité supposait une lecture continue, elle mobilisait tout le corps puisque le lecteur devait tenir l’objet écrit à deux mains et elle interdisait d’écrire durant la lecture. Le codex, manuscrit puis imprimé, a permis des gestes inédits. Le lecteur peut feuilleter le livre, désormais organisé à partir de cahiers, feuillets et pages et il lui est possible d’écrire en lisant. Le livre peut être paginé et indexé, ce qui permet de citer précisément et de retrouver aisément tel ou tel passage. La lecture ainsi favorisée est une lecture discontinue mais pour laquelle la perception globale de l’œuvre, imposée par la matérialité même de l’objet, est toujours présente » (R. Chartier, « Qu'est-ce qu'un livre ? Métaphores anciennes, concepts des lumières et réalités numériques », in Le français aujourd'hui, 2012/3 n°178, p. 11-26, p. 21-22).

64  J. Crary, « Le capitalisme comme crise permanente de l’attention », in Y. Citton (dir.), L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Décou­verte, 2014, p. 35-54, p. 38

65  F. Moinat, « Phénoménologie de l’attention aliénée », op. cit., p. 45.

66  B. Waldenfels, « Attention suscitée et dirigée », in Alter, Revue de phénoméno­logie, 2010, n°18, p. 33-44, p. 35.

67  F. Moinat, « Phénoménologie de l’attention aliénée », op. cit., p. 55.

68  Ibid., p. 57.

69  Ibid., p. 51-52.

70  P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 580.

71  P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 580.

72  P. Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Du texte à l’action, op. cit., p. 101-117, p. 102.

73  P. Ricœur, « De l’interprétation », op. cit., p. 31.

74  P. Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », op. cit., p. 219-220.

75  Ibid., p. 219.

76  Ibid., p. 220.

77  Ricœur lui-même affirmait que « la possibilité d’une expérience historique en général réside dans notre capacité de demeurer exposés aux effets de l’histoire, pour reprendre la catégorie de Wirkangsgeschichte de Gadamer ». Néanmoins, c’était pour attribuer à la seule imagination ce pouvoir de se laisser affecter, comme l’atteste la suite de son texte : « Mais nous demeurons affectés par les effets de l’histoire dans la mesure seulement où nous sommes capables d’élargir notre capacité à être ainsi affectés. L’imagination est le secret de cette compétence » (P. Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », op. cit., p. 228). Cette affectivité ne demande-t-elle pas néanmoins de penser plus en avant le lien entre imagination et attention ?

78  P. Ricœur, « L’attention. Étude phénoménologique de l’attention et de ses connexions philosophiques », in Anthropologie philosophique, Ecrits et conférences 3, Paris, Seuil, 2013, p. 51-93, p. 67-69.

79  Ibid., p. 71.

80  Ibid., p. 90.

81  A. Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste. Une introduction à l’art contemporain, Paris, Le mot et le reste/Bibliothèque nationale de France, 2012 (première édition 1997), p. 403.

82 Ibid., p. 4.

83 Ibid., p. 4.

84 Ibid., p. 3.

85  Un historien comme Roger Chartier ne pourrait que répondre par la négative. C’est pourquoi, dans un entretien, il insiste avec force sur le « rôle de conservation patrimoniale des formes successives que les textes ont eues pour leurs lecteurs successifs. La tâche de conservation, de catalogage et de consultation des textes dans les formes qui ont été celles de leur circulation devient une exigence absolument fondamentale, qui renforce la dimension patrimoniale et conservatoire des bibliothèques » (I. Jablonka, « Le livre : son passé, son avenir. Entretien avec Roger Chartier », La Vie des idées, 29 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : http:// www.laviedesidees.fr/Le-livre-son-passe-son-avenir.html; site consulté le 19 octobre 2016).

86  V. Beaubois, « Un schématisme pratique de l’imagination », in Appareil [en ligne], 16 | 2015, mis en ligne le 9 février 2016, consulté le 23 avril 2016. URL : http://appareil.revues.org/2247 ; DOI : 10.4000/appareil.2247.

87  L. Perreau, « Attention et pertinence chez Alfred Schütz », in Alter, Revue de phénoménologie, 2010, n° 18, p. 79-92, p. 80.

88  B. Stiegler, « L’attention, entre économie restreinte et individuation collective », op. cit., p. 125.

89  E. Alloa, « Par-delà la reconnaissance. L’attention comme paradigme pour une éthique asymétrique », in Alter, Revue de phénoménologie, 2010, n° 18, p. 125-141, 139.

90  F. Moinat, « Phénoménologie de l’attention aliénée », op. cit., p. 51.

Pour citer cet article

Alain Loute, «L’imagination au cœur de l’économie de l’attention : L’optimisme sémantique de Paul Ricœur», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 13 (2017), Numéro 2: L'acte d'imagination: Approches phénoménologiques (Actes n°10), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=937.

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