Cahiers de Science politique

Université de Liège

1784-6390

 

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Ann Lawrence Durviaux & Françoise Navez

Marchés publics et développement durable : quelles possibilités de prise en compte des particularités des entreprises d’économie sociale et socialement responsables ?

(Cahier n°12)
Article
Open Access

Introduction1

1La consommation responsable relève du développement durable. Les pouvoirs publics sont des consommateurs importants (15 % du PIB de l’Union européenne) de plus en plus désireux de traduire cet objectif de développement durable au travers de leurs actes d’achat. En ce qui concerne le volet social du développement durable, les acheteurs publics peuvent, par exemple, vouloir soutenir des entreprises qui ont des préoccupations sociales reconnues (entreprises d’insertion, entreprises de travail adapté, entreprises labellisées SA 8000) ou des produits reconnus comme étant éthiques (label Max Havelaar, label social belge).

2Néanmoins, les pouvoirs adjudicateurs désirant avoir une consommation responsable, favorable au développement durable, hésitent souvent à insérer des considérations éthiques2 dans le cadre du processus de marchés publics. En effet, cet exercice reste difficile et périlleux. L’argument généralement avancé pour expliquer cette hésitation est le fait que l’insertion de clauses éthiques va à l’encontre de la « logique de marché » imposée par la législation nationale, le droit communautaire ou encore l’Accord sur les Marchés Publics. Une des causes de cette difficulté vient certainement de l’interprétation faite par la Commission européenne, des dispositions applicables – interprétation qui est en porte-à-faux avec le nouveau paradigme du développement durable, en particulier pour ce qui concerne les aspects sociaux.

3Les développements qui suivent ont pour objectif de démontrer que le droit européen et belge ne fait pas obstacle à cette prise en compte d’aspects sociaux ou éthiques dans le cadre des marchés publics, pour autant qu’on l’interprète au regard du nouveau paradigme européen de développement durable.

4L’introduction d’une exigence éthique dans le cadre d’un marché public peut se concevoir à différents niveaux : lors de la définition de l’objet du marché et des spécifications techniques, lors de la sélection de l’entreprise (cause d’exclusion ou critère de sélection), lors du choix de l’offre la plus intéressante (critère d’attribution) ou lors de l’exécution du marché (condition d’exécution). Ces différentes notions sont définies par la législation et une considération éthique se doit d’en respecter les caractéristiques. Il n’est pas possible d’envisager « in abstracto » la compatibilité d’une clause éthique prévue dans un cahier des charges, car cette compatibilité est fonction des modalités particulières prévues. Une problématique transcende cependant les différents cas de figure : la place des aspects éthiques, entendus au sens large3, dans le processus de marchés publics. En effet, suivant que l’on admet la prise en compte des aspects éthiques de façon subordonnée ou non à la prise en compte d’aspects purement financiers, les possibilités de valoriser les caractéristiques éthiques d’une production sont plus ou moins étendues et efficaces.

5Après un bref détour par une présentation du concept de marché public et du droit applicable, nous examinerons les positions européenne et belge quant à la place de l’éthique, entendue au sens large, et donc de la prise en compte du développement durable dans les marchés publics.

6Un marché public (MP) est un contrat soumis à des règles particulières parce que le consommateur qui désire acquérir un bien, un service ou une fourniture est un pouvoir public qui use de deniers publics et se doit d’agir dans l’intérêt général, ou dans une situation assimilée par un législateur.

7Au sein de l’Union européenne, la matière est régie par différents corps de règles. Sous certains seuils4 (154.000 euros, 236.000 euros ou 5.923.000 euros selon le secteur ou le type de pouvoir adjudicateur), le droit applicable sera le droit national, qui ne doit pas nécessairement respecter les directives européennes, mais bien les principes généraux des Traités, tels les principes de non-discrimination, de liberté de circulation, etc. En Belgique, il s’agit de la loi du 24 décembre 1993 telle que modifiée par le chapitre X de la loi programme du 8 avril 2003 (soulignons que cette loi vient d’être modifiée5). Au-dessus de ces seuils, il y aura lieu d’appliquer les directives européennes pour les marchés intra-communautaires ou l’Accord sur les Marchés Publics (AMP), conclu dans le cadre de l’OMC, pour les autres marchés, quand l’entreprise ressort d’un état signataire6.

8Au-delà de certaines différences techniques, toutes ces dispositions ont les mêmes orientations générales : l’ouverture des MP à la concurrence ; l’égalité de traitement dans l’accès aux MP, dont le principe de non discrimination est une application ; la transparence, qui induit la publicité préalable, l’existence de critères de choix posés a priori devant permettre de faire le « meilleur choix économique », …

9Pour l’interprétation de ces notions, les gouvernements nationaux se réfèrent aux lignes directrices de la Commission européenne ou à ses avis et, en Belgique, on s’y réfère habituellement7 même sous les seuils d’application des directives. En principe, la Commission européenne n’a qu’un pouvoir de surveillance. C’est la DG Marché intérieur qui contrôle la bonne application des dispositions dans les États membres, l’évaluation permanente de leur fonctionnement et de leur impact économique, ainsi que leur adaptation aux évolutions économiques et technologiques. Théoriquement, l’interprétation faite par la Commission n’a pas de force contraignante mais, en pratique, elle est importante. Soulignons que la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) est également appelée à interpréter la législation européenne en la matière dès lors qu’elle est saisie d’une affaire. En principe, son interprétation prime sur celle de la Commission.

1. Les directives en vigueur

10Le droit de la passation des marchés publics a été codifié, au niveau européen, dans deux nouvelles directives : la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (Journal officiel de l’Union européenne, L 134 du 30 avril 2004) et la directive 2004/17/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 portant coordination des procédures de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux (Journal officiel de l’Union européenne, L 134 du 30 avril 2004).

11Ces deux directives sont entrées en vigueur au 30 avril 2004 et devaient être transposées en droit national pour le 1er janvier 2006. Elles ont pour objet de simplifier et modifier le cadre juridique dans les secteurs classiques et spéciaux ainsi que de coordonner les trois directives pour les marchés des secteurs traditionnels. Le souci invoqué d’améliorer la lisibilité de la réglementation a toutefois donné l’occasion de proposer l’introduction de règles nouvelles et a suscité un débat sur la question de la prise en compte de l’objectif de développement durable dans le processus de marchés publics.

12La directive laisse aux États membres une certaine liberté puisqu’elle n’établit pas une réglementation communautaire uniforme et exhaustive8. La transposition d’une directive n’implique dès lors pas nécessairement une reprise textuelle de ses dispositions. Soulignons néanmoins le caractère précis de nombreuses dispositions en la matière. Se pose alors également la question du caractère directement applicable de ces directives. Dans cette hypothèse, les particuliers pourront invoquer cette applicaton directe devant des juridictions nationales à l’encontre de l’État, soit lorsqu’il s’est abstenu de les transposer, soit lorsqu’il en a fait une transposition incorrecte9. Dans la matière des marchés publics, le caractère directement applicable a été reconnu implicitement dans différents arrêts de la Cour10. Néanmoins, les directives ne sont applicables qu’à partir de certains montants de marché.

2. Les principes généraux

13Outre ce droit spécifique, la CJCE a appliqué d’autres dispositions générales du Traité de l’Union européenne à des contrats qui soit ne constituaient pas des marchés publics, soit étaient des marchés publics mais non couverts par les directives marchés publics (dont l’application, comme nous l’avons déjà mentionné, n’est prévue qu’au-delà de certains seuils).

14Ainsi, les règles relatives à l’interdiction de toute discrimination en raison de la nationalité11, à la libre circulation des marchandises12, à la liberté d’établissement13, à la libre prestation de services14, les exceptions relatives à ces règles15, la libre circulation des travailleurs16, ainsi que le principe de l’interdiction des aides d’État sont susceptibles de s’appliquer aux marchés publics, soit en tant que complément des règles prévues par les directives réglant spécifiquement la passation des marchés publics, soit en tant que droit substantiel applicable pour les marchés non visés par les directives ou, éventuellement, d’autres formes de situation non couvertes, comme des montages contractuels complexes17.

15La CJCE a, en outre, dégagé des principes généraux qu’elle entend appliquer aux procédures de passation de marchés publics, soit visés par les directives « marchés publics », soit sortant du champ d’application de ces directives. Il s’agit des principes d’égalité de traitement, dont l’interdiction de discrimination en raison de la nationalité est tirée, de transparence de la procédure de comparaison des offres et de proportionnalité, qui implique une proportionnalité entre la mesure choisie et l’effet recherché.

16L’exemple de la loi italienne de 1991 sur les coopératives sociales, qui prévoyait une réservation de marchés publics en faveur de ces dernières, illustre, entre autres, une application du principe d’égalité de traitement intéressante pour la question qui nous occupe. En effet, la disposition a été critiquée par la Commission et la loi a été révisée en 1995 afin de prévoir cette réservation sous les seuils européens d’application des directives et, pour respecter le principe général d’égalité de traitement, la réservation a été ouverte aux entreprises de l’UE équivalentes aux coopératives sociales italiennes.

3. Le droit belge

17En Belgique, la matière est régie par la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et ses arrêtés d’application. Cette loi a été modifiée par le chapitre XII de la loi programme du 8 avril 200318. Celui-ci a introduit des précisions traduisant en droit belge les dernières évolutions du droit communautaire en matière de prise en compte du développement durable dans le cadre des marchés publics. Le but du législateur belge a été d’affirmer une position progressiste en matière de développement durable au moment de la discussion des nouvelles directives européennes, mais aussi de préciser diverses possibilités de prise en compte de caractéristiques éthiques, entendues au sens large, de produits ou d’entreprises, aux différents stades de la procédure. Cette loi a été révisée par la loi du 15 juin 200619 qui, quoique moins explicite, reste dans la ligne progressiste de la loi précédente en matière de développement durable.

Développement durable et marchés publics

18Après ce bref examen du droit applicable, nous allons examiner les possibilités de valoriser des considérations éthiques au sein du processus de marchés publics et d’y intégrer, dès lors, les objectifs de développement durable. Soulignons que les positions de la Commission et de la CJCE se fondent sur les anciennes directives. Ces analyses ont influencé le contenu des nouvelles dispositions et très certainement l’interprétation qui en sera faite. Dans un souci de concision, nous nous limitons à l’exposé des grandes lignes de la réglementation et de l’interprétation qui en est faite.

19Au-delà de différences plus techniques, les grands principes régissant la matière des marchés publics sont :

  • la concurrence, sans explication précise à ce sujet ;

  • la transparence ;

  • l’égalité de traitement dans l’accès aux marchés publics, dont le principe de non-discrimination est une application.

20Ces principes sont traduits dans les dispositions relatives à la sélection des entreprises et au choix des offres de telle sorte que :

  • les critères de sélection des entreprises et d’attribution du marché sont uniquement d’ordre économique, technique et/ou de capacité financière ;

  • les soumissionnaires ne peuvent être discriminés sur base d’autres critères, étrangers à ceux qui peuvent être prévus conformément à la réglementation.

21Il reste à déterminer la portée donnée à des concepts comme « la capacité économique, financière et technique des entreprises » et « l’offre économiquement la plus avantageuse » au regard d’une volonté d’utiliser les marchés publics comme instrument valorisant des caractéristiques éthiques, soit d’une entreprise, soit d’un produit. Il s’agit donc là d’une réponse politique au sens noble du terme et non « scientifique » comme le laissent croire certains tenants d’une position ultra-libérale – parmi lesquels la Commission européenne – qui se réfèrent aux « lois du marché ».

1. Position européenne

22Sur la question de la rationnalité économique, la Commission européenne adopte une position différente de la CJCE. À notre sens, comme nous le développons dans cette section, cette dernière a une interprétation plus conforme aux dispositions du Traité et aux engagements de l’UE en matière de développement durable et de cohésion sociale. Soulignons que la Commission emploie le terme « social » au sens large, à savoir qu’il inclut également l’éthique, mais non les aspects environnementaux, qui font l’objet de prises de position particulières. L’argumentaire étant identique pour ces aspects qualitatifs, nous ne nous attarderons pas à en distinguer les régimes particuliers proposés par la Commission. Néanmoins, notre analyse porte plus particulièrement sur les aspects sociaux et éthiques. Enfin, nous examinons le résultat du vote européen.

1.1. La Commission européenne

23Pour la Commission, le pouvoir public fait donc le meilleur choix en tenant compte de ses coûts et de ses bénéfices individuels et à court terme. Outre le souci implicite et parfois formel de diminuer les dépenses publiques, cette logique se base sur l’hypothèse que la maximisation du profit individuel conduit à la maximisation de l’intérêt général. Une telle approche fait donc fi des théories qui développent les hypothèses d’insuffisance ou des défaillances des marchés. En effet, même la science économique est beaucoup plus nuancée sur le sujet que certains qui s’y réfèrent pour justifier leur position. La Commission n’interdit néanmoins pas toute considération éthique, sociale ou environnementale et sa position a évolué au regard des positions prises par la CJCE. Elle a dû céder beaucoup de terrain, particulièrement en matière environnementale, mais elle reste réticente pour les aspects sociaux et éthiques. Dans ses avis récents, dont celui relatif à la loi belge de 2003, la Commission abandonne l’argument de la nature non-économique20 des critères sociaux et environnementaux. Elle soutient que le critère d’attribution doit concerner la nature de la prestation faisant l’objet du marché et permettre d’évaluer les qualités intrinsèques d’un produit ou d’un service. Cette conception rejette, en filigrane, la prise en compte du processus de production, dès lors qu’il ne se retrouve pas physiquement dans le produit. C’est pourquoi elle admet les critères environnementaux et rejette les critères sociaux. Elle déclare en effet qu’il est difficile d’imaginer une caractéristique sociale qui se retrouve intrinsèquement dans la nature du produit21.

24Cette position est néanmoins dépassée. En effet, depuis l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam (1999), l’Union européenne s’est donné comme objectif fondamental le développement durable. L’objectif de développement durable stipule que la croissance actuelle ne doit pas se faire au détriment de celle des générations futures. Cette formule constitue une nouvelle manière de juger de ce qui constitue la rationalité économique. Elle implique qu’une même considération doit être apportée aux aspects économiques (entendus au sens strict), environnementaux et sociaux, en ce incluses les dimensions éthiques. Cette nouvelle approche intègre dans le calcul des coûts ou des bénéfices des éléments qui sont parfois externalisés par les acteurs du marché (pollution, cohésion sociale, etc.). Ceci permettrait dès lors de tenir compte de ces aspects à différents niveaux dans le processus de Marché Public (objet du marché, sélection de l’entreprise, attribution et exécution du marché) et ce, en fonction de l’objectif poursuivi et du contenu de la clause. Cette approche progressiste est confirmée par différents arrêts de la CJCE.

25Soulignons enfin que l’argument de « subjectivité », et donc de risque de discrimination, en matière de critères sociaux, environnementaux et éthiques (argument avancé de manière récurrente par la Commission), ne tient pas dès lors que, d’une part, elle admet par ailleurs le critère « d’ordre esthétique » et que, d’autre part, les limites posées garantissent que seront éligibles les critères formulés de façon transparente et non-discriminatoire. De tels critères ne sont pas, par nature, plus subjectifs que d’autres.

1.2. La position de la CJCE

26La position de la Commission a été invalidée par la Cour de Justice dans plusieurs arrêts. En effet, constituant, selon certains, un revirement, selon d’autres, une prolongation de la position adoptée dans l’affaire Beentjes22, la CJCE va admettre la prise en considération de données sociales dans l’attribution des marchés publics23 à l’occasion de la passation de plusieurs marchés de travaux ayant pour objet la construction et la maintenance de bâtiments scolaires menées par la région Nord-Pas-de-Calais et le département du Nord. Dans cet arrêt, l’exigence du lien avec l’objet du marché n’était pas posée.

27L’arrêt Concordia du 17 septembre 2002, mettant en cause l’attribution de l’exploitation d’une ligne d’autobus par la ville d’Helsinki, a permis à la Cour de trancher la question de savoir si un pouvoir adjudicateur pouvait attribuer le marché en tenant compte d’un critère d’attribution relatif à la protection de l’environnement (émission de CO2 et bruit). La CJCE a admis la prise en compte de critères environnementaux pour déterminer l’offre économiquement la plus avantageuse pour le Pouvoir adjudicateur, à condition que ces critères soient liés à l’objet du marché et ne confèrent pas au Pouvoir adjudicateur une liberté inconditionnée de choix ; les critères doivent être expressément mentionnés dans le cahier des charges ou dans l’avis de marché et respecter tous les principes fondamentaux du droit communautaire, notamment le principe de non-discrimination. Ici, l’exigence du lien avec l’objet du marché est posée par la Cour. Il s’agissait des émissions de CO2 émises par les bus achetés donc il s’agissait, en l’espèce, d’une caractéristique intrinsèque à la nature du produit, mais la Cour ne limite pas la notion de lien à cet aspect. Par contre, il est intéressant de relever que la notion « d’offre économiquement la plus avantageuse pour le pouvoir adjudicateur » ne se limite pas au pur intérêt personnel de ce dernier mais inclut l’intérêt général.

28Enfin, l’arrêt EVN et Wienstrom du 4 décembre 200324 en matière de fourniture d’électricité admet la prise en compte d’un processus de production écologique (énergie renouvelable) comme critère d’attribution, aux mêmes conditions. Cette décision confirme la possibilité de prendre en compte le processus de production, même s’il ne se retrouve pas physiquement dans le produit. Le processus de production est donc bien lié à l’objet produit (c’est une évidence que certains réfutent). Remarquons que d’un point de vue économique, la production est fonction des facteurs travail et capital (physique et naturel). Ici, le lien a été fait avec le facteur capital, ce qui sera le plus souvent le cas pour des considérations environnementales. Les considérations sociales pourraient, elles, être liées à la « durabilité » du facteur travail.

29Ce raisonnement est parfaitement cohérent d’un point de vue économique ; on ne peut en effet nier que le facteur travail est un facteur de production. Le paradigme du développement durable a non seulement une dimension environnementale, mais également sociale, et le principe est admis par les directives. Néanmoins, l’application de ce raisonnement aux aspects sociaux et éthiques fait l’objet de nombreuses réticences, en particulier au sein de la Commission, qui néanmoins a été forcée de l’admettre dans son principe et s’est inclinée sur les aspects environnementaux, mais résiste toujours, contre toute logique, sur les aspects sociaux. Cette réticence à cette nouvelle logique de la « rationalité économique », basée sur le paradigme du développement durable, se traduit dans les textes des directives par le flou relatif aux critères sociaux quant à l’application du principe admis – nous y reviendrons.

30En conclusion, la CJCE admet la prise en compte de critères éthiques (au sens large) pour déterminer l’offre économiquement la plus avantageuse, pour autant que ces critères soient liés à l’objet du marché et ne confèrent pas au Pouvoir adjudicateur une liberté inconditionnée de choix. Comme nous l’avons mentionné, ils doivent être expressément mentionnés dans le cahier des charges ou dans l’avis de marché et respecter tous les principes fondamentaux du droit communautaire, notamment le principe de non-discrimination. L’exigence de lien avec l’objet du marché reste un concept à préciser qui suscitera à n’en pas douter des controverses.

31Soulignons qu’au fil des prises de position de la Commission (qui prône une approche très libérale, où seuls la nature intrinsèque du produit et l’intérêt personnel et égoïste du pouvoir adjudicateurs devaient entrer en ligne de compte) et des décisions de la Cour de Justice (plus favorable à la prise en compte des processus de production et de l’intérêt général), le débat, qui portait initialement sur la « nature » des critères d’attribution, s’est reporté sur l’interprétation des concepts de « lien avec l’objet du marché » et de « pour le pouvoir adjudicateur ». Les notions d’objet du marché et de spécifications techniques qui le définissent vont donc certainement susciter les mêmes controverses que celles relatives aux critères d’attributions. Soulignons que les nouvelles directives annoncent dans leur premier considérant qu’elles se fondent sur la position de la Cour de Justice.

1.3. Les directives européennes

32Dans le présent chapitre, nous présentons brièvement le contenu des nouvelles directives européennes. Il est, en effet, important de se demander si les directives relatives aux marchés publics de 2004 constituent un recul, une avancée ou un statu quo, du point de vue de la prise en considération de l’environnement, du social ou des autres aspects « autres que strictement économiques »25. À n’en pas douter, la volonté était d’intégrer les avancées jurisprudentielles sur le sujet26. Le progrès par rapport aux anciennes versions est, de ce point de vue, incontestable. Le doute n’est permis que pour décider si le législateur communautaire est allé au-delà des avancées jurisprudencielles. Des pistes nouvelles ont été introduites et il est délicat de mesurer exactement leurs potentialités. Cette difficulté suscitera, à n’en pas douter, de nouvelles controverses.

1.3.1. Présentation

33Les buts initialement poursuivis par la Commission européenne étaient, premièrement, d’opérer une synthèse des trois directives existantes relatives à la coordination des procédures de passation en matière de marchés de travaux, de fournitures et de services et, deuxièmement, de mettre à jour la directive « secteurs spéciaux », compte tenu de l’avancée des programmes de libéralisation mis en œuvre par les instances communautaires. La Commission européenne s’était en effet rendu compte que les directives contenaient des différences qui ne pouvaient être rationnellement expliquées. Il est vrai que les directives ont été rédigées à des époques différentes, sans grand souci de cohérence. Simplification et modernisation étaient à l’agenda27, dans la ligne du livre vert adopté par la Commission européenne le 27 novembre 1996.

34Les ambitions se sont développées au fur et à mesure du processus législatif. Le résultat dépasse très largement les objectifs annoncés ; les directives contiennent en effet des nouveautés substantielles sur les plans de la définition du marché public et des procédures de passation. Cependant, l’objectif de cohérence des approches dans les marchés de travaux, de fournitures et de services s’est égaré au cours du processus législatif. Le travail s’est résumé à couler dans un seul texte les textes des trois directives existantes, en maintenant les particularités existantes qui restent, à bien des égards, mystérieuses.

35Désormais, il existe deux directives communautaires relatives aux marchés publics : la directive 2004/17CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 portant coordination des procédures de passation des marchés publics dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux28 et la directive 2004/18/CE du 31 mars 2004 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services29.

36Avant d’examiner les différentes étapes du processus de marché public sous l’angle du développement durable, une présentation générale des directives permet de comprendre les dimensions multiples des marchés publics.

1.3.2. Généralités

Le droit communautaire général

37Les préambules des deux directives rappellent que la passation des marchés publics dans les États membres doit respecter les principes du Traité : libre circulation des marchandises, liberté d’établissement, libre prestation de services, principe d’égalité de traitement, reconnaissance mutuelle, proportionnalité et transparence30. La coordination opérée par les deux directives n’opère pas une harmonisation complète des législations nationales31.

La concurrence

38La concurrence est invoquée de plusieurs manières dans le droit dérivé des marchés publics.

39La manière dont les pouvoirs adjudicateurs conçoivent et appliquent les procédures de passation doit intégrer l’exigence d’une certaine concurrence : il s’agit de faire concourir plusieurs opérateurs économiques dans le cadre de la passation des marchés publics32.

40Une injonction fondamentale est adressée aux États membres : ils « devraient veiller à ce que la participation d’un soumissionnaire qui est un organisme de droit public à une procédure de passation de marché public ne cause pas de distorsion de concurrence vis-à-vis de soumissionnaires privés »33. La traduction de l’injonction dans les dispositions des directives est sibylline : « Les pouvoirs adjudicateurs traitent les opérateurs économiques34 sur un pied d’égalité, de manière non-discriminatoire et agissent avec transparence »35. Il est important de noter que le droit dérivé laisse le soin aux États membres de déterminer la manière de réaliser concrètement cette égalité dans la concurrence. Les solutions qui peuvent être imaginées par les États membres impliquent nécessairement de dépasser les réponses simplistes prônées par la Commission européenne. Selon nous et sur base de la théorie des enchères, les solutions passent par une intégration, dans les techniques de passation, de règles qui visent à compenser la production de bénéfices collectifs ou les avantages divers octoyés à ceraines structures. En d’autres termes, elles impliquent l’intégration d’un nouveau degré de complexité (notamment lié à la notion d’inégalité compensatrice), faute de quoi l’égalité ne sera que formelle, au point d’en devenir destructrice.

Le développement durable : l’environnement, le social et l’éthique

41Le vote des nouvelles directives, intervenu le 31 mars 2004, consacre la prise en compte du développement durable dans le droit communautaire des marchés publics. Des considérations liées à l’environnement peuvent être introduites à tous les stades de la procédure et en particulier lors de la sélection de l’entreprise et lors de l’attribution à l’offre économiquement la plus avantageuse. En ce qui concerne les considérations sociales, les textes sont plus ambigus, résultat d’un manque d’imagination face à la difficulté d’insérer ce type de considération tout en préservant l’exigence de transparence, d’une part, et de l’absence de consensus politique sur la question, d’autre part. En effet, la Commission a tenté de réintroduire sa position tout au long du processus de vote. Il en résulte que la prise en compte de considérations sociales et éthiques n’est pas formellement prévue dans les textes, que ce soit au stade de la sélection ou à celui de l’attribution. Soulignons néanmoins que des considérants envisagent la prise en compte de critères sociaux (entendus au sens large) comme critères d’attribution, mais de façon extrêmement alambiquée, ce qui laisse la porte ouverte aux interprétations. En outre, ils proposent d’introduire les références aux normes de l’OIT au stade de la condition d’exécution, alors que cette technique est peu appropriée. C’est aussi à ce stade que les actions de lutte contre le chômage ou en faveur de l’insertion sont évoquées. Or, cette technique offre des possibilités limitées pour les bénéficiaires en insertion et pour les entreprises d’économie sociale. Enfin, une possibilité de réserver des marchés aux entreprises de travail adapté a été prévue ainsi que la réservation de l’exécution des marchés publics dans le cadre d’emplois protégés. Il s’agit là d’une avancée utile pour la promotion des personnes handicapées. Néanmoins, elle est consacrée sur le mode de l’exception et sa portée reste floue. En effet, qu’entend-t’on par emplois protégés ?

42Pour synthétiser cette évolution des normes européennes, elles consacrent la prise en compte du développement durable dans le droit communautaire des marchés publics, ce qui constitue une avancée importante pour la question qui nous occupe. Ces avancées ont été traduites clairement en matière d’environnement et de prise en compte de la personne handicapée. Néanmoins, en ce qui concerne les aspects sociaux et éthiques, les textes sont flous et il est difficile, à ce stade, d’en évaluer les potentialités. Le débat sur la question reste donc ouvert et suscitera certainemment de nouvelles controverses.

1.3.3. Passation36

43Dans cette section, nous examinerons brièvement le contenu des directives en suivant la séquence logique du processus de passation. Nous commenterons ces diférentes étapes à la lumière d’une volonté d’intégrer des considérations éthiques et ce, aux différents stades de la procédure.

Le choix de l’objet, la sélection et l’attribution
Objet

44Le droit dérivé des marchés publics ne limite pas la liberté des pouvoirs adjudicateurs et entités assimilées de définir l’objet du contrat. L’objet peut être défini de manière fonctionnelle (conception, réalisation37, financement). Il doit toujours être défini de manière matérielle (travaux, fournitures et services). Un marché public peut avoir plusieurs objets : fournitures, services et travaux, conception, réalisation et financement. Le droit dérivé attache des conséquences à la manière dont l’objet a été défini : soit pour exclure l’application du droit dérivé des marchés publics (par exemple, acquisition ou locations de biens immeubles)38, soit pour déterminer le régime de passation qui est applicable en cas d’objets mixtes (travaux, fournitures et services)39.

45Plus fondamentalement, l’objet du marché, selon le texte des nouvelles directives, influence le choix des critères d’attribution40. Les critères d’attribution doivent, en effet, être directement liés à l’objet du marché. Il n’existe aucun obstacle à définir l’objet d’un marché en intégrant des considérations sociales : par exemple, un marché peut avoir pour objet de faire réaliser des travaux et de former un public cible sur chantier, ou d’acheter des fournitures et de faire de l’aide au développement (au sens large).

46L’objet du marché est précisé par les spécifications techniques et son mode d’exécution par les conditions d’exécution.

47Tout en définissant la notion de spécifications techniques très largement, le droit dérivé des marchés publics intègre à cette notion une préoccupation de type concurrentiel : un équilibre doit être recherché (autre est la question de savoir s’il peut être trouvé) entre des exigences précises (le choix et les préférences du consommateur public) et leur impact sur le marché de produits et des prestations. Il ne faut rien exiger de superflu ou qui ne puisse se justifier sous l’angle technique. Tant les spécifications formulées en termes de performances à atteindre ou d’exigences fonctionnelles que les caractéristiques environnementales sont promues par le droit dérivé, qui se fait hésitant sur les précisions utiles à leur encadrement et silencieux sur les impacts sociaux. Le silence est ambigu, puisque les considérations sociales particulières d’exécution sont autorisées.

48Il n’existe, selon nous, aucun obstacle méthodologique à insérer des considérations sociales au stade des prescriptions techniques. Certes, à l’instar des considérations environnementales, l’intégration des considérations sociales dans le cadre des marchés publics demande aux pouvoirs adjudicateurs et entités assimilées un plus grand professionnalisme.

49Par ailleurs, nous y reviendrons, lorsque des procédures de mise en compétition sont organisées, il s’impose encore d’instaurer des règles de comparaison qui tiennent compte des spécificités des opérateurs économiques. Par exemple, une entreprise qui poursuit clairement des standards élevés en matières environnementale et sociale peut avoir des coûts de production plus élevés qu’une entreprise qui ne s’inscrit pas dans cette logique. Or, si les prescriptions techniques et les règles de comparaison n’intègrent pas ces spécificités, les entreprises qui investissent dans l’environnement et le social seront souvent désavantagées par rapport aux autres.

50Dans la rédaction de leurs prescriptions, les pouvoirs adjudicateurs et entités assimilées ne sont pas plus démunis pour prendre en compte les aspects sociaux que les environnementaux. Par exemple, les nouvelles directives mettent en avant les éco-labels. Si ces derniers sont précieux, il importe de souligner qu’il existe des labels équivalents pour les considérations sociales ou éthiques. En effet, la normalisation41 vise également des considérations sociales, tant à l’échelle internationale que nationale.

51Ainsi, le commerce équitable est aujourd’hui bien plus qu’une simple idée généreuse. À côté des nombreuses organisations42, des initiatives en vue de labelliser concrètement les produits se sont multipliées, avec une recherche poussée de professionnalisme. F.L.O. International43, organisation d’attribution de label du commerce équitable à l’échelle internationale, et Max Havelaar, organisation belge d’attribution de label, ont élaboré un processus objectif d’attribution de label44 qui se fonde sur des considérations liées aux méthodes commerciales (approche par les prix censés couvrir les coûts de production, existence d’une marge d’investissement, examen des relations commerciales), à l’organisation des producteurs (organisation démocratique des producteurs, respect du salaire minimum, liberté syndicale, absence de travail forcé ou de travail des enfants, santé et sécurité des lieux de travail) et des critères liés aux méthodes de production (respect de l’environnement). Ce type de certification entend réaliser une forme de synthèse entre une description des produits (prescriptions techniques classiques) et des caractéristiques éthiques (au sens large, environnement, social et développement)45. Autre exemple, en Belgique, le label social vise à certifier des produits ayant un processus de production éthique46. Pour obtenir le label pour un produit déterminé, les sociétés doivent prouver que toute la filière de production respecte les critères imposés. Un comité pour la production socialement responsable a été mis en place (institution publique paritaire). Il doit analyser les demandes de label social et proposer à la Secrétaire d’État au développement durable d’octroyer ou non le label. BELAC (Belgian Accreditation System) agrée des organismes indépendants d’audit social qui feront les vérifications et contrôles requis sur place. Le label est valable pendant trois ans, période au terme de laquelle un nouvel audit est organisé.

52Il est dès lors parfaitement possible de progresser dans les spécifications techniques à l’aide d’une normalisation et d’une certification qui visent des considérations sociales ou éthiques. À notre sens, il est même indispensable d’intégrer ces considérations afin d’assurer une mise en compétition des opérateurs économiques sans distorsions de concurrence. Ceux qui poursuivent des objectifs secondaires (par ailleurs poursuivis par de multiples réglementations et programmes politiques plus ou moins efficaces) doivent en effet assumer des charges complémentaires, tout en créant des externalités positives. Ils financent ainsi directement ce que l’État ou la collectivité devraient, à défaut, financer.

53Le droit dérivé autorise les pouvoirs adjudicateurs et entités assimilées à prévoir des « conditions particulières d’exécution du marché » (sic). La précision est un non sens : comment imaginer qu’il en soit autrement ? Elle ne présente d’utilité que par les limites diffuses que le droit dérivé pose à ces conditions particulières d’exécution : ces dernières doivent être compatibles avec le droit communautaire et faire l’objet d’une communication (re-sic)47 dans l’avis ou dans le cahier spécial des charges. Elles peuvent notamment être relatives à des considérations sociales et environnementales48. La limite posée – à savoir la conformité au droit communautaire – est trop vague pour être utile et laisse entièrement ouverte la question des considérations sociales ou considérations secondaires.

54En effet, l’obstination de la Commission européenne à opérer une distinction dans le traitement des considérations environnementales et des considérations sociales49 sont étonnantes. Le résultat de ces approches est de ne valider de manière explicite les considérations sociales qu’au stade des conditions d’exécution parce qu’il serait, soi-disant, impossible de le faire au stade de l’attribution du marché ou de la sélection des entreprises.

55Ce thème sera examiné dans les deux sections suivantes, relatives respectivement au choix des entreprises et au choix des offres, mais dès à présent, il importe de souligner qu’à partir du moment où des prescriptions techniques peuvent être formulées en termes de performances ou d’exigences fonctionnelles et inclure des caractéristiques environnementales et que les éco-labels peuvent être utilisés, il est délicat de trouver une raison objective de traiter de manière différente les caractéristiques sociales ou éthiques d’une prestation. Des considérations d’ordre éthique sont mentionnées dans la dernière version du droit dérivé puisque, par exemple, les spécifications doivent être établies, dans la mesure du possible, de manière à prendre en considération les critères d’accessibilité pour les personnes handicapées selon l’article 23, §1 de la directive 2004/18CE.

56La limitation des considérations sociales à des conditions d’exécution particulières et, dès lors, la distinction de traitement opérée entre des considérations sociales et des considérations environnementales, ne sont appuyées par aucune justification précise et objective. Elles sont le fruit d’un débat idéologique, qui a été et reste mal posé en droit communautaire.

57En effet, si les considérations sociales (dans une perspective de redistribution ou de soutien) crispent, en tant que telles, certains observateurs attentifs du droit des marchés publics, ces derniers oublient qu’elles peuvent également tendre à assurer une égalité dans la concurrence, plus proche de leurs préoccupations sous l’angle idéologique. Par exemple, il peut s’agir d’accentuer la précision des caractéristiques des prestations exigées en tenant compte d’un facteur de production parmi d’autres, l’humain. Dans cette perspective, ces considérations sociales insérées au stade des prescriptions techniques ou des caractéristiques de la prestation demandée, associées à un contrôle rigoureux (et obligatoire) des prix remis pour l’exécution des prestations au stade de la comparaison des offres (et dès lors de l’attribution du marché) impliquent, de la part des pouvoirs adjudicateurs et entités assimilées (et de leurs conseillers), comme nous l’avons déjà souligné, un plus grand professionnalisme et un sens plus fin de l’éthique.

58Les procédures de passation se distinguent essentiellement en fonction de deux paramètres : le degré plus ou moins large de l’appel à la concurrence (procédure ouverte ou restreinte) et les critères de choix des offres (critère unique du prix ou critères multiples).

Le choix des entreprises

59À cette étape du processus, soulignons la différence entre les secteurs spéciaux (eau, énergies, transport, communications) où la sélection peut en effet être informelle, et les secteurs « classiques », où la sélection des entreprises est plus formelle.

60Seules les entreprises qui ne se trouvent pas dans des hypothèses d’exclusion (facultative ou obligatoire), et dont les aptitudes économique, financière, technique et professionnelle ont été appréciées, peuvent espérer obtenir le marché. Les cas d’exclusion sont énoncés et ne surprennent guère : ainsi, il serait relativement incongru d’imaginer que le marché puisse être attribué, en toute connaissance de cause, à une entreprise qui est en faillite. L’utilité du texte réside principalement dans la précision des documents qui peuvent être exigés, doivent être considérés comme probants ou peuvent, au contraire, être proposés par les opérateurs économiques dans le cadre de l’évaluation de leur capacité économique et financière.

61L’environnement garde la cote, puisque les systèmes de gestion environnementale peuvent être utilisés dans ce cadre. Remarquons que les normes de garantie de la qualité peuvent également être intégrées à la phase de sélection qualitative.

62Les liens existant entre, d’une part, la sélection des entreprises et, d’autre part, l’attribution du marché, sont implicitement prévus par les deux directives. Elles énoncent des documents probants qui sont relatifs à l’exécution du marché proprement dit, à côté de ceux qui sont relatifs à l’entreprise (le prestataire) en général. Elles prohibent certaines distorsions de concurrence. Pourtant, l’ouverture des marchés publics à la concurrence entre entreprises, quelle que soit leur nationalité, n’implique pas que toutes les entreprises doivent être considérées de la même manière dans le cadre d’une procédure de sélection ; la théorie économique nous enseigne ainsi que le traitement optimal d’agents économiques différents est toujours discriminatoire. Les méthodes pour réaliser ce traitement optimal impliquent notamment une pondération des offres par les éléments appréciés lors de la sélection des entreprises. Dans son dernier état, la jurisprudence communautaire n’affirme pas que les phases de sélection qualitative et les phases d’attribution doivent rester autonomes. Il importe, selon nous, de préserver le continuum entre les différentes étapes des procédures de passation pour en préserver leur cohérence.

63Par exemple, il convient d’intégrer dans l’évaluation les spécificités de certains opérateurs économiques – soit parce qu’ils sont particulièrement actifs sur les plans social et environnemental, soit parce qu’ils bénéficient d’un soutien (fonds publics, protection d’une partie de leur activité, ou tout autre avantage) des pouvoirs publics pour l’exercice de leur activité économique, soutien susceptible d’influencer soit le prix de leur prestation, soit le contenu de leur offre. Comment le faire concrètement sans, d’une manière ou d’une autre, pondérer les prix remis pour l’exécution des prestations par des éléments liés aux caractéristiques des agents économiques ? Cette interprétation nous semble s’inscrire dans la logique du considérant qui impose aux États membres de ne pas permettre de distorsion de concurrence entre les opérateurs publics et les opérateurs privés lorsqu’ils participent à une procédure de passation de marché public.

64Certes, il convient que les liens tissés entre la vérification des aptitudes et l’attribution des marchés puissent être réalisés de manière transparente, sur base d’éléments objectifs et vérifiables. Il est possible d’imaginer des modalités diverses pour ce faire ; l’exercice ne semble pas présenter de difficulté particulière.

65Par exemple, une première vérification des aptitudes générales des entreprises pourrait être suivie par une comparaison des offres et une vérification des capacités plus spécifiques des entreprises en lien avec l’offre déposée. Un système d’attribution de points lors de toutes les phases de la procédure de passation (vérification des capacités et aptitudes et comparaison des offres proprement dite) nous semble une technique plus respectueuse de la diversité des entreprises que celle habituellement utilisée. En outre, dans la perspective de la stratégie dite de Lisbonne, cette approche présente le grand avantage de ne pas pénaliser les entreprises novatrices et créatrices, soucieuses de leur responsabilité sociétale, qui peuvent ne pas avoir la même structure de coûts que les autres.

66Le législateur italien a en quelque sorte adopté cette idée qu’il a mise en œuvre sur base d’une autre technique. Il a en effet prévu, dans le cadre des marchés publics, un système de préférence, à conditions égales, des sociétés certifiées SA 800050. Cette dernière initiative se différencie des autres car elle ne constitue en rien un système de préférence nationale ou régionale. Au contraire, elle s’inscrit parfaitement dans une logique de libre échange qui intègre des valeurs comme la promotion au sens large de pratiques commerciales respectables sur un plan sociétal. Son impact sur la concurrence est évident, mais ne s’agit-il pas d’assurer une règle de préférence qui ne pénalise pas les entreprises responsables sous l’angle social par rapport aux autres ?

Le choix des offres

67Les questions relatives au choix et à la pondération des critères d’attribution, des variantes et des offres anormalement basses sont intimement liées dans toute procédure de passation de marché public. Le droit dérivé des marchés publics ne réalise que de manière très imparfaite cette intégration indispensable.

68Si la fonction d’un critère d’attribution est de permettre d’apprécier la valeur intrinsèque d’une offre et si tout critère doit, très logiquement, être lié à l’objet du marché, la formalisation et l’utilisation concrète d’un critère d’attribution dans le cadre d’une procédure de passation sont deux exercices délicats. La transparence du processus de passation et d’analyse des offres exige, avant tout, que les règles du jeu soient clairement posées et cohérentes tout au long du processus.

69Les conditions précises dans lesquelles la comparaison des offres doit s’opérer sont fondamentales.

70D’une part, l’attribution d’un marché sur base du critère unique du prix le plus bas suppose que les documents du marché aient précisé la prestation sous les angles techniques et juridiques. Des variantes sont théoriquement possibles mais elles devront toujours être encadrées par le pouvoir adjudicateur, qui doit dès lors maîtriser parfaitement les éléments pour lesquels les variantes sont possibles. Il ne s’agit pas, pour le pouvoir adjudicateur, de poser des exigences minimales, mais de préciser sur quels aspects des exigences contenues dans le cahier spécial des charges les variantes peuvent porter, sachant que la règle de préférence est le prix le plus bas. Le droit dérivé n’autorise pas formellement les variantes dans le cadre d’une attribution du marché à l’auteur de l’offre la plus basse. Il pourrait évoluer sur ce point afin de respecter les traditions des États membres.

71D’autre part, l’attribution d’un marché sur base de critères multiples suppose que les documents du marché permettent une différenciation des offres sur base de critères autres que le prix. Ces critères doivent dès lors être, dans une certaine mesure, plus ouverts par rapport aux exigences formulées (sous les angles techniques et juridiques). Dans cette hypothèse, la fonction de préférence du pouvoir adjudicateur doit être clairement annoncée. À un haut degré de généralité, il s’agit, la plupart du temps, de mettre en relation le prix proposé, le niveau de qualité et le délai d’exécution. Les variantes dans ce cadre sont particulièrement indispensables. À nouveau, il ne s’agit pas, pour le pouvoir adjudicateur, de poser des exigences minimales, mais bien d’annoncer aux opérateurs économiques les aspects sur lesquels les variantes peuvent porter (techniques – variantes de matériaux, de fournitures, de procédés ou juridiques). Il importe alors de préciser les clauses qui peuvent en faire l’objet, en limitant les scénarii contractuels afin de préserver la comparabilité des offres de base et des variantes.

72La formulation des critères d’attribution, non accompagnée d’une pondération, est vaine si les objectifs poursuivis sont l’efficacité du processus d’achat et la transparence du processus d’attribution. Sans doute est-il délicat d’aller au-delà de l’exigence d’une pondération. Préciser le système d’appréciation des offres par rapport aux critères d’attribution n’est pas toujours possible lorsque le pouvoir adjudicateur ne maîtrise pas le secteur économique dans lequel le marché est passé. Les opérateurs économiques participent parfois de manière substantielle à la détermination précise du contenu du marché. Sans ces informations cruciales, distillées après la remise des offres, il semble délicat de formaliser, a priori, un système d’appréciation précis des offres.

73À notre sens, il n’existe aucune impossibilité pratique à intégrer des considérations environnementales, sociales ou éthiques à un processus de comparaison des offres, même si la volonté politique à l’échelle européenne s’est souvent montrée ambivalente. D’un certain point de vue, la rigueur d’une comparaison des offres doit intégrer ce type de considération, si l’on veut assurer une égalité dans la concurrence entre des opérateurs économiques qui peuvent avoir des structures de coûts très différentes en fonction de leur implication plus ou moins grande sous les angles sociaux et environnementaux ou des contraintes dans lesquelles ils évoluent. Le degré de complexité est peut-être nouveau et de nature à décourager les pouvoirs publics, mais il est indispensable, compte tenu de l’évolution de nos sociétés et de nos systèmes juridiques. La Cour de Justice semble s’être engagée sur cette voie dans ses arrêts BEENTJES, NORD PAS-DE-CALAIS, CONCORDIA BUS et EVN et WIENSTROM.

74Enfin, soulignons que l’approche lacunaire des prix anormaux maintenue dans la dernière version du droit dérivé ne laisse pas d’étonner, notamment concernant les relations entre prix anormaux et aides d’État. La construction d’une économie de marché ouverte suppose plus de rigueur dans la manière dont les aides publiques se répercutent dans les prix des opérateurs économiques, notamment lorsqu’ils participent à des procédures de passation de marchés publics. Sans mesure complémentaire, le droit dérivé pénalise, dans son dernier état, tous les opérateurs économiques privés qui ne sont pas subsidiés, d’une manière ou d’une autre, par les pouvoirs publics.

2. La position belge

75Sur base des anciennes directives, muettes sur le sujet, la question de l’introduction de dimensions éthiques au sein du processus marchés publics a suscité des prises de position différentes au sein des institutions européennes. Ces divergences et la difficulté d’appréhender les effets du nouveau paradigme européen ont également divisé le Conseil et le Parlement lors du processus de vote des nouvelles dispositions. Les États membres ont également défendus des positions différentes sur la question. La Belgique est favorable à une approche qui permettrait une meilleure prise en compte des aspects environnementaux, sociaux et éthiques. Différentes initiatives en témoignent, comme la résolution de la Chambre des représentants du 5 décembre 200251, les amendements proposés au Conseil et au Parlement européens dans le cadre du processus de révision des directives européennes et enfin, les modifications introduites en droit national qui ont anticipé le vote des nouvelles directives « marchés publics » en matière de prise en compte de l’objectif européen de développement durable52. Le contenu particulièrement progressiste de cette loi sera rappelé avant d’examiner la situation actuelle dans le contexte des différentes réformes.

2.1. La loi belge

76Le chapitre XII de la loi programme du 8 avril 200353 introduit des précisions dans la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics, traduisant les dernières évolutions du droit communautaire en matière de prise en compte du développement durable dans le cadre des marchés publics. Elles peuvent être résumées comme suit. La première concerne la définition d’un marché public donnée par l’article 5 de la loi du 24 décembre 1993. Il est précisé que les marchés publics peuvent comporter plusieurs objets. Cette technique permet aux autorités publiques d’allotir le marché et de prévoir, par exemple, l’attribution de marchés de formation aux côtés de marchés de travaux. La deuxième a trait aux critères d’attribution du marché : afin de sécuriser de manière juridique la prise en compte du développement durable dans l’appréciation de « l’offre économiquement la plus avantageuse », la loi-programme ajoute à l’article 16 de la loi du 24 décembre 1993 que les critères d’attribution peuvent être notamment des considérations d’ordre social et éthique. Cette évolution consacre, dans le principe du processus de marché public, l’égalité entre les critères éthiques et les critères financiers pour la détermination du concept d’économiquement avantageux. Bien entendu, la mise en œuvre de tels critères doit respecter les normes procédurales des directives européennes, notamment celles relatives aux règles de publicité. La troisième précision rappelle la possibilité d’intégrer des conditions d’exécution en faveur de l’insertion sociale ou prenant en compte des considérations éthiques. Cette technique, prônée par la Commission européenne et déjà mise en œuvre antérieurement, n’offre pas de grandes possibilités de soutien pour le secteur de l’économie sociale.

77Par ailleurs, une possibilité de préférence en faveur des entreprises de travail adapté et des entreprises d’économie sociale d’insertion permet un soutien à ce type d’initiatives, qui a déjà fait ses preuves en Italie.

78Le but du législateur belge a été d’assurer la sécurité juridique nécessaire aux pouvoirs adjudicateurs désireux de valoriser la production de bénéfices collectifs (qui est le fait, entre autres, du secteur de l’économie sociale et socialement responsable) et de stimuler le soutien aux entreprises sociales sur base volontariste dans le chef des pouvoirs adjudicateurs.

79En 2003, la Belgique a fait preuve de courage politique et a réalisé, dans le cadre des marchés publics, un grand pas en faveur du développement durable en général et de l’économie sociale en particulier. En effet, l’inclusion de ces trois précisions juridiques et d’une possibilité de réserver certains marchés ouvrent de nombreuses pistes permettant de valoriser les dimensions environnementales, sociales ou éthiques à tous les stades de la procédure, que ce soit lors de la définition de l’objet du marché, lors de la sélection et de l’attribution ou lors de l’excécution. Cette loi a été modifiée par les lois des 15 et 16 juin 2006 pour transposer les directives européennes. Sur base du texte actuel54 il apparaît que, même si le mot éthique a disparu des textes, le législateur belge reste fidèle à sa position progressiste en la matière. Néanmoins, il a fallu une mobilisation des partisants du développement durable et en particulier de la Secrétaire d’État au développement durable et à l’économie sociale pour arriver à un tel résultat. Dès lors, il y aura lieu d’être attentif à ce que cette position soit confirmée dans les arrêtés royaux d’exécution.

2.2. Les possibilités actuelles d’intégration de dimensions éthiques

80Il reste donc possible d’intégrer des considérations « non strictement économiques » dans le cadre des marchés publics et de soutenir, ce faisant une entreprise ou un produit éthique. Nous illustrons ci-dessous notre propos, sans prétendre à l’exhaustivité, en soulignant les virtualités non exploitées du droit communautaire général et en rappelant qu’à l’heure actuelle, les dispositions régissant la matière sont soit très récentes et peu explicites (c’est le cas en ce qui concerne le droit européen et la loi belge), soit en cours de révision (pour les arrêtés d’application de la loi belge).

81Tout d’abord, en dessous de certains montants, des procédures simplifiées sont prévues. Elles permettent de privilégier des produits ou entreprises ayant une dimension éthique. En effet, en-dessous du seuil de 5.500 euros hors TVA, le consommateur public peut passer un marché par simple bon de commande. Pour tous les besoins répétitifs ou les achats périssables, il est évident que les pouvoirs publics ont tout intérêt à procéder de la sorte. Lorsque l’estimation du marché n’atteint pas 67.000 euros hors TVA, les pouvoirs publics peuvent recourir à une procédure négociée sans publicité. Dans ce cas, la formulation de critères de sélection qualitative et de critères d’attribution adéquats n’est pas un obstacle en tant que tel.

82Par contre, au-delà de ce plafond, il faut recourir à une adjudication publique, à un appel d’offres ou à une procédure négociée avec publicité. Le pouvoir adjudicateur doit alors formaliser des critères de sélection qualitative ou des critères d’attribution du marché.

83La définition de l’objet du marché, qui reste de la volonté discrétionnaire du pouvoir adjudicateur, permet en principe de soutenir un produit ou une entreprise ayant une dimension éthique. En ce qui concerne le produit, une technique souvent employée consiste à préférer un produit labellisé (par exemple, Max Havelaar) en le spécifiant dans l’objet du marché et dans les spécifications techniques55. Dans cette hypothèse, il y aura lieu de relier les critères du commerce équitable à l’objet du marché, ce qui peut être plus ou moins difficile en fonction de l’interprétation de la notion de lien avec l’objet du marché. À ce propos, il nous semble crucial de pouvoir se référer aux processus de production56. Par contre, la technique – préconisée par la Commission européenne et reprise en droit belge en ce qui concerne les conventions de base de l’OIT – qui consiste à formuler la clause éthique comme étant une condition d’exécution du marché nous semble difficile à mettre en œuvre57. En ce qui concerne l’entreprise, il est par exemple possible de valoriser les compétences particulières des entreprise d’économie sociale d’insertion en prévoyant, à côté d’un marché public de travaux, un marché de service consistant en la formation de personnes peu qualifiées. Soulignons ici aussi que la Commission n’est pas favorable à la prise en compte de critères sociaux lors de la sélection et préconise l’utilisation de la condition d’exécution. Or, cette technique ne permet pas de favoriser les entreprises déjà inscrites dans ce processus de formation/insertion par le travail et, par ailleurs, elle ne peut profiter en pratique qu’aux plus qualifiés des exclus.

84Par ailleurs, la réglementation belge actuelle permet une prise en compte de considérations sociales et éthiques comme critères d’attribution. Cette lattitude n’est pas expressément maintenue dans la nouvelle mouture de la loi belge en ce qui concerne les considérations éthiques. Néanmoins, cela n’exclut pas que ces dimensions puissent être valorisées comme critères d’attribution.

85Enfin, la possibilité de réservation de marchés en faveur des entreprises de travail adapté et des entreprises d’économie sociale d’insertion subsiste. Cette technique, qui existe aussi dans d’autres pays européens, est intéressante pour les bénéficiaires mais est conçue sur le mode de l’exception.

Conclusion

86Pour conclure cette analyse sur la place de l’éthique dans les marchés publics, on peut souligner le fait que l’utilisation de l’instrument « marché public » en faveur du développement durable a suscité des positions divergentes tant au sein des institutions européennes qu’au niveau national. Le débat s’est principalement focalisé sur la notion de critère d’attribution, car c’est sur ce point que la position de la Commission européenne avait été mise en cause par les décisions de la Cour de Justice.

87D’aucuns soutiennent que les directives européennes du 31 mars 2004 limiteraient les possibilités de soutien aux produits éthiques, aux entreprises sociales ou socialement responsables et obligeraient les législateurs nationaux à adapter leurs textes en ce sens. Au contraire, nous soutenons que ces directives consacrent une avancée en matière de prise en compte du développement durable dans le processus des marchés publics que les législateurs nationaux se doivent de traduire dans leurs textes. En ce qui concerne les dimensions environemmentales, les avancées sont indéniables. En matière sociale, les textes traduisant une solution de compromis, restent flous et laissent la place à l’interprétation. En matière éthique, rien n’est dit mais il serait hâtif d’en conclure que toute dimension éthique est pour cela écartée. Par ailleurs, les législateurs nationaux, pour autant qu’ils respectent les principes généraux des traités, restent libres de prévoir des systèmes particuliers sous les seuils d’application des directives, ce qui, en pratique, représente des marchés susceptibles d’intéresser les entreprises d’économie sociale.

88Les législations nationales devaient être revues pour le 1er janvier 2006 afin de transposer les nouvelles directives européennes. La Belgique, qui avait adopté en 2003 une loi particulièrement progressiste et favorable, a révisé sa copie. La loi semble bien conserver les acquis antérieurs, même si la référence explicite au critère d’attribution éthique a disparu. Néanmoins, il aura fallu une attention particulière à ce processus et un soutien des partisans du développement durable, en particulier la Secrétaire d’État au développement durable et à l’économie sociale en faveur d’une position progressiste pour aboutir à ce résultat. Il y a donc lieu d’être attentif lors de la rédaction des arrêtés d’application.

89Enfin, les problèmes méthodologiques (comment faire concrètement) parfois mis en avant pour condamner une approche économique plus complexe ne peuvent empêcher une évolution inéluctable du droit de la passation des marchés. Le nouveau paradigme européen de développement durable a permis de décloisonner les aspects économiques, sociaux et environnementaux. En outre, la théorie économique des enchères a ouvert des pistes intéressantes pour intégrer dans les techniques de choix multicritères, des aspects touchant aux dimensions sociales, environnementales et éthiques des décisions. La Banque Européenne d’Investissement a d’ailleurs lancé des programmes de recherches pour affiner les méthodes en vue de la diffusion des bonnes pratiques en la matière. Il n’est dès lors plus temps de se poser la question de savoir si cette voie est la bonne mais plutôt de savoir comment baliser le chemin…

90Juillet 2006

Notes

1 Article rédigé pour le site http://www.socialeconomy.be.
2 Dans ces développements, nous employons généralement ce terme au sens large. Il s’agit de dimensions environnementales, sociales et éthiques. Notre analyse se limite néanmoins aux aspects sociaux et éthiques.
3 La question est la même pour les aspects sociaux, environnementaux et éthiques dans le principe : seules les solutions pratiques varient en fonction du contenu exact de l'aspect éthique introduit.
4 Seuils pour les marchés publics des secteurs classiques.
5 Projet de loi du 4 mai 2006 relatif aux marchés publics de travaux, de fournitures et de services, Doc. Parl. Chambre, DOC 51 2237/013, devenu la loi du 15 juin 2006 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services, non publiée.
6 Le texte ne traite pas de l’AMP. Soulignons que les grandes lignes de la réglementation communautaire sont reprises par l’Accord sur les Marchés Publics (AMP) conclu au sein de l’OMC. Enfin, le champ d’application de ce dernier est peu susceptible de concerner notre propos.
7 Sauf – et l’exception est de taille – dans les modifications apportées à la loi belge en 2003, modifications qui se basent sur la position progressiste de la Cour de Justice.
8 CJCE, C-27 à C-29/86, 9 juillet 1987, S.A. constructions et entreprises industrielles « CEI » c/ Société coopérative « Association intercommunale pour les autoroutes des Ardennes » (Fonds des routes), et SpA de droit italien Ing. A. Bellini et C° c/ Régie des bâtiments, et SpA de droit italien Ing. A. Bellini et C° c/ Belgique, Rec., p. 3347.
9 CJCE, C-8/81, 19 janvier, Becker, Rec., p. 53-71; C.J.C.E., C-152/84, 26 février 1986, Marshall, Rec., p. 737-748 ; en matière de marchés publics, cf. également CJCE, C-31/87, 20 septembre 1988, Gebroeders Beentjes BV c/ Pays-Bas, Rec., p. 4635.
10 Cf. BRECHON-MOULENES, Caractéristiques générales de la réglementation communautaire des marchés publics, Juris Classeur, Europe, p. 6.
11 Article 12, § 1.
12 Article 28 ; C-21/88, 20 mars 1990, Du Pont de Nemours Italia Spa c/ Unità Sanitaria Locale n° 2 di Carrara (USL), Rec., p. I-889 , dans lequel la cour répondra que l’article 30 du TCEE s’oppose à une réglementation nationale qui réserve aux entreprises implantées dans certaines régions du territoire national un pourcentage des marchés publics de fournitures et que la qualification éventuelle d’une réglementation nationale comme aide au sens de l’article 92 du TCEE ne saurait faire échapper cette réglementation à l’interdiction de l’article 30 du Traité.
13 Article 43.
14 Article 49 ; CJCE, C-76/81, 10 février 1982, S.A. Transporoute et travaux c/ Ministère des travaux publics, Rec., p. 417, dans lequel la cour interprète la directive Travaux 71/305 comme s’opposant à ce que qu’un État membre exige d’un soumissionnaire établi dans un autre État membre qu’il fasse la preuve de ce qu’il remplit des critères énoncés aux articles 23 et 26 de cette directive et relatifs à son honorabilité professionnelle par d’autres moyens, telle une autorisation d’établissement, que ceux énoncés par ces dispositions.
15 Articles 30, 45 et 46, invoqués par exemple dans l’arrêt Systèmes informatiques par l’État italien au motif que les activités inhérentes au fonctionnement des systèmes informatiques en cause participaient, de par leur caractère confidentiel, à l’exercice de l’autorité publique au sens de l’article 55 du TCEE et rejetée par la cour en raison du caractère technique des prestations visées, et « partant étrangères à l’exercice de l’autorité publique ».
16 Article 39 ; CJCE, C-243/89, 22 juin 1993, Commission européenne c/ Danemark (Pont danois), Rec., p. I-3353 .
17 VANDERSANDEN G., Examen de jurisprudence (deuxième partie), Communautés européennes, RCJB, 2000, 3e trimestre, pp. 559 et s., spécialement n° 176, p. 630.
18 M.B. du 17 avril 2003.
19 Non publiée.
20 Ce qui ne veut rien dire dès lors que l’économique n’est pas défini.
21 « On peut se demander d’où vient cet acharnement à distinguer le produit de la manière dont il a été produit. Cette distinction – artificielle – pourrait trouver sa source dans la position de l’OMC ; la raison en serait la volonté d’éviter des mesures à effet extra-territorial. Une fois le produit sur le territoire, il est possible d'adopter des mesures le concernant, mais si c'est le mode de production qui est réglementé, la mesure peut potentiellement avoir des effets hors du territoire. Cette raison est néanmoins contredite, tout d’abord par le fait qu’il est admis de poser des normes de produit qui auront des effets sur le mode de production et, surtout, par le fait qu’il a été admis en droit de l’OMC, dans l’affaire 58 du 6 novembre 1998, que des biens produits dans certaines conditions (des crevettes pêchées avec des filets qui menacent les tortues marines) puissent se voir interdire l’accès au marché d’un État. » GOSSERIES, A., papier présenté dans le cadre de la Chaire Hoover à l’UCL en novembre 2001.
22 CJCE, C-31/87, 20 septembre 1988, Gebroeders Beentjes BV c/ Pays-Bas, Rec., p. 4635.
23 CJCE, C-225/98, 26 octobre 2000, Commission c/ République française, conclusions de l’avocat général Alber, AJDA, 2001, pp. 1055-1059, note LAMBERT Christian.
24 CJCE, C-448/01, 4 décembre 2003, concl. MISHO, J., AJDA, 2004, pp. 634 et s.
25 Pour reprendre l’expression, dénuée de sens par son imprécision, privilégiée par la Commission européenne dans ses communications interprétatives (sur le social et l’environnement).
26 C.J.C.E, C-513/99 du 17 septembre 2002 (Concordia Bus Finland) et C.J.C.E., C-225/98 du 26 septembre 2000 (Commission / France).
27 V. les 1ers considérants des directives 2004/17/Ce et 2004/18/CE.
28 J.O.C.E du 30 avril 2004, L 134/1.
29 J.O.C.E du 30 avril 2004, L 134/1.
30 V. le 2e considérant de la directive 2004/18/CE et le 9e considérant de la directive 2004/17/CE.
31 Les traditions nationales sont ainsi respectées, « dans la mesure du possible » (voir le 3e considérant de la directive 2004/18/CE. L’affirmation que la directive 2004/18/CE ne peut interdire d’imposer ou d’appliquer des mesures nécessaires à la protection de l’ordre, de la moralité et de la sécurité publique, de la santé, de la vie humaine et animale ou à la préservation des végétaux, en particulier dans l’optique du développement durable, à condition que ces mesures soient conformes au Traité, semble plaider dans ce sens également (v le 6e considérant de la directive 2004/18/CE).
32 Par exemple, lorsque les pouvoirs adjudicateurs établissement des spécifications techniques, v. le 29e considérant de la directive 2004/18/CE, lorsqu’ils choisissent la procédure dite du « dialogue compétitif », v. le 8e considérant de la directive 2004/18/CE ou la procédure négociée avec publicité, v. le 41e considérant de la directive 2004/18/CE, lorsqu’ils acceptent ou refusent des modifications aux offres dans le cadre du dialogue compétitif, v. le 31e considérant de la directive 2004/18/CE, lorsqu’ils rédigent leurs avis de marché, v. le 36e considérant de la directive 2004/18/CE, lorsqu’ils choisissent les critères d’attribution du marché, v. le 46e considérant de la directive 2004/18/CE.
33 4e considérant de la directive 2004/18/CE et 11e considérant de la directive 2004/17/CE.
34 La notion d’opérateur économique couvre à la fois les notions d’entrepreneurs, de fournisseurs et de prestataires de services, ces derniers pouvant être des entités privées ou publiques, v. article 1er, point 8 de la directive 2004/18/CE et article 1er, point 7 de la directive 2004/17/CE.
35 Article 2 de la directive 2004/18/CE et article 10 de la directive 204/17/CE.
36 V. pour une approche détaillée des distinctions retenues dans la présente : A. L. Durviaux, thèse déjà citée, titre II, chapitres 3 à 7.
37 16e considérant de la directive 2004/17/CE et 9ème considérant de la directive 2004/18/CE.
38 33e considérant de la directive 2004/17/CE et 24e considérant de la directive 2004/18/CE.
39 Article 33 de la directive 2004/17/CE et article 22 de la directive 2004/18/CE. Dès lors, le droit dérivé est loin d’exclure de son champ d’application de nombreuses opérations immobilières qui se concrétisent par des conventions comportant, certes parfois, l’achat ou la location d’immeubles, mais également des travaux et prestations importantes de services accessoires.
40 55e considérant in fine de la directive 2004/17/CE et 46e considérant de la directive 2004/18/CE ; infra pour de plus amples développements (section 3, §1er, B) et pour une critique, (chapitre 7).
41 Pour mémoire, en droit dérivé des marchés publics, la question des normes est intégrée à celle des prescriptions techniques (supra, les définitions contenues dans les annexes).
42 Organisations d’aide (développement au sens large), financières (promotion des investissements éthiques), O.N.G. (actions d’information, de sensibilisation), organisations d’importation (achats des produits à un prix équitable), organisations de producteurs (en vue de la production et de l’exportation), organisations de distribution, organisations combinant l’achat et la distribution (magasin du monde, Oxfam, Oxfam Wereldwinkels) ; pour plus de détails, « A fair and Sustainable Trade : Between market and solidarity », Belgian Science Policy, janvier 2005 (recherche menée, entre autres, par le Centre d’Économie Sociale de l’Université de Liège).
43 Fairtrade Labelling Organisation International regroupe 17 organisations nationales d’attribution de label.
44 Comme toute attribution de label, il implique une certaine subjectivité qui est inhérente à la technique.
45 Pour plus de détails, « A fair and Sustainable Trade : Between market and solidarity », Belgian Science Policy, janvier 2005, recherche déjà citée.
46 La loi du 27 février 2002 vise les 8 conventions de base de l’O.I.T.
47 Les cahiers des charges et documents du marché n’ont pas vocation à rester secrets.
48 Article 38 de la directive 2004/17/CE et article 26 de la directive 2004/18/CE.
49 En évacuant l’éthique à l’échelon communautaire !
50 La Commission européenne se penche sur la question de la compatibilité de cette législation.
51 Cf. Doc. Parl. Chambre, DOC 50 1798/006.
52 Ces modifications ont été conçues sur base d’une étude réalisée par le Centre d’économie sociale de l’Université de Liège pour le cabinet du Ministre Vande Lanotte relative au soutien du secteur de l'économie sociale en général par le biais d'une politique d'attribution des marchés publics plus proactive. Cette étude a mis en évidence que ce soutien ne nécessite pas de bouleversements trop importants de la législation actuelle relative aux marchés publics.
53 M.B. du 17 avril 2003.
54 Projet de loi du 6 mars 2006 relatif aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services, Chambre des représentants de Belgique, DOC 512237/004. La loi, datée du 15 juin 2006 a été publiée le 15 février 2007.
55 De nombreuses autorités publiques se sont engagées sur cette voie. Cf. par exemple le Cahier des charges de la ville de Bruxelles : « Marché de fournitures, en deux lots distincts, pour la livraison, pendant 60 mois, de café pourvu du label MAX HAVELAAR (…) ».
56 Le lien avec l’objet du marché par le biais du processus de production est admis par la CJCE ; cf. supra, arrêt du 4 décembre 2003 (C-448/01),
57 Cette difficulté est illustrée par la tentative de l’ancien ministre de la fonction publique lors de l’affaire Total Fina. En effet, il est difficile de prévoir qu'une entreprise (et ses fournisseurs) puisse, par exemple, assurer qu'elle n'exerce pas d'activité dans un pays coupable d'une violation des droits de l'homme, des conventions de l'OIT… uniquement pour la durée d'exécution du marché. En général, cette condition implique que l'entreprise soit déjà « socialement responsable » au moment où elle soumissionne. Cette clause, soumise à la Commission, a été qualifiée par cette dernière de critère de sélection déguisé et illégal puisque ne faisant pas référence à une qualité purement économique de l'entreprise, alors que c’est la technique qu’elle préconise.

Pour citer cet article

Ann Lawrence Durviaux & Françoise Navez, «Marchés publics et développement durable : quelles possibilités de prise en compte des particularités des entreprises d’économie sociale et socialement responsables ?», Cahiers de Science politique [En ligne], Cahier n°12, URL : https://popups.uliege.be/1784-6390/index.php?id=228.

A propos de : Ann Lawrence Durviaux

Chargé de cours à l’Université de Liège, avocat

A propos de : Françoise Navez

Chercheur à l’Université de Liège