« Recomposer » l'intérêt général. Un essai de théorie normative en réponse à la crise du républicanisme classique
Thierry Ménissier est agrégé de philosophie, docteur en études politiques de l'Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre Raymond Aron, Paris), et HDR en science politique. Il est actuellement maître de conférences de philosophie politique à l'Université Pierre Mendès France – Grenoble 2 et à l'Institut d'Etudes Politiques de Grenoble. Il a notamment publié les ouvrages suivants : Machiavel, la politique et l'histoire. Enjeux philosophiques, PUF, 2001 ; Machiavel, Le Prince ou le nouvel art politique, direction en collaboration avec Yves Charles Zarka, PUF, 2001 ; L'idée de contrat social. Genèse et crise d'un modèle philosophique, dir. en collaboration avec Jean-Pierre Cléro, Ellipses, 2004 ; Éléments de philosophie politique, Paris, Ellipses, 2005 ; Lectures de Machiavel, dir. en collaboration avec Marie Gaille, Ellipses, 2006 ; L'idée d'empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, dir., Paris, L'Harmattan, 2006.
Résumé
En prenant acte de la difficulté qu'il y a à proposer des jugements normatifs dans le cadre de la société démocratique et des problèmes actuellement rencontrés par la tradition républicaine, cet article s'attache à construire une nouvelle notion d'intérêt général. S'il se situe sur le plan de la philosophie politique, il s'appuie sur les travaux menés en sociologie et en science politique autour des nouveaux modes de la « participation » et de la « délibération ». Il s'agit de recomposer l'intérêt général, d'abord en distinguant ces modes et la dimension de l'institution garantie par le système représentatif, puis en réfléchissant aux moyens de les associer dans le contexte du pluralisme démocratique. Une telle tentative laisse entrevoir la possibilité de doter l'action collective d'un mode de décision pleinement démocratique, et de déterminer pour la puissance publique une règle d'intervention légitime dans les débats politiques.
1 Dans cet article, nous voulons considérer la pertinence du concept d’intérêt général pour une théorie normative d’esprit républicain, et compte tenu de ce qui nous semble être la crise actuellement traversée par le républicanisme. Mais il nous faut débuter par deux considérations préliminaires. La première concerne le statut des idées ou des jugements normatifs dans le cadre de la démocratie, terme qui renvoie aussi bien à un type de régime qu’à une forme de socialité. Or, la particularité de celle-ci produit des conséquences majeures : le régime y encadre en effet une forme de vie dont l’esprit général consiste en la reconnaissance de ce qu’on peut désigner comme « la pluralité des conceptions du bien ». Si l’adjectif « démocratique » possède une dimension évaluative très forte, on le doit notamment au fait que la pluralité constitutive de cette forme de vie constitue un principe fondamental : n’est pleinement démocratique que le régime capable de reconnaître et de garantir pour les individus la variété des choix de vie auxquels ils aspirent. Cette réalité apparaît, si l’on peut dire, aussi sociologiquement élémentaire que contraignante pour la théorie politique : une telle forme de vie semble démentir toute possibilité de déterminer de manière simple et évidente les principes susceptibles de régler les modes d’intervention de la puissance publique.
2La seconde considération regarde ce qu’on désigne par « crise de la représentation ». Institutionnellement, à quelques nuances près, les sociétés occidentales déclinent toutes la participation civique selon le régime typique du système représentatif1. Ce dernier, qui connaît de nos jours contre lui une contestation aussi diffuse que continue, a tout de même joué comme « le régime mixte des modernes », selon la très intéressante interprétation de Bernard Manin ; ce qui signifie notamment qu’en introduisant dans les procédés démocratiques un élément traditionnellement propre aux aristocraties, il a doté d’une assiette institutionnelle indiscutable les sociétés modernes en rupture avec l'autorité de la tradition, et de ce fait hautement instables2. La notion de représentation et son évolution théorique et pratique constituent un enjeu particulièrement important. Récemment l’ouvrage de Pierre Ronsanvallon consacré à la « contre-démocratie » a permis de faire le point sur les attendus hérités du modèle représentatif et sur les problèmes qu’il rencontre actuellement compte tenu des revendications issues de sociétés appelant des formes autres de représentativité3. On pourrait schématiser les atouts et les défauts de ce système avec le contraste suivant : d’une part, les désavantages du système représentatif sont multiples et connus. Notamment, il éloigne le citoyen de la chose publique, en faisant courir le risque de confier la politique uniquement à des professionnels, et comme tel il accentue le danger de dépolitisation que connaissent les sociétés démocratiques. De l’autre, ses avantages peuvent être trouvés dans deux dimensions distinctes. Premièrement, dans sa capacité à transformer les individus en citoyens par le biais d’une opération qui, à défaut d’être simple, est culturellement intégrée dans les mœurs des sociétés démocratiques, le processus de l’élection. Deuxièmement, dans sa capacité à instaurer à plusieurs niveau de l'organisation et de la relation politiques ce que nous pourrions nommer une certaine qualité de généralité, fondamentale pour la politisation des débats ; c'est ce qu'établissent les recherches menées d'un point de vue politologique aussi bien que philosophique4. Par exemple, dans le système français, conformément à l’article 27 de la Constitution qui répute nul le mandat impératif5, le représentant élu par le peuple est élu dans sa circonscription et non par elle – aussi, doit-il concevoir son action en vue de l’avantage de la nation tout entière, et non en fonction des avantages particuliers de ses mandataires. Mais, bien entendu, cet avantage même conduit à poser avec acuité le problème de la représentativité des représentants.
3Difficultés d’établir la théorie normative adaptée à la démocratie, mise en question du modèle représentatif – telles sont les considérations de base qui nous permettent à présent d’interroger la crise du républicanisme.
La crise du républicanisme classique
4 Courant majeur de l'histoire des idées politiques modernes, le républicanisme apparaît tel un phénomène multidimensionnel, qui s'est présenté à la fois comme une idéologie (à savoir, un discours d'action), parfois comme une morale, enfin comme une technique de gouvernement qui s'inscrit dans certaines phases précises de l'histoire des nations occidentales. La dimension idéologique est l'héritière de la Révolution française et avant elle des Lumières européennes, deux antécédents caractérisés par un fort pouvoir de rupture par rapport à la tradition. Elle n'est pas sans lien avec la dimension morale, dont les éléments peuvent être découverts dans la relation entre le citoyen et l'Etat via la catégorie d'obligation civique. La troisième dimension évoque la technique républicaine de gouvernement, qui s'est fondée sur les notions de discipline individuelle et collective. Sous sa forme classique (qui s'est surtout développée dans le contexte de la France post-révolutionnaire), la première peut aujourd'hui paraître incantatoire en tant que théorie normative, quoique, à certains égards, les thèmes qui furent leurs principes tendent à se confondre avec ceux du régime politique de nos sociétés démocratiques : ainsi, ce canevas thématique selon lequel la participation et l'égalité civiques des individus formant un peuple dans le cadre de l'Etat-nation déterminent un certain nombre de comportements individuels et collectifs réglés favorables à la communauté politique. Mais, dans les faits, idéologie et morale républicaines semblent avoir perdu pour une large part de la population aussi bien leur pouvoir d'adhérence spontanée que la possibilité qu'elles ont pu offrir à un moment donné de constituer l'horizon intellectuel des sociétés occidentales. La troisième dimension pouvait de surcroît être appréhendée à l'aide de concepts critiques aussi bien que normatifs. En effet, elle articulait d'une part le pouvoir objectif de l'Etat sous de multiples formes (École, armée, police et autres « appareils idéologiques d'Etat ») à la capacité individuelle de s'autocontraindre ; c'est ce qu'établissent par exemple les enquêtes portant sur la constitution d'une « société des émules » empruntant la dimension morale du mérite6. Et, de l'autre, elle légitimait l'ordre républicain par un lien avec des principes moraux, lien lui-même établi sur la faculté qu'ont les subjectivités de se représenter rationnellement la loi commune, ainsi que l'établit la tradition philosophique de Rousseau, Condorcet et Kant jusqu'à Régis Debray et à Jürgen Habermas. Sans que l'on puisse affirmer qu'elles sont purement et simplement dépolitisées, nos sociétés connaissent aujourd'hui de nombreuses formes de socialité et de politisation qui désavouent la tentative du républicanisme classique, tant sur le plan idéologique que « gouvernemental ». Le lien qui, d'un point de vue historique aussi bien que théorique, unissait dans la tradition continentale l'Etat et la vertu civique, paraît s'être considérablement relâché, s'il n'est pas désormais complètement dénoué. Particulièrement, nos nations aujourd'hui incluses dans l'espace européen éprouvent la plus grande peine du monde à se concevoir comme les entités politiques susceptibles d'animer les dynamiques civiques au niveau qui est à présent nécessaire : la culture nationale ou nationaliste, ainsi que nous l'avons examiné dans une étude récente, ne fournit pas (ou pas encore ?) les clefs d'un ethos civique qui serait le pivot de l'identité politique des Européens7.
5Au cœur des problèmes actuellement rencontrés par le républicanisme de type classique, se tient enfin le très délicat statut de la notion de peuple. Entendu par les « Pères fondateurs » de la démocratie comme le ressort du pouvoir collectif, ce dont toutes les constitutions modernes portent la marque, la notion de peuple se trouve, au terme des vicissitudes historiques et des avatars théoriques qu'elle a subis lors des deux derniers siècles, pleine d'ambiguïtés. À ces remarques, il est nécessaire d'ajouter que la démocratie – que l'on parle du type de société né à partir des Révolutions modernes ou de la forme de régime que nous connaissons – ne saurait, pourtant, s'affranchir totalement de l'exigence républicaine. On peut entendre par ces derniers termes la volonté de poser au principe de la politique légitime l'affirmation des compétences de la communauté civique – postulat que l'on retrouve au cœur de toutes les doctrines républicaines, en dépit de leur grande diversité de détail. De son côté, la démocratie désigne la réalité complexe évoquée plus haut : en tant que système social, un type de vie collective voué à la défense par chaque individu des droits qui sont les siens ; et comme organisation constitutionnelle, une forme de répartition des pouvoirs reposant sur le principe de leur « séparation » (soit, leur capacité à s'observer mutuellement, et éventuellement à s'entre-empêcher). Représentation élémentaire si l'on veut, mais qui schématise efficacement le fait démocratique. Or, il est également permis de dresser deux constats, qui attestent des limites de ce dernier et conduisent nécessairement à le concevoir à nouveau dans l'horizon républicain.
6 Premier constat, il ne saurait exister de société démocratique sans égalité entre les cosociétaires, et cela en fonction d'une réalité qui se confond avec notre histoire. En effet, le mouvement même de la modernité se confond avec l'émergence de sociétés dans lesquelles les individus se conçoivent comme égaux. Il est aisé de fonder ce constat de plusieurs manières – par exemple de manière philosophique (en faisant appel soit à l'affirmation progressive du rationalisme comme mode de décision dans les domaines de la vérité et de la morale, soit à la construction du droit moderne sous l'influence de la catégorie de volonté), ou de manière sociologique (en évoquant l'analyse séminale de Tocqueville qui considérait que ce que traduit la Révolution française dans l'histoire nationale, c'est un mouvement de fond plus général qui correspond à l'égalisation des conditions8). La liberté dont se prévalent les modernes vis-à-vis de la tradition se trouve inséparablement liée à l'égalité interindividuelle. Elle doit d'abord être comprise comme émancipation par rapport aux anciennes hiérarchies. Or, parce qu'elles sont nées d'un tel mouvement, les sociétés démocratiques ont trouvé dans le républicanisme – dans celui, théorique, des Lumières comme dans celui, politique, des Républiques européennes du XIXème siècle – une idéologie qui comprenait autant une conceptualisation adéquate de l'égalité qu'un puissant discours d'action, capable d'engager la réalisation de celle-ci sur un triple plan. Sur le plan civil (en ce qui concerne la parité de droit des individus devant la loi) et civique (relativement à l'égale participation dans la capacité à créer la législation), mais également social (sans pour autant se confondre avec le socialisme, l'idéologie républicaine standard comprenait un programme d'action dont l'expression, par le double biais des politiques de redistribution publique et de la scolarisation obligatoire, laissait espérer un tel phénomène). La déshérence du républicanisme classique prive en quelque sorte la société démocratique du vecteur d'égalité qui, dans le cas des nations du continent européen, a contribué à la faire advenir et à la renforcer9.
7 Second constat, une telle idée de la démocratie ne renvoie à nulle idée de pouvoir collectif ; elle ne comprend donc nulle formule véritablement politique, tandis que les deux dimensions évoquées ne peuvent réellement exister sans maintenir une légitimité ancrée dans la souveraineté du peuple. Sans référence à la république, la démocratie augmente en quelque sorte sa propension à être « dépolitisée ». Si bien que la possibilité d'une « liberté politique », à savoir, selon l'inspiration républicaine, la possibilité même d'une action collective réfléchie sur le cours de l'histoire, est mise en question à chaque fois que les sociétés démocratiques peinent à concevoir le principe des compétences de la communauté civique10. Même exposées schématiquement, ces deux séries de raisons expliquent pourquoi le républicanisme gagnerait selon nous à redevenir une théorie politique normative efficace ; la situation elle-même peu favorable de la démocratie nous semble un élément de motivation suffisant pour justifier de tels efforts11.
Participation civique, système représentatif, modèles participatif et délibératif
8 Il apparaît pertinent d’approfondir quelque peu la question de la participation civique du fait de son importance fondamentale pour toutes les formes de républicanisme, mais aussi parce qu’elle représente un enjeu particulièrement saillant pour le type de recherche qu’il nous paraît nécessaire de mener en vue de déterminer des principes normatifs adéquats à la vie démocratique. Si elle désigne des modes tout à fait concrets d'engagement civique et de discussion publique, la participation s’est vue réévaluée ces dernières années au sein d'un contexte particulier propre à la théorie politique. À mesure en effet que le marxisme perdait de sa force de proposition dans le champ des idées normatives, il est nettement apparu que le débat principal mettait aux prises les deux familles représentées par les différents libéralismes, d'une part, et par diverses formes de républicanisme ou de communautarianisme de l'autre. L'individualisme social typique du libéralisme modéré (Raymond Aron, John Rawls) et du libertarianisme (Friedrich von Hayek, Robert Nozick) se trouve désormais confronté à l’holisme culturel du communautarianisme (Alasdair MacIntyre, Charles Taylor) ou à celui, politique, du républicanisme classique (Hannah Arendt, Régis Debray) et du néo-républicanisme (Michael Walzer, Quentin Skinner, Philip Pettit). La relation entre les deux formes de républicanisme demande bien entendu à être clarifiée, plusieurs travaux de qualité s'y sont d'ailleurs attachés ces dernières années12. Un biais possible nous semble offert par la définition du holisme civique typique du républicanisme : celui-ci, dans toutes ses versions possibles, semble s’inscrire comme un développement de la célèbre affirmation aristotélicienne selon laquelle « une cité est naturellement antérieure à une famille...Le tout, en effet, est antérieur à la partie [to gar holon protéron anankaïaon einaï] »13. Un tel postulat doit s’entendre de manière nuancée en fonction des diverses doctrines qui composent le républicanisme, tous courants confondus, mais dans tous les cas il constitue pour elles, en dépit de leurs différences, un critère de reconnaissance. En effet, la question de la participation civique désigne pour le républicanisme moins une modalité pragmatique de la décision publique qu’il ne révèle l’attachement essentiel de l’individu à la communauté politique. Cet attachement est essentiel, car il s'inscrit dans un registre de qualification philosophique de l'existence humaine : en suivant les vues de Hannah Arendt (car elle a donné à la thèse aristotélicienne une force inégalée), c’est une existence humainement incomplète que vivent ceux qui n’ont pas part à la décision publique14
9 On peut affirmer que, du point de vue de la version classique, la causalité collective propre à l'action politique repose sur des entités conçues de manière substantielle (la cité des Anciens comme les nations des Modernes donnent à penser que le peuple est une réalité historique, ethnique et culturelle), et aussi que le rôle de l'Etat est de s'engager dans la dimension sociale mais aussi morale de la vie publique. De son côté, la version néo-républicaine issue du commentaire de la Théorie de la Justice de Rawls s'apparente peut-être davantage à un « individualisme participatif », d'après lequel la participation fait toute seule fonction de mode opératoire pour la création d'une causalité collective, et où l'Etat observe une stricte neutralité, surtout dans le registre la prescription des mœurs. Pour simplifiée qu'elle puisse paraître, une telle schématisation des thématiques républicaines est susceptible d'intégrer les positions d'un Habermas : la société démocratique conçue selon le paradigme de la théorie de l'agir communicationnel15, à l'instar de la définition de la liberté comme « non-domination »16 et de même que le « consensus par recoupement »17 mettent en scène des sujets de droit qui coopèrent dans un espace sociopolitique, sans que ces trois théories n'engagent le principe d'un holisme civique « substantiel ».
10 C'est en tout cas dans un contexte d'opposition entre le libéralisme et le républicanisme que la notion de participation a pris un sens cardinal, en regard de la manière dont la deuxième famille revendique pour la discussion publique un rôle de reconfiguration de la société. En simplifiant les choses, nous pourrions dire, selon la distinction conceptuelle autrefois proposée par Isaïah Berlin, que les libéraux s'en tiennent à une définition « négative » de la liberté, en omettant sa valeur « positive », tandis que les néo-républicains se montrent soucieux de souligner l’importance philosophique de cette dernière, et aussi bien d’explorer les modes possibles de son expression18. La première forme de liberté tend à désigner une pure et simple absence d'entraves, la seconde renvoie à une participation à la vie civique, active et multiple dans ses formes. Selon les républicains contemporains, c’est en confondant la liberté et la jouissance de droits subjectifs que le libéralisme issu de Hobbes a développé la première, au point de se voir adressé le reproche d'avoir engendré une conception dépolitisée de la liberté. Critique qui repose sur l'argument suivant : la liberté est un concept politique, car il recouvre des réalités qui ne peuvent voir le jour que dans le cadre des échanges sociaux réfléchis par l’activité de la communauté civique. Or cette activité repose elle-même sur la mise en œuvre effective de la capacité qu'ont les citoyens de discuter en commun des affaires publiques. C'est donc seulement sur le terrain de la participation civique que de véritables libertés peuvent être engendrées : aussi, ce thème de la participation constitue en quelque sorte le leitmotiv – ou en tout cas le point de ralliement – du républicanisme classique et du néo-républicanisme, quels que soient les formes dérivées qu’il prend.
11Deux modèles aujourd’hui très commentés (celui de la démocratie participative et celui de la démocratie délibérative) semblent offrir certaines ressources pour renouveler la question de la participation. On désigne par l’expression « modèle participatif » le complexe de projets et d’expériences relatifs à l’instauration de « Jurys citoyens » tirés au sort comme conseil consultatif dans les procédures de la décision publique ; et par « modèle délibératif » l’ensemble des théories et des expériences qui placent au cœur de ce même conseil l’action d’un groupe d’individu statuant sur des cas d’après des règles de parole définies. Les deux modèles sont proches mais ne se confondent pas : un jury participatif peut ne pas être délibératif (par exemple si les procédures de délibération ne sont pas précisées et que la discussion s'engage à brûle-pourpoint), un comité délibératif peut ne pas être participatif (c'est le cas s’il se trouve composé d’experts qualifiés et non de citoyens tirés au sort)19. Ils nous paraissent en tout cas l’un et l’autre porteurs de l’espoir d’une nouvelle forme de participation publique, voire de participation publicisante, nécessaire à la rénovation du républicanisme.
12 Le modèle participatif a reçu depuis quelque temps déjà, et singulièrement depuis les dernières élections présidentielles en France, l’appui d’une partie de la classe politique20. Il présente, de fait, l’avantage de relayer le système participatif et peut même faire caresser l’espoir de le sauver, au moins partiellement, de la crise dont il est affecté. Il paraît offrir le moyen d’augmenter la représentativité de l’élu, et ce à un double niveau : en amont de l’élection, par la vertu de la rencontre entre les citoyens et le prétendant à la représentation, si ce dernier se met « à l’écoute » des électeurs ; et en aval, s’il est régulièrement mis en œuvre entre les élections, le représentant ne perd pas le contact avec les élus. Pratiqué de la sorte, il présente toutefois le défaut de fragmenter la généralité du mandat en autant revendications particulières exprimées par les citoyens à leur représentant ou à celui qui veut le devenir : à sa manière, par l'expression qu'il offre aux intérêts « individualisés » (au sens de l'individualisme tocquevillien), il augmente paradoxalement la dépolitisation, en faisant perdre de vue la recherche du commun ou du général qui constitue normalement l'esprit de la politique. En revanche, deux idées qui relèvent du pur possible méritent d’être soulignées et portées au crédit de ce modèle. Premièrement, l’idée des jurys citoyens tirés au sort sur le modèle des jurys d’assise (c’est-à-dire sans la possibilité pour le jurés de se défausser de sa présence, sauf motif exceptionnel) et associés en tant que tels à la décision publique favorise incontestablement la participation civique car elle pourrait mettre un échantillon anonyme de la population dans la situation d’avoir une certaine part à la décision publique. En instaurant le principe secondaire d’une aide apportée par des experts dont l’influence serait limitée, il est tentant d’imaginer généraliser le système du tirage au sort en l’inscrivant comme proposition pour des niveaux élevés de la décision et non plus seulement de la consultation – or, dans un monde de la politique réelle dominé par la compétence professionnelle des élus et par le savoir des experts à tous les niveaux de l’Etat, une telle proposition apparaît franchement iconoclaste. Et deuxièmement, il s’agirait bien de penser la réalité de jurys, c’est-à-dire de pluralités actives : « l’incompétence » des individus tirés au sort est contrebalancée par la multiplicité des points de vue qui s’exprime au sein du jury. Autre vue de l’imagination sans doute mais qui comme telle est justement à porter au crédit de ce modèle : instituer une telle pluralité à des niveaux de décision effective, sinon tenter de lui trouver un mode spécifique d'institutionnalisation, permettrait en quelque façon de renouer avec l’esprit romain ancien, car il évoque le système biconsulaire, qui pluralisait la décision publique en évitant le caractère univoque de décisions prises par un seul individu.
13 Le modèle délibératif a quant à lui hérité de son origine nord américaine une sensibilité marquée aux problématiques de la philosophie contemporaine du langage21. On entend par délibération le processus de débat dans lequel les positions initiales des participants subissent une modification substantielle du point de vue de leur contenu, et consciente du point de vue de la représentation que s’en font ces participants. La délibération correspond donc à une réalité tout à fait différente du compromis ou accord négocié des intérêts. Elle ne se réduit pas non plus au consensus, si du moins on entend par là un état d’esprit a priori favorable à la conciliation des antagonismes. Dans le processus délibératif, les partis en présence se confrontent et de leur confrontation naissent des propositions communes temporaires assez stables mais non définitives, qu’il est loisible d’utiliser comme norme pour l’action. Si elle est usuelle dans le fonctionnement de la Justice des sociétés démocratiques (ainsi, dans les pays occidentaux, les Jurys d’assise délibèrent ordinairement), dans le champ de la théorie politique tous les attendus de la notion de délibération ne semblent pas encore clarifiés. En particulier les règles de discussion et les compétences qu'il convient de mettre en œuvre sont probablement susceptibles d’être l'objet d'une discussion sans fin22. En outre, les formes de délibération revendiquées par ses promoteurs sont potentiellement contradictoires les unes avec les autres23. Le modèle délibératif tend cependant à s’imposer dans la discussion actuelle : tout se passe comme si nos sociétés connaissaient la montée d’un « impératif délibératif »24, et un philosophe tel que Habermas l'a adopté ou acclimaté à sa propre théorie, ce qui indique sa compatibilité avec une philosophie de l'« espace public », dans laquelle le principe de la publicisation des débats joue le rôle d'un puissant ressort en vue d'instaurer une participation garante d'une généralisation très féconde des questions25.
14Aucun de ces modèles ne saurait être spontanément ni même aisément rapportés au républicanisme, et ce pour une bonne raison : les modèles participatif et délibératif ne se trouvent nullement liés au postulat holiste qui le sous-tend toujours d'une manière ou d'une autre, et même tout au contraire. D'une part, quoiqu’à des degrés divers, ils peuvent l’un et l’autre être appréhendés comme des types idéaux issus de procédures destinées à faire évoluer la décision publique – bien que le modèle délibératif reflète sans doute davantage que le participatif une conviction philosophique, puisqu’il se fonde sur le postulat selon lequel l’individu dont le jugement est exercé dispose d’une faculté délibérative capable de lui permettre d’objectiver ses intérêts. De l'autre, ils reposent sur le postulat que les individus sont séparés sinon divisés, en tout cas peu susceptibles de fusionner dans le creuset d'une volonté générale, ni de se ranger aisément sous l'idéal d'un bien commun, deux instances vis-à-vis desquelles ils s'oublieraient en tant qu'hommes et se réaliseraient en tant que citoyens, pour reprendre la célèbre thématique rousseauiste du Contrat social26. Dans le cadre des procédures participative et délibérative, le gain de la « liberté civile » se fait même dans un rapport à la « liberté naturelle » qui ne saurait plus être représenté – ainsi que le faisait Rousseau – comme une relation d'opposition ou de substitution pure et simple de l'une par l'autre, mais, sans doute, comme un échange complexe dans lequel la stratégie des points de vue coopère paradoxalement à l'établissement d'une règle d'action commune puis de décisions collectives, considérées comme le meilleur bien commun possible. En des termes plus directs, nous serions tentés d'écrire qu'interpréter les modes participatif et délibératif dans la perspective d'une rénovation du républicanisme classique consiste à opérer une « désubstantialisation » de ce dernier.
15 Une telle opération semble certes risquée : il convient de s'interroger sur la possibilité même d'un « républicanisme procédural », fruit obligé de sa désubstantialisation27. Mais elle apparaît également nécessaire – compte tenu de la déshérence du modèle républicain en termes de comportement civil, ou plutôt de ce qui semble être sa lente transformation en une mythologie peu crédible. Si certaines conditions sont respectées, nous estimons pourtant qu'il existe une différence irréductible entre une telle opération et celle que réalise le néo-républicanisme que ce soit dans le cadre du libéralisme politique rawlsien, dans celui de la « théorie de la liberté et du gouvernement » promue par Pettit ou dans la variante « communautarienne » de Charles Taylor – une différence qui valorise la première tradition par rapport à la seconde, au point que le risque qu’une telle rénovation fait courir au républicanisme classique mérite d’être couru. Ces conditions, nous suggérons de commencer à les déterminer par une analyse de la notion d'intérêt général. Les deux modèles dont nous venons de restituer les conditions théoriques semblent en effet opportunément fournir le moyen de penser à nouveaux frais cette notion cardinale, et de ce fait elles offrent une puissante ressource dont la fécondité apparaît double : elles permettent de relayer les limites du républicanisme traditionnel relatives à la recherche d'un principe réel de décision collective et d'une norme légitime pour la souveraineté populaire.
« Recomposer » l'intérêt général
16Le destin de la notion d’intérêt général est étrange28. Elle n'est nullement absente du vocabulaire politique de la tradition – Rousseau par exemple l'emploie au moins une fois, tout en forgeant le concept d'intérêt commun ou public, afin de considérer ce dernier comme l'objet de la volonté générale29. Elle n'est pas non plus absente du répertoire contemporain, car elle occupant une place importante dans les débats publics30. Toutefois, elle se trouve relativement délaissée par la théorie normative, seulement utilisée de manière récurrente en droit, sans être y être considérée avec la force d'un paradigme indiscutable : il existe une importante (à la fois imposante et efficace) jurisprudence de la notion, elle se présente même comme ce qui permet l’articulation des normes (l’intérêt général est selon le droit « un principe justifiant l’imposition d’une obligation ou la fixation d’une interdiction », rappelle Rangeon), mais elle ne vaut pas comme un fondement juridique puisque, précisément, elle se présente de manière métajuridique et semble aux juristes relever davantage de la philosophie morale et politique que de leur discipline. Dans l'histoire des idées politiques, seuls l'Abbé Sieyès et Benjamin Constant y ont semble-t-il eu recours de manière organisée, mais ni l’un ni l’autre, pour des raisons diverses, ne sont parvenus à l'imposer définitivement.
17Sieyès, dans la mouvance révolutionnaire, s'était montré très attentif à ce qui fait l'unité d'une nation, et s'était consacré, ainsi qu'on peut le lire notamment dans son célèbre opuscule Qu'est-ce le Tiers-Etat ?, à la tentative de penser ce qui fait le commun de la pluralité sociale31. Il avait thématisé l'intérêt général de deux manières différentes : d'abord en le forgeant à partir de l'analyse « stratégique » des différents intérêts qui se trouvaient aux prises dans la société de l'Ancien Régime. Le premier moment théorique de l'opuscule consacré au Tiers obéit à une logique d'emprunt à la Constitution anglaise, qui procédait par composition des intérêts, en conférant aux corps sociaux une représentativité différenciée ; pour parvenir à la constitution d'un « intérêt commun », explique Sieyès, l'abolition de la catégorie de privilège représente le nécessaire combat qu'il faut livrer, puisque cette notion surdétermine l'intérêt d'une classe par rapport à celui des autres, en lui conférant une dignité d'une nature extrapolitique32. Puis Sieyès délaisse cette voie, en concevant l'intérêt général par référence à la « volonté de la nation », c’est-à-dire en regard d’un principe d’unité à la fois politique et historique que la représentation parlementaire a pour but de traduire ; ce qui conduit à regarder la question de la représentativité du tiers comme l'enjeu politique majeur qui doit mobiliser toutes les énergies33. Mais deux difficultés persistent. Premièrement, il se produit comme un cercle dans le raisonnement de l'auteur : en cherchant ce qu'est la nation, il produit le concept d'intérêt général, lequel renvoie à la capacité de la nation de se représenter elle-même sur le plan politique dans les situations historiques. Deuxièmement, la solution prônée par Sieyès fait du système représentatif la clef de voûte de l'édifice national ; ce système n'était cohérent qu'en y mettant en quelque sorte toute l'énergie de la Révolution pour combler l'écart entre représentants et représentés par une rénovation constitutionnelle menée avec un esprit d'une grande radicalité – il n'est possible pour nous que du point de vue de cette confiance dans les institutions qui, précisément, vient à nous manquer. De telles difficultés ont joué sur la réception des thèses de Sieyès : la postérité de sa tentative théorique, déjà fort complexe du point de vue du droit constitutionnel34, devient tout à fait incertaine si on l'envisage vis-à-vis de la tradition de la philosophie politique. Probablement à cause du niveau supérieur d'abstraction nécessaire pour la concevoir et très certainement parce qu'elle récuse purement et simplement le problème de la représentation, la volonté générale rousseauiste s'est montrée plus efficace sur la question cruciale de l'unité civique, ainsi que nous l'avons suggéré plus haut.
18En prenant la notion d'intérêt général comme synonyme d'« intérêt public », Benjamin Constant évoluait pour sa part dans la perspective des idées libérales pos-révolutionnaires, et par référence à la multiplicité des intérêts particuliers. Le problème qui se posait à Constant était pour ainsi dire symétriquement inverse de celui qui préoccupait Sieyès : tandis que celui-ci désirait étendre les pouvoirs populaires, celui-là réfléchit à la manière de limiter la souveraineté du peuple que le moment révolutionnaire, appuyé sur la doctrine rousseauiste, a précisément rendue illimitée – et selon un paradoxe fréquent dans l'histoire des idées politiques, pour ce faire Constant se réfère à certaines thèses de Sieyès35. Avec précision et de manière très suggestive, Lucien Jaume a établi comment l’intérêt général chez Constant reposait sur une véritable invention théorique visant à dépasser l’opposition « française » entre l’immanence ou la diffusion des intérêts particuliers et la transcendance du principe d’unité (qu’il s’agisse du peuple, de l’Etat ou de la nation), portée à son acmé par les Jacobins36. Il a également examiné pour quelles raisons la solution de Constant n’avait pas été adoptée par les libéraux français, victimes de la problématique de « l’effacement » de l’individu37.
19Selon la perspective qui est la nôtre, l’intérêt général gagne à être recomposé. Dans un système républicain, on ne saurait en effet concevoir la source de la légitimité en dehors de l’expression de la volonté populaire, quelles que soient les difficultés qui s’attachent à la définition précise de ce dernier terme. Or, nous l’avons dit, le système représentatif articule cette expression à l’élection de représentants. Si bien que c’est par le biais de l’institution que s’exprime la volonté populaire. Nous proposons de nommer plus précisément « intérêt public » cette expression. Les représentants exercent en effet leur mandat dans le cadre de la publicité permise par l’institution de l’Etat de droit – en même temps que cet exercice anime cette dernière. L’institution considérée de la sorte serait source de stabilité, et se trouverait d’autant moins contestable qu’elle est légitimée par le mandat des élus actifs qui ne prétendent pas épuiser avec leurs seules forces la totalité de la volonté générale. De fait, on se propose maintenant d'envisager une telle reconnaissance de l’intérêt public dans le cadre d'une conception de l’intérêt général qui tienne compte des débats participatifs et délibératifs.
20Si ceux-ci sont également « publics », s’ils participent de la « publicité » nécessaires au bon fonctionnement d’une démocratie authentique, on a dit qu’ils ne sont jamais vraiment instituants : en tout état de cause, dans les dispositions actuelles ils ne sont pas créateurs d’institution, à la différence de l’élection. En revanche, ils procèdent des intérêts immanents de la société, et comme tels ils peuvent traduire l’intérêt de celle-ci dans sa généralité spécifique, si nous pouvons nous exprimer de la sorte : à savoir, dans sa globalité et dans son authenticité, sans « brouillage » dû au système représentatif. Certes, il ne s’agit jamais d’une généralité « pure », au sens kantien de ce qui, n'étant pas sensible, est purement rationnel et par conséquent universel : chaque société a les intérêts contingents qui sont ponctuellement les siens. Rousseau nous rappelle avec raison que la somme des intérêts donne une agrégation, et qu'elle n'engendre jamais une unité substantielle valant comme principe. Pour ces raisons, à défaut de pouvoir leur reconnaître la généralité à laquelle leurs partisans aspirent, nous proposons de nommer « intérêt social » les propositions des jurys populaires tirés au sort et des assemblées délibératives. Il serait peut être plus expédient, d’ailleurs, de nommer « les intérêts sociaux » l’ensemble de ces proposition, en incluant dans l’énoncé même la pluralité constitutive de l’expression de ces conseils – cela éviterait de plus d’induire la représentation d’une homogénéité sociale, comme c’est le cas avec l’emploi du singulier, car précisément cette homogénéité n’existe pas compte tenu de la particularité de la « forme de vie » démocratie. Les intérêts sociaux (ou : l’intérêt social, si l’on adopte un singulier générique, commode) ne présentent donc nullement une généralité parfaite du type de celle visée par la volonté générale rousseauiste. Mais précisément, se dessine peut-être de la sorte une piste pour sortir du véritable chemin de croix qui est toujours celui du républicanisme classique à propos de la question de la « généralité ». Car cette généralité parfaite ou « pure », comment la réaliser dans les faits ? Comment concevoir une société politique historique dans ces conditions ?
21Dans sa réussite théorique même, l'argumentation de Rousseau relative à la constitution de la volonté générale paraît avoir enfermé dans une formule fixe la question du pouvoir collectif telle que depuis lors l’affronte le républicanisme classique, au point de rendre ce dernier potentiellement stérile comme mode de gouvernement. Distinguer l’intérêt social de l’intérêt public, en réservant à celui-ci la désignation de la légitimité institutionnelle et en conférant à celui-là la tâche de désigner les effets de sens produits par la réalisation des modèles participatif et délibératif, permet de sortir de cette aporie, ainsi qu'on va le voir. Tout se passe comme si l'on parvenait à se doter d'un républicanisme à la fois raisonnable et authentique : raisonnable parce que sa formule est applicable, authentique parce qu'il permet de se doter de procédures mettant en œuvre un authentique pouvoir collectif, sinon une dynamique favorable à l'instauration de la communauté civique. Notre proposition pourrait plus exactement se prévaloir d'une double fécondité. D’une part, les motions exprimées par les jurys populaires tirés au sort ou par les assemblées délibérantes expriment un intérêt toujours immanent à la volonté populaire, jamais coupée de son expression la plus directe possible. De l’autre, dans sa version actuelle le système représentatif peine à incarner la volonté générale de manière incontestable. Au contraire, il engendre même une contestation récurrente qui fragilise sans cesse l’institution. Réserver le terme d’intérêt public aux prises de position des représentants (qu’il s’agisse des débats parlementaires et des lois qui découlent des votes à l’Assemblée, des avis rendus pas les sénateurs, ou des déclarations et des décisions du pouvoir exécutif), offre le moyen de sauver l’institution de cette contestation dirimante.
22C'est dans la relation entre les deux intérêts que se recompose l'idée d'intérêt général. Notre dessein n’est pas seulement de reconsidérer la notion d’intérêt général, mais bien d’en recomposer l’idée en proposant une formule qui garantirait sa pleine et pérenne expression. Les propositions actuelles tendent à faire de la participation des jurys tirés au sort et de la délibération un auxiliaire de la représentation, en valorisant leur pouvoir de conseil ou d’éclaircissement de la décision publique. Cela revient, dans les termes de notre distinction, à adopter le principe d’une subordination de l’intérêt social à l’intérêt public. Les propositions issues de la démocratie radicale prétendent à inverser ce schéma de primauté, en défiance de l’institution, sinon de toute tendance à l’institutionnalisation. Si elles obéissent à une logique qu’on peut comprendre, ni l’une ni l’autre position ne sont défendables jusqu’au bout, victimes l’un comme l’autre d’une formule trop fixe. Si le système des deux intérêts était mis en œuvre (si les deux intérêts pouvaient régulièrement s’exprimer sur des thèmes variés), on verrait probablement que leur rapport n’obéit pas à une règle fixe : ils peuvent se trouver en convergence, mais aussi être dans un désaccord ponctuel, ou profond. Dans un souci républicain, il importe toutefois de réconcilier la société avec l’Etat, afin de « politiser la société » en créant de la sorte une authentique communauté civique. Si bien qu’il nous paraît impératif de concevoir dynamiquement ce rapport. Dans cet esprit, il conviendrait d’envisager leurs relations tantôt discordantes tantôt concordantes comme une attestation de la vitalité démocratique d’une communauté en voie de républicanisation, c’est-à-dire capable d’opérer dans le débat public des synthèses entre la société et l’Etat. Nous proposons de nommer « démocratie agonistique », selon un terme (ou plus généralement une thématique) actuellement plutôt réservés aux modèles prenant en compte les différends sociaux38, le modèle qui repose sur le conflit possible des deux intérêts social et public, et qui permet l'expression de l'intérêt général. Mieux encore, pour dire les choses à la manière de Machiavel dont cette suggestion procède, la démocratie agonistique traduit le jeu tumultueux des humeurs de la cité divisée – les jurys citoyens tirés au sort et les assemblées délibératives constitueraient-ils une sorte de nouveau Tribunat de la Plèbe ? Jamais, écrit le Florentin, les tumultes ne furent préjudiciables à la liberté de Rome. Il est en effet tentant de croire que de tels différends ne sauraient affaiblir une société, mais au contraire la fortifier, en renforçant par l’exercice du désaccord le goût de la liberté publique39. Parce qu'elle entretiendrait à la fois des moyens favorisant la convergence ponctuelle des deux intérêts et d'autres en vue de l'expression de leur désaccord, la démocratie agonistique pourrait fournir le cadre approprié à un intérêt général entendu comme le souffle susceptible de maintenir animée la communauté civique. Bien entendu, il serait nécessaire de se doter ici d’une théorie plus fine du conflit – à savoir, d’une théorie sociale et politique du conflit qui se montrerait capable de ne pas réinvestir un ordre transcendantal reposant sur la distinction entre des bons et des mauvais conflits en soi.
23Et bien que la théorie normative ne soit pas directement évaluable en fonction des dispositifs opérationnels qu’elle propose (en ce qu’elle fournit les « principes du droit politique », pour parler comme Rousseau), on peut suggérer la disposition suivante : en cas de rapport conflictuel persistant entre les deux intérêts, afin de ne pas gripper le système par une situation de blocage, on pourrait imaginer le dispositif suivant : toute crise de ce genre recevrait sa solution formelle grâce à la décision souverainement prise par une commission mixte composée de représentants des deux intérêts : élus de différents niveaux et membres des jurys tirés au sort et des assemblées délibératives, qui statueraient à la majorité des voix. Leur décision aurait valeur de norme, mais d’une manière toujours amendable, par exemple à l’issue d’une période déterminée faisant suite à l’instauration de la mesure prise. De la sorte, l’institution serait, pour reprendre les vues de Machiavel, comme périodiquement refondée, dotant la vie de l’Etat d’un régime à la fois dynamique et pour cela même confortant40, force restant à la loi, mais sans jamais la couper de l’intérêt général recomposé.
Conclusion
24Nous pouvons achever ce développement prospectif par quatre brèves remarques destinées à souligner les bénéfices qu’il est permis d’espérer de la recomposition de l’intérêt général. (i) Daniel Bougnoux, dans un ouvrage récent consacré à la « crise de la représentation », entend prendre la mesure de celle-ci en la considérant dans sa généralité philosophique, tout en nourrissant son enquête d'analyses précises empruntées au domaines de l'art, de la culture, des médias et de la politique41. Le registre artistique, qui lui paraît paradigmatique de la situation générale de la représentation, lui fournit une matrice d'interprétation très intéressante pour la dimension politique : la crise de la représentation propre à l'art, au début du XXème siècle, sanctionne la rupture ou en tout cas l'amoindrissement de la barrière symbolique qui sépare le spectateur et le spectacle. C'est un phénomène de ce genre qui se produirait aujourd'hui dans les médias et dans la politique, estime Bougnoux. On pourrait le qualifier en parlant pour nos usages actuels de tentation de la proximité : nos contemporains aspirent à ce que leurs médias comme leurs représentants soient « proches d'eux », ou « à leur image ». Soulignons le fait que notre proposition de recomposition de l'intérêt général (si l'on entend par là le fait de donner voix aux jurys populaires et aux assemblées délibératives tout en faisant dialoguer les propositions qu'ils émettent avec celles des représentants exprimant l'intérêt public), donne droit à cette aspiration contemporaine, tout en offrant une intéressante ressource afin de redonner du crédit à l'institution, sans pour autant la « durcir » exagérément.
25(ii) Ensuite, le dispositif présente une intéressante ressource, croyons-nous, en regard de la situation d'une disposition si nécessaire à l'exercice des responsabilités dans une société démocratique, à savoir la confiance42. La situation actuelle de cette disposition est celle d'une crise diffuse qui prend des formes empiriques variées43. D'où la tentation fort compréhensible d'instaurer le principe de défiance dans le contexte théorique d'un modèle de « contre-démocratie », à propos duquel nous nous montrons toutefois réservés44, car, pour dire les choses de manière directe, il nous semble qu'on ne saurait en finir aussi aisément avec les problèmes que pose la confiance dans nos sociétés – dont l'importance en termes d'anthropologie politique demeure fondamentale45. Il nous semble que le dispositif du dialogue des deux intérêts présente une certaine qualité heuristique vis-à-vis du problème actuellement rencontré à propos de la confiance : sans que l'on puisse déterminer a priori avec exactitude le schéma des dispositions pro- ou contra- qu'il instaurerait dans son fonctionnement régulier (à savoir, les comportements de méfiance ou d'adhésion qu'il susciterait), il semble susceptible de donner voix à une (salutaire) méfiance de la société envers l'institution ou les représentants (en laissant s'exprimer l'intérêt social contre l'intérêt public), compensée par une assise (dynamique) offerte à la confiance envers l'institution et envers les représentants (en permettant aux tenants de l'intérêt public de répondre aux motions de défiance promus par l'intérêt social). Ainsi entendu, le dispositif des deux intérêts n'ouvre-t-il pas une voie tout à fait stimulante, en favorisant un jeu de la méfiance et de la confiance entre les différents acteurs de la vie civique ?
26(iii) Nous imaginons de surcroît facilement que les deux intérêts, ne cherchant pas à exprimer la même chose, sont enclins à se disputer sans fin (bien que des accords ponctuels soient toujours possibles). Par là, ils se mettent dans la situation où ils s'observent et s'entre-empêchent indéfiniment. N'est-ce pas renouer d'une manière originale avec le principe de la séparation des pouvoirs, très favorable à la société démocratique, ou plus exactement en redoubler le « fonctionnement libéral » (interne aux trois puissances composant l'Etat) par un « fonctionnement républicain » ? Comme il s'agit de situer ce principe dans un débat entre la société civile et l'Etat, mais en vue de constituer une communauté civique dans laquelle la participation est effective, il est en effet tentant d'affirmer que notre suggestion permet de « républicaniser » le grand principe de la société libérale. Indice intéressant du fait que la distinction cardinale entre les libéralismes et les républicanisme – capable à certains égards de scléroser les débats en sédimentant les positions – pourrait être remise en question si l'on exploite l'idée (déjà sous-entendue par Montesquieu, par Rousseau et par Kant) selon laquelle le terme « républicain » désigne surtout une manière qu'ont les citoyens de se rapporter à la politique, et par suite un état d'esprit susceptible de s'accomplir dans la plupart des régimes.
27(iv) Enfin, nous avons conscience qu'en opérant le geste que nous venons d'ébaucher, nous avons en quelque sorte fait entrer la contingence dans le cœur de la décision collective légitime46. Dans le cadre de théorie normative qui est le nôtre, nous voudrions proposer un concept d'intérêt général non seulement adéquat au point de vue descriptif (capable de traduire les aspirations d'une société), mais encore pertinent au point de vue prescriptif (permettant à ces sociétés de se gouverner librement). Or, le principe que nous proposons, à défaut de posséder la pureté de la volonté générale rousseauiste, tire sa légitimité du fait qu'il peut prétendre refléter les aspirations concrètes des sociétés. Mais par conséquent il voue la société à sa propre contingence. On peut également tirer une autre conclusion de la même remarque : comme aucune formule a priori et valable une fois pour toutes ne saurait énoncer le principe de l'intérêt général tel que nous l'avons « recomposé », sa formulation dépendra toujours de l'activité politique. En cherchant un principe viable pour animer la communauté civique, nous avons donc pour ainsi dire politisé à jamais ce principe - et cela, quel que soit le type de collectivité où la souveraineté est désormais appelée à s'incarner (Etat-nation, mais aussi Région ou Europe). Nous estimons d'ailleurs que par là nous sortons du piège tendu par le « romantisme » taylorien : le républicanisme de l'intérêt général dont nous esquissons ici les grandes lignes renvoie à un holisme politique, et non culturel. La communauté civique est l'œuvre de citoyens qui y acquièrent une conscience renouvelée de ce qu'ils sont, mais, à la différence de l'englobement ethnoculturel l'implication civique laisse ouverte la possibilité d'amender, de réformer voire de contester fermement la tradition. La politique est en effet fort différente du simple « vécu » ethnique ou culturel : si elle peut prendre bien des formes, elle trouve ses ressorts dans la capacité qu'ont les hommes d'imaginer des solutions nouvelles, dans leurs efforts pour les imposer aux faits, et, paradoxalement, dans le désaccord persistant entre les participants, susceptible de mobiliser des trésors d'inventivité théorique et rhétorique. Sans remonter à Aristote et à la mention cardinale du fait que la citoyenneté consiste à faire et à défaire les lois, il convient de souligner que le républicanisme classique comprend des doctrines ayant théorisé le rapport complexe entre l'attachement « organique » des citoyens à la communauté et la position d'irrespect dans laquelle ils se placent d'eux-mêmes par obligation de conscience47. Ainsi envisagée, la vertu civique ne nous apparaît ni sous les traits d'une discipline aliénante ni sous ceux d'une soumission aveugle, mais elle nous semble synonyme d'un impératif visant à évaluer les commandements et éventuellement à agir collectivement afin de changer les lois. Enfin, nous pouvons relever le cercle intéressant qui s'est maintenant dessiné : dans la perspective qui est la nôtre, la communauté civique ne peut se trouver dotée d'un principe d'intérêt général viable et performant qu’à la condition d’accepter de se livrer au jeu politique, indéfiniment, c'est-à-dire sans fin possible envisageable. Il faut d'abord pouvoir et vouloir agir politiquement si l'on veut disposer du principe qui permet de le faire légitimement et effectivement. Les sociétés libres sont des sociétés politiques.