Exploitation, interprétation, scénarisation. Entretien avec Yves Citton (1)
Yves Citton est professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Stendhal de Grenoble III et membre de l’UMR LIRE (CNRS 5611). Il a récemment publié Renverser l’insoutenable aux éditions du Seuil (2012) et Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques chez Armand Colin (2012). Il est également co-directeur de la revue Multitudes et collaborateur à la Revue des Livres.
1Les pages qui suivent, entre compte-rendu critique et entretien, sont issues d’une rencontre avec Yves Citton organisée à Liège, le 22 octobre 2010, par le groupe COnTEXTES et l’Unité de recherches en philosophie politique et philosophie critique des normes de l’Université de Liège.
2Professeur à l’Université de Grenoble, Yves Citton s’est imposé comme un spécialiste des enjeux politiques de la littérature moderne avec Impuissances. Défaillances masculines et pouvoir politique de Montaigne à Stendhal (Paris, Aubier, 1994), Portrait de l’économiste en physiocrate. Critique littéraire de l’économie politique (Paris, L’Harmattan, 2001) ou L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (Paris, Amsterdam, 2006), dont l’une des caractéristiques communes est d’articuler la recherche sur ce qu’Y. Citton appelle « le littéraire » avec des problèmes éthiques et politiques des plus contemporains. Avec Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires (Paris, Amsterdam, 2007), il aborde frontalement la question de la politique des études littéraires – à entendre dans tous les sens de l’expression. En 2010, paraissent coup sur coup L’avenir des Humanités : économie de la connaissance ou culture de l’interprétation ? (Paris, La Découverte, 2010) et Mythocratie, Storytelling et imaginaire de gauche (Paris, Amsterdam, 2010) : Yves Citton y prend à bras le corps les questions politiques en tant qu’elles relèvent d’une double dimension, économique et imaginaire (au sens fort du terme), pour produire une analyse critique du capitalisme contemporain et de ses singularités, et proposer des protocoles d’expérimentations alternatives et subversives qui s’appuient sur une certaine conception et une certaine pratique du littéraire.
3Ce sont ces deux ouvrages qui furent au centre de la rencontre liégeoise. Elle s’est déroulée en deux temps : d’abord, une table ronde à l’Université de Liège avec François Provenzano et Antoine Janvier autour de L’avenir des Humanités ; ensuite, une discussion avec l’auteur à la librairie Livre aux trésors à propos de Mythocratie, animée par Laurent Demoulin. Ceci explique la différence formelle dans les types de questionnements présentés ci-dessous.
4Nous avons proposé à Y. Citton de reprendre les trois séries de questions qui lui furent adressées lors de cette journée, pour reformuler – et éventuellement préciser ou poursuivre – ce qu’il avait esquissé oralement et pour ainsi dire « à chaud » au cours des discussions. La publication se présente donc selon le déroulement de cet échange par écrit : après les trois interventions elles-mêmes formellement distinctes selon leur lieu d’inscription, le lecteur trouvera un texte d’Y. Citton qui prolonge certains problèmes posés plus haut ou en déplace les coordonnées, traçant ainsi de nouvelles pistes de recherches.
5En ce sens, l’ensemble de cette publication répond à l’un des objectifs de ce que Dissensus souhaite donner à lire dans la rubrique « Échos » : des recensions critiques d’ouvrages récents ou plus anciens ; des entretiens avec des auteurs effectuant une recherche originale dans le champ de la théorie politique (qu’elle soit philosophique, sociologique, historique, littéraire, etc.) ; mais aussi des échanges qui sont autant de relances faites moins à un auteur qu’à son matériau même et aux problèmes avec lesquels il se débat, dans la mesure où ils constituent pour tous l’enjeu d’une recherche en cours. C’est bien ainsi qu’il convient de lire ces pages : la présentation de quelques répercussions du travail d’Y. Citton, auxquelles il a accepté à son tour – et nous l’en remercions vivement – de faire écho.
Régimes de discursivité interprétative et statut du littéraire, par François Provenzano
6Le travail d’Yves Citton – dans L’avenir des Humanités1, mais aussi dès l’ouvrage de 2007 : Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires – engage une conception de l’activité interprétative qu’on pourrait schématiquement caractériser comme une mise en tension entre la singularité de l’individu interprète et la généralité de la communauté à laquelle il appartient. Cette conception me semble prêter le flanc à trois questions, qui en réalité n’en font qu’une, et qui touchent au statut du littéraire à l’égard du social d’une part, à l’égard des autres discours d’autre part.
71. Questionnement institutionnel
8Vous situez volontiers les humanités littéraires dans une opposition à la « culture scientifique », qui ne proposerait pas la même réflexivité sur ses pratiques interprétatives. Émanant d’un littéraire, un tel partage ne risque-t-il pas d’être perçu comme une défense de privilèges ? En outre, d’un point de vue plus structurel, ce divorce prononcé entre deux grands régimes de savoir ne rejoint-il pas l’argumentaire des nouvelles politiques de gestion universitaire (et éditoriale), qui réservent aux littéraires des « vacuoles », certes, mais singulièrement isolées des enjeux sociétaux des collectivités, ou réduites à la fonction de paravent de bonne conscience humaniste ?
9Au sein même des « humanités » cette fois, quelle place occupent les « études littéraires » ? On perçoit globalement dans votre propos une tentative de concilier deux modèles institutionnels différents : celui des humanities anglo-saxonnes et celui de la tradition universitaire française, dominée par le paradigme historiciste. La question se pose dès lors de préciser le terreau institutionnel (et inséparablement épistémologique) de ces « pratiques discursives transdisciplinaires » (AH, pp. 124-125) que vous placez au fondement de la formation des interprètes. On peut deviner derrière cette étiquette une reprise de l’héritage de la rhétorique (« l’acquisition et le développement de modes de problématisation, d’argumentation, de réfutation », AH, p. 124), mais ce vaste fonds de techniques du discours semble toujours dominé par le modèle de « l’expérience littéraire » : celle-ci doit-elle dès lors être perçue comme le parangon de la discursivité ? À quel titre ?
102. Questionnement idéologique
11Le modèle de l’individu interprète que vous présentez accentue les dimensions singularisantes, esthétisantes, subjectives et intuitives de l’activité interprétative. Il me semble qu’on peut trouver là l’équivalent, sur le pôle de la réception, de ce que l’idéologie littéraire du Romantisme avait défendu comme modèle de la production littéraire : le créateur inspiré cultivant sa singularité à l’écart des compromissions avec le social et guidé uniquement par l’idéal de l’invention originale. Or, votre projet s’indexe également sur une autre idéologie littéraire, radicalement différente, celle sartrienne de l’engagement qui récuse précisément la primauté de l’enjeu esthétique et de la recherche de singularité pour privilégier les réponses aux enjeux de la collectivité. Cette dichotomie est certes caricaturale, mais on ne peut s’empêcher de percevoir dans vos pages cette tension entre deux idéologies littéraires qui présupposent deux modèles opposés de la communication littéraire. La question n’est pas tant : laquelle choisir ?, que : comment modéliser leur dépassement ?
123. Questionnement rhétorique
13Parmi les conditions nécessaires à la production du travail interprétatif, vous pointez particulièrement la « protection d’une énonciation indirecte » (AH, pp. 85s). Cette modalité est illustrée par la pratique de l’interprétation des textes philosophiques, mais est aussi posée comme une qualité du discours littéraire (moderne) – on voit donc bien, au passage, que votre théorie de l’interprétation présuppose une théorie de la production du discours littéraire (voir point précédent), conçu ici comme un lieu de reformulation originale des grandes topiques du discours social. Cette virtuosité énonciative est alors élargie à toute activité interprétative, en ces termes : « La virtuosité propre à l’interprétation textuelle consiste justement à faire passer ses propres affirmations comme des affirmations venant d’autrui. » (AH, p. 86). Or, ce qui est présenté comme une vertu dans un genre (l’interprétation des textes philosophiques), l’est-il au même titre dans un autre (le discours littéraire) et, surtout, est-il nécessairement vertueux pour toute activité interprétative ? Si l’on considère le discours publicitaire par exemple, ou le discours journalistique, leurs jeux d’effacement énonciatif présentent des effets idéologiques qui méritent d’être éclairés à partir d’un point de vue qui se définit très précisément à rebours du fonctionnement rhétorique qu’il interprète – j’allais écrire « qu’il analyse » : est-ce la même chose ? Autrement dit : il y a certes une rhétorique de l’interprétation, mais celle-ci ne doit-elle pas être modulée en différents régimes de discursivité, selon les relations qu’elle entretient avec son objet et les enjeux (éthiques, notamment) que définit cette relation ?
Économie et formation des Humanités : quelle politique ?, par Antoine Janvier
14Premières questions : économie et politique
15 Le cadre global dans lequel le livre se situe est le suivant : nous sommes passés d’un capitalisme industriel à un capitalisme cognitif. C’est sur ce cadre que j’aimerais vous interroger.
16Le diagnostic me semble marquer à la fois les mérites du livre et ses limites. Ses mérites, d’abord. L’avenir des Humanités se démarque des analyses qui réduisent la société actuelle à une société de l’information, et l’économie actuelle à une économie de la connaissance. Il est vrai que l’expression « capitalisme cognitif » vise à décrire « un mode de production de richesses centré sur l’émergence et la circulation de biens immatériels » plutôt que sur des biens matériels, comme le prétendent les théories de l’économie de la connaissance, mais avec cette différence que, en parlant de « capitalisme », on met l’accent sur une double dimension de l’économie en question. D’une part sa dimension productive : les biens immatériels ne tombent pas du ciel, ils sont créés, inventés, produits (déjà une question se pose : ces termes désignent-ils au juste la même activité ? ou pour commencer à répondre, les différentes perspectives qu’ils donnent sur cette activité sont-elles équivalentes ? Est-il indifférent de parler de création, d’invention, ou de production ?). D’autre part, parler de « capitalisme » met en évidence la dimension inégalitaire de l’économie de la connaissance : tout comme les biens matériels, les biens immatériels font l’objet d’une tentative d’appropriation privée. D’où, nous y reviendrons, la contradiction pointée par Yves Citton entre la productivité propre à un mode de production cognitif, d’une part et, d’autre part, l’organisation capitaliste de ce mode de production. L’originalité d’Y. Citton tient à l’ajout d’une dimension à cette lecture de l’économie de la connaissance comme un capitalisme cognitif, la dimension de l’interprétation. Je ne décrirai pas ici les différentes modalités constitutives de l’interprétation, analysées en profondeur dans les premiers chapitres du livre, à l’aide, pour l’essentiel, de l’interprétation deleuzienne de Bergson livrée dans les cours des années 1980, préparatoire aux volumes que Deleuze consacrera au cinéma. Il s’agit pour l’essentiel de décrire la logique inventive propre à la production de connaissances comme une logique d’interprétation, ce qui permet de mettre en évidence deux éléments : premièrement, que la production de connaissances est précaire et incertaine, autrement dit qu’elle ne repose pas elle-même sur un savoir ou une connaissance de ce qu’il faut connaître, c’est-à-dire chercher, trouver et produire comme savoirs (elle a pour critère le sentiment, sentiment du nouveau et de l’importance de ce nouveau) ; deuxièmement, qu’elle repose sur une multiplicité, qu’elle se fait toujours « entre » (« inter »), entre des auteurs, entre des textes, entre des affects, entre des savoirs. Mais l’essentiel, selon moi, de l’interprétation du capitalisme cognitif en termes d’interprétation tient à ce qu’elle permet de déterminer les conditions de la logique inventive de la production de connaissances, ce qui veut dire aussi : ses limites. Peut-être est-ce là la véritable originalité de ce livre, par distinction d’avec le cadre théorique ou le paradigme dans lequel il se situe – pour aller vite : un paradigme negriste. La production de connaissances n’est pas l’être infini de la vie (quelque part, Y. Citton précise qu’il ne propose pas d’ontologie) dont il faudrait accroître la puissance illimitée. La production de connaissances est soumise à des conditions, conditions qui sont en contradiction avec la logique capitaliste d’accélération de la production et de maximisation du profit par privatisation. Ainsi le livre propose d’identifier, avec ces conditions de l’interprétation, les leviers d’une résistance face au – voire d’un renversement du – capitalisme, qui n’existe qu’à détruire ce qui lui permet d’exister. L’illimitation de la production passera par l’institution de limites ou de conditions dans lesquelles seules elle peut avoir lieu.
17 Mais – car il y a un mais –, cette démonstration ne va pas sans poser quelques problèmes. Je poserai le premier en reprenant l’hypothèse générale sur laquelle le livre s’appuie, à savoir l’hypothèse d’un passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif. Cette question, il faudrait sans doute la poser à plusieurs auteurs (Antonio Negri en premier lieu, mais aussi Yann Moulier-Boutang ou Maurizio Lazzarato). Elle se pose néanmoins peut-être avec plus d’acuité à la lecture de ce livre, en vertu de ses qualités mêmes.
18 Quel est le fait majeur qui justifie l’hypothèse d’une transformation du mode de production capitaliste ? Sans doute l’apparition de technologies d’information et de communication qui ont considérablement accru la circulation et la distribution des données cognitives. Mais plus encore l’accroissement du secteur tertiaire et de l’économie des services, sous le développement du Welfare state, principalement des institutions éducatives. La conséquence, c’est que les hommes sont désormais dotés de capacités intellectuelles et sociales (ou relationnelles) plus importantes. Qu’est-ce que cela change ? Si l’on suit, avec Y. Citton, une certaine voie de l’opéraïsme italien, cela change que, désormais, les moyens de production ou les outils sont intérieurs aux hommes, parce que le « principal outil de production », désormais, c’est le cerveau. D’où une substitution terminologique : on ne parlera plus de prolétariat, mais de cognitariat. Le prolétaire, c’est celui qui a pour seule possession sa force de travail, c’est-à-dire son corps. Placé sous la nécessité de travailler pour assurer son existence (reproduire son corps), il doit se mettre sous la dépendance de celui qui détient les moyens de production (machines, outils, etc.) dont il a besoin. Le « cognitaire », si on peut l’appeler ainsi, « emporte avec soi son principal outil de production, ce qui le dote d’une autonomie inédite en régime industriel. » (AH, p. 156). Forcément, puisque c’est son cerveau. J’ai sur ce point une objection, qui conduira à ma question. Je formule cette objection en deux temps. Premièrement, il me semble que les moyens de production du cognitariat ne sont pas son cerveau, mais les bics, le papier, les micros, les ordinateurs, les sièges, les bureaux, bref, un ensemble d’outils extérieurs sans lesquels il ne peut pas produire, matériellement, de connaissances. Vous voyez que ce qui me gêne, c’est l’idée même de « biens immatériels », que je ne comprends pas très bien, puisque ce qu’on appelle « biens immatériels », ce sont pourtant, en dernière instance, des biens matériels : un écran d’ordinateur, ça reste de la matière ; une relation sociale, c’est des gestes, des manières d’être, etc., donc du corps, donc de la matière. C’est un premier point. Un deuxième point, c’est que, du même coup, le cerveau est l’analogue de la force corporelle de travail dans le capitalisme industriel, je dirais même : il n’est rien d’autre que le corps de l’ouvrier. En ce sens, il me semble faux de suggérer qu’il y a autonomie sur ce point, parce qu’un corps (et le cerveau, c’est du corps) a des besoins et des nécessités d’une part (pour fonctionner, le cerveau a besoin de manger) et, d’autre part, parce qu’un corps n’est pas naturellement productif, mais que cette productivité doit être instituée, constituée, par une formation (formation du corps, formation du cerveau). Je force ici un peu les traits, et pour le plaisir de la polémique, je suggèrerais que nous assistons plutôt à une extension du capitalisme de type industriel, par d’autres moyens que l’industrie elle-même comme cadre de la production, mais sur le même mode, plutôt qu’à un changement de mode de production. J’en viens maintenant à ma question.
19 Au-delà du problème technique que je soulève ici, c'est l’enjeu politique du problème économique qui me semble en jeu dans ce débat. C’est que je ne vois pas où, dans une telle lecture, l’on peut poser la question de l’exploitation. Et je dirais que votre suggestion de penser l’économie actuelle en termes de cultures de l’interprétation supprime ou gomme cette question et, paradoxalement, la souligne en même temps (elle la souligne dans la mesure même où elle la supprime). Je m’explique. L’hypothèse que nous aurions désormais affaire à un cognitariat a pour conséquence de réduire le capitalisme à une entreprise de prédation ou de vol. Pourquoi ? Parce que les producteurs ne sont plus dans une situation où ils doivent nécessairement s’engager dans un système de dépendance. Autrement dit, ils ne doivent plus se vendre pour pouvoir vivre. Du coup, il n’y a plus besoin de dominants (ce qui veut dire : il n’y a plus de dominés) pour que tourne la production. Comment définir le capitalisme ? Comme une tentative d’appropriation des produits par quelques-uns. Autrement dit, le capitalisme ne se caractérise plus par une domination qui porte sur la force de travail, sur les producteurs, mais sur les produits, sur les connaissances, sur les marchandises. C’est ce que marque, il me semble, le rabattement de la logique de la production sur la logique de l’invention : produire, en régime capitaliste cognitif, c’est inventer, c’est produire du nouveau. Le nouveau, c’est ce qui donne sa valeur à la connaissance produite, c’est ce qui fait la valeur de la marchandise, et c’est cela que cherche à capter (à voler) le capitalisme, ou plutôt les capitalistes, pour se l’approprier et en tirer du profit.
20 J’ai plusieurs questions à ce sujet. D’abord, en réduisant la logique du capitalisme à la circulation/distribution/consommation, ne manque-t-on pas ce qui la rend précisément intelligible, et si terrifiante, à savoir qu’elle est une véritable organisation systémique de la production, et pas simplement un ensemble de vols (de procédés de capture) répétés ? Deuxièmement, comment peut-on dire que le nouveau donne sa valeur économique à la connaissance ? Ne confond-on pas valeur et valeur, valeur normative et valeur marchande ? Et, plus important, en prenant le nouveau pour le critère qui donne à la marchandise sa valeur, ne s’empêche-t-on pas de comprendre d’où vient la valeur ? Certes, dans le procès de circulation les nouvelles marchandises peuvent être achetées et donc amener du profit à celui qui les vend, mais précisément il faut déjà la valeur-argent, donc le système de production de valeurs d’échange, pour qu’il y ait profit. Marx a montré que la source du profit ne se fait pas dans les échanges au cours de la circulation, mais dans cet échange tronqué qu’est le contrat entre le prolétaire et le capitaliste et dans les conséquences qui en résultent, à savoir l’organisation de la production par le capitaliste, que doit subir l’ouvrier – organisation très concrète, organisation du temps, de la journée de travail, mainmise ou maîtrise du capitaliste sur le temps de l’ouvrier par lequel, soit en le faisant travailler plus vite, soit en allongeant la journée, il peut extraire une plus-value, c’est-à-dire une valeur de la marchandise qui soit supérieure à la paye de l’ouvrier. Pour le dire simplement : le capitalisme se définit par la production, non seulement de valeur ou de richesses, mais aussi de plus-value, c’est-à-dire de différences inégalitaires, de dominants et de dominés, d’exploitants et d’exploités. Du coup, voilà ma troisième question, la plus importante : où se situe l’exploitation selon votre conception du capitalisme cognitif ? Cette question est au cœur de toutes les autres, car elle revient à demander : en quoi le capitalisme n’est pas seulement un vol plus ou moins organisé, mais une véritable politique économique d’exploitation, d’une part ; et, d’autre part, en quoi repenser la production de connaissances comme production et invention ne permet pas seulement de décrire une transformation économique, mais peut être le ressort d’une véritable politique économique opposée au capitalisme ? Les cultures de l’interprétation que vous tentez de fonder ou de déterminer me semblent très intéressantes, mais j’aimerais savoir comment elles peuvent s’articuler à une organisation économique, à une organisation de l’économie, c’est-à-dire à des institutions politiques d’organisation de la production de richesses, et donc de rapports sociaux, différentes du capitalisme.
21Secondes questions : formation
22Le chapitre consacré à la formation des interprètes, qui vient après la détermination des conditions de l’interprétation, n’aborde la question annoncée, à proprement parler, qu’après vingt pages (sur une bonne trentaine) de théorisation économique, de sorte que la question de la formation semble arriver en fin de parcours, comme minimisée (d’où une première question : pourquoi cette construction ?). Et dans ce paragraphe tant attendu, intitulé « l’enseignement de l’interprétation inventrice », on a l’impression que ce problème de la formation est, je ne dirais pas gommé, mais refoulé – car, comme tout refoulé, il fait retour sous forme de symptômes. En effet, les propositions d’enseignement, ou plutôt de modifications d’enseignement, les « sept déplacements » proposés, loin de toucher à la question de la formation de la capacité d’interprétation, soit la réitèrent (la laissent entièrement ouverte) soit la présupposent résolue. Ainsi le premier déplacement (« apprendre à interpréter l’information plutôt qu’à l’emmagasiner ») ne fait rien d’autre que répéter la nécessité de former à l’interprétation, d’apprendre à interpréter, mais laisse en suspens la question des modalités de cette formation. Et le second déplacement, comme le troisième, repousse la question de la formation du geste interprétatif, pour aborder celle de son exercice même. Je cite deux extraits :
1. Partager le geste d’interprétation inventrice dans la présence interactive, plutôt que communiquer des contenus figés. Dès que les étudiants ont dépassé un certain âge et acquis une certaine maîtrise de la lecture (pour autant qu’on leur ait appris à pratiquer une lecture autonomisante et interprétative) ... (AH, p. 122.)
2. Former des interprètes généralistes plutôt que des savants spécialisés. [...] Les cours devraient être à la fois hautement spécialisés – puisqu’un chercheur y partagera son activité de recherche avec ses étudiants – et néanmoins accessibles à tous. La contradiction entre ces deux exigences n’est qu’apparente : pour peu qu’il y soit un peu formé et qu’on l’aide à dépasser des préjugés et des inhibitions acquis par des décennies de dressage disciplinaire, tout enseignant-chercheur peut prendre assez de recul envers les gestes qu’il opère pour en présenter la pertinence à un séminaire de non-initiés, et pour se poser avec eux (voire grâce à eux) les questions qui comptent vraiment. (AH, p. 123.)
23Il me semble que ce n’est pas par hasard que le problème de la formation fait réellement, effectivement problème ici et, plus généralement, dans ce livre. J’aimerais que vous en disiez un peu plus, concrètement, sur l’activité même de formation à l’interprétation : qu’est-ce que ça veut dire au juste, apprendre à interpréter ? On devine que c’est lié à l’idée d’une formation du sentiment, comme critère majeur d’évaluation du nouveau par laquelle se conclut la dynamique innovante de l’interprétation. Donc on pourrait répéter la question en la déplaçant : qu’est-ce que former ce sentiment ? Derrière ces remarques, il y a une interrogation sur l’autre bout de la chaîne, sur le résultat de l’interprétation, à savoir « le nouveau » ou « l’important ». Est-ce qu’il y a une différence entre le nouveau et l’important, est-ce que c’est la même chose ? Qu’est-ce qui permet de juger que le nouveau est bien nouveau, l’important « réellement important » ? Et quels critères fondent-ils la formation du sentiment et de l’interprétation comme production de connaissances nouvelles ou importantes ? Poussons le bouchon un peu plus loin encore : n’est-ce pas paradoxal de parler d’une formation à l’interprétation d’un côté, et de définir l’interprétation dans des termes qui mettent en jeu une forme d’égalité, en raison du caractère subjectif de l’interprétation, de l’autre ?
Treize questions posées à Yves Citton, par Laurent Demoulin
24À propos de Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Amsterdam, 2010
251/ Il est question dans votre ouvrage d’affects transindividuels et d’économie des affects. De quoi s’agit-il ?
262/ Pourquoi et à quel point les récits sont-ils importants aujourd’hui ?
273/ L’individu contemporain est-il libre face au nombre sans cesse croissant de récits qui occupent l’espace social ?
284/ Vous établissez dans votre ouvrage une distinction éclairante entre puissance et pouvoir. Comment cette distinction vous aide-t-elle à réfléchir au monde contemporain ?
295/ Qu’est-ce qui distingue scénarisation et programmation d’une part et scénarisation et narration d’autre part ?
306/ L’effet de ce que vous appelez un script est-il toujours mesurable ?
317/ Il s’agit d’un détail dans votre livre, mais d’un détail très frappant : vous vous attaquez à la fameuse dichotomie opposant la liberté, qui serait une idée de droite, à l’égalité, qui constituerait l’idéal de la gauche. À vos yeux, il s’agit d’une fausse alternative, liberté et égalité allant de pair, ce que formalise le mot-valise égaliberté d’Étienne Balibar. Quels sont les arguments qui vous permettent de défendre ce point de vue stimulant ?
328/ Pourquoi dans votre ouvrage employez-vous le mot « gauche » entre guillemets ?
339/ Le point de départ de votre ouvrage me semble reposer sur le constat suivant : la fin des métarécits diagnostiquée par Lyotard et la mort des idéologies ont pour conséquence la méfiance de la gauche intellectuelle à l’égard des récits. La droite est donc désormais la seule à profiter de la force de ceux-ci et n’hésite pas à en abuser. Plus loin dans Mythocratie, vous estimez que les récits de gauche doivent venir « d’en bas » et vous citez en notes, p. 195, Jérôme Vidal qui appelle la gauche à se reconnaître dans la figure du non-intellectuel. Or, Lyotard et la théorie de la mort postmoderne des métarécits ne concernent que les intellectuels : ce ne sont donc pas les scrupules de ceux-ci qui peuvent empêcher les récits de gauche de naître « d’en bas ». Enfin, p. 188, vous semblez opposer la gauche et ses récits à la droite « qui ne se berce pas de conte » dans la mesure où elle s’appuie sur des chiffres. Qu’en est-il alors de la mythocratie ?
3410/ Si les récits de gauche doivent venir « d’en bas », quel rôle les intellectuels ont-ils encore à jouer ?
3511/ Comme exemple de scénarisation venant « d’en bas », vous donnez, p. 157, le terrorisme. Tous les récits venant « d’en bas » sont-ils de gauche ? Parmi le peuple, Marx opposait en son temps le prolétariat, profondément révolutionnaire, à la classe paysanne, plus réactionnaire à ses yeux. Qu’en est-il aujourd’hui selon vous ?
3612/ Tous les récits n’ont pas les mêmes vertus à vos yeux. À ce sujet, vous opposez d’abord les bons et les mauvais récits en fonction de leurs effets : p. 77, vous estimez ainsi que les récits sont utiles quand ils sont favorables à l’intellection et, p. 110, vous insistez sur l’importance de la direction dans laquelle s’opère la « poussée » du récit. Ensuite, vous introduisez, p. 119, la notion d’hygiène narrative, liée à la complexité formelle du récit et, p. 120, vous expliquez que le récit admirable complexifie la modélisation simplificatrice de la narration. Ma question est dès lors la suivante : la valeur d’un récit dépend-elle de ses effets ou de sa complexité formelle ?
3713/ Qu’est-ce qui différencie, in fine, les récits de droite des récits de gauche ? Leur contenu ou leur manière de scénariser ?
Exploitation, interprétation, scénarisation. Réponses à Dissensus, par Yves Citton
38[Fin de la première partie]