Cahiers de Science politique

Université de Liège

1784-6390

 

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Geoffroy Matagne

Démocratie(s) européenne(s)

(Cahier n°3)
Article
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Introduction

1Depuis quelques années, un large débat sur l’avenir de l’Europe anime les cercles politiques et académiques, nationaux et européens. L’Union élargie peut-elle continuer à fonctionner dans le même cadre institutionnel ? Peut-elle (doit-elle) conserver les mêmes objectifs ? Et finalement était-on bien d’accord à 12, 15, 25 et enfin 27, sur ce qu’est (ou devrait être) l’Union européenne (UE) ?

2Les chefs d’État et de gouvernement, les diplomates (et les politologues) sont des habitués, des « professionnels » des débats sur l’Europe. N’avait-on pas pris l’habitude de négocier un nouveau traité tous les 5 à 10 ans ? Ces derniers mois, des « amateurs » ont pris la parole. À l’occasion en particulier de référendums nationaux sur le « traité constitutionnel », l’intérêt généralement limité pour ces questions a dépassé le cercle de ces participants traditionnels. Des « amateurs », parce qu’ils n’en avaient pas l’habitude et parce qu’ils ont – lit-on parfois – aimé le faire. L’Europe – bien plus que le traité constitutionnel lui-même – a passionné les populations invitées à se prononcer sur ce nouveau texte.

3On a discuté d’Europe. Parfois mal, sans doute. Quelques critiques récurrentes, parmi tant d’autres : on conspue le texte en faisant référence à une Europe rêvée, idéale (et très variable selon l’interlocuteur), bien plus qu’à l’Europe telle qu’elle s’est construite et fonctionne aujourd’hui ; les débats ont pris une coloration très nationale : les référendums sont surtout l’occasion de remettre en cause les gouvernements nationaux ; etc.

4C’est vrai. Néanmoins, on parlait d’Europe. Beaucoup plus que d’habitude1. Dans les médias mais aussi semble-t-il, fait plus rare, dans les familles. Les repas dominicaux dans l’Hexagone ont opposé les « pour » et les « contre ». « … Ils en ont parlé … » aurait pu recycler le caricaturiste.

5Le caractère démocratique de l’UE figurait en bonne place parmi les « questions essentielles » de ce débat programmé sur l’avenir du processus d’intégration européenne. L’existence même d’un débat sur la démocratie dans l’UE est, en soi, un phénomène intéressant. Il met en évidence la spécificité de l’UE2 par rapport aux autres organisations internationales3.

6Traditionnellement, la démocratie, comme concept abstrait mais aussi comme ensemble d’institutions et de pratiques, est analysée dans le cadre de l’État nation. Or, l’UE, ce système politique original empiète de plus en plus sur les institutions et les pratiques démocratiques nationales (Laffan, 1999, p. 330). De plus, le système politique européen est mixte : « dans certains secteurs, il fonctionne comme une fédération, tandis que dans d’autres, il fonctionne de façon confédérale » (Beaufays, 2004, p. 126). Son fonctionnement est complexe et l’« usage polémique des concepts » en obscurcit encore davantage la compréhension (ibidem). En ce sens, l’UE est un défi pour l’analyste des systèmes politiques contemporains. En effet, il est amené à revoir une série de concepts fondamentaux de sa discipline et largement débattus par ailleurs : la démocratie, la souveraineté, la légitimité politique.

7Lors des débats sur le « déficit démocratique » de l’UE, on est souvent confronté à deux grandes positions antagonistes : d’une part ceux qui soutiennent que l’État nation est le seul niveau de pouvoir démocratique possible4 et d’autre part ceux qui pensent qu’il est possible (nécessaire) de transformer les institutions de l’Union sur le modèle des systèmes démocratiques nationaux (Newman, 2001, p. 362). Et entre ces positions, tous les charmes subtils du nuancier.

8De nombreux acteurs développent ainsi des argumentaires dont la cohérence interne est parfaite mais qui sont strictement incompatibles entre eux, leurs prémices étant radicalement différentes. Nous proposons de développer ci-dessous l’hypothèse selon laquelle, les jugements posés sur le caractère démocratique de l’Union sont liés de manière structurelle aux conceptions sous-jacentes de l’Union (sa nature, ses objectifs, ses perspectives de développement) portée par les acteurs. À partir des discours sur la démocratie dans l’Union, il serait ainsi possible de reconstruire les « Europes » respectives des différents intervenants.

9Dans un premier temps, le concept de démocratie dans le contexte de l’UE sera brièvement discuté. Ensuite, une grille pour l’analyse des rapports entre position sur le caractère démocratique de l’UE d’une part et position sur la nature de l’UE (comme niveau de pouvoir autonome, organisation internationale, marché unique, etc.) d’autre part, sera présentée. Enfin, nous analyserons la déclaration de Laeken afin d’essayer de mettre en lumière l’ontologie de l’UE et du processus d’intégration européenne qui sous-tend ce texte.

Le concept de démocratie

10Le concept de démocratie n’a cessé d’être débattu par les politologues. Les définitions abondent5. Certaines très succinctes, d’autres plus fouillées. Dunleavy et O’Leary (1987, p. 4) proposent une courte définition : « Liberal democracy is a system of representative government by majority [« democracy » dimension] rule in which some individual rights are nonetheless protected from interference by the state and cannot be restricted even by an electorate majority [« liberal » dimension] ». Laffan (1999, p. 331), présente une définition plus élaborée :

Democracy is both a set of ideals about the exercise of political authority and a set of institutions/processes to organize government. In the contemporary world, democracy is practiced through representative institutions whereby the people elect politicians in competitive elections to represent them in parliamentary institutions. Representative democracy, characterized by choice between different political parties, evolved to correspond with the scale of the nation-state. Elections exercise a key role in government formation and parliaments provide an arena of accountability and deliberation. In the liberal democratic tradition of government, executives are accountable to parliament and executive power is limited by constitutional provisions. The political community is made up of citizens who are endowed with legal, political and social rights by virtue of their inclusion in the polity. Although majoritarian institutions predominate in liberal democracies, non-majoritarian ones, such as courts, independent central banks and regulatory agencies, exercise a pivotal role. Notwithstanding diverse constitutional and institutional traditions, the member states of the EU all conform to this liberal democratic model of statehood.

11Au-delà des débats qui continuent d’entourer le concept de démocratie, la plupart des définitions se retrouvent autour de quelques grands principes fondamentaux : État de droit, séparation des pouvoirs, droits et libertés fondamentales, souveraineté populaire. Mais aussi, universalité, égalité, bonne gouvernance et primauté de sa survie ! (Beaufays, 2000, p. 25-29)

12Ces grands principes sont des éléments constitutifs des « cartes mentales », des « cadres cognitifs et normatifs » des acteurs (politiques et scientifiques) qui participent au débat sur le « déficit démocratique » de l’UE. Ils structurent – implicitement ou explicitement – leurs analyses et leurs argumentaires.

13Pour appréhender les débats européens, le concept de démocratie ne doit pas être étudié de manière isolée. Il est intimement lié à d’autres, comme ceux, notamment, de légitimité, de responsabilité, de transparence et de constitution. Autant de concepts mobilisés de manière récurrente dans les discours sur la démocratie dans l’UE. On parle, dans un même élan, du « déficit démocratique » de l’UE, de la légitimité des institutions européennes, de leur transparence, de leur contrôle, de la nature constitutionnelle ou non des Traités. Et on s’interroge rarement sur la manière dont ces briques conceptuelles s’emboîtent.

Démocratie et légitimité

14Au sens large, la légitimité concerne l’acceptabilité du système politique et des politiques mises en œuvre par la population (Lord, 2000, p. 1). La légitimité est la qualité d’un pouvoir dont l’acceptation n’est pas basée sur la coercition comme ressource première mais sur le consentement (réputé) libre de la population (Hermet et al., 1998, p. 140).

15Elle est une composante essentielle de la démocratie mais il faut pourtant éviter de les confondre. Un système politique pourrait, sans respecter certains grands principes de la démocratie, bénéficier d’un niveau relativement élevé de légitimité (et inversement). Weiler (1991, p. 182-183) donne l’exemple suivant : alors que l’Allemagne de Weimar était démocratique, le gouvernement ne bénéficiait pas d’un niveau élevé de légitimité. À l’inverse, l’Allemagne nazie a cessé d’être une démocratie à l’arrivée au pouvoir de Hitler mais le gouvernement nazi a continué de bénéficier d’une large légitimité populaire au moins jusqu’au début des années 40.

16Weiler (1991) différencie trois types de légitimité. La légitimité formelle découle du respect des prescriptions légales lors de la création puis du fonctionnement d’un système institutionnel. Pour l’Union européenne, elle résulte du fait que la loi sur laquelle elle repose (en l’occurrence les Traités) a été adoptée par des institutions et des processus démocratiques (ibidem, p. 183). La légitimité sociale dépend quant à elle de l’acceptation générale d’un système politique par la population (définition classique). Enfin, la légitimité substantielle, une des composantes de la légitimité sociale selon Weiler, implique que le gouvernement s’engage à défendre (et garantisse effectivement) les valeurs qui forment la culture politique générale (e.g., la justice, la liberté) (ibidem, p. 184).

Démocratie, responsabilité et transparence

17On lie fréquemment démocratie et responsabilité (au sens de reddition de comptes, de contrôle). Les gouvernants doivent (devraient) expliquer et justifier leurs décisions de manière convaincante (sous peine d’être sanctionné par la suite au moment des élections). Cela implique un certain niveau de transparence : les informations pertinentes doivent être à la disposition des agents du contrôle (le peuple en démocratie) (voir Van Parijs in Føllesdal et Koslowski, 1997, p. 287).

18Mais à nouveau, la démocratie pourrait théoriquement exister sans responsabilité des dirigeants – dans les situations de démocratie directe – et, par ailleurs, la responsabilité ne suffit pas à rendre un système démocratique – lorsque l’agent du contrôle auquel il faut rendre des comptes n’est pas le peuple mais un gouvernement étranger par exemple (ibidem). La démocratie serait donc caractérisée dans cette perspective, par la responsabilité envers le « demos », i.e. la population s’exprimant à travers des majorités issues d’élections libres au suffrage universel (ibidem, p. 288).

Démocratie et Constitution

19Les démocraties occidentales contemporaines sont constitutionnelles. Le concept de constitution est utilisé régulièrement dans le débat sur l’avenir de l’Europe. Il fait peur à certains, tandis que d’autres le revendique. Dans ce contexte polémique, il est utile de rappeler que certains auteurs insistent sur le fait que constitution et démocratie sont des notions distinctes, historiquement et conceptuellement : « while the first term refers to limited government, to restrained and divided state power, the second implies a potentially unlimited exercise of that power » (Majone in Schmitter et al., 2000). Dans le contexte européen, le terme est polémique et hautement symbolique (de souveraineté et d’étatisme) – et c’est sans doute là l’essentiel. Mais on peut difficilement contester que les Traités sont des textes juridiques « fondamentaux » (i.e., plus difficile à modifier qu’un texte ordinaire) qui organisent les différents pouvoirs et les rapports entre eux, donnent des compétences matérielles à l’UE ainsi que certains droits à des citoyens européens. La définition classique d’une constitution n’est pas loin. Certains diront, parmi d’autres arguments, qu’un État membre peut quitter l’Union… Sans doute. Mais les révolutions existent aussi dans les démocraties constitutionnelles nationales.

Le caractère démocratique de l’UE

20La question de la démocratie dans l’UE a reçu une attention particulière ces dernières années. Cela n’a pas toujours été le cas ! Les spécialistes de l’histoire de la construction européenne rappellent souvent que les Communautés européennes se sont construites sur la base d’un « consensus permissif » entre les six États membres fondateurs. Une série de valeurs fondamentales légitimaient l’entreprise : la paix et la prospérité notamment (Newman, 2001, p. 358). Nous ne développerons pas ici l’historique de l’apparition sur la scène politique européenne de revendications pour un fonctionnement plus « démocratique » de l’UE6. Rappelons seulement que l’UE empiète de plus en plus sur les prérogatives des États membres, dans des secteurs dits de « low politics » (« européanisation » d’un nombre croissant de politiques publiques), mais aussi dans des domaines liés traditionnellement à la souveraineté étatique (monnaie, frontières, justice, sécurité). Newman (2001, p. 358) met en avant une série de facteurs pour expliquer la fin du « consensus permissif » des premières années de la construction européenne : l’entrée dans l’UE de pays moins « communautaires », la récession économique des années 70 et 80, les exigences de plus en plus affirmées du Parlement européen (directement élu) pour un rôle plus important dans le processus de prise de décision.

21Progressivement, la plupart des acteurs politiques ont reconnu la nécessité de mettre en œuvre des mécanismes directs de légitimation. L’UE ne pouvait plus s’appuyer uniquement sur des formes indirectes (par l’intermédiaire des États membres). Laffan (ibidem, p. 340-341) présente les principaux résultats du processus de démocratisation de l’UE de la manière suivante :

  • Valeurs fondamentales de l’UE : inscription dans les Traités (Amsterdam).

  • Constitutionnalisation : importance juridique des Traités (primauté sur le droit national), contrôle juridictionnel.

  • Réformes institutionnelles : rôle accru du Parlement européen, Comité des Régions, Ombudsman.

  • Principes généraux de fonctionnement : subsidiarité, transparence.

  • Démocratie associative : développement des liens transnationaux entre des acteurs de tous types.

22Cette présentation est bien sûr incomplète et réunit des éléments d’importance très variable. Elle a toutefois le mérite de rappeler que la situation a évolué au fil des dernières années et que c’est par rapport à cette réalité mouvante que les débats actuels se structurent entre les partisans d’une UE plus démocratique (mais comment ? Et jusqu’où suivre le modèle des démocraties nationales ?) et ceux qui pensent qu’elle l’est déjà bien assez (l’UE n’est – ou ne devrait être – selon certains qu’une organisation internationale, un grand marché).

23La question du caractère démocratique ou non de l’UE n’a pas intéressé que les acteurs politiques. Un débat académique a également eu lieu. Les politologues ont proposé différentes explications – et solutions – au « déficit démocratique » de l’UE.

24La dimension la plus problématique de la légitimité au niveau européen est celle de la légitimité sociale. Parmi les catégories élaborées par les politologues, les plus fréquemment mobilisées sont : la légitimité indirecte (« indirect legitimacy »), la légitimité par les résultats (« output legitimacy ») et la légitimité par la participation/procédure (« input legitimacy »).

25La légitimité indirecte est la légitimité qui est véhiculée par les États membres et leur parlement en tant que signataires des Traités (Höreth, 1999, p. 249). L’« input legitimacy » est liée à la participation démocratique et la compétition partisane sur les « inputs », à la possibilité pour le citoyen de choisir entre des agendas et des acteurs politiques différents (« gouvernement par le peuple ») (Hix, 1998, p. 51). Ce thème de l’« input legitimacy » amène souvent le débat sur l’existence ou non d’un « demos » européen. Certains avancent que les propositions de réforme orientées vers l’amélioration de l’« input legitimacy » sont vouées à l’échec à cause d’un triple déficit : l’absence d’une identité collective pré-existante ; l’absence de discours politiques communs à l’échelle européenne et l’absence de structures institutionnelles qui permettrait d’assurer le contrôle politique des gouvernants européens par la population européenne (sur la base d’une circonscription européenne) (Höreth, 1999, p. 264). L’« output legitimacy » est le soutien populaire assuré par des résultats politiques (i.e. des politiques publiques, des législations, etc.) efficaces, consensuels, transparents et pareto-optimaux (« gouvernement pour le peuple ») (Hix, 1998, p. 51). Selon Höreth (ibidem), la gouvernance européenne est confrontée à un « trilemme ». On ne peut renforcer une de ces dimensions sans affaiblir les deux autres.

26Rappelons l’hypothèse centrale que nous développerons ci-dessous : le jugement porté par un acteur sur le caractère démocratique de l’UE dépend de ses conceptions générales sur l’Union et l’intégration européenne. Par exemple, pour ceux qui sont convaincus que l’UE est vouée à devenir une Fédération et qui pensent qu’elle est d’ores et déjà un système politique autonome, elle doit se doter d’institutions démocratiques au sens traditionnel, modelé sur les démocraties nationales. Ceux qui sont convaincus que les États doivent rester les acteurs dominants du système de décision européen auront une vision très différente de l’opportunité de démocratiser les institutions européennes. (Newman, 1996, p. 23)

La démocratie et le débat sur l’avenir de l’Union

27Les conflits qui opposent les acteurs politiques européens au sujet de la nature, des politiques et des institutions de l’UE sont habituellement étudiés comme s’il s’agissait de conflits d’intérêts. Ce qui est vrai, le plus souvent. Mais certains auteurs ont raison d’attirer également l’attention sur l’importance de facteurs normatifs. Les différentes manières dont les acteurs conçoivent l’Europe en tant qu’ordre politique légitime (« polity-ideas »)7 sont des clefs de compréhension de ces conflits de fond (voir en particulier Jachtenfuchs et al., 1998). Nous travaillerons ici sur les liens entre les dimensions « démocratie/légitimité » et « institutions/ontologie » de ces « polity-ideas ».

28Les jugements portés sur le « déficit démocratique » de l’UE et les propositions pour une UE plus « démocratique » peuvent être classés en différentes catégories.

29Lord (2000, p. 3-6) propose une catégorisation fondée sur différentes dimensions. La première opposition structurante qu’il présente dans son analyse pourrait nous être utile. Elle oppose l’« intergouvernementalisme » au « supranationalisme ». Pour les approches « intergouvernementales », l’UE est démocratique (démocratisée) à travers les institutions élues de ses États membres. Chaque État membre doit ratifier toute modification aux Traités pour que celle-ci puisse entrer en vigueur. Pour les approches « supranationales », de nouvelles institutions démocratiques sont (doivent être) établies au niveau européen. Elles doivent être spécifiquement créées pour fonctionner comme des éléments du système européen compris comme un ensemble autonome. Le Parlement européen est souvent cité par les partisans de cette perspective. À l’heure actuelle, l’UE, hybride, est caractérisée par des éléments qui tirent leur origine de ces deux approches.

30Newman (2001, p. 362-364) développe une réflexion proche dans des termes légèrement différents. Il oppose pour sa part les visions « stato-centristes » et « fédéralistes ». Les partisans de l’approche « stato-centriste » soutiennent que le territoire national est le seul lieu possible pour le développement de la démocratie. Ils s’opposent donc à tous les aspects de l’UE qui la différencient d’une organisation internationale traditionnelle – aspects qui sont considérés comme des menaces pour la démocratie au niveau de l’État nation. La solution est, dans cette perspective, de « rapatrier » toutes les politiques au niveau national ou dans un cadre strictement intergouvernemental. Parmi les modalités concrètes proposées par les partisans de cette approche on peut citer : le maintien d’un droit de veto en toute matière au Conseil, l’affaiblissement de la Cour de justice, une limitation stricte des compétences de l’UE, un contrôle strict de la Commission (l’« administration » européenne) par les gouvernements nationaux/le Conseil et la limitation la plus grande possible des pouvoirs du Parlement européen. À l’inverse, pour les partisans de l’approche « fédéraliste », il convient d’arrêter dans un texte de nature constitutionnelle les pouvoirs respectifs des différentes institutions de l’Union. Le système institutionnel ainsi créé serait basé sur le modèle des démocraties nationales.

31Lord (ibidem) propose une autre opposition intéressante : la dimension démocratie « stratégique » v. démocratie « communicative » oppose des modèles stratégiques de démocratie qui supposent que les acteurs ont une vision claire et arrêtée de leurs intérêts et des modèles communicationnels qui soutiennent que les préférences ne sont pas fixes et qu’elles doivent être débattues au sein du système politique. Dans le cadre des modèles stratégiques, le but principal des institutions démocratiques est de trouver le moyen le plus efficace pour agréger les préférences individuelles en actions collectives. Dans le cadre des modèles communicationnels, la question démocratique-clef est celle du développement d’une sphère publique à laquelle tous les citoyens ont un égal accès et à travers laquelle tous les points de vue peuvent être débattus (cf. Habermas).

32Jachtenfuchs et al. (1998) a construit un cadre analytique intéressant pour mettre en lumière les liens qui existent entre position sur la question du « déficit démocratique » et conception de la nature de l’UE et du processus d’intégration européenne. Ces auteurs (ibidem, p. 417) ont élaboré trois catégories d’éléments nécessaires à la légitimité d’un ordre politique. Ces catégories sont basées sur trois sources/dimensions de la légitimité présentées plus haut : la légitimité par l’« input », par l’« output » et la légitimité substantielle (« valeurs »). Les sont classés par ordre hiérarchique.

33Sur base de ces catégories, ils ont créé quatre idéaux-types de « polity-ideas ».

34Les principales caractéristiques de ces quatre idéaux-types sont les suivantes (ibidem, p. 420-422) :

35Coopération internationale :

  • pas de source de légitimité spécifique au niveau européen (inutile) ;

  • l’EU est une coopération entre gouvernements nationaux qui gardent le contrôle du processus. Les sources pertinentes de légitimité se trouvent niveau national.

36Fédération :

  • légitimation par la participation, par l’« output » et par une identité collective commune ;

  • ces trois dimensions se fondent sur une base territoriale européenne commune (appartenance à une même communauté politique).

37Communauté économique :

  • légitimation à travers l’« output » : bien-être économique ;

  • niveau de décision légitime décidé au cas par cas sur base de critères fonctionnels ;

  • co-existence d’un marché européen intégré et d’États autonomes par ailleurs ;

  • sphère politique légitimée par des critères démocratiques traditionnels au niveau de l’État nation ;

  • sphère économique gouvernée à l’échelle européenne (si nécessaire), éventuellement par des experts, contrôle démocratique inutile.

38Réseau :

  • légitimation par la participation la plus large possible des individus et groupes dans la prise de décision dans les domaines qui les affectent ; participation directe et active si possible, indirecte le cas échéant ;

  • préservation d’identités différentes en fonction des individus et des groupes comme source de légitimité de tout système de gouvernance. Conception non-majoritaire de la démocratie ;

  • structure composée d’unités variées, situées à des niveaux territoriaux très différents, fonctionnellement différenciées, liées par une coopération de longue date.

Une analyse de la déclaration de Laeken : quelle démocratie pour quelle Union européenne ?

39De nombreux passages de la déclaration de Laeken traitent de la démocratie dans l’UE. Le plus souvent, ces références à la démocratie sont vagues et de peu d’intérêt analytique (par exemple, utilisation du terme démocratie, sans développement ou précision). On peut seulement en retirer la confirmation de l’intérêt qui existe au plus haut niveau politique pour ces questions. Les leaders européens voulaient, devaient ou pensaient devoir aborder le « problème » du « déficit démocratique » européen. Ce caractère vague ne permet pas d’identifier des problèmes spécifiques ou des propositions de réforme précises.

40Par contre, de nombreux passages sont riches en information sur la manière dont les chefs d’États et de gouvernement perçoivent (collectivement8) la problématique de la démocratie dans l’UE et les différentes sources d’où l’UE tire sa légitimité.

41Sous le titre « II. Les défis et les réformes dans une Union renouvelée », et le sous-titre « Davantage de démocratie, de transparence et d’efficacité dans l'Union européenne », la déclaration énonce que :

L’Union européenne puise sa légitimité dans les valeurs démocratiques qu’elle véhicule, les objectifs qu’elle poursuit et les compétences et instruments dont elle dispose (…) d’institutions démocratiques, transparentes et efficaces. Les parlements nationaux eux aussi contribuent à légitimer le projet européen. (…) il convient de s’interroger sur les initiatives que nous pouvons prendre pour créer un espace public européen.

42Cette section aborde aussi la question de l’équilibre des pouvoirs entre les différentes institutions de l’UE.

43Ce fragment très court mélange presque toutes les dimensions présentées plus haut. En ce qui concerne les types de légitimité, le texte mobilise :

  • la légitimité formelle, en insistant sur « les compétences et instruments dont l’UE dispose » ;

  • la dimension « substantielle » de la légitimité sociale (« les valeurs démocratiques qu’elle véhicule ») ;

  • la légitimité indirecte (contribution des parlements nationaux, pouvoirs du Conseil) ;

  • la légitimité par l’« input » (« institutions démocratiques », rôle et pouvoir du Parlement européen, transparence et contrôle) ;

  • la légitimité par l’« output » (« les objectifs qu’elle poursuit », des « institutions efficaces », efficacité du processus de décision et du fonctionnement des institutions).

44En ce qui concerne les modèles de démocratie et les idéaux-types présentés plus haut, il est possible de trouver des éléments en faveur de chaque grande approche : supranationale et intergouvernementale, stratégique (efficacité) et communicationnelle (espace public européen). Selon la déclaration, les sources de légitimité sont à trouver à la fois au niveau national et au niveau européen, à la fois au niveau des résultats et des politiques menées (« output ») et au niveau de la participation et de l’identité européenne.

45Aucun modèle pur n’apparaît. Le modèle (si on peut encore utiliser le terme) est très hybride. De nombreux éléments pris isolément pourraient être présentés comme participant à la défense d’un modèle spécifique. Mais ils co-existent et entrent en conflit si on tente de les relier aux différents idéaux-types. Le trilemme mis en évidence par Höreth (1999) est ici particulièrement visible. De nombreuses propositions de réforme concrètes sont amenées à entrer en conflit.

46La lecture du reste de la déclaration confirme cette hétérogénéité. Dans le deuxième paragraphe introductif, (I. L’Europe à un carrefour) la déclaration présente l’élection directe du Parlement européen comme ayant contribué à renforcer la légitimité de l’Union tout en reconnaissant, par ailleurs, la légitimité véhiculée par le Conseil.

47Sous le sous-titre « Le défi démocratique de l’Europe », la déclaration aborde les questions de l’« efficacité » et de la « transparence » des institutions, de la « proximité » entre les institutions et les citoyens, d’un meilleur contrôle démocratique et de l’importance du maintien de l’identité (nationale) des citoyens.

48Dans la section « Les attentes du citoyen européen », l’attention est portée sur la légitimité par l’« output » (« vœux du citoyen », « il demande aussi des résultats », « il exige une approche commune », « il demande une action renforcée et mieux coordonnée », etc.).

49Sous le titre « II. Les défis et les réformes dans une Union renouvelée », et le sous-titre « Une meilleure répartition et définition des compétences dans l'Union européenne », la déclaration soulève la question particulièrement sensible de la réorganisation des compétences. Cette réorganisation serait rendue nécessaire pour des raisons d’efficacité et de légitimité par les résultats.

Conclusion

50Toute évaluation du caractère démocratique de l’Union (et toute proposition visant à la démocratiser plus avant) est intimement liée à une certaine conception de l’UE et du processus d’intégration européenne.

51La courte analyse de la déclaration de Laeken révèle un modèle hybride sous-jacent. Cela semble confirmer l’analyse de Laffan au sujet de la démocratisation de l’EU. Selon cet auteur (1999, p. 340-341), elle suit le sentier des changements incrémentaux et des adaptations pragmatiques, déjà emprunté pour la création du marché unique.

52Ce n’est pas surprenant, vu la nature et l’objectif de cette déclaration. Le document devait être approuvé par des acteurs aux vues et aux intérêts divergents. De plus, il visait explicitement à ouvrir le champ des possibles bien plus qu’à fixer une voie pour les réformes. Insuffisamment détaillée, l’« Europe » sous-jacente n’apparaît pas clairement. Ce qui ressort par contre c’est que l’UE est pressée de s’adapter et de se justifier. La démocratie et la légitimité sont des éléments normatifs et des arguments fondamentaux. Comme tels, ils sont mobilisés afin d’exercer cette pression.

53Il serait intéressant d’appliquer la même approche à des documents ou des matériaux discursifs produits par des acteurs (individuels ou institutionnels) isolés. On mentionnera à titre d’exemple : le Livre blanc sur la gouvernance de la Commission ; les discours sur l’Europe des chefs d’État et de gouvernement (les discours de Joschka Fischer à l’Université Humboldt le 12 mais 2000, de Tony Blair à la Bourse polonaise le 6 octobre 2000, de Guy Verhofstadt au European Policy Center le 21 septembre 2001, etc.) ; les positions officielles des États membres sur les questions liées au déficit démocratique de l’Union lors de la Convention et de la Conférence intergouvernementale (voir, e.g., Lord, 2000, p. 17) ; ou encore les discours des principaux partisans du « oui » et du « non » lors des référendums nationaux sur le « traité constitutionnel ».

54La possibilité d’une démocratie parfaite a été longuement débattue par les politologues. Pour l’école réaliste (de Schumpeter à Sartori), une démocratie parfaite, au sens strict, est impossible. Or, dans le débat sur le « déficit démocratique » de l’UE, on semble prendre comme termes de référence des systèmes démocratiques nationaux parfaits. Comme le souligne Mény (2002), « les États ne méritent pas cet excès d’honneur et l’Europe cet excès d’indignité ».

55S’il est souvent mal posé, le débat est inévitable. Les pouvoirs des institutions européennes ont été progressivement étendus. Il est sain qu’on discute de la manière dont ils doivent être exercés et contrôlés. Ces discussions peuvent contribuer au développement d’une culture démocratique au niveau européen (Shackleton, 2000, p. 134).

56La controverse sur l’étendue réelle du « déficit démocratique » est finalement assez récente. Elle continuera d’alimenter les réflexions sur des systèmes institutionnels (constitutionnels ?) alternatifs. Les débats qui ont animé la Convention, le texte qui en a résulté, puis le « traité constitutionnel » qui est sorti de la Conférence intergouvernementale sont particulièrement intéressants à cet égard. C’est un moment idéal pour étudier « l’impact et les relations qui s’établissent entre des systèmes conceptuels différents et concurrents au sujet des institutions politiques » (Jachtenfuchs et al., 1998, p. 412).

57Pour le politologue. Les concepts de démocratie et de légitimité, les processus de démocratisation et de légitimation de l’UE sont des angles de recherche prometteurs.

58Pour le citoyen européen. « La percée démocratique n’a pas constitué un fruit du hasard, mais bien un combat courageux (…). » (Beaufays, 2000, p. 35) Au niveau européen aussi, elle est une « exigence morale ».

59Printemps 2005

Références

60Beaufays J. (2000), Le concept de démocratie in Beaufays J. et Delnoy P. (dir.), Pour la démocratie. Contrer l’extrémisme liberticide, Liège : Éditions de l’Université de Liège, p. 21-35.

61Beaufays J. (2004), Théorie de la nouvelle frontière. Pistes de réflexion, Fédéralisme-Régionalisme, 2003-2004, p. 115-133.

62Dunleavy P. et O’Leary B. (1987), Theories of the State. The Politics of Liberal Democracy, London : MacMillan.

63European Commission (2001), European Governance. A White Paper, COM(2001) 428 final, http://ec.europa.eu/governance/white_paper/index_fr.htm.

64FØllesdal A. et Koslowski P. (éd.) (1997), Democracy and the European Union, Berlin : Springer-Verlag.

65Hermet G. et al (1998), Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris : Dalloz, 3e édition.

66Hix S. (1998), The Study of the European Union II: the ‘new governance’ agenda and its rival, Journal of European Public Policy, 5(1), p. 38-65.

67Höreth M. (1999), No way out for the beast? The unsolved legitimacy problem of European governance, Journal of European Public Policy, 6(2), p. 249-268.

68Jachtenfuchs M. (1997), Democracy and Governance in the European Union, European Integration online Papers, 1(2), http://www.eiop.or.at/eiop/texte/1997-002a.htm.

69Jachtenfuchs M., Diez Th. et Jung S. (1998), Which Europe ? Conflicting Models of a Legitimate European Political Order, European journal of International Relations, 4(4), p. 409-445.

70Laffan B. (1999), Democracy and the European Union in Cram L., Dinan D. et Nugent N., Developments in the European Union, Houndmills : MacMillan Press, p. 330-349.

71Lord Ch. (1998), Democracy in the European Union, Sheffield : Sheffield Academic Press, Contemporary European Studies 4.

72Lord Ch. (2000), Legitimacy, Democracy and the EU : when abstract questions become practical policy problems, ESCR, Policy Paper 03/00.

73Mény Y., Constituer l’Europe, Le Monde, 27/02/2002.

74Moravcsik Andrew (2001), Federalism in the European Union: Rhetoric and Reality in Nicolaidis K. et Howse R. (éd.), The Federal Vision, Oxford : Oxford University Press, p. 161-187.

75Newman M. (2001), Democracy and accountability in the EU in Richardson J. (éd.), European Union. Power and Policy-Making, Londres : Routledge, p. 357-374.

76Newman M., Democracy, Sovereignty and the European Union, Londres : Hurst & Company, 1996.

77Présidence belge de l’UE (2001), Déclaration de Laeken – l’avenir de l’Union européenne, décembre 2001.

78Shackleton M. (2000), Democratic Deficit in Dinan D. (éd.), Encyclopedia of the European Union, Londres : MacMillan, p. 130-134.

79Schmitter Ph., Majone G. et Moravcsik A. (2000), Democracy and Constitutionalism in the European Union, ECSA Review, 13(2), p. 2-7.

80Weiler J.H.H. (1991), Problems of Legitimacy in Post 1992 Europe, Aussenwirtschaft, 46(3-4), p. 411-437.

Notes

1 On a écrit et publié aussi. En France surtout. Il est rare qu’un politologue puisse espérer placer un ouvrage en tête des ventes.
2 Selon Laffan (1999, p. 330), sa nature « hybride », d’« entre-deux » (« betweenness ») (entre « politique » et « diplomatie », entre « national/intérieur » et « international », entre « gouvernement » et « gouvernance »).
3 On peut toutefois noter que depuis la fin des années 90, d’autres organisations internationales ont été critiquées pour leur manque de légitimité et leur « déficit démocratique » (Organisation mondiale du commerce, Fonds monétaire international, etc.) (voir notamment Pollack in Schmitter and al., 2000).
4 Mais n’oublieraient-ils pas la complexité des situations fédératives ?
5 Variations infimes sur le même thème le plus souvent. Heureusement pour la science politique qui (même si elle aime les étudier) ne survivrait sans doute pas à un état perpétuel de révolution (scientifique). Les partisans de paradigmes différents tirent souvent avec les mêmes cartouches (conceptuelles).
6 Voir notamment Laffan (1999), Newman (2001) and Weiler (1991).
7 En d’autres termes, leur conception de l’Europe, leur Europe (« pour moi, l’Europe, c’est un grand marché », etc.).
8 Nous reviendrons brièvement sur les problèmes inhérents à l’analyse de ce type de document, fruit de la négociation et du compromis.

Pour citer cet article

Geoffroy Matagne, «Démocratie(s) européenne(s)», Cahiers de Science politique [En ligne], Cahier n°3, URL : https://popups.uliege.be/1784-6390/index.php?id=97.

A propos de : Geoffroy Matagne

Aspirant du FNRS, Université de Liège, département de science politique gmatagne@ulg.ac.be http://popups.ulg.ac.be/federalisme.htm