La politique d’après : subjectivations et politisations post-althussériennes. Quelques réflexions introductives autour d’un programme de recherche matérialiste
Grégory Cormann enseigne la philosophie morale et la philosophie sociale à l’Université de Liège. Il est directeur-adjoint de l’unité de recherches en Philosophie politique et philosophie critique des normes. Ses publications principales portent sur la philosophie française contemporaine, notamment sur Sartre. Plusieurs de ses travaux récents sont aussi consacrés à la théorie du cinéma d’Alexander Kluge.
1 Le présent dossier « Économie des savoirs et subjectivations politiques » publie pour l’essentiel les textes de la table ronde, organisée à Liège en février 2010, autour du livre de Stéphane Legrand et Guillaume Sibertin-Blanc, Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs (Le Clou dans le Fer, 2009). De façon plus générale, cette table ronde était l’occasion de connaître plus précisément, de se frotter au travail collectif de recherche du Groupe de Recherches Matérialistes (GRM), développé notamment dans le cadre de son Séminaire à l’École Normale Supérieure. Se frotter à un programme de recherches, ce n’est pas seulement identifier une certaine familiarité dans des manières de faire ou de penser la recherche ; c’est soulever des problèmes qui sont des « problèmes à la fois d’existence, d’institution et de pensée », selon la formule de Foucault dans « Pour en finir avec le mensonge », que les auteurs reproduisent au début de leur petit volume d’intervention. Sans atteindre l’intensité des débats qui ont agité l’université française dans les mêmes années, il convient de mettre cette table ronde, consacrée grosso modo à la question du sujet dans les philosophies post-althussériennes, en relation critique avec certaines des « réformes » mises en œuvre dans l’université belge.
2Après la réforme des programmes d’enseignement dans le cadre du Décret Bologne, l’année 2009 à l’Université de Liège avait en effet été marquée par des réformes de grande ampleur concernant l’organisation, le financement et l’évaluation de la recherche. Le « Projet pour l’ULg », rendu public en mai 2009 par les Autorités académiques, reposait sur la volonté de séparer les flux d’enseignement et de recherche afin de pouvoir mieux apprécier les investissements financiers en termes de recherche. Cette réforme confirmait ainsi le constat de S. Legrand et de G. Sibertin-Blanc que la coupure entre université et société, souvent regrettée, s’entretenait de la répétition de cette coupure au sein de l’institution universitaire dans le découplage entre recherche et enseignement. Au-delà de l’affirmation complaisante d’un enseignement universitaire fondé sur la recherche, une telle réforme, fût-ce à son corps dépendant et par-dessus le marché, répétait une nouvelle fois la coupure par laquelle l’enseignement à l’université se limite souvent à ne proposer aux étudiants qu’une consommation improductive, c’est-à-dire à tenir les étudiants éloignés de tout « travail utile », selon une autre formule foucaldienne tirée du même texte, autrement dit encore de tout travail qui puisse s’inscrire dans le cycle production-circulation-consommation (productive) de la recherche. Quant à la réforme des procédures d’évaluation du Fonds National de la Recherche Scientifique, elle visait tout simplement, au nom de l’objectivité, à retirer aux chercheurs locaux tout pouvoir d’appréciation de la politique de recherche à mener en Communauté française de Belgique.
3Ce qui était donc en jeu dans cette rencontre avec le Groupe de Recherches Matérialistes, autour du programme d’une « épistémologie matérialiste », ne pouvait donc en rien se limiter à une réunion de chercheurs universitaires. Il s’agissait, d’une part, de dépasser expérimentalement le partage Enseignement/Recherche que l’université s’efforce de reproduire aussi sûrement qu’elle affirme le contraire : le séminaire avec le GRM, malgré les limites d’une première expérimentation, était à cet égard aussi l’aboutissement d’un travail mené cette année-là avec les étudiants de notre master en philosophie. Un séminaire préparatoire s’était en effet donné pour tâche de lire de près l’Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs en interrogeant le concept de sujet qui y était implicitement mais décisivement mobilisé. Après d’autres expériences d’enseignement, l’organisation d’un tel séminaire apparaissait comme une façon d’articuler l’enseignement et la recherche, c’est-à-dire de donner du sens à l’exigence de la formation et de la recherche universitaires d’envisager les savoirs dans leur « caractère hypothétique et provisoire » (Foucault), au sens précisément où une communauté a quelque chose à faire de ces savoirs et s’en donne les moyens. Ce qui était du même coup en jeu n’était rien d’autre que la mise en cause de la « coupure prédéfinie du politique et du non-politique » – qui est la coupure en dernière instance –, c’est-à-dire la mise en cause du partage a priori entre sujet productif et sujet improductif. Dans les termes du (dernier) Foucault, l’article d’ouverture de Thomas Bolmain définit le sujet productif par « un certain rapport, signalé par un affect (l’"intolérable"), à une transformation de l’expérience, elle-même vecteur d’une transformation de sa propre expérience » ; bref, il s’agit d’une « expérience-limite de soi » où nous sommes « déporté(s) par un affect aux limites de ce qui est habituellement pensable ».
4La politisation désigne précisément cette expérience-limite, entre désubjectivation et resubjectivation, que le présent dossier cherche à saisir, dans sa nécessité politique, dans une postérité a priori paradoxale d’Althusser chez Alain Badiou, Jacques Rancière et Étienne Balibar. Pour ces auteurs, en effet, il n’est pas possible de penser la politique « en l’absence d’un véritable concept de sujet » : toute politique est une « politique du subjectif » (Balibar) qui circonscrit une certaine expérience portée par un individu, caractérisé comme corps vivant, vie psychique et parole. Toujours à la suite d’É. Balibar, Th. Bolmain propose de prolonger, en direction d’une politique de la finitude, cette réappropriation de la philosophie althussérienne. De même en effet qu’il est possible de trouver l’article « Freud et Lacan », les linéaments d’une « pensée des modes de constitution de la subjectivité », qui ne se limite pas à la figure du sujet assujetti, de même il est possible de s’appuyer sur l’affirmation d’Althusser que « l’idéologie persévérerait dans une société sans classe » pour établir la nécessité de « penser ce qui vient après la politisation ». À y bien regarder, tel est bien la question qu’abordent, selon leurs moyens propres, l’ensemble des contributions du dossier : penser positivement la finitude de tout effort de politisation de notre expérience, c’est-à-dire la nécessité d’assumer l’inscription – l’institution – matérielle et symbolique du « déplacement [du] politique et du non-politique » (« politisation »).
5Dans leurs articles sur A. Badiou, Livio Boni et Andrea Cavazzini soutiennent l’un comme l’autre, après Lacan, et contre Heidegger, la thèse selon laquelle le sujet moderne est en réalité depuis Descartes un « sujet divisé ». Ils rappellent de la sorte l’importance générale de Lacan (et, à travers lui, de Hegel) pour (comprendre) les pensées de la subjectivation post-althussériennes. Ainsi le sujet ne doit-il pas être considéré comme identité à soi, mais comme le « processus même du déploiement de la contradiction », selon la formule d’A. Cavazzini. Le sujet est négativité, destruction, exception ou soustraction. Dans le même temps, il s’agit de penser ce que L. Boni appelle un « sursaut de subjectivation ». Pour lui, le sujet badiousien doit se comprendre par analogie avec le processus de la cure analytique, au terme de laquelle le sujet est amené à assumer une identité désormais reconnue comme imaginaire. De telles affirmations font ainsi signe vers quelque chose comme une logique du « traumatisme sans trauma » permettant de soutenir une fidélité à soi qui ne soit pas d’ordre fantasmatique, une fidélité de second degré, que L. Boni nomme, d’une autre belle formule, une « fidélité extravertie, capable d’incorporer le sujet à quelque chose qui le dé-passe, constituant ainsi un nouveau lieu. »
6Pour A. Cavazzini, « la question de ce qui vient après la dés-objectivation » rejoue la scène originaire – et l’aporie – de la philosophie, lorsqu’il s’agit pour le philosophe de retourner dans la caverne. Autrement dit, la question de la vérité et du savoir est « inséparable » d’une « mise-en-commun » ; elle est inséparable de la formation d’une communauté « par-delà les formes données de l’assujettissement ». On comprend que c’est le présupposé de l’égalité de tous qui « empêche d’en rester au pur négatif ou au nihilisme ». En écho, David Amalric et Benjamin Faure s’intéressent à la façon dont le parcours intellectuel de J. Rancière après 1968 visait à conjurer un tel danger de nihilisme : « le risque d’une politique nihiliste ou consensuelle […] ; ou au contraire le risque d’un pur détachement, hors de toute division sociale, sans prétention à transformer la société dans son ensemble, sans unité transversale des luttes. » C’est contre la figure du maître savant, on le sait, que J. Rancière a pris ses distances par rapport à Althusser. Portant son attention vers la parole et vers les voix ouvrières, il a ainsi tracé moins le portrait d’un sujet qui « fait le vide », selon une formule qui hante le dossier, qu’un sujet qui est « toujours trop de choses » dès lors qu’il commence à dire, c’est-à-dire dès qu’il se prête à une « appropriation sauvage du savoir » par un « sourd travail de réappropriation des institutions, des pratiques et des mots ».1
7Pour conclure le dossier, les articles de Marco Rampazzo Bazzan et de Guillaume Sibertin-Blanc montrent comment la généalogie des concepts politiques peut ouvrir des « espaces de réflexivité » (M. Bazzan) entre une conjoncture politique donnée et notre actualité. Dans un texte d’introduction au séminaire du GRM sur les luttes étudiantes en Allemagne dans les années 60, M. Bazzan s’attache à « dés-objectiver », c’est-à-dire à rendre à ses virtualités, le jugement que l’on porte habituellement sur l’inéluctable évolution de ces luttes vers le terrorisme. Il s’agit de désamorcer l’hypothèse de « l’escalade », afin de pouvoir « construire des analogies avec notre actualité » – « reprendre un fil coupé » –, et d’« analyser le vecteur d’une phase pré-révolutionnaire ». Pour cela, l’article étudie avec beaucoup de finesse les significations multiples du titre, Anschlag, de la revue du groupe Subversive Aktion, dont Rudi Dutschke était un des leaders au début des années 1960. Il identifie une ambiguïté de départ entre le sens d’Anschlag comme placard, affiche ou slogan (c’est-à-dire action de sensibilisation ou activation de l’opinion publique) et Anschlag comme attentat (c’est-à-dire comme action terroriste). Il s’agit certes de comprendre « comment une ligne de fuite peut devenir une ligne de mort », mais à la condition de « saisir son espace d’intelligibilité à travers l’analyse de significations surdéterminées », à la condition de se donner les moyens de comprendre comment des énoncés ont pu changer de sens dans un contexte de conflit et de répression.
8Dans sa contribution finale, G. Sibertin-Blanc prolonge la démarche antérieure de ses travaux antérieurs à partir de l’analyse du concept politique de minorité. Son article permet de ressaisir, de façon programmatique, l’attention que l’Esquisse consacrait moins à une théorie de la lecture qu’à une épreuve de la lecture, c’est-à-dire à l’expérience d’une « transformation du rapport à soi dans la lecture comme épreuve du savoir ». Forgé par Deleuze dans les années 1970 dans son livre sur Kafka, le concept de minorité a en effet des titres à faire valoir. Pour une mémoire conceptuelle et politique mutilée, comme la nôtre, il constitue comme un pont jeté entre les années 1960 et aujourd’hui, précisément au « point de contact » (convergence et divergence) de nombreux courants actuels de philosophie politique.2 Le concept de minorité porte également en lui l’aporie (qu’est-ce qu’un sujet politique mineur ?) et les ambiguïtés des revendications minoritaires. Si « les concepts ont une mémoire », c’est en effet qu’ils sont profondément impurs et ne peuvent pas être analysés sans égard pour les « effets non théoriques qu’ils produisent dès lors qu’ils s’incorporent dans des institutions, des organisations, des agents collectifs qui se les approprient dans leurs pratiques. » Face au risque d’un rétrécissement de « l’espace de la subjectivation politique », la littérature – également présente dans les contributions de Th. Bolmain et d’A. Cavazzini – ou le cinéma renvoient à la possibilité d’ouvrir un « espace analytique » permettant de réfléchir aux « modalités identificatoires des groupes ». La littérature est alors ce qui introduit du « jeu » dans les processus d’identification. Comme le suggérait Deleuze, à la suite de Bergson, la « redistribution des identités », à savoir la possibilité de circuler entre elles, suppose une capacité de « fabulation créatrice » qui noue ensemble réel et imaginaire, mythique et historique. Une telle capacité nous rappelle, à bon droit, que « les pas les plus décisifs pour la théorie [se] font […] sur des scènes non théoriques : celles de l’histoire, mais aussi de l’art et de l’inconscient. »