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- Cahier n°10
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La sauvegarde des préoccupations d’intérêt général dans le cadre de la régulation économique. En particulier le service postal universel
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Introduction
11. Le titre de la contribution pose une question en soulignant une inquiétude. L’expression « préoccupations » exprime cette inquiétude ou cette idée fixe : l’intérêt général. Aussi imprécise que reste cette notion d’intérêt général dans la discipline juridique, elle est rassurante en ce qu’elle semble impliquer de dépasser des intérêts particuliers. L’individu aspire à ne pas être exclu, sacrifié aux intérêts de quelques-uns. Cette aspiration est, tout le monde le sait, impossible à satisfaire1, même dans nos démocraties modernes. Elle n’en inspire pas moins les gouvernants, qui jouissent d’une légitimité démocratique, autant par nécessité que par volonté de contribuer à une certaine justice sociale. L’intérêt général a toujours comporté une certaine part de mythe. Il a longtemps constitué l’ultime justification de toute intervention des pouvoirs publics dans la vie économique et sociale ; à ce titre, du point de vue juridique, il n’est guère signifiant. Un discours plus concret sur les techniques juridiques a toujours été indispensable pour mesurer les incidences de l’invocation de l’intérêt général en termes d’action publique.
22. L’analyse des mécanismes de sauvegarde des « préoccupations » d’intérêt général s’inscrit dans un contexte particulier : la régulation économique, notion délicate à manier. L’objet du colloque est précisément de contribuer à mieux la comprendre. Au sens propre, le mot sauvegarde implique d’identifier les protections et les garanties accordées par une autorité ou assurées par une institution.
3La régulation économique apparaît à tout le moins comme une nouvelle fonction2 qui s’inscrit dans un projet particulier : libéraliser certaines activités économiques. L’intérêt général n’est pas sacrifié dans le projet, il ne peut certes plus justifier, en tant que tel, une intervention directe des pouvoirs publics dans la vie économique et sociale, en tant que prestataires de services. Par contre, il est intégré aux nouvelles règles du jeu qui tendent à accroître la concurrence de manière différenciée selon les secteurs d’activités considérés. Dans cette perspective, il s’agit de favoriser l’apparition de plusieurs prestataires sur un marché et de veiller au bon fonctionnement de celui-ci. (I) Après avoir brièvement rappelé les fondements, les bases juridiques et les principes de ces politiques, en illustrant de manière concrète la manière dont l’intérêt général est intégré à celles-ci, la deuxième partie est consacrée à une notion nouvelle qui prend en compte, de manière spécifique, l’intérêt général : le service universel. Une attention particulière est accordée au service universel en matière postale (II).
I.- La régulation économique : une fonction induite par la volonté de libéraliser certaines activités économiques
A.- Réguler des activités libéralisées
43. Préalable. Sans prétendre pour autant dépasser une certaine mode qui consiste à privilégier dans le discours des formules passe-partout3, il est indispensable de mieux cerner l’expression « régulation », à tout le moins dans le champ juridique4. Au sens commun, elle correspond « au fait d’assurer le fonctionnement correct d’un système complexe »5. À ce niveau de généralité, elle n’apparaît donc pas totalement étrangère à la discipline juridique, sans toutefois permettre d’identifier des techniques ou fonctions juridiques précises.
5Dans la discipline économique, la régulation est liée aux théories de correction des défaillances du marché. Ceci explique sans doute son utilisation actuelle dans la discipline juridique, d’abord aux USA, ensuite au Royaume-Uni, et, enfin, dans les pays de l’Union européenne sous l’impulsion de cette dernière. C’est cette acceptation plus stricte, liant la fonction de régulation à la libéralisation de certains secteurs économiques, que nous utilisons dans la présente contribution. Dans la discipline juridique6, la polysémie de l’expression est souvent soulignée.
64. Entre concurrence et intérêt général. La construction d’un marché intérieur dans lequel la concurrence n’est pas faussée constitue la finalité de l’Union européenne. Cette affirmation ne surprend aucun lecteur. Par contre, elle recèle tant de possibilités, dans ses modalités d’application, qu’elle en devient, en quelque sorte, presque mystérieuse. Vers le milieu des années 80, après l’acte unique, l’achèvement du marché unique pour 1993 a donné à cet objectif, resté jusque-là neutre du point de vue du régime juridique de la propriété7, une toute autre dimension. La Commission européenne, soutenue et parfois précédée par la Cour de Justice, approuvée dans une certaine mesure par le Parlement européen, a mené de nombreuses actions en vue de libéraliser certains secteurs dans lesquels de nombreux États membres s’étaient jusque là, contentés de « réguler par la propriété ». Ils ont été priés de passer à la « régulation de la mise en concurrence »8.
7La libéralisation des secteurs d’activités poursuit l’objectif très concret d’instaurer une certaine concurrence dans certains secteurs, ce qui implique de permettre à de multiples opérateurs économiques d’offrir des biens et services. Dans cette perspective, l’octroi de droits exclusifs ou de monopole à des entités publiques (ou privées) a été, dans une certaine mesure9, remis en question. Les politiques communautaires de démantèlement progressif et diversifié des monopoles ont été fondées sur les articles 31, §1 (ex-37) et 86 (ex-90) du traité instituant la Communauté européenne (TCE). L’ambiguïté de ces dispositions et leurs difficultés d’interprétation ont été souvent soulignées. Certains soutiennent même que la portée des libertés fondamentales du TCE n’a pas été perçue par tous les États membres, en ce qu’elles constituent un droit commun supérieur aux droits nationaux10. Les implications concrètes de ce qui reste une évidence n’ont pas fini d’influencer et de modifier profondément la gestion des entités publiques11.
8En particulier, l’article 86 du TCE a permis à la Commission de passer à une phase « d’intégration positive »12, en combinant cette disposition à celles relatives aux libertés fondamentales. La Cour de Justice a approuvé cette nouvelle articulation audacieuse13.
9La combinaison de l’article 86 et des règles des concurrences (notamment l’article 82 du TCE, ex-86) s’est révélée fatale pour les monopoles à partir de l’arrêt SACCHI14. À partir de cet arrêt, la Cour de Justice a considéré qu’une loi attribuant des droits exclusifs peut être de nature à induire inévitablement les entreprises bénéficiaires à abuser de la position dominante qui leur est conférée, et, par conséquent, à violer les dispositions sur la concurrence, sans prendre la peine de définir les éléments qui permettent de distinguer les situations qui conduisent nécessairement à un abus15. L’arrêt marque sans doute la fin d’une certaine neutralité de la Commission européenne16. La jurisprudence sur « l’abus automatique » était posée en germe. La redécouverte de l’article 86 §2 TCE a tempéré quelque peu les conséquences de cette approche dure17. Aussi s’est-on orienté vers un contrôle par les instances communautaires des monopoles considérés comme acceptables pour des raisons d’intérêt général18.
10Le rapport de force entre l’Union européenne et certains États membres était vif, comme l’illustre le choix initial de l’article 86, §3 du TCE par la Commission, comme base juridique pour intervenir. Cette disposition, qui ne laisse aucune place au Conseil et au Parlement européen, a permis à la Commission de donner l’impulsion décisive. Aussi peu démocratique qu’il fut, le procédé a été validé par la Cour de Justice19. L’article 95 (ex-100 A) du TCE a été choisi prudemment pour la suite de son action de libéralisation des secteurs monopolistiques20.
B.- Les implications de la concurrence sur les fondements, les modalités et les finalités de l’interventionnisme
115. Une concurrence flexible ou plurielle. Si la cohérence des politiques de libéralisation ne fait guère de doute, force est de constater que celles-ci sont flexibles et plurielles, en ce qu’elles diffèrent dans leurs modalités selon les secteurs. Le secteur des télécommunications21 était propice à une libéralisation plus poussée et plus rapide, compte tenu des progrès techniques considérables (initiés par le secteur privé) et de la structure particulière de ce marché (demande solvable). Il n’est pas comparable au secteur de l’électricité ou à celui de la poste, pour lesquels le droit communautaire a conservé un noyau dur non ouvert à la concurrence. Les politiques de libéralisation ont, la plupart du temps, programmé une disparition ou diminution progressive des monopoles, instauré de nouvelles distinctions, activités et services concurrentielles, activités ou services réservés et, enfin la notion de service universel22. Le maintien de droits exclusifs et spéciaux sur les réseaux a été combiné avec l’obligation de prévoir l’accès au réseau pour tous les opérateurs.
126. Interventionnisme renouvelé dans ses fondements et finalités. La mise en place d’un marché (dans le sens de l’augmentation des opérateurs économiques présents), là où il n’existe pas naturellement ou n’existe pas en raison de l’existence d’une certaine protection juridique, constitue le premier volet des politiques de libéralisation. Le passage d’une organisation monopolistique à une organisation oligopolistique (pour l’essentiel des secteurs) doit être accompagné, et suppose, d’une certaine manière, un interventionnisme public d’une plus grande complexité23, renouvelé dans ses fondements et ses finalités. Les courants traditionnels d’analyse économique du 20ème siècle, prônant le « Welfare state » en réponse aux défaillances du marché, suivis d’une critique radicale des défaillances de l’État (Public Choice), ont cédé la place aux théories des « Market and Regulatory design »24, qui supposent à la fois des actions diverses sur les structures de marché et une nouvelle approche des mécanismes de contrôles (et de régulation). Désormais, l’État doit organiser (parfois créer) concrètement le marché (en préservant l’entrée sur le marché des nouveaux entrants et l’accès au réseau) et veiller à instaurer une concurrence loyale. Il doit, en outre, éviter les conflits d’intérêts (il ne peut plus être juge et partie, joueur et arbitre).
137. Le principe de séparation des fonctions de réglementation et d’exploitation. Le principe de séparation des fonctions de réglementation et d’exploitation posé par la Cour de Justice25 n’est guère surprenant dans la logique nouvelle : il s’agit de préserver l’égalité des chances et de traitement entre les opérateurs économiques26. Il est présenté par certains comme le prolongement du principe de la séparation des pouvoirs27. Le professeur KOVAR a justement souligné qu’en confiant à une entreprise le pouvoir d’adopter des réglementations (notamment techniques), l’État prenait le risque qu’elle se détourne de l’intérêt général et lui permettait de porter atteinte à la concurrence28. Le risque de conflit d’intérêt évident (induit par la confusion des rôles) a très tôt été sanctionné par la Cour de Justice29. Ultérieurement, ce principe a été inscrit dans les textes de droit dérivé30.
14Les autorités de régulations31 émergent dans ce contexte avec des fonctions de réglementation, d’arbitrage et d’expertise. Elles sont censées être indépendantes. À vrai dire, les risques de « capture » des autorités de régulation sont tout aussi présents que dans le cadre institutionnel qui précédait leur mise en place32. L’exemple des USA est, de ce point de vue, particulièrement significatif.
158. Les interventions publiques sur le marché : organisation de l’entrée et accès aux ressources rares. La finalité des politiques de libéralisation est d’introduire une certaine concurrence. Les instruments juridiques prévus sont classiques en droit administratif.
16Dans les secteurs « régulés », l’entrée sur le marché est concrètement assurée par le biais de déclarations, d’autorisations ou de licences33 (éventuellement assorties de cahiers des charges), ou d’appels d’offres34. L’intérêt général peut se concrétiser dans le système de l’octroi ou des conditions d’octroi des licences et dans la rédaction des cahiers des charges (qu’ils soient adossés aux déclarations, aux autorisations ou aux appels d’offres). Certes, les conditions de refus sont parfois précisées par la réglementation dans le but notamment de soutenir les nouveaux entrants. Néanmoins, il reste un espace pour une action publique d’intérêt général dans la mise en oeuvre35. Il est vrai qu’elle relève souvent d’un art délicat, essentiellement dynamique.
17En Belgique, le gouvernement vient de parachever certaines réformes fondamentales dans le secteur postal, avec deux arrêtés royaux du 11 janvier 199636, qui précisent les modalités d’octroi et de retrait des autorisations et des licences individuelles. Une licence individuelle peut désormais être octroyée à tout opérateur postal, pour la prestation de services non réservés compris dans le service universel37. Dans une communication du 27 février 2006, l’IBTP a détaillé ces systèmes d’autorisations et de licences afin d’aider d’éventuels « nouveaux entrants ».
18Elle implique en tout cas de permettre à l’ensemble des opérateurs d’avoir accès aux ressources rares38, qu’elles fussent en quantité limitée (n° d’appel ou préfixe39) ou détenues par les pouvoirs publics (fréquences hertziennes et droit de passage). Dans ce volet, elle est en quelque sorte réparatrice, en ce sens qu’elle peut impliquer une certaine protection des « nouveaux entrants » par rapport à l’opérateur historique. En matière de télécommunications, il s’agit par exemple de trouver une manière d’allouer des fréquences hertziennes (res communes). À nouveau, les techniques juridiques restent familières, il s’agit de concéder un droit d’usage sous certaines conditions ou d’organiser des enchères pour leur octroi40. Concrètement, une idée transversale de concurrence pour le marché apparaît dans ces problématiques41. Lorsque les réseaux impliquent une emprise physique, l’octroi des permissions de voiries, l’éventuelle question du versement d’une redevance ou la question d’un éventuel partage des installations se posent en termes d’instruments d’accès au marché. La Cour de justice et la Commission européenne se sont montrées très actives sur ce thème. Il est vrai que la théorie des « infrastructures essentielles » d’origine américaine, déduite de l’article 86 (ex-82) du TCE , constitue une question centrale de la libéralisation. Le droit dérivé a organisé de manière plus concrète cet accès, notamment dans le secteur des télécommunications42, mais également dans le secteur de l’électricité de manière tout à fait originale, compte tenu des problèmes de stockage43, avec le système d’accès des tiers au réseau (censé combattre le monopole de transport et de distribution de l’électricité) ou celui de l’acheteur unique (qui implique une concurrence au niveau de la production, mais dans lequel une seule entité achète et vend l’électricité).
199. Les interventions en vue d’assurer le « bon » fonctionnement de la concurrence44. La complexité des interventions est beaucoup plus grande dans ce volet des politiques de libéralisation qui procède du même souci de faire bénéficier les individus et entreprises45 de prestations de meilleure qualité à des prix plus intéressants. Concrètement, il implique, à nouveau, de « gérer » la position dominante des opérateurs historiques et de favoriser l’arrivée de « nouveaux entrants ». Plusieurs actions relèvent de cette préoccupation.
20Au nom d’une certaine transparence, et dès lors avec un certain souci de prévenir des abus, le droit communautaire a, parfois, imposé des règles de transparence des relations financières entre les États membres et leurs entreprises publiques (lutte contre les subventions croisées46) et la tenue d’une comptabilité analytique47. Il a parfois imposé une séparation comptable des activités accomplies sous la protection de droits exclusifs ou spéciaux (ou sous monopole)48 des activités ouvertes à la concurrence (utile pour le calcul du coût du service universel49 et le contrôle des prix notamment prédateurs), et parfois imposé des séparations organiques ou institutionnelles. Dans le secteur de l’électricité, le droit communautaire impose de distinguer « les activités de production et de distribution de l’exploitation du système de transport par la création d’un gestionnaire de réseau »50. Le gestionnaire du réseau doit, en outre, être indépendant des autres activités, sur le plan de la gestion, afin de combattre les risques de discrimination ou de favoritisme. S’inscrivent également, dans cette logique, les procédés de filialisation des activités exercées en concurrence, pour les opérateurs qui en exercent d’autres qui ne le sont pas51. Madame LAGET-ANNAMAYER souligne, à juste titre, que ces nouvelles formes d’intervention se heurtent à un problème d’asymétrie d’information, l’opérateur historique ayant de ce point de vue, un avantage par rapport à ses nouveaux concurrents et par rapport aux organes de régulation52.
21Cette même asymétrie d’information rend particulièrement délicat le bon maniement des instruments juridiques liés à la tarification de l’usage du réseau mais aussi des services finals. Les arbitrages subtils conditionnent à la fois l’ouverture réelle de la concurrence, mais également la pérennité de celle-ci. Les modèles théoriques sont complexes et controversés. En régime de concurrence, la tarification des services finals est censée évoluer vers un rééquilibrage nécessairement induit de l’orientation vers les coûts réels. Théoriquement, les tarifs doivent néanmoins rester raisonnables et abordables sur tout le territoire, les intérêts des consommateurs sont donc pris en compte53. Formellement donc, l’intérêt général reste inscrit dans ce volet des politiques de libéralisation.
II.- Les notions de SIEG et de service universel
A.- La notion de SIEG en droit primaire
2210. La notion de SIEG en droit primaire54. La préservation de l’intérêt général n’est pas visée en tant que telle par les politiques de libéralisation. Au demeurant, formulée de cette manière, cette préservation est trop imprécise. La notion de SIEG du droit primaire constitue un instrument correcteur de la finalité première, la concurrence et l’établissement d’un marché intérieur. Elle est donc un instrument du marché55, un contrepoids.
23Il n’est guère utile de s’émouvoir de la circonstance que la jurisprudence de Cour de Justice ne permet pas de définir de manière précise la notion de « service d’intérêt économique général ». Il n’était guère plus aisé de caractériser les services publics fonctionnels. Si tel service doit présenter des caractéristiques spécifiques par rapport à celles que revêtent d’autres activités de la vie économique56, le recours à des expressions multiples, que certains considèrent comme interchangeables57, de service d’intérêt général, service universel ou service public, ne facilite pas l’exercice de qualification. Fondamentalement, cette lacune relative s’explique sans doute par le caractère sensible du sujet. Il s’impose de concilier la compétence des États membres pour définir le contenu de leurs services d’intérêt économique général, jouissant en la matière d’une très grande liberté, et le souci légitime de la Cour de Justice de sanctionner certains abus. L’intérêt des États à utiliser certaines entreprises en tant qu’instruments de leur politique économique, fiscale ou sociale, doit pouvoir se concilier avec l’intérêt de la Communauté au respect des règles de la concurrence et à la préservation de l’unité du marché commun58. Du moins, telle est la présentation qui est faite du sujet par les instances communautaires.
24Concrètement, et pour illustrer les propositions qui précèdent, les services suivants ont été considérés par les instances communautaires, comme d’intérêt économique général : la distribution d’eau59, la distribution d’électricité60, la distribution de gaz61, la mise à disposition d’un réseau de téléphone62, la collecte et la distribution de courrier63, la gestion de lignes aériennes non rentables64, la gestion d’infrastructures d’aéroport65, la gestion de certains déchets en vue de faire face à un problème environnemental66, le placement de main-d’œuvre67, le transport en ambulance68, etc.69 Ces exemples démontrent à suffisance que les notions de services publics (du moins à caractère économique) et de S.E.I.G. désignent des activités similaires.
25La prestation offerte au public est seule considérée, et, dès lors qu’elle présente des éléments d’universalité et de continuité70, qui sont déduits du régime juridique (légal, réglementaire ou contractuel), la qualification de service d’intérêt économique général est acquise. Ainsi, des grossistes qui fournissent en France des médicaments aux pharmacies ont été considérés comme des entreprises chargées d’un service d’intérêt économique général, parce qu’ils étaient obligés, par un arrêté ministériel, de détenir en permanence un stock important et d’assurer une livraison de médicaments dans les 24 heures suivant la réception de la commande71.
26Une évolution dans la jurisprudence de la Cour de justice, s’expliquant tant par une prise en considération plus grande des services d’intérêt général en tant que valeur commune de l’Union72, que par la libéralisation des marchés et la privatisation des services publics, a été soulignée. La Cour de Justice accepte des institutions dérogatoires aux mécanismes « naturels » du marché73, afin d’obliger les opérateurs économiques à fournir ces prestations spécifiques – parfois non rentables – afin de sauvegarder le caractère universel et continu de ceux-ci. Sensible à l’équilibre financier des entreprises chargées de pareilles missions, la Cour de Justice admet plus facilement que des restrictions à la concurrence sont nécessaires, notamment sous l’angle du financement (octroi d’un droit exclusif ou spécial74, ou financement direct sous la forme de subvention, ou financement indirect sous la forme d’un avantage fiscal75, venant compenser strictement76 les surcoûts générés par les services d’intérêt économique général). Elle s’inscrit dans le cadre des exceptions prévues dans l’article 86.2 du TCE77.
2711. La « prise en charge » par les pouvoirs publics du service économique d’intérêt général. Pour que l’ancien article 90 du traité (86 actuel) s’applique, encore faut-il que l’entreprise ait été « chargée » de la gestion d’un service d’intérêt économique général par un acte de la puissance publique78. Dans un premier temps, il fut jugé que le seul exercice d’une activité réglementée par l’État ne suffisait pas79. Ultérieurement, la Cour a précisé que l’« acte de puissance publique » ne devait pas nécessairement revêtir la forme d’un acte législatif ou réglementaire80, une simple « concession de droit public » suffisait81. Cependant, la Cour a admis que le seul fait, pour un pouvoir public, de rendre obligatoire l’affiliation à un fonds sectoriel de pensions, créé par des partenaires sociaux, était suffisant pour considérer que ce fonds était une entreprise chargée de la gestion d’un service au sens de l’article 90 précité82.
2812. Le déplacement du débat sur l’article 86.2 du TCE. L’arrêt SACCHI a suscité un regain d’intérêt pour les dispositions de l’article 86.2 (ex-90.2) du TCE83. La Cour de Justice a tenté de concilier les intérêts des États membres dans leur choix de politique économique avec les exigences des impératifs du traité en matière de concurrence. L’évolution des arrêts CORBEAU et Commune d’ALMELO84 est, sur ce dernier point, significative. La Cour de Justice met l’accent sur les conditions dans lesquelles les services économiques d’intérêt général sont prestés, en soulignant autant d’éléments qui évoquent pour les publiciste belges et français les célèbres lois de Roland : service rendu à tous (une collectivité), de manière continue, à des tarifs uniformes, sans égard aux situations particulières et au degré de rentabilité économique de chaque service individuel85. La qualification indiciaire de la Cour de Justice rejoint celle employée par les juridictions et la doctrine dans les ordres juridiques qui connaissaient la théorie du service public.
29L’article 86.2 (ex-90.2) du TCE prévoit l’application des règles, notamment des « règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui lui a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté. »86
30La Cour de Justice a souvent apprécié les cas dont elle était saisie au regard de l’article 86.1 et 86.2 (ex-90.1 et 90.2). Globalement, ces appréciations ont entraîné une appréciation de facto de la pertinence de la dérogation aux règles de concurrence, par rapport aux exigences liées à l’accomplissement des services d’intérêt économique général. L’arrêt SACCHI va imputer à l’État ou à l’entreprise la lourde tâche87 de démontrer que l’application des règles de concurrence est de nature à rendre impossible l’exercice de la mission qui lui est confiée. Le problème probatoire est d’autant plus sérieux que les méthodes et paramètres d’analyse restent aussi imprécis que controversés.
31Avec l’arrêt HÖFNER88, la Cour va estimer que le droit exclusif octroyé à un organisme public de placement ne saurait être mis en échec par les règles de la concurrence, puisque cet organisme se révélait incapable de répondre à un segment de la demande du marché (le placement des cadres). Par le biais de cette disposition, la Cour de Justice va analyser la pertinence de l’étendue des activités exercées avec une protection particulière, en vue de limiter l’étendue des monopoles de manière stricte dans un premier temps89, plus souplement dans un deuxième temps, en intégrant la notion d’équilibre entre secteurs économiques rentables et non rentables.
32Selon la Commission européenne, le droit communautaire ne condamne dès lors pas en tant que tel l’octroi d’un monopole, mais il exige une justification sous l’angle économique, rompant le lien nécessaire entre service public et monopole90. Il rompt ensuite le lien entre entreprises publiques (ou services publics organiques) et services économiques d’intérêt général (sens matériel), soulignant que les premières ne sont pas nécessairement en charge des seconds et que les seconds sont parfois assumés par des entreprises privées91.
3313. La cristallisation des discussions sur la question du financement. Les sommes allouées par les pouvoirs publics à des entreprises publiques ou privées en compensation des missions particulières92 assumées par ces dernières sont-elles des aides d’État ? L’approche du financement des entreprises publiques (au sens organique) et des services d’intérêt économique général (sens matériel) par le biais des aides d’États en droit communautaire doit être soulignée. En effet, celle-ci met l’accent sur la circonstance que ces activités ne constituent pas une activité de marché « normal ». Elles constituent, en quelque sorte, un contre modèle. Le droit communautaire se serait, selon certains, distancié de l’approche américaine de la théorie de l’indemnisation, qui met l’accent sur la nécessité de fournir au gestionnaire des public utilities un retour raisonnable des investissements consentis, en plaçant le centre de gravité du raisonnement sur la propriété privée93. Le droit communautaire entretient, par contre, des rapports plus ambivalents avec la théorie de la rémunération94, qui consiste à honorer une prestation accomplie par une société privée, soit dans le cadre « d’un marché public », soit dans le cadre d’une « concession de service public »95. L’assimilation entre marché public et concession en droit communautaire n’est en effet que très partiellement réalisée96, même si les régimes juridiques qui leur sont réservés en droit communautaire tendent à se rapprocher97.
34Les réponses des instances communautaires ont évolué sur la délicate question98 du financement public des services d’intérêt économique général (ou de service public selon la qualification retenue par certains ordres juridiques).
3514. Les positions divergentes de la Commission et des juridictions communautaires99. Dans un premier temps, la Commission européenne a considéré que les sommes allouées à des entreprises, en vue de compenser les obligations assumées par elles au titre d’obligations de « services publics », ne constituaient pas des aides d’État100. Elle mettait essentiellement en avant que ces sommes ne procuraient pas un avantage concurrentiel à ces entreprises101.
36Elle ne fut pas suivie par le Tribunal de Première instance, qui a retenu une définition large de l’aide, débarrassée de toutes considérations liées aux objectifs poursuivis par le financement dans l’exercice de qualification102, dite notion d’aide « brute »103. Le tribunal a considéré que l’intervention financière des pouvoirs publics, en ce qu’elle allégeait les coûts de l’entreprise, avait des effets sur la concurrence. Dans cette optique, le tribunal a déplacé son analyse sur la comptabilité de cette intervention financière au regard de l’article 86.2 du TCE, qui suppose une appréciation de sa nécessité au regard de la mission particulière assumée dans des conditions d’équilibre économique. La nécessité de l’aide sera analysée à l’aune d’une évaluation globale des conditions économiques dans lesquelles l’entreprise accomplit les activités particulières, sans tenir compte des bénéfices retirés d’activités économiques ouvertes à la concurrence que l’entreprise pourrait par ailleurs accomplir104.
37Dans un deuxième temps, la Commission européenne s’est ralliée à l’interprétation du Tribunal de Première instance des Communautés. Elle a considéré que la qualification d’aide pouvait être influencée par la manière dont elle était octroyée. Si la détermination des compensations s’est réalisée au terme d’une procédure de mise en concurrence (appel d’offres ouvert et inconditionnel), elle considère que la qualification d’aide d’État est exclue.
38La Cour de Justice se devait de clarifier cette question105. Elle le fit avec l’arrêt FERRING106. La qualification d’une exonération fiscale établie au bénéfice des grossistes répartiteurs, en compensation d’obligations de services publics dans le cadre de la politique française d’approvisionnement des officines en médicaments, était au cœur des débats.
39La Cour de Justice a analysé les deux circuits de distribution de médicaments, en France, directement concurrents : celui des grossistes répartiteurs et celui des laboratoires pharmaceutiques qui pratiquent la vente directe. Elle considère qu’il est établi que la taxe sur les ventes directes vise à rééquilibrer les conditions de concurrence entre les deux circuits de distribution des médicaments, puisque le législateur a imposé, aux seuls grossistes répartiteurs, des obligations de services publics. La Cour constate que la taxe a eu un effet sur la concurrence, puisque, suite à son introduction, les grossistes répartiteurs ont récupéré des parts de marchés107. Dans ce contexte, la Cour de Justice considère que l’exonération du paiement de la taxe constitue un avantage économique accordé au moyen de ressources publiques, en l’espèce le renoncement à percevoir la taxe ou l’exonération fiscale accordée. Le renforcement de la position concurrentielle d’une catégorie d’entreprises influence les échanges intracommunautaires, compte tenu des caractéristiques des marchés pharmaceutiques. La conclusion de la Cour de Justice est ferme : « abstraction faite des obligations de service public prévues par le législateur français, la taxe sur les ventes directes, en tant qu’elle ne s’applique pas aux grossistes répartiteurs, est susceptible de constituer une aide d’État au sens de l’article 92, paragraphe 1 du traité »108.
40Ensuite, la Cour de Justice répond à la question de savoir si la qualification d’aide d’État peut être exclue en raison des obligations spécifiques de service public imposées aux grossistes répartiteurs. Renvoyant à sa jurisprudence antérieure109, la Cour de Justice précise que, pour autant que la taxe sur les ventes directes imposées aux laboratoires corresponde aux surcoûts réellement supportés par les grossistes répartiteurs pour l’accomplissement de leurs obligations de services publics, le non-assujettissement à la taxe peut être regardé comme la contrepartie des prestations effectuées et, dès lors, ne constitue pas une aide d’État110. La stricte contrepartie annule de facto l’avantage.
41L’exonération est ainsi lue comme, d’une part, un moyen de rétablir des conditions de concurrence comparables entre ceux qui en bénéficient et les autres et, d’autre part, un prix représentant la contrepartie des prestations effectuées.
42La Cour de Justice précise encore que, si la stricte contrepartie n’est pas démontrée, l’article 86.2 du TCE ne peut être invoqué utilement car il ne couvre pas « un avantage fiscal dont bénéficient des entreprises chargées de la gestion d’un service public telles que celles en cause (…), dans la mesure où cet avantage excède les surcoûts du service public ».
43Certains soutiennent qu’avec ce raisonnement, le test de l’article 86.2 du TCE semble devenir superflu111. Puisque la qualification d’aide d’État entraîne l’obligation de notification préalable au sens de l’article 88.3 du TCE112, il en résulte une simplification certaine pour les pouvoirs publics, pour autant que toutes les conséquences en soient tirées sur le plan méthodologique. Il s’agit d’être en mesure de démontrer la stricte compensation entre l’avantage accordé par rapport aux obligations de service public (ou service économique d’intérêt général). Dans cette perspective, les États membres et les pouvoirs publics doivent être en mesure de démontrer que les mesures financières viennent strictement compenser les obligations particulières assumées par l’entreprise.
44La paix communautaire avec cet arrêt fut de courte durée. L’abandon de l’approche dite « aide d’État » au bénéfice de l’approche dite « compensation »113 allait ranimer les flammes de la discorde présente au sein des instances communautaires. Cette approche « compensatoire » est fondée sur le principe que la compensation du service public doit être regardée comme un prix du service rendu114 et concrétise l’application du standard de l’opérateur privé en économie de marché115.
4515. L’arrêt « ALTMARK »116. Le débat rebondit rapidement avec une affaire relative à un service public de transport local de personnes en Allemagne. Le cadre juridique du litige comprenait dès lors l’article 92 du TCE et l’article 77 relatif aux aides qui peuvent être accordées dans le domaine des transports117, dans le cadre de la politique commune européenne dans cette matière118. La législation allemande avait prévu un système de licence pour le transport de personnes par véhicule en service régulier. Elle avait, en outre, distingué les transports exploités en autonomie financière des transports exploités selon des « modalités de services publics ». Le législateur allemand avait prévu l’octroi de la licence pour les transports exploités en service public, sur base d’un acte d’autorité ou d’un contrat de service public, selon une procédure d’adjudication, conformément à la réglementation des marchés publics. Le litige s’est noué entre des sociétés concurrentes sur le marché des transports. Il était reproché aux autorités allemandes d’assortir de subventions les licences de transports exploités selon des modalités de service public. Plusieurs questions préjudicielles ont été posées à la Cour de Justice.
46S’écartant, dans les points 65 et 66 de son arrêt, des conclusions de l’avocat général, la Cour de Justice a considéré que le règlement 1191/69 était susceptible de s’appliquer119. Subsidiairement, la Cour a examiné la question des subventions au regard de l’article 92 du TCE.
47Par la première branche de la question préjudicielle, la juridiction de renvoi demandait en substance à la Cour de Justice : « si des subventions visant à compenser le déficit d’un service public de transport urbain, suburbain ou régional, relèvent en toutes circonstances de l’article 92, paragraphe 1, du traité, ou si, eu égard à la nature locale ou régionale des services de transport fournis et, le cas échéant, à l’importance du domaine d’activité concerné, de telles subventions ne sont pas de nature à affecter les échanges entre États membres ». La Cour de Justice a estimé que le caractère local ou régional des services de transports ne permet pas d’exclure, a priori, une incidence sur le commerce entre États membres, d’autant plus que l’ouverture de services de transports à la concurrence a permis à des entreprises d’exécuter ce type de service dans d’autres États membres que celui de leur établissement.
48La Cour de Justice va ensuite se référer à la jurisprudence ABDHU et FERRING120, en réaffirmant que : « dans la mesure où une intervention étatique doit être considérée comme une compensation représentant la contrepartie des prestations effectuées par les entreprises bénéficiaires pour exécuter des obligations de service public, de sorte que ces entreprises ne profitent pas, en réalité, d’un avantage financier et que ladite intervention n’a donc pas pour effet de mettre ces entreprises dans une position concurrentielle plus favorable par rapport aux entreprises qui leur font concurrence, une telle intervention ne tombe pas sous le coup de l’article 92, paragraphe 1, du traité. » Elle s’écarte donc clairement des conclusions de l’avocat général LEGER, qui avait critiqué avec beaucoup de véhémence la solution de l’arrêt FERRING121, tout en précisant cette dernière de manière substantielle.
49La Cour de Justice ajoute, en effet, quatre conditions qui doivent être réunies dans un cas concret, pour qu’une telle compensation puisse échapper à la qualification d’aide d’État122.
50Premièrement, l’entreprise bénéficiaire doit effectivement être chargée de l’exécution d’obligations de service public et ces obligations doivent être clairement définies123.
51Deuxièmement, les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation doivent être préalablement124 établis de façon objective et transparente, afin d’éviter qu’elle comporte un avantage économique susceptible de favoriser l’entreprise bénéficiaire par rapport à des entreprises concurrentes125.
52Troisièmement, la compensation peut dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts126 occasionnés par l’exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable127 pour l’exécution de ces obligations128.
53Quatrièmement, lorsque le choix de l’entreprise à charger de l’exécution d’obligations de service public, dans un cas concret, n’est pas effectué dans le cadre d’une procédure de marché public129 permettant de sélectionner le candidat capable de fournir ces services au moindre coût pour la collectivité130, le niveau de la compensation nécessaire doit être déterminé sur la base d’une analyse des coûts qu’une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée en moyens de transport, afin de pouvoir satisfaire aux exigences de service public requises, aurait encourus pour exécuter ces obligations, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations.
54Dans la mesure où des subventions publiques accordées à des entreprises explicitement chargées d’obligations de service public, afin de compenser les coûts occasionnés par l’exécution de ces obligations, répondent à ces quatre conditions, de telles subventions ne tombent pas sous le coup de l’article 92, paragraphe 1, du traité. À l’inverse, l’intervention étatique qui ne répond pas à une ou plusieurs desdites conditions devra être considérée comme une aide d’État au sens de cette disposition.
55L’arrêt Altmark constitue, sans nul doute, une « nouvelle approche compensatoire »131, et un incitant indirect à confier l’exécution des services publics à des entreprises, dans le cadre d’une procédure de mise en concurrence.
5616. Les enjeux de la jurisprudence ALTMARK. La Cour de justice a confirmé sa jurisprudence132. L’arrêt ENIRISORSE illustre la difficulté de démontrer rigoureusement la troisième condition posée par l’arrêt ALTMARK, « la compensation ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l’exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations » ; de simples allégations ne suffisent pas. Une comptabilité analytique semble indispensable133.
57MEROLA et MEDINA, reprenant la plupart des arguments avancés par l’avocat général LEGER, dans ses conclusions précédant l’arrêt ALTMARK, émettent des critiques relatives à l’approche compensatoire134. Elles se déclinent en trois thèmes. Le premier est la conception même de l’aide : s’agit-il d’une « approche brute » ou « nette » ? Le deuxième est la validité économique de la solution. Le troisième est l’interprétation de la logique du Traité. Les trois thèmes se rejoignent dans les détails de l’argumentation.
58Dans le premier thème, MEROLA et MEDINA soulignent l’évolution dans l’interprétation de la notion « d’avantage ». La philosophie du droit communautaire des aides d’État serait de n’apprécier un aspect compensatoire que lors de l’examen de la compatibilité135. L’approche compensatoire supprime dès lors cet examen de compatibilité en méconnaissance de l’économie de l’article 87 du TCE. Il est vrai que la notion d’avantage net change radicalement le droit communautaire des aides d’État136. Selon nous, si l’évolution rencontre la difficulté récurrente générée par l’obligation de considérer une intervention publique avec le seul référent de l’économie de « marché » parfois considérée pour l’exercice de manière trop réductrice, elle n’en reste pas moins contraire aux dispositions du Traité.
59Dans le deuxième thème (la validité économique), MEROLA et MEDINA soulignent, s’appuyant sur l’analyse économique, la confusion entre la qualification et la justification opérée par l’approche compensatoire. Des économies indirectes liées à la stricte compensation, image, synergie, subvention croisée, bénéfice inhérent à la prestation137, etc., ne sont pas prises en compte. Cela revient à souligner que l’avantage peut être présent lorsqu’il n’est pas certain que le marché aurait pu offrir spontanément le service et que les bénéfices indirects n’ont pas été quantifiés. Ce type de raisonnement induit naturellement la solution de l’organisation d’un appel d’offres, afin de vérifier si « le marché » n’est pas capable de répondre à la demande de service public138. La solution du « marché public », du moins telle qu’elle est interprétée par les instances communautaires139, permettrait encore d’objectiver les coûts140. Selon nous, il reste à définir ce que signifie au juste, dans l’esprit des commentateurs, la volonté de vérifier que le marché offre spontanément une solution. À notre sens, cela ne peut signifier qu’un financement privé de l’activité en question141. Or, le lien tissé entre cette « offre spontanée du marché » et le marché public est à l’opposé de ce financement privé. En effet, dans un marché public, le service est financé par des fonds publics. Dans le troisième thème, MEROLA et MEDINA soulignent que l’approche compensatoire rend l’application de l’article 86.2 du TCE impossible.
60Les enjeux politiques de cette discussion sont complexes dans le cadre de la construction européenne. Comme le soulignent très justement MEROLA et MEDINA, l’arrêt ALTMARK redistribue les compétences, affaiblissant celles de la Commission européenne dans le cadre de son contrôle ex-ante et accroissant celles des tribunaux nationaux dans le cadre d’un contrôle ex-post, sans cependant énerver le contrôle ex-post de la Commission142. Si le droit communautaire s’invente tous les jours et se commente longuement, il s’applique à des situations souvent anciennes. La jurisprudence ALTMARK plonge de nombreux dirigeants dans un abîme d’incertitude. Si l’argument est jugé superficiel par certains143, il semble devoir être rencontré de manière pragmatique afin d’éviter une situation chaotique dans certaines États membres, même en considérant la force créatrice du chaos. Le véritable enjeu est l’emprise du droit communautaire sur la compétence des États membres, pour organiser et naturellement financer les S.E.I.G et leurs institutions publiques, non sur le principe, qui ne semble pas contestable, mais sur les modalités. La remise en question systématique des règles et la formulation confuse de principes, à défaut de consensus politique, sont une source d’inefficacité et d’insécurité juridique préjudiciables à tous. La crédibilité des institutions impliquées, celles des États membres et celles de la Communauté européenne, en est, nécessairement, affectée.
6117. Les suites de l’arrêt ALTMARK. La Commission européenne, probablement sensible aux difficultés d’application des principes dégagés par la Cour de Justice dans l’affaire ALTMARK, a entamé divers projets en vue de clarifier les modalités des règles de concurrence dans le cadre des aides d’État sous forme de compensation, notamment d’obligation de services publics : encadrement des aides d’État sous forme de compensation de service public, projet de décision d’application des dispositions de l’article 86 du TCE aux aides d’État sous forme de compensation de service public octroyées à certaines entreprises chargées de la gestion de service d’intérêt économique général, et projet de directive modifiant la directive 80/723 relative à la transparence des relations financières entre les États membres et les entreprises publiques. La Commission a présenté son approche dite de minimis et autres exemptions par secteur144 au Parlement européen. Ce dernier a accueilli favorablement le principe de ces mesures, en excluant, a priori, toute exemption, sans investigation approfondie de la situation de chaque État membre145. Elle a annoncé une future décision (sur base de l’article 86.3 du TCE) et une proposition de directive pour assouplir les obligations des gouvernements nationaux quant à la notification des versements d’aides à certaines opérateurs de services publics, afin de tirer les conséquences de l’arrêt ALTMARK146. La décision précisera les conditions à respecter pour que les compensations versées aux entreprises chargées d’un service d’intérêt général économique soient compatibles avec le droit des aides d’État et ne doivent pas être notifiées. Les compensations inférieures à 30 millions d’euros par an, pour autant que leurs bénéficiaires réalisent un chiffre d’affaires annuel inférieur à 100 millions d’euros, sont visées par la décision. Les hôpitaux, les sociétés de logement social, certaines liaisons maritimes et aériennes avec des îles ont été insérés dans le projet de décision.
B.- L’émergence du concept de service universel dans le droit dérivé
6218. Généralités. La rigueur sémantique ne fut pas plus au rendez-vous lors de l’élaboration du droit dérivé ayant pour objet de libéraliser certains secteurs. Le vocable « service public » est réapparu sous la plume des instances communautaires147 qui ont ensuite mis l’accent sur la notion148, fort ancienne, de « service universel »149 liée, en droit américain, à la question des monopoles. En droit communautaire, le concept de service universel a été utilisé pour la première fois dans le secteur des services postaux150. Le choix du concept participe également au déplacement du débat sur les techniques de financement. De nature fonctionnelle, la notion de service universel s’inscrit, en outre, en parfaite harmonie avec la finalité des politiques de libéralisations. Selon la Commission, elle vise précisément des exigences d’intérêt général auxquelles doivent répondre les activités libéralisées et elle tend à assurer, partout dans l’Union, l’accès à tous à certaines prestations essentielles, de qualité et à un prix abordable.
63Les principes d’universalité, d’égalité et de continuité qui caractérisaient les services publics sont dès lors sauvegardés. Par contre, le caractère abordable du service universel constitue une innovation remarquée et soulignée151. Elle est certes délicate à interpréter car, à l’instar de l’émergence de certains droits fondamentaux dans le discours juridique, comme la dignité humaine, elle peut aussi signifier la prise en compte par un ordre juridique d’une menace ou d’une violation. La notion de service universel met également l’accent sur la qualité de celui-ci, le droit dérivé imposant des outils de définition, d’information et de contrôle de celle-ci152. Elle est, en outre, essentiellement évolutive, ce qui était naguère exprimé dans le principe d’adaptabilité, son contenu est lié aux avancées technologiques. Sans doute, les services universels constituent une avancée pour certaines nouveaux États membres, chacun restant libre d’aller plus loin dans la définition des prestations offertes aux citoyens pour des raisons liées à l’intérêt général. La notion de service universel est, selon la très belle expression de Mme LAGET-ANNAMAYER, le « vecteur d’un intérêt général communautaire ». Elle a participé à l’introduction d’un article 16 dans le TCE qui précise « la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ». Sans minimiser l’impact symbolique de cette nouvelle disposition, celle-ci n’est pas de nature à remettre en cause les équilibres généraux du TCE, ni la portée de l’article 86. Reste à découvrir l’interprétation que la Cour de Justice réservera aux concepts de valeurs communes ou de cohésion sociale dans la question traitée. Elles semblent exprimer qu’un autre système de justification, qui ne soit pas « purement » économique, est désormais possible, encore faudra-t-il donner un sens précis à celui-ci.
6419. La traduction différenciée selon les secteurs d’activité. À nouveau, la traduction ponctuelle de la notion de service universel n’est pas uniforme en droit communautaire. Elle semble spécifique aux secteurs des télécommunications et des services postaux153.
65Si sa définition renvoie à des données et notions familières aux juristes qui ont étudié la théorie du service public, il faut se garder d’une assimilation trop rapide car le contexte et la finalité ont changé154. Désormais, il s’agit de concevoir des modalités juridiques adaptées au souci premier, instaurer une concurrence accrue (augmentation du nombre des opérateurs). Dans cette perspective de nouvelles techniques de financement sont devenues possibles.
6620. Le principe et les exceptions en matière de financement : présentation générale155. Le service universel doit, en principe et par priorité, être financé par le prix payé par les usagers156. Les tarifs doivent dès lors être orientés vers les coûts. Les financements collectifs (interne ou externe) ne peuvent être prévus qu’à titre complémentaire. La pluralité des opérateurs économiques permet d’envisager de nouvelles techniques de financement (fonds externes alimentés par une pluralité d’opérateurs), sans remettre en cause les techniques anciennes.
67L’évaluation des coûts du service universel est devenue une question centrale, puisque le financement complémentaire lui est lié et qu’elle a un impact sur les mécanismes d’imputation de ces coûts (soit les techniques de financement proprement dites). La philosophie, très générale, est de privilégier le financement qui porte le moins atteinte au « fonctionnement de la libre concurrence » et « respecte les principes fondamentaux du traité ». L’apparition de ces formules sacramentelles ne surprend guère. Souvent, il s’agit d’indiquer que si tout peut sembler différent, rien n’a véritablement changé, si ce n’est que les méthodes, nettement plus complexes, sont dictées par des autorités différentes et que les États membres ont perdu un peu de leur compétence en chemin.
68Le financement public traditionnel par des subventions est resté possible. Du reste, il était prévu par le TCE en matière de transports par chemine de fer, par route et par voies navigables157 et a été clairement admis par la Cour de Justice, notamment dans le secteur postal158. Les subventions doivent correspondre au remboursement des obligations de « services publics » (ou à celles de services universels). L’article 86, §2 s’applique. La difficulté réside dans l’évaluation, acceptable pour les instances communautaires, de la stricte compensation159. À défaut d’établir cette stricte compensation, le droit communautaire des aides d’États s’applique. Si ces compensations sont vues avec méfiance par les instances communautaires, elles y sont nettement moins hostiles lorsqu’elles ont participé à leur encadrement concret160. Assez clairement également, les instances communautaires sont plus enclines à accepter cette modalité de financement lorsqu’une procédure d’appel d’offres a été organisée pour choisir le prestataire, bénéficiaire de la subvention161, en imposant souvent la contractualisation de la relation162. Dans le secteur des transports de voyageurs, la Commission a réaffirmé sa préférence pour l’organisation d’un appel d’offres et une contractualisation de la prestation de service163. Le Parlement s’y est opposé dans des termes ambigus. Force est de constater que la position de repli finalement adoptée par la Commission reste d’un flou certain.
69Le financement interne, péréquation géographique ou par service, reste également possible, même s’il n’est pas accueilli avec enthousiasme par les instances communautaires. Il repose sur un mécanisme de subvention croisée admis par la Cour de Justice164 et le droit dérivé. Certains présentent le financement interne comme intimement lié au concept de service universel, qui implique l’accès à ces services à prix abordable, indépendamment de la localisation géographique165. Cette déduction ne nous semble pas convaincante car les modalités pour réaliser l’objectif sont variées. Quoi qu’il en soit, les instances ont admis de manière explicite les subventions croisées (péréquation tarifaire) dans le secteur postal166 et dans le secteur des télécommunications (seulement à titre transitoire pour ce dernier)167. La péréquation entre service, ou l’adossement d’une activité rentable à une qui ne l’est pas168, a également été validé par la Cour de Justice169. Le droit dérivé est plus délicat à interpréter : il semble accepter ce type de financement à certaines conditions. Logiquement, le droit communautaire se préoccupe d’éviter un abus de position dominante. Concrètement, la notion de « service réservé »170, en droit dérivé, consacre la légalité et l’encadrement du mécanisme, dans le secteur des télécommunications et le secteur postal171. À nouveau, le principe de l’exclusion de certains services à la concurrence n’est accepté que dans la mesure où elle est nécessaire au financement, ce qui repose la délicate question de l’évaluation. La séparation comptable est dès lors logiquement imposée, sans constituer une panacée.
70Le partage des coûts du service universel ou le financement externe, par la création d’un fonds de financement du service universel alimenté par les opérateurs ou les redevances de services publics, constituent de nouveaux modes de financement172.
71Le secteur des télécommunications fut à nouveau un terrain privilégié d’expérimentation, les « nouveaux entrants » ont été invités à financer le service universel par le versement de redevance d’accès spécifique173. À nouveau, de sérieux problèmes d’évaluation des coûts se posent, l’opérateur historique pouvant conserver des informations de nature à fausser la concurrence : asymétrie d’information et distorsions de concurrence contrarient l’efficacité (et surtout le contrôle externe).
72Le système de péréquation externe a été imaginé174 pour sortir des difficultés liées aux différents financements internes et d’abandonner le système des « services réservés » : il apparaît adapté à la présence d’une pluralité d’opérateurs et peut être confié à une autorité indépendante. À ces titres, il s’inscrit dès lors parfaitement dans la logique de marché voulue. La directive 96/19 du 13 mars 1996 et la directive 2002/22/CE relative au service universel dans le secteur des télécommunications ont consacré ce mode de financement, tout en précisant les méthodes d’évaluation du coût du service universel. À nouveau, tous les problèmes d’évaluation ne sont pas pour autant évacués ; l’implication des instances communautaires dans la formalisation des règles permet, sans doute, de limiter les aléas de tout contentieux.
7321. Le financement du service universel dans le secteur postal, en Belgique. Les grandes lignes de la libéralisation des services postaux furent tracées dans la directive 97/67/CE175. La difficulté d’élaborer une approche commune sur le sujet a permis l’adoption de solutions présentant une certaine souplesse. Le degré d’ouverture n’était pas figé, les États membres pouvaient aller au delà de la libéralisation imposée, il pouvaient également aller plus loin dans la définition du service universel pour autant qu’ils respectent alors les contraintes en matière de financement. Les techniques de financement étaient variées : la création d’un fonds de compensation, l’instauration de services réservés (harmonisés) ou de taxes restaient possible. La définition et le financement du service universel sont deux problèmes centraux176. La directive 2002/39 du Parlement et du conseil du 10 juin 2002 a défini les étapes programmées de la libéralisation, en limitant davantage et de manière progressive les services qui pouvaient être réservés.
74En droit belge, les principes sont énoncés dans la loi du 21 mars 1991 relative aux entreprises publiques autonomes177 et dans le contrat de gestion178.
75La Poste fut initialement179 chargée de fournir la totalité du service universel sur l’ensemble du territoire et s’est vu réserver certains services dans le respect de la directive 97/67/CE, dont le courrier transfrontalier (entrant et sortant), le publipostage dans les mêmes limites de prix et de poids que pour les autres services réservés180. Dès cet instant, le contenu du service universel ont défini par la loi181 et dans ses modalités concrètes dans le contrat de gestion, ainsi que le principe d’un financement182 au moyen d’un fonds de compensation. L’activation de ce fonds était prévue si le financement par les services réservés183 se révélait insuffisant184. Il devait être financé par les entreprises titulaires d’une licence et réalisant un certain chiffre d’affaires dans le service universel non réservé185.
76Le contrat de gestion a confié à la Poste, outre ce service universel, des tâches de service public186 en matière d’envois postaux, de prestations financières, de vente des timbres-poste et autres valeurs postales187, intégrant parfois des dimensions très humaines188. Il contient également les principes de tarification et de financement notamment du service universel189. L’Institut est chargé de la tâche délicate de vérifier le calcul du coût du service universel190.
7722. La question ultime : l’identité du prestataire du service universel ou des services d’intérêt général. La logique de la concurrence, du « market design » n’a pas vraiment de limite objective dans ses potentialités de traduction en règle juridique. La finalité de la mise en place d’un marché, telle qu’elle est interprétée par les instances communautaires et le principe de l’égalité de traitement entre entreprises publiques et entreprises privées peuvent également avoir des conséquences en matière de choix de l’entreprise chargée du service universel ou des services d’intérêt général (bref des services bénéficiant d’un financement complémentaire). Dans le discours économique, il s’agit de définir jusqu’où l’offre de tels services doit être rendue « contestable ». Une « logique de marché » peut aussi impliquer qu’une entreprise doit être mise en mesure d’assumer en nature l’offre de service universel. Ce n’est qu’à défaut, qu’une contribution financière peut être recherchée191. À nouveau une certaine « logique de marché », semble également plaider pour l’organisation de procédure de mise en compétition des offres de services faisant l’objet d’un financement collectif tout à la fois pour contribuer à déterminer un coût plus objectif de ceux-ci, du moins si l’enchère est bien conçue192, et afin d’assurer concrètement l’égalité entre les entreprises qui sont censées pouvoir l’exercer. En énonçant ces propositions, il ne s’agit pas de les promouvoir mais de souligner ce que peut encore impliquer une certaine logique du TCE, il reste aux États membres à exprimer leur adhésion à celle-ci ou à la modifier193.
78Dans le cadre des politiques de libéralisations, les instances communautaires ont approché cette question délicate de manière nuancée, ou plus exactement ambiguë, tout en indiquant leurs préférences pour une multiplicité d’opérateurs en charge des services universels (ou d’intérêt général) sans l’imposer. Le principe de subsidiarité194 semblait impliquer cette solution. Aussi, la désignation a priori d’un seul opérateur et la désignation d’un ou plusieurs opérateurs a posteriori après procédure de mise en concurrence, sont maintenues. À nouveau, les solutions retenues sont fonction des secteurs d’activité qui permettent, selon des degrés divers, la présence d’une multiplicité d’opérateurs.
79La directive 96/19/CE du 13 mars 1996 d’ouverture complète à la concurrence prévoit que les États membres prennent les mesures nécessaires afin de garantir à toute entreprise le droit de fournir ces services de télécommunications195. Il est affirmé clairement que plusieurs organismes peuvent avoir des obligations de services universels196. Dans le livre vert sur le secteur postal et la directive 97/67/CE, la multiplicité des opérateurs pour fournitures de services universels est clairement envisagée.
80Reste à déterminer la manière dont les instances communautaires vont appliquer la jurisprudence récente relative aux marchés publics communautaires « in house », aux secteurs libéralisés, puisque le principe de la relation « in house » a été étendu aux dispositions relatives aux libertés fondamentales du TCE…
81Avril 2006