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Les livres (des) politiques : Hypothèses sur l'individualisation du champ politique
Résumé
A partir d'un corpus de deux cents ouvrages publiés depuis 1958 par des professionnels de la politique, il s'agit de tester l'hypothèse de l'individualisation croissante du champ politique. Du fait de la place centrale qu'occupe l'élection présidentielle, publier est devenu un bon moyen d'exister dans le champ politique en entretenant un capital de notoriété nationale initial. Il se publie de plus en plus de livres, le statut d'auteur (et donc d'entrepreneur politique individuel) tendant à se banaliser. En confrontant les ouvrages récents à ceux des décennies 1960 et 1970, l'article s'efforce de montrer que cette individualisation de la production éditoriale se retrouve dans les textes eux-mêmes, de plus en plus centrés sur la personne de l'auteur, et voyant de plus en plus le monde à travers ses yeux.Table of content
1Parmi les multiples vecteurs de la communication politique, le livre a jusqu'à présent peu retenu l'attention des chercheurs. Tout se passe en effet comme si la croyance selon laquelle la télévision fait l'élection se reflétait dans la hiérarchie des objets de recherche : le média audiovisuel est particulièrement valorisé, ainsi que, de plus en plus, Internet et les réseaux sociaux. Les nouvelles technologies de communication n'ont certes pas complètement dévalorisé la presse papier, qui continue à susciter l'attention des chercheurs. Mais le média livre, lui, intéresse peu, comme s'il appartenait à une époque révolue1. Est-il pourtant besoin d'être chercheur professionnel pour observer l'étonnante fortune de cette forme de communication ? Dans un contexte paradoxal de crise du livre et de l'édition, le nombre de livres publiés par des professionnels de la politique n'a jamais été aussi important2. Face à un électorat que l'on dit pressé, peu politisé, obsédé par les petites phrases et l'art de bien passer à la télévision, éditeurs et politiques jouent tout au contraire la carte (désuète ?) de l'écriture. Les librairies arborent fièrement un rayon "livres politiques" au sein duquel les politiques eux-mêmes jouent les premiers rôles, non seulement comme "personnages" dignes d'être biographiés mais également comme "auteurs" ayant des choses à dire. Ainsi la publication d'ouvrages est-elle devenue une figure imposée de toute stratégie présidentielle : c'est vrai en 2012 comme ce le fut en 20073. Publier est à la fois l'indice et la condition d'acquisition d'un statut de présidentiable. Encore l'exercice n'est-il pas limité au temps des campagnes présidentielles. Sauf à reconnaître que celui-ci a désormais absorbé (et surtout à la faveur du quinquennat) l'intégralité du temps démocratique, force est de constater que les politiques publient en toute circonstance (au pouvoir ou dans l'opposition, avant ou après les élections...), et qu'ils sont de plus en plus nombreux à publier.
2L'objectif de la présente recherche est de mettre en perspective cette production délaissée par les sciences sociales. Certes, les livres publiés par les politiques apparaissent comme peu fiables pour l'historien, comme très pauvres au plan littéraire, et comme très rudimentaires au regard des exigences de la théorie politique ou de l'analyse sociologique. Mais sur un terrain au moins ils constituent un objet incontournable : celui de l'analyse des stratégies de communication menées par les professionnels de la politique. C'est cette piste de recherche que nous avons tenté de suivre, en mobilisant un corpus de 200 ouvrages publiés depuis 1958 : livres-programmes, mémoires, pamphlets, récit d'expérience ministérielle, témoignage, essai ou même biographie historique ou roman...4 Tous les genres nous intéressent pourvu que l'auteur soit un professionnel de la politique et que son travail puisse s'analyser comme stratégie de communication politique. L'hypothèse qui sous-tend notre réflexion est que les stratégies de publication sont d'abord de la part des politiques des stratégies visant à exister dans le champ politique national, par exemple en dépassant un ancrage strictement territorial (grand notable), strictement sectoriel (expérience ministérielle), ou strictement organisationnel (position partisane). En sollicitant un électorat national, en s'adressant à des éditeurs dont l'audience est nationale, en accédant par ce moyen aux médias nationaux (radio, télévision) qui rendent compte des livres politiques, les professionnels de ce secteur parviennent à se positionner au centre du champ politique en accumulant un capital politique qui sanctionne une notoriété à la fois démontrée et accentuée par la publication.
3Ces stratégies sont avant tout individuelles. C'est ce qui ressort clairement de la comparaison entre les ouvrages des années 60 et 70 et ceux des décennies 90 et 2000. Les livres politiques nous semblent, plus généralement, un bon indicateur permettant de mesurer l'individualisation selon nous croissante du champ politique5. La première période est en effet marquée par un recours limité au livre politique. Quantitativement, les livres sont moins nombreux, on l'a dit. Qualitativement, ils n'opèrent qu'une concession partielle à l'idéologie de l'auteur et au régime de singularité qui le sous-tend6. Les politiques sont tenus par des rôles, des organisations, des institutions. Ils sont porte-parole, ils s'effacent en tant que personnes singulières au profit de personnages contraints par des normes d'exemplarité elles-mêmes liées à l'endossement de rôles politiques7. C'est particulièrement évident au Parti Communiste ou au Parti Socialiste : l'énonciation y est collective. Sur la seconde période au contraire, les politiques ont tendance à s'affranchir des collectifs, à jouer la carte de la sincérité plutôt que celle de l'exemplarité, à parler depuis une sensibilité personnelle plus volontiers que depuis un rôle institutionnel. Rares sont par exemple les anciens ministres à ne pas s'essayer à l'exercice.
L'encadrement institutionnel des publications (décennies 1960-1970)
4Le champ politique français se caractérise, dans les deux premières décennies de la Cinquième République, par l'emprise forte des collectifs sur les individus. On pourrait dire, en simplifiant à l'extrême, que les partis politiques jouent à gauche le rôle que les institutions de gouvernement jouent à droite : solidarité partisane et solidarité gouvernementale se conjuguent pour ôter aux individus le désir d'exister politiquement par eux-mêmes. L'allégeance (au parti, au leader...) est au contraire valorisée, de même la culture de remise de soi et le respect scrupuleux de la discipline (partisane ou gouvernementale).
5C'est évidemment le parti communiste qui fournit la meilleure illustration de cette désingularisatio8. Le secrétaire général tend à monopoliser le droit de parole, mais cette parole est elle-même contrainte par la référence au collectif. Ainsi Georges Marchais dans Qu'est-ce que le Parti Communiste Français ? (1970) ou dans l’introduction au Programme commun de gouvernement du PC et du PS qu’il signe en 1972 aux Editions Sociales : c'est le parti qui pense (« notre analyse … »),, c'est le parti qui décide (« nous avons pris la décision…) , c'est le parti qui écrit (« nous écrivons »). Quand la parole est donnée à d'autres auteurs, ceux-ci prennent toujours soin de s'effacer au profit de l'institution. La culture au présent, de Roland Leroy, est par exemple préfacé par Georges Marchais en ces termes :
« Les textes de Roland Leroy que l'on retrouve dans ce volume précisent les grandes idées qui inspirent la démarche de notre parti dans les divers domaines de la culture » (p. 12).
6Même docilité chez Pierre Juquin en 1971 :
"Chaque communiste s'exprime, dans un livre, en son seul nom personnel, quand il ne s'agit pas d'un document élaboré collectivement ou en qualité de membre d'un collectif responsable. Mais la théorie qu'on décèlera [...] ne peut rien être que la théorie et la politique du parti communiste français, dont je suis responsable comme l'un des quatre cent mille militants [...]. J'ai le parti pris de fidélité [...]. [Je veux] ne rien dire que ce sur quoi nous sommes d'accord" (Le sens du réel, 1971, p. 10)
7ou dans Liberté (1975) :
"Ce qu'il a de meilleur, cet essai le doit à la réflexion coopérative de nombreux communistes et aux interventions des participants dans les premiers débats organisés sur le projet communiste de 'déclaration des libertés'. Je les remercie" (p. 12).
8La logique de l'élection présidentielle jouera, y compris au Parti Communiste, dans le sens d'une individualisation de l'énonciation (ce dont témoigne le portrait du leader communiste en couverture de L'espoir au présent, en 1980), mais cette relative individualisation demeure limitée par l'exemplarité du leader, dont on pourrait dire qu'il ne s'appartient pas. Institution faite individu plutôt qu'individu prétendant exister dans l'institution, le leader exemplaire, à l'image du Maurice Thorez de Fils du peuple (1960), ne contredit donc aucunement l'hypothèse de l'encadrement institutionnel des publications.
9Du côté de la gauche non communiste, la structuration progressive des partis politiques produit le même effet de désindividualisation. Certains livres sont signés d'un parti politique ou d'un courant (Assises du socialisme, 1974 ; Le Céres par lui-même, 1978). Ces ouvrages ne témoignent d'aucune autonomisation par rapport aux activités partisanes : il s'agit pour l'organisation de donner un débouché éditorial à ses productions. Le nous l'emporte toujours sur le je : ainsi quand Jean-Pierre Chevènement signe avec Didier Motchane Clés pour le socialisme en 1973 (« Nous, socialistes… »). Mais même en amont de cette structuration du PS, le refus du présidentialisme impose aux locuteurs, fussent-ils en position de leaders, un relatif effacement. Dans Bilan et perspective socialiste (1958), Guy Mollet s'exprimait comme secrétaire général de la SFIO et comme chef de gouvernement doublement tenu par le collectif :
« La raison de cette réunion et de celles que j’ai déjà faites et que je compte faire dans le pays, c’est d’informer nos militants et nos sympathisants, et plus encore peut-être les indifférents et les adversaires sur notre action pendant les seize mois du gouvernement à direction socialiste » (p. 3)
10Dix ans plus tard, dans Les chances du socialisme (1968), il récuse avec la même virulence toute prétention à l'expression personnelle
« Ce n’est certes pas que je me croie porteur d’un message quelconque ») (p. 11). « Ce que je veux tenter est beaucoup plus impersonnel quant à l’objectif » (p. 12).
11Utiliser le livre pour exister politiquement sur un mode individuel et charismatique, comme avait pu le faire le général de Gaulle, apparaît au tout début de la Cinquième République impossible à gauche. Pierre Mendès France, qui pourtant avait osé risquer, sous la Quatrième République, la communication directe avec les Français, s'entoure de précautions dans La République moderne, (1962). Pourtant relativement libre à l'égard de sa formation partisane, il oscille entre personnalisation de l'énonciation ("je répondrai d'abord...") et désindividualisation de l'énoncé :
"L'essai qui suit ne prétend pas à l'originalité. Beaucoup des idées qu'il résume sont dans l'air, elles ont fait l'objet de délibérations dans des milieux et des partis très divers. Il faut faire apparaître le plus grand commun dénominateur entre ce qui a été retenu par les uns et par les autres" (p. 8).
12L'impossibilité d'écrire à la première personne du singulier touche y compris les candidats à l'élection présidentielle. Ainsi Gaston Defferre publiant Un nouvel horizon en 1965. L'auteur travaille d'entrée de jeu à son effacement ("Ce petit livre est le fruit du travail d'une équipe réunie, depuis un an environ, au sein de l'association Horizon 80"). Significativement, le livre est sous-titré Le travail d'une équipe. A mesure que les partis de gauche se structureront, cette tendance à la désindividualisation ne fera que s'accentuer. Le PSU et l’avenir socialiste de la France (1969) est signé du seul Michel Rocard, mais celui-ci est tenu par les « 17 thèses du PSU » rappelées dans l'ouvrage, et par une distribution de la parole qui ne privilégie pas vraiment celui qui n'en est que le "secrétaire national".
13Cette emprise du parti politique sur les personnalités qui l'animent, leaders compris, connaît un quasi contre-exemple avec François Mitterrand, plus précocement converti que ses concurrents à la logique de présidentiabilité. Débordant de la norme d'exemplarité, il s'affiche comme personnalité, et même comme individu singulier9. Prétention à la singularité (de l'écrivain) et prétention à l'exemplarité (du leader politique) se conjuguent habilement pour conférer à ce dernier une épaisseur qui participe de sa présidentiabilité. En ce sens, l'auteur du Coup d'Etat permanent (1964) s'aligne sur la stratégie gaullienne de recours à l'écriture comme capital politique.
14A droite, c'est moins la discipline partisane que la discipline gouvernementale et l'allégeance au chef d'Etat qui contribue à réguler les stratégies de publication. L'héritage gaullien est de ce point de vue ambigu : s'il semble réconcilier l'activité d'écriture et l'activité politique (la publication des Mémoires de guerre a pleinement participé de la stratégie de conquête du pouvoir par le général de Gaulle), il a aussi propulsé au sommet de l'appareil d'Etat une génération de hauts-fonctionnaires plus disposés au travail en équipe et à l'obéissance qu'à l'affirmation d'une personnalité par l'écriture10. La critique de la Quatrième République est ici décisive pour comprendre les réserves que pourrait susciter, de la part d'un ministre, la prétention à publier. Le Chef d'Etat, en particulier le général de Gaulle lui-même, est autorisé à publier : cela participe de son charisme et de sa capacité à s'adresser au peuple. Mais ceux qui le servent s'effacent. Ils ne prendront vraiment le temps d'écrire qu'une fois leur carrière politique terminée, selon la logique classique des Mémoires11. Mais à ce stade encore, c'est pour s'effacer devant celui que Olivier Guichard appelait Mon Général (1980). "Le mot "servir' me plaît", écrit-il par exemple (p. 471). Les Mémoires pour demain de Jacques Chaban-Delmas, pourtant bien ultérieurs à la période considérée (1997), fonctionnent sur le même principe de l'effacement personnel :
« On trouvera dans cet ouvrage, écrit l'auteur,, peu de confidences personnelles » (p. 15). « J’entends ne pas faire de ce livre une autobiographie […]. Je veux seulement y dresser le bilan des années qui ont porté ma vie, des rencontres qui l’ont éclairée, des combats qui l’ont transcendée, des leçons qu’il est possible d’en tirer » (p. 168).
15Le départ du général de Gaulle oblige les candidats à sa succession à se positionner sur le terrain de la publication, sinon sur celui de l'écriture. Le monopole de la production discursive est un des attributs du leader. A défaut d'une oeuvre écrite, Jacques Chirac procède ainsi à la mise en texte de ses discours12. Ce faisant, il ne s'autorise pas le moindre écart par rapport à l'organisation partisane sur laquelle il entend asseoir son autorité. La prise de parole du leader, de ce point de vue, joue dans le même sens que le silence des seconds : l'organisation s'impose aux individus.
16Derrière Valéry Giscard d'Estaing, la droite non gaulliste privilégie elle aussi le collectif et l'esprit d'équipe. L'absence de parti politique structuré ou de chef charismatique ne signifie pas vraiment dispersion de la prise de parole. Sous le titre Imaginer l'avenir (1972), le Club Perspectives et Réalités se donne à voir comme un collectif doté d'un porte-parole (C.-N. Hardy) et d'un leader (Valéry Giscard d'Estaing) qui préface ainsi ce qui se veut une « synthèse (…) d'études menées, sous la direction de C.-N. Hardy, depuis six ans, dans les clubs Perspectives & réalités »:
« Ces réflexions sur la liberté sont le fait d'hommes qui ont appris autant que les autres, qui dirigent autant que les autres, qui aiment le progrès à l'égal des autres » (p. 12).
17Lorsque Jean-Pierre Fourcade publie en 1979 Et si nous parlions de demain, il se réfère à nouveau à ce collectif constitutif de l'UDF (Union pour la Démocratie Française), ainsi qu'à l'ouvrage de son leader devenu entre temps président de la République :
« Personne ne s’étonnera de trouver sous ma plume quelques-unes des idées que les clubs Perspectives & Réalités ont diffusées depuis leur création […]. Quant à mon adhésion aux thèmes développés dans Démocratie Française par le président de la République, elle est forte et enracinée » (p. 12).
18Ce rapide tour d'horizon suggère la prégnance des collectifs sur les acteurs politiques. La loyauté prévaut au sein de ces collectifs, le droit de publier est strictement encadré. Les leaders, sans monopoliser totalement la production de livres politiques, saisissent volontiers ce moyen de rappeler et de conforter leur leadership organisationnel. Des dissidences (stratégies d'exit s'accompagnant de prises de parole à l'échelle de l'opinion publique globale13) s'observent pourtant : mais elles apparaissent très coûteuses, selon une logique qui s'apparente autant au suicide politique qu'au coup médiatique. Ainsi lorsque Henri Fizbin rompt avec le parti communiste à la fin des années soixante-dix :
"Je romps le silence. Ma décision est prise [...]. J'ai fait mon choix, je prends mes responsabilités. Je parle" (Les bouches s'ouvrent, 1980, p. 19).
19Cet exemple suggère pourtant l'esquisse d'un mouvement d'affirmation progressive du droit à exister individuellement dans le champ politique. Défait en interne, Henri Fizbin dispose désormais d'une stratégie alternative rendue possible par les évolutions internes au champ politique : il peut, en publiant, prendre à témoin le grand public et déplacer le conflit vers un terrain plus favorable.
20Deux mécanismes favorisent cette individualisation du champ politique. Le premier est l'acceptation progressive de la mécanique de l'élection présidentielle au suffrage universel direct : l'équation gaullienne qui établit le principe de la rencontre directe entre un homme et un peuple s'impose à mesure que les échéances électorales impriment leur marque à la vie politique. Le second principe est le développement d'une télévision politique qui personnalise le débat public et qui fait exister des "personnalités" bien au-delà des rôles et des institutions. La mise en scène télévisuelle, en ce sens, est porteuse de la même idéologie individualiste que le livre : la vie politique y est affaire de personnes, de personnalités. Ces évolutions vont s'accentuer dans les décennies suivantes. La période 1990-2010 se caractérise ainsi par une forte individualisation de la production éditoriale.
L'individualisation de la production éditoriale (décennies 1990-2000)
21Par comparaison avec le précédent, le corpus des décennies 1990-2000 permet d'analyser les évolutions du champ politique. On formulera ici l'hypothèse d'une individualisation de celui-ci : nous signifions par cette expression le déclin relatif de la capacité des institutions et des partis à organiser, contrôler, ou réguler l'expression des professionnels de ce champ. Ces derniers trouvent désormais intérêt à s'affirmer sur la base de ressources individuelles. L'individualisation du capital politique prend de multiples formes qui toutes fragilisent les organisations et les institutions comme autant de forces centrifuges qui leur sont opposables : expérience ministérielle, parcours personnel, réforme à laquelle on aura donné son nom, acte lourd ayant fait date (discours de Dominique de Villepin à l'ONU, discours anti-PACS de Christine Boutin...), positions institutionnelles, prestation médiatique réussie, leadership local, réputation de compétence, côte de popularité, diplômes... La publication d'ouvrages s'inscrit dans ce contexte. Elle sanctionne en même temps qu'elle renforce un capital politique désormais individualisé. On pourrait évidemment être tenté d'objecter qu'il en a toujours été ainsi, que les luttes d'appareil ou les rivalités intragouvernementales ont toujours existé, et que tout dépend au fond de l'échelle d'analyse retenue. Ce à quoi il faut répondre, et l'exemple des livres politique est ici très éclairant, que ces compétitions individuelles étaient auparavant renvoyées aux coulisses de la vie politique14. Organisations et institutions étaient en mesure de réguler les prises de parole sur la base d'un contrat implicite qui reposait sur l'extrême-valorisation du capital collectif : l'appui du parti (concrètement l'investiture) était une condition indispensable à la survie politique dans un contexte où les électeurs étaient supposés voter sur étiquette. La loyauté aux institutions et aux organisations partisanes commandait la distribution des places et des postes, tandis que la dissidence constituait une prise de risque inconsidérée. Vouloir exister seul pouvait sembler déraisonnable. Ainsi la côte de popularité, comme attribut individuel, pesait-elle peu au regard des positions occupées au sein de l'appareil.
22Les partis politiques n'ont évidemment pas disparu et leur rôle demeure essentiel. Mais tout se passe comme si les politiques, une fois franchi un seuil de notoriété grâce à l'accomplissement d'actes lourds16, pouvaient désormais exister par eux-mêmes à la seule condition d'entretenir celle-ci par des agissements leur permettant de se rappeler à l'opinion. La publication de livres fait partie des moyens disponibles pour entretenir cette notoriété. Un capital préalable est nécessaire pour retenir l'attention des médias (et par exemple pour forcer la porte des maisons d'édition nationales) ; une fois acquis le statut de personnalité politique, les ouvrages peuvent (doivent ?) s'enchaîner. Ainsi voit-on des acteurs politiques a priori faiblement pourvus en ressources politiques classiques parvenir à entretenir un capital de notoriété par des publications régulières. C'est l'exemple de Manuel Valls, certes maire d'Evry et député de l'Essonne mais relativement isolé à l'aile droite du PS, dont la candidature aux primaires de 2011 aura été précédée (et rendue possible) par plusieurs publications à tonalité critique sur le PS : Les habits neufs de la gauche (2006), Pour en finir avec le vieux socialisme... et être enfin de gauche (2008), Pouvoir (2010), L'énergie du changement (2011)... Ainsi encore de Christine Boutin : surfant sur une notoriété d'un jour (débat sur le PACS et incident avec Lionel Jospin), elle parvient à s'implanter durablement dans le champ politique par une série de publications (Les larmes de la république, 1999 ; Je ne suis pas celle que vous croyez, 2006) qui accompagnent une stratégie de course à la notoriété plus classique (candidature présidentielle, fondation d'un parti politique).
23L'individualisation du champ politique incite tous ceux qui le peuvent (ce qui suppose, rappelons-le, un capital politique préalable17) à exister par le livre. C'est évident pour les candidats à une élection présidentielle, sachant que la catégorie peut être très large lorsque l'échéance est encore lointaine : leaders des formations politiques ou de courants internes à celles-ci, dissidents plus ou moins tentés par l'expérience, entrepreneurs politiques quasi individuels, personnalité politique bénéficiant d'une image positive... On pourrait risquer l'expression de présidentiablité ordinaire pour rendre compte de la banalisation de la posture qui consiste à s'adresser directement à l'opinion pour faire passer un message et afficher une disponibilité politique. Cette stratégie est typiquement celle des leaders de formations minoritaires (Christine Boutin, Corinne Lepage, Nicolas Dupont-Aignan, Philippe de Villiers, Dominique de Villepin, et même Jean-Pierre Chevènement, Jean-Luc Mélenchon ou François Bayrou). Mais elle est aussi celle des personnalités appartenant aux grandes formations politiques, pour peu qu'ils aient le sentiment d'être en position minoritaire et de ne pas être entendus. Ainsi au PS des ouvrages de Marie-Noëlle Lienemann (Ma part d'inventaire, 2002), de Jean-Luc Mélenchon (Rocard, le rendez-vous manqué, 1994), de Georges Frêche (Les éléphants se trompent énormément, 2003), de Manuel Valls (Pour en finir avec le vieux socialisme... et être enfin de gauche, 2008), tous critiques à l'égard des évolutions de la formation politique à laquelle ils appartiennent (provisoirement pour certains). Ainsi à droite des ouvrages d' Alain Madelin (Quand les autruches relèveront la tête, 1995), de François Léotard (Ma liberté, 1995), de Charles Pasqua (Ce que je sais : un magnifique désastre, 2008).
24Ainsi le PS ou l'UMP (Union pour un Mouvement Populaire) hébergent-ils en leur sein de quasi entreprises politiques individuelles, selon une gradation qui va de la quasi dissidence (Villepin à l'UMP, Frêche au PS, de Villiers à l'UDF) à la simple compétition interne entre leaders (Fabius, Rocard, Jospin, Aubry, Hollande au PS ; Séguin, Juppé, Sarkozy, Balladur à droite). Toutes ces personnalités politiques ont en commun, quel que soit leur poids politique, de beaucoup publier : c'est pour eux une façon d'exister dans le champ politique au-delà des statuts (provisoires) et des collectifs. A quelque niveau que ce soit du cursus politique, les stratégies de publications sont perçues comme rentables. Ceux qui n'y ont pas recours sont empêchés par leur déficit de capital politique ou de notoriété initiale. La position (politique) compte infiniment plus que la disposition (littéraire), dont l'absence peut être, on le sait compensée par le recours à des collaborateurs18. Pour les grands leaders, la publication fait désormais partie des obligations : même Jacques Chirac, peu porté à l'écriture, à dû s'y résoudre pour la campagne de 199519. Le livre fait aujourd'hui partie des stratégies obligées pour tout présidentiable. Le raisonnement vaut également pour les premier-ministrables, fortement incités à expliciter en un livre-programme leur ambition : ainsi de François Fillon (La France peut supporter la vérité, 2006) ou de Jean-Pierre Raffarin (Pour une nouvelle gouvernance : l'humanisme en action, 2002). Mais à un niveau beaucoup plus modeste, il constitue également un bon moyen de préserver une position politique : il permet de capitaliser une expérience ministérielle (trop brève), un leadership territorial (trop localisé), il permet des montées en généralité ambitieuses. Les trajectoires politiques ascendantes sont ainsi, de plus en plus, scandées par des publications d'abord sectorielles et ensuite plus généraliste. L'affichage technocratique d'une compétence pointue cède la place à la mise en scène d'une personnalité politique qui gagne en épaisseur à mesure qu'elle se confronte à ces grandes choses que sont la société, l'histoire, la modernité, l'économie, l'avenir de la planète. Cette homologie entre trajectoire éditoriale et trajectoire politique s'observe par exemple dans le cas de Ségolène Royal : chargée de mission au Secrétariat Général de l'Elysée puis députée, elle attire l'attention par des publications encore sectorielles : Le printemps des grands-parents (1987), Le ras-le-bol des bébés zappeurs (1989). C'est seulement au terme d'expériences ministérielles remarquées qu'elle s'autorise des publications plus généralistes : La vérité d'une femme (1996), Désir d'avenir (2006), avant de se lancer dans la course à l'Elysée (Maintenant, 2007). Malgré son échec, elle fait désormais partie des personnalités importantes de la vie politique. Ainsi peut-elle compenser un relatif isolement institutionnel (elle n'est plus parlementaire) par un rythme accéléré de publications qui sont autant d'occasions de reprendre la main après la défaite (Ma plus belle histoire d'amour, c'est vous, 2007), de se repositionner comme candidate possible (Si la gauche avait des idées, 2008 ; Femme debout, 2008), pour finalement se lancer à nouveau dans l'aventure des primaires socialistes (Lettre à tous les résignés et aux indignés qui veulent des solutions, 2011). On voit ici que la notoriété conférée par la campagne de 2007 procure à Ségolène Royal le droit de publier et donc d'exister dans le champ politique en formulant des propositions, des diagnostics sociétaux, des jugements de valeur, etc. Plus sûrement peut-être qu'un mandat parlementaire, un exécutif local ou une position partisane, le livre garantit un statut politique.
25On peut illustrer l'individualisation des stratégies de publication par l'augmentation du nombre de livres publiés. L'exercice est plus redoutable qu'il n'y paraît. Notre corpus plaide en ce sens, mais les modalités très empiriques qui ont présidé à sa constitution oblige à la prudence : les livres (de) politique récents sont plus accessibles, cela ne démontre pas qu'ils soient plus nombreux. On peut, comme dans l'article déjà cité de Bénédicte Delorme-Montini, partir des recensements d'ouvrages publiés dans Livres-Hebdo. On peut aussi privilégier une entrée par personnalité politique, pour autant qu'il soit possible d'attribuer à un professionnel de la politique un nombre de publication (que faire des rapports parlementaires publiés, des recueils d'articles ou de discours parfois posthumes, des écrits de jeunesse, des thèses... ?). Malgré ces approximations, le tableau ci-après démontre clairement la banalisation croissante des stratégies de publication au sein de la classe politique. Il concerne les premiers ministres et s'interroge sur le point de savoir dans quelle mesure ils ont publié avant d'occuper ce poste :
26On voit aisément que n'avoir jamais publié d'ouvrage politique ne fait aucunement obstacle pour devenir premier ministre au début de la Cinquième République. C'est même l'hypothèse la plus fréquente, la seule vraie exception étant Michel Debré. A partir de 1981, les premiers ministres affichent une présence plus constante en librairie, et pas seulement à gauche. La norme s'inverse : Pierre Bérégovoy fait exception pour n'avoir jamais publié avant de devenir premier ministre. Les six derniers chefs de gouvernement ont, à un livre près, autant publié que leurs treize prédécesseurs.
27Les partis politiques n'ont évidemment pas renoncé à leur ambition programmatique. Sous le titre Le changement, le PS publie en 2011 son projet comme il l'avait fait en 2006 (Réussir ensemble le changement) ou en 1972 (Changer la vie). Mais ces publications collectives et institutionnelles sont doublées par un grand nombre d'ouvrages individuels émanant de personnalités se livrant au jeu du diagnostic sociétal et des propositions de réforme. Les primaires ne font qu'entériner cette dispersion-individualisation : il est significatif qu'elles ont opposé, à gauche, des personnalités socialistes éditorialement très présentes, et qui toutes vont profiter de l'occasion pour à nouveau publier. Au-delà de cet exemple, on assiste, comme le montrent les extraits suivants, à une individualisation du travail programmatique lorsque chaque auteur, en son nom propre, y va de son diagnostic et de ses propositions :
« J’ai voulu fixer quelques traits de notre époque, quelques-unes de mes certitudes et de mes inquiétudes » (F. Léotard, Ma liberté, 1995, p. 17)
«J’ai envie, en tant que femme politique, de contribuer à éclairer l’avenir en disant à quelles conditions le monde sera vivable » (Royal, La vérité d'une femme, 1996, p. 9)
« J’ai éprouvé le besoin de réfléchir sur la réconciliation » (F. Bayrou, Henri IV, le roi libre,1994, p. 9)
« Mon propos n’est pas d’élaborer un programme […]. Mais je suis peut-être à la bonne distance pour faire entendre la libre réflexion d’un homme qui, n’ayant pas oublié l’exercice des responsabilités ni la difficulté de gouverner, aspire toujours à changer l’ordre des choses […]. Je n’ai pas cherché à traiter tous les problèmes » (L. Jospin, Le monde comme je le vois, 2005, p. 7)
« Cette réflexion peut servir à ceux qui gouvernent et à ceux qui s’opposent [...]. Mais je la conçois aussi comme une contribution à la construction des victoires futures de la gauche » (S. Royal, Ma plus belle histoire d'amour, c'est vous, 2007, p. 7-11)
28Un indice particulièrement visible de l'individualisation de la production éditoriale peut être fourni par les illustrations qui figurent en couverture des ouvrages. Quand les publications institutionnelles travaillent à l'effacement des personnalités (à l'image des 66 micro-portraits anonymes qui ouvrent Le changement, projet socialiste 2012), les publications plus individuelles sacrifient presque toujours à la logique du portrait. Sur l'ensemble du corpus (rappelons qu'il est constitué de deux-cents livres publiés depuis 1958), l'évolution est significative. Attestée par le portrait de l'auteur en couverture, la personnalisation du discours est l'exception sur la période 1958-1985 (28 %), elle est désormais la norme (65 %) :
29La banalisation de la prétention à faire livre politique s'observe également dans la généralisation du procédé qui consiste à raconter ses expériences politiques. Constitués en genre très codé, les mémoires d'hommes politiques étaient auparavant le privilège ambigu des sortants, qui n'obtenaient droit de parole qu'au prix de la renonciation à l'exercice du pouvoir. Le genre "mémoires" se caractérisait par une exigence d' exemplarité, voire d' impersonnalité : même après coup, le récit est construit depuis un rôle, l'auteur s'exprime depuis des positions institutionnelles qui certes le mettent en position de voir l'histoire en train de se faire mais qui le contraignent. Il en résulte un effacement de la personne de l'auteur, dont les mémoires du général de Gaulle constituent évidemment l'exemple le plus achevé. La période contemporaine marque ici encore une rupture. Les auteurs s'autorisent à mettre en récit leur expérience politique sans nécessairement attendre d'être sortis définitivement du champ politique : il suffit que le mauvais sort électoral les ait condamnés à l'opposition et rendus plus disponibles. Les enjeux s'en trouvent déplacés : là où les mémoires s'adressaient aux historiens de demain et à une opinion publique froide (postérité), les récits à chaud des événements récents prolongent le combat politique. On glisse ainsi des mémoires vers l'autobiographie20, avec ce que cela suppose de mise en scène de l'auteur : celui-ci ne prétend plus à l'exemplarité anonyme de l'homme d'Etat ayant fait son devoir. Il est une personne, il revendique une subjectivité, il est habité par le doute, la lassitude, il a des états d'âme. La fragilité volontiers exhibée n'est évidemment en rien renoncement : elle repose sur le pari que c'est désormais ainsi que l'on retient l'attention des électeurs. L'exemplarité ne convainc plus et tourne à vide (comme la langue de bois dont elle est un élément central) ; la sincérité, dans un contexte d'individualisation du champ politique, apparaît comme meilleure stratégie.
Individualisation des postures d'écriture et individualisation du social
30Les stratégies de publication traduisent l'individualisation du champ politique parce qu'elles émanent d'un individu, parce qu'elles mettent en scène un individu, parce qu'elles présupposent un capital politique individualisé, et parce qu'elles participent à la consolidation et à l'entretien de celui-ci. Cette individualisation se retrouve au niveau des contenus publiés. A l'inverse des ouvrages plus anciens dont on a montré qu'ils étaient travaillés par la contradiction entre individualisation de l'énonciation (il faut bien que quelqu'un tienne la plume) et désindividualisation des énoncés (analyses et programmes émanaient d'un collectif), la production des dernières décennies se centre très nettement sur la figure de l'auteur. Symbolique du livre et symbolique politique se conjuguent pour faire exister un auteur omniprésent : c'est lui qui écrit, c'est lui qui observe le monde, c'est lui qui propose des solutions, c'est lui qui rapporte ce qu'il a vu. L'individu ainsi construit résiste à l'imposition des rôles institutionnels. Le temps de l'écriture est celui de la distance envers ceux-ci, de toutes façons provisoires et aliénants. C'est la personne qui s'exprime, arrachée par l'écriture aux jeux de rôle politiciens. Le temps de l'écriture est celui de la liberté retrouvée, selon un mécanisme qui emprunte à la nostalgie chevaleresque chère à Norbert Elias.
31Plusieurs éléments traduisent le centrement croissant des contenus sur l'individu publiant. Le premier tient dans le glissement du registre de l'exemplarité vers celui de la singularité. A partir du moment où il parle en son nom propre, le politique peut exister comme individu singulier, doté d'une épaisseur psychologique qui bouscule l'exemplarité. L'évocation du passé emprunte moins aux mémoires et davantage à l'autobiographie, avec ce que cela suppose de réflexivité identitaire22. On peut illustrer ce point par quelques références significatives, par exemple Les blessures de la vérité (1995) de Laurent Fabius, suite au scandale du sang contaminé. Parlant de lui à la troisième personne, l’auteur délaisse le travail programmatique pour se poser en objet du propos :
« Fabius a-t-il une âme ? [...]. Connu, je l'étais. Mais connu souvent pour être l'un de ces animaux politiques froids, sans convictions ni affects, tout entier inspirés par une forme chimiquement pure de l'ambition (p. 9). La scène publique est paradoxale : on y paraît souvent autrement qu'on est [...]. J'ai essayé d'éviter ce travers en disant tout simplement, ici, la vérité (p. 10).
32Au fil du corpus, on voit surgir toutes les thématiques constitutives du genre autobiographique : enfance (Boutin, 2006 ; de Villiers, 2007), figure du père ou de la mère (Juppé, 1993), homosexualité (Delanoë, 2004), problèmes de santé (Léotard, 1995), foi et convictions religieuses (Bayrou, 1996 ; Delanoë, 2004 ; Sarkozy, 2004), goûts littéraires et musicaux (Sarnez, 2008 ; Delanoë, 2008), goûts sportifs (de Villiers, 2007), grossesse (Boutin, 2006), vie de couple (Royal, 2007) et divorce (Rocard, 1987, p. 48), rapport aux enfants (Sarnez, 2008) et vie de famille (Juppé, 2006), amis d’enfance (Royal, 2007), rapport à la mort (Juppé, 1993), décès de proches (Boutin, 2006)… Si ces thématiques donnent parfois lieu à formulation de proposition d'action publique, elles servent surtout à mettre en scène une personnalité privée que la vie politique, trop institutionnelle, ne permet guère d'entrevoir. La publication est d'abord stratégie de présentation de soi. Dans Cela commence par une balade (2003), Laurent Fabius pousse très loin cette démarche, en affichant son goût pour la moto (c'est sur une moto qu'il pose en quatrième de couverture), les carottes râpées (p. 43), la Star Academy (p. 89). Il évoque sa relation avec ses fils ("je ne me suis pas assez souvent occupé d'eux"; "j'ai souvent été maladroit" ; "ceci est aussi un billet d'amour à destination de mes garçons")(p. 240). L'individu ordinaire zappant sur sa télévision le samedi soir, affligé par sa calvitie, et inquiet pour ses fils, corrige l'image froide et distinguée de l'ancien jeune premier ministre fort en thème, sûr de lui et de ses qualités. Là où jadis la personnalité pointait implicitement derrière le projet, elle s'en émancipe désormais explicitement ("qu'on ne cherche pas dans ces pages un programme politique", p. 10).
33Le centrement sur l'individu s'observe y compris chez les sortants. Quand il rédige ses mémoires, Valéry Giscard d'Estaing (1988 et 1991) s'affranchit de la chronologie au profit d'une mémoire involontaire quasi proustienne. Il s'affranchit également des contraintes de rôle en faisant surgir, au-delà de celui-ci, une subjectivité, une sensibilité. Il définit ainsi son objet :
« Ce que j'ai ressenti, moralement, physiquement, intellectuellement. Ce qu'a représenté pour moi le contenu des rencontres que j'ai faites, ce que j'ai pu observer pendant les discussions, ce qui m'est parvenu des tensions intérieures ou extérieures » (p. 11).
34Est-ce à dire que les politiques en seraient venus à ne plus parler que d'eux-mêmes ? Evidemment non. Si les stratégies de présentation de soi individualisées sont devenues primordiales en l'état du champ politique, elles ne doivent jamais faire disparaître la fonction programmatique. Même lorsque l'urgence de corriger une image meurtrie incite au centrement sur soi, comme chez Laurent Fabius pécédemment23, le souci doit demeurer présent de mettre cette présentation de soi au service d'un travail politique tourné vers autrui, ce qui suppose d'aussi parler du monde social, des événements politiques, des élections passées ou à venir, des réformes à entreprendre, etc.
35La prétention à dire le monde social ne signifie pourtant pas effacement de l'auteur. Ici encore, la comparaison avec les ouvrages plus anciens est éclairante. Ces derniers évoquaient la société dans son ensemble, ou bien par secteurs (l'industrie, l'éducation, la culture...), ils se référaient au passé, tentaient d'entrevoir le futur, mais toujours depuis une posture de surplomb. L'occupation de positions institutionnelles, renforcée d'une prétention à la hauteur de vue convergeait pour produire l'image de l'homme d'Etat, tout à la fois libéré des ancrages particularistes et capable d'embrasser d'un seul regard l'ensemble du corps social24. L'homme d'Etat voit ce que les humbles citoyens ne voient pas. Une telle posture distinctive est moins recevable aujourd'hui. Elle n'a certes pas disparu, mais elle compose avec une posture plus modeste, celle qui privilégie le point de vue situé. Le politique n'est plus cet énonciateur omniscient s'exprimant depuis nulle part ; il s'incarne en un individu qui voit et qui entend ce que son corps lui permet de voir et d'entendre.
36Jean-Pierre Raffarin est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la revendication d'une posture d'appréhension du social fondée sur le vu-et-entendu. Adepte d'une « République des proximités » (Pour une nouvelle gouvernance, 2002, p. 138), il entend produire « un discours ancré dans le réel » (p. 12) :
« Le temps du marketing politique est fini […]. A Quimper, j'ai mesuré charnellement que le retour de la crédibilité passait par l'unité de la pensée et de l'action. Ce texte est né de cette expérience » (p. 14)
37Devenu Premier Ministre, il érige ce procédé en méthode de gouvernement :
« On ne gouverne pas les yeux rivés sur des statistiques, même si ce sont des sondages […]. Je me fie davantage aux regards que je croise dans mes nombreuses actions de terrain. J'ai pu vérifier récemment, charnellement, au salon de l'Étudiant, au Salon de l'Agriculture et au Salon du Livre, que mon contact avec les Français restait sain et authentique » (La France de Mai, 2003, p. 34-35).
38On peut évidemment établir un lien direct entre le choix d'une telle posture et la trajectoire politique de Jean-Pierre Raffarin, provincial, dépourvu des ressources qui prédisposent à la posture de surplomb (il n'est pas énarque). Mais c'est bien l'ensemble de la production éditoriale qui est marquée par l'individualisation du point de vue. Georges Marchais ou Pierre Mendès France parlaient de la société en mobilisant des collectifs (les ouvriers, les employés, les femmes, les jeunes...) auxquels ils donnaient consistance en mobilisant des données sociales (statistiques). Leurs successeurs appréhendent le social à hauteur d'individu. Ainsi Arnaud Montebourg ouvre-t-il son ouvrage programmatique de 2011 (Votez pour la démondialisation !) en juxtaposant des cas singuliers de Français ordinaires :
« Chantal a quarante-cinq ans en ce mois d'avril 2008. Pour elle, l'histoire se répète. Licenciée de l'usine textile Leblanc à Lille... » (p. 15)
« Ce matin, Andréas ne peut pas aller au boulot, il doit absolument aller chez le dentiste... » (p. 16)
39La société juxtapose des destins individuels, elle ne peut donc plus être saisie qu'au cas-par-cas... L'anecdote se substitue au fait social des sociologues. Le politique ne pouvait hier contempler la société en surplomb qu'en s'arrachant à lui-même (il lui fallait voir ce que ses yeux ne lui permettaient pas de voir), il joue désormais de l'effet de réel cher à Roland Barthes25. Le nom propre fait plus vrai que le nom commun, le singulier est plus réaliste que le générique. Ainsi l'individualisation du champ politique produit-elle des effets jusque dans les modalités d'appréhension de la réalité sociale. Eux-mêmes portés par des collectifs et des institutions, les politiques faisaient exister une société structurée en collectifs et en institutions ; individualisés, il ne sont plus en mesure de voir et de faire parler que des individus.
40Au carrefour du régime de singularité qui centre le propos sur l'auteur et de cette posture d'énonciation individualisée qui l'incite à ne plus voir le monde qu'à travers son expérience subjective, se construit la thématique de la sincérité. Entendue comme vérité singulière et subjective, celle-ci tend à concurrencer la vérité objective, celle des historiens positivistes. A rebours de la langue de bois pratiquée par les institutions et les partis, les politiques jouent la carte d'une énonciation libre car individuelle.
41Se posant en « esprit libre » et en « homme de bonne foi » (p. 13), Raymond Barre (Un goût de liberté, 2000) promet de « parler sincère, [de] ne pas cacher [ses] références doctrinales », quitte à « reconnaître, le cas échéant, d’avoir tort » (p. 12). De même François Léotard (Ma liberté, 1995):
« J’ai voulu que ce livre soit vrai. Exercice évidemment inaccessible mais se voulant en rupture avec tous les conseils qui depuis des siècles sont adressés […] aux hommes publics : l’usage de la ruse, la pratique savante de la dissimulation […]. J’ai fait ce choix » (p. 12).
42Les mêmes termes reviennent sous la plume de Jean-Pierre Raffarin, pour qui importe d' «être soi-même » (La France de Mai, 2003, p. 35), de Nicolas Sarkozy invoquant l' "authenticité" (Témoignage, 2006, p. 276), ou de Jack Lang (Demain comme hier, 2009) voulant rapprocher « authenticité et liberté » (2009, p. 17)... Les vérités intemporelles s'évanouissent au profit de micro-vérités individuelles et provisoires27. Revenant le temps d'une préface inédite sur un ouvrage publié seulement deux ans avant, Nicolas Sarkozy (Libre, 2003) en confesse le caractère éphémère : « C’était, dit-il, ma vérité du moment ».
43On a essayé au fil de cet article de croiser plusieurs dimensions du processus d'individualisation du champ politique. Nous sommes partis d'un jeu d'hypothèses relatives au champ politique, qui selon nous se caractérise par une emprise moindre des partis politiques sur les "personnalités". Nous avons montré que la production éditoriale reflétait quantitativement et qualitativement cette évolution (et contribuait à la renforcer). Il se publie de plus en plus de livres, le statut d'auteur (et donc d'entrepreneur politique individuel) se banalisant. Nous avons enfin essayé de montrer que cette individualisation de la production éditoriale se retrouve dans les textes eux-mêmes, de plus en plus centrés sur la personne de l'auteur, et voyant de plus en plus le monde à travers ses yeux. La conquête de l'opinion supposait jadis la mise en place de dispositifs institutionnels lourds qui pouvaient prétendre s'élever au-dessus des personnalités et faire mouvement vers la vérité, l'intérêt général ; elle s'appuie plus volontiers aujourd'hui sur un échange interpersonnel intimiste qui ne met plus en scène qu'une personnalité politique, cette dernière s'efforçant de faire la preuve de sa bonne foi, de sa sincérité, de sa proximité.
44JUIN 2012