Introduction : Une approche généalogique de questions politiques sur l’actualité du courage
Gaëlle Jeanmart est maître de conférences à l'Université de Liège et auteur d'une Généalogie de la docilité (Vrin, 2007).
1Le courage est de toute évidence une vertu universellement admirée. Le prestige dont il jouit ne semble dépendre ni des sociétés ni des époques. De tout temps, la lâcheté a été méprisée et la bravoure, estimée. Mais les formes en peuvent varier, comme les contenus : chaque époque a ses peurs et ses courages. Selon la civilisation, c'est à chaque fois un certain profil de la notion qui s'esquisse, c'est une nouvelle manière de problématiser le courage qui se dessine. Nous avons récemment « commis » une histoire philosophique du courage, Thomas Berns, Laurence Blésin et moi-même1, organisée selon quelques grandes questions qui permettent de couvrir les principales représentations du courage à travers l’histoire, en essayant de déterminer les points de fixation des débats sur le courage, les principales tensions entre ces représentations et les déplacements qui peuvent être produits pour cerner les enjeux des débats contemporains. Il ne s’y agissait pas de bâtir une architectonique des différentes dimensions du courage, mais bien de faire droit, à travers une généalogie, à la positivité de ces tensions, dans la mesure où il nous paraissait souhaitable que ce conflit reste interne au courage lui-même et le laisse dans sa problématicité plutôt que de faire du courage un mot d’ordre. Plus encore que de relativiser l’éloge du courage en en présentant les figures diverses et parfois contradictoires, la généalogie peut aboutir en effet à une approche critique de l’éloge lui-même. Car si le courage vaut peut-être partout et toujours mieux que la lâcheté, il reste encore à se demander notamment ce que produit de néfaste le discours sur le courage. La résistance à un appel au courage quotidien comme le journal-parlé passe par la complication (généalogique) de l’évidente nécessité d’être courageux et de la définition de l’acte courageux. Ces complications peuvent s’égrainer en une série de questions :
2Sur quels présupposés repose l’appel médiatique et commun au courage ? Quelles conséquences a-t-il ? À quelle logique appartient-il ? Quels sont ses objectifs et ses enjeux ?
3Quel rapport le courage entretient-il avec la vérité ? Faut-il considérer, comme dans l’Antiquité, que la vérité limite la force d’âme à des motifs et des objectifs déterminés comme « bons » à la suite d’une enquête, ou faut-il considérer comme Kant (dans une sorte de révolution copernicienne de ce rapport antique de la vérité au courage) qu’une certaine force d’âme est nécessaire pour enquêter et s’émanciper intellectuellement ? Est-ce qu’il y aurait un « véritable » courage auquel opposer des formes illusoires de courage ? Et faudrait-il, dès lors, prendre la peine de dénoncer les effets négatifs de ces actes de « faux » courage ? Enfin, s’il y a un véritable courage, cela tient-il à un lien du courage à la justice ou à la vérité qui l’empêche d’être une audace éventuellement a- ou im-morale ? Ou plutôt à un fond d’affectivité fondamentale qui fait du courage autre chose qu’une injonction morale abstraite ?
4Le courage est-il une qualité de l’âme ou de l’acte ? Ou ce qui revient au même : faut-il interroger de manière privilégiée les conditions ou les conséquences du courage ? Est-il essentiel de savoir précisément ce qui rend possible le courage : qui sont ces sujets capables de courage, quels combats intimes se livrent en eux, quelles peurs ils surmontent pour se battre, comme une approche phénoménologique du courage le suggérerait ? Ou le courage doit-il être questionné plutôt pour ce qu’il rend possible, de façon à se concentrer sur le sujet manifesté et donc en quelque sorte produit par l’acte courageux ? Dans ce cas, ce sujet construit est-il le héros, l’acteur de l’histoire, comme le propose H. Arendt, ou le public, comme le suggère J. Dewey ? Cette deuxième figure du courage est-elle non psychologique, considère-t-elle l’intériorité comme un mythe, dès lors qu’elle considère que seul existe véritablement, c’est-à-dire politiquement, ce qui est manifeste ? Et faudrait-il ainsi opposer ces deux approches comme on opposerait une approche politique à une approche psychologique du courage ? Ou y a-t-il une politique qui se cache derrière la considération des sujets et de leurs affects ?
5Si le courage est une manière de se battre, s’il est une valeur agonistique, à quoi doit-il résister ? À quelles peurs ? Est-ce traditionnellement à la peur de mourir, comme le montre Achille, le héros courageux par excellence, qui choisit la mort honorable au combat plutôt que la fuite honteuse ? Ou ne serait-ce pas une peur plus fondamentale, qu’on aurait tort de supprimer en naturalisant le désir de vivre : la peur de vivre précisément, comme Nietzsche ou Foucault le laissent à penser ? Si cette résistance est une force de la volonté, d’où vient cette volonté ? Est-elle cette part en nous qui nous est donnée (car qui choisit la force de sa volonté ?) ? Ou y a-t-il un contexte social qui peut donner cette force ou en défaire la possibilité ? Autrement dit, est-on courageux « en soi » et selon un caractère propre, ou est-ce la situation, l’état d’esprit du temps, le public, l’histoire qui font et défont les « courageux » ?
6L’Antiquité a fait du courage un objet largement partagé de questionnement philosophique, situé au cœur d’une problématisation prioritairement morale, c’est-à-dire dans une doctrine de la vertu. Prise en considération depuis ce discours sur la vertu, on peut dire que la question du courage, sans cesse remodelée, a véritablement fait tradition : il y a eu, pendant l'Antiquité et le Moyen Âge, une riche doctrine du courage, qui en étudiait les formes diverses, les fondements épistémologiques et les liens avec les autres vertus.
7Cette histoire philosophique du courage, dont nous allons esquisser ici quelques traits, débute par la moralisation d’une notion appartenant originellement au registre de la guerre. On assiste avec Platon de manière particulièrement nette à cette moralisation du courage, qui ne concerne plus l’exploit héroïque rendu possible par des dieux insufflant le thumos nécessaire aux combattants, mais la guerre intestine que chaque sujet mène pour devenir meilleur. « La victoire sur soi-même, dit Platon dans le Lachès (qui est aussi le dialogue Sur le courage), est de toutes les victoires la première et la plus glorieuse, alors que la défaite où l’on succombe à ses propres armes est ce qu’il y a à la fois de plus honteux et de plus lâche » (191c-d). Dans l’Antiquité, le courage renvoie ainsi essentiellement à la forme virile du rapport à soi : il faut vaincre toutes les résistances en soi pour agir droitement, c’est-à-dire selon ce que dicte la raison2.
8Ce rapport fondamental à soi-même, dans la résistance aux difficultés du dehors comme du dedans donnera naissance – assez « naturellement » finalement – à une figure stoïcienne du courage comme capacité d’endurer, de ne pas faire défaut, de supporter le pire, dont les Chrétiens feront un usage particulièrement intensif. La métaphore militaire n’est pas loin, dans une forme différente de l’héroïsme homérique : ainsi, le moine est-il communément présenté comme un soldat discret, milites Christi non héroïque, qui refuse de lever le camp et qui, indéfiniment, repousse l’assaillant, à savoir ses propres pensées « vicieuses ». Le courage devient alors, par une sorte de renversement dialectique, non plus le courage de sacrifier sa vie sur un champ de bataille, mais celui de ne pas se suicider malgré la difficulté du combat quotidien. Il s’oppose moins à la lâcheté qu’à la paresse et au dé-couragement. Il ne faut plus tant « avoir » du courage que « garder » courage, comme si chacun disposait toujours d’emblée de cette ressource. Ce renversement est dialectique dans la mesure où le modèle reste le même, qui repose sur une série de présupposés quant aux rapports entre théorie et pratique, raison et passion, sur une conception particulière de la subjectivité, du libre-arbitre et de la morale comme responsabilité, et enfin, sur l’adhésion naturelle à la vie et à la situation de vie. Ces conceptions et présupposés caractériseront durablement la pensée occidentale, même si les Modernes ont fourni les moyens de leur critique – c’est d’ailleurs cette persistance qui donne au discours moderne sur le courage sa pleine actualité et préserve intacte sa force critique.
9Dans cette pensée si classique qu’elle alimente notre conception commune du courage, celui-ci est conçu comme le lieu parfait de l’articulation entre idée et action : dans une situation donnée, un acte est perçu comme le meilleur, le plus approprié, le plus juste ; et il faudrait simplement « avoir le courage » de le poser, de le faire passer de l’idée et de l’intention à l’effectivité du réel. Le courage est la force d’âme nécessaire à la réalisation de l’idée bonne. Aristote introduit un raffinement dans le dispositif : nous pouvons délibérer sur les moyens les plus efficaces de réaliser une finalité bonne grâce à une faculté, la phronèsis, intermédiaire entre l’idée et l’acte, entre l’universel et le singulier, entre la règle générale et la situation particulière, qui vient in situ seconder la force d’âme pour lui donner la « bonne » direction. Ce rapport de la théorie à la pratique est évidemment aussi un rapport de la raison à la passion et introduit au problème philosophique majeur des philosophes Grecs concernant le courage : celui de son rapport à la vérité. Le courage n’est pas seulement, ni même principalement, du côté de la fougue, de l’impétuosité et de l’impulsivité – car il pourrait alors servir toutes les causes, y compris les plus illusoires et amorales –, la force de l’âme est ordonnée par la raison à une norme supérieure, une fin bonne, une idée du juste et du bien. La force et la passion sont par là conçues comme le socle naturel à partir duquel l’homme peut conquérir son humanité et sa vertu grâce à l’exercice de son logos, dont le rôle est de juguler l’énergie brutale du thumos. La morale n’est rien qu’une manière de donner forme à une énergie de vie comme telle amorale. La morale suppose ainsi à la fois la capacité d’informer la force si et dès qu’on le veut, et elle impose à chacun la responsabilité de le faire effectivement.
10Dès le seuil des Temps modernes, on assiste à la disparition du discours sur le courage et à la remise en question des présupposés à la base de la morale antique et de son analyse du courage. Il faut sans doute voir cette disparition comme un reliquat de la critique moderne du théologico-politique. L’appel au courage est en effet voisin du religieux, au sens où la gratuité de l’acte héroïque rattache le courage à une beauté d’ordre éthique, au sublime : « Les gens vraiment courageux, disait Aristote, n’agissent jamais que pour la beauté de l’acte courageux » (Ethique à Nicomaque, III, 11, 1116b30). Et si l’on ne sacrifie pas aux dieux en agissant courageusement, on sacrifie toujours quelque chose de la force de vie au nom d’une norme supérieure à elle. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le courage le plus grand paraît toujours être celui de mourir.
11Le pari des Modernes est sans doute, par opposition, celui d’une absence de morale transcendante, d’une moralisation pour ainsi dire immanente des individus guidés par leurs intérêts. Ainsi, le travail et le commerce fonctionnent-ils de façon mécanique comme les instruments d’une police sociale, sans supposer d’intention morale ou de volonté bonne au processus de civilisation. La moralisation des individus repose sur les dispositifs socio-économiques qui rendent possible la vie commune davantage que sur un rapport que le sujet moral responsable entretiendrait à lui-même et par lequel il s’obligerait.
12De manière générale, on peut supposer que, dans un monde désacralisé, la question de savoir comment conduire sa vie perd un peu de l’intérêt qu’elle avait pour les Grecs et les Chrétiens. Ainsi, d’une manière sans doute emblématique de la Modernité, Descartes ne propose-t-il qu’une morale provisoire pour répondre à la nécessité pratique.
13Le discours antique sur les vertus est donc remplacé par le constat d’une civilisation, d’une « acculturation » par une série de pratiques sociales comme le travail ou le commerce. Le courage est extérieur à ces pratiques socialisantes et aux passions civilisatrices, telles la peur et l’intérêt. Dans un texte qui pourrait être emblématique de la modernité philosophique sur le courage, Hume relève que le courage est la vertu des incultes, des peuples non civilisés : « Parmi toutes les nations incultes qui n’ont pas […] pleinement éprouvé les avantages qui accompagnent la bienfaisance, la justice et les vertus sociales, le courage est la qualité suprême » (Enquête sur les principes de la morale, sect. 7)3.
14Le courage, lié à la gratuité, disparaît donc des théories morales modernes en raison de leur centrage sur l’intérêt comme mode de moralisation immanent. Selon un même schéma de pensée, la vertu individuelle est mise à mal à la fois par la considération républicaine de la marche anonyme et collective de l’histoire, comme exemplairement chez Machiavel, ou parce que le courage ne semble plus pouvoir trouver un sens digne d’intérêt, sinon comme témoignant d’un usage de la raison, au point de devenir de la sorte l’expression de la réflexion du philosophe sur sa propre actualité, comme chez Kant.
15Un constat ou une hypothèse, qui a guidé notre histoire philosophique du courage, est également à la source de ce numéro de Dissensus : le courage doit, depuis la Modernité, s’interroger philosophiquement dans ses virtualités et expressions proprement politiques, et plus guère dans le cadre d’une morale. Ce qui signifie que nous sommes toujours des Modernes dans notre rapport au courage et aux vertus. Notre conception moderne du courage implique ainsi à la fois son lien à la fragilité humaine, à l’aléatoire des circonstances, et repose sur un doute quant à sa nature et son intérêt proprement politique.
16Le constat de l’obsolescence du discours sur la vertu reste en effet éminemment valable aujourd’hui, comme d’ailleurs celui d’un questionnement presque nécessairement politique et social du courage. Si quelques auteurs, tels Jankélévitch, Patočka et Tillich, poursuivent bien encore, et malgré les Modernes en quelque sorte, la voie antique de l’élaboration d’une doctrine morale et, donc, individuelle du courage, ce type de réflexion reste largement minoritaire.
17Peut-être est-on autorisé à dire que ce qui fait retour, ce n’est naturellement pas l’analyse eidétique et morale du courage, mais bien la galerie d’hommes performants, risque-tout, héros d’un jour et de circonstances, qui ne sont ainsi exemplaires que d’eux-mêmes et dont les médias nous abreuvent. C’est alors au milieu de ce fossé, comme d’un gué, entre une absence de discours philosophique sur le courage et la prolifération d’un appel au courage dans les médias et l’opinion commune que la réflexion partagée ici prend source. Ce à quoi répond ce numéro de Dissensus, c’est à un autre appel que celui au courage : à l’appel au retour d’une réflexion philosophique et politique sur la notion.
18Ce fossé existant aujourd’hui entre médias et philosophie sur le thème du courage, c’est particulièrement le fossé entre l’appel à la responsabilité se déclinant sous toutes les formes et concernant tous les sujets (même l’entreprise) – appel qui présuppose toujours le sujet souverain de la morale antique – et une nouvelle conception philosophique du sujet, perçu comme de moins en moins souverain, de moins en moins maître de lui-même et du monde. Non plus isolé du monde comme un observateur impartial, mais au cœur du monde, noyé en lui, dans une situation singulière, incapable de diriger le cours de son existence à partir d’objectifs prédéfinis qu’il suffirait de suivre scrupuleusement. Le sujet postmoderne n’est pas le résultat de l’information intellectuelle d’une force brutale de vie, il est fondamentalement donné à lui-même, passif, affecté, auto-affecté. Le discours philosophique, en élaborant une figure de la subjectivité plus conforme au monde moderne complexe dans lequel nous vivons, doit avoir aussi pour mission de déconstruire le discours médiatique et les conceptions communément partagées qu’il entretient et qui sont fondées sur une conception de la subjectivité antique et révolue.
19Nous avons esquissé de façon schématique les figures anciennes et modernes du courage ; nous en attendons un point d’appui pour voir se dégager un certain nombre de renversements et d’approfondissements dans les pensées modernes et contemporaines abordées dans ce dossier. Cet aspect schématique a d’ailleurs lui-même une fonction de clarification de nos modèles ambiants, des conceptions communes et implicites que nous avons du courage. Mais nous ne souhaitons pas que la réflexion philosophique à renouveler sur le courage soit encore prise dans le modèle eidétique antique, comme si, faisant le tour des versions, nous parvenions à induire, produire ou déduire une essence du courage. Le tour proprement politique de cette réflexion n’est pas seulement celui d’une version moderne et contemporaine du courage qui s’opposerait à la version morale des anciens, il est aussi dans l’enjeu de leur présentation. Il me semble en effet pouvoir dire que la volonté commune guidant les travaux présentés dans ce numéro est, d’une part, de montrer l'impossibilité de réduire la dimension politique du courage à une injonction et, d’autre part et plus positivement, d’analyser à nouveaux frais le courage depuis des situations particulières, par la considération des conditions sociales et des dispositions affectives nées de la situation et non censées lui précéder. Si nous avions en effet une conception figée de ce qu’est le courage en son essence la plus profonde et que nous constations que la façon dont le courage est vécu aujourd’hui opère une défiguration de ses possibles les plus fondamentaux, il serait tentant d’essayer de retrouver une situation ajustée à ce que nous considérons comme l’essence profonde du courage, en rapatriant le discours des vertus comme le font nos moralistes contemporains (tels V. Jankélévitch et A. Comte-Sponville). Nous faisons plutôt le choix de tenter de saisir, dans la variabilité empirique et affective des situations, des chemins inédits de transformation possible de notre rapport au courage.
20Dans ce dossier centré, comme l’indique son titre, sur les figures modernes et contemporaines du courage, une place a toutefois été faite à Homère, Platon et Aristote, dans la mesure où les analyses proposées d’Homère par E. Tassin, de Platon par M.-A. Gavray et d’Aristote par A. Stevens, bien qu’ils débattent tous du courage dans le cadre d’une théorie morale de la vertu, ouvraient sur des enjeux politiques, posés dans des termes éclairants pour nous, c’est-à-dire éclairant certains des impensés d’aujourd’hui ou se posant comme clés de lecture de situations politiques actuelles. La complication des figures anciennes à l’œuvre dans ces trois contributions est ainsi au final davantage politique qu’exégétique.
21Cette complication politique d’Homère permet ainsi à Etienne Tassin, dans le sillage des analyses d’Arendt, de rattacher Achille à une compréhension (minoritaire) républicaine du courage et à une figure paradigmatique du courage politique aujourd’hui : le courage des clandestins. E. Tassin considère qu’un nouveau partage, entre l’anonymat clandestin et l’identification policière, structure notre société libérale comme celui du privé et du public structurait la société grecque – dont il serait en quelque sorte la pathétique descendance. Pathétique, car l’anonymat n’est plus la sécurité du foyer familial, lequel a été quitté pour survivre. De plus, la manifestation publique de l’existence clandestine implique précisément la fin de la clandestinité, et ainsi la possibilité, sinon le fait même, de l’expulsion. Si le courage de s’exposer est proprement politique, et même constitutif du domaine politique agonistique, c’est d’une politique apatride, non citoyenne qu’il est la vertu. Sauf peut-être à considérer que la citoyenneté n’est pas un droit de naissance, mais l’acte citoyen lui-même : il y a une sorte d’immanence de l’action citoyenne (c’est-à-dire l’action politique) à l’espace public qu’elle contribue à créer, à maintenir ouvert, mouvant.
22Marc-Antoine Gavray resitue la tentative platonicienne de définition du courage à l’intérieur d’un débat avec Protagoras essentiel à cette définition : le débat sur l’unité des vertus. Les différentes vertus sont-elles unies telles les parties du visage, ainsi que le prétend Protagoras ? Ou sont-elles unies telles les parties d’or, comme le veut Platon ? M.-A Gavray analyse les enjeux politiques de ces deux métaphores de l’unité. La première conception de l’unité repose sur une hétérogénéité qualitative des vertus et implique leur fondamentale contextualisation. Le sens politique de cette métaphore est celui de la contingence des actes vertueux ; elle soutient ainsi le modèle démocratique qui repose sur l’acquisition d’une compétence technique permettant le libre équilibre des vertus et leur régulation en situation. L’hypothèse platonicienne repose, quant à elle, sur le postulat de l’unité substantielle des vertus et lie ainsi la vertu à la dialectique : c’est la connaissance dialectique qui ordonne la multiplicité des vertus à l’unité essentielle de « la » vertu, de sorte que c’est aussi sur elle que repose l’organisation de la Cité. Platon propose donc une conception figée et aristocratique de la société, où chaque composante de la société doit posséder la vertu qui convient, dans une harmonieuse proportion déterminée par une connaissance théorique. On peut suggérer ainsi ce débat entre Protagoras et Platon constitue une clé de lecture des théories contemporaines qui, à la façon pragmatiste de Dewey comme dans la lecture henryenne proposée par Gély, en réactualisent les enjeux : d’une part, elles lient le courage proprement démocratique à une pensée de la situation et, d’autre part, elles critiquent les versions héroïques contemporaines du courage, aristocratiques dans leurs fondements, comme d’inévitables vecteurs d’immobilité sociale, politique et économique.
23La contribution d’Annick Stevens tend à rendre profitable la réduction de la notion aristotélicienne de courage, et ce en dépit du fait qu’une telle réduction ne permette de penser ni l’action, ni la motivation à agir. Dans un contexte où de nouvelles figures du courage sont quotidiennement évoquées, présentées, promotionnées dans la presse et dans un discours politico-moral ambiant quasi machinal, il faut en effet souligner l’utilité de l’exercice aristotélicien de classification permettant de rentrer dans le détail de l’action pour isoler ses lieux et ses motifs, en sorte de faire du courage un acte tout à fait spécifique. Un détour par cette réduction aristotélicienne permet de sortir de la compréhension globale et vague qui est l’inévitable résidu de ce discours ambiant. En replaçant l’opposition du juste et de l’injuste au cœur de la morale contre celle du courage à la lâcheté, Aristote permet ainsi notamment de lutter contre l’admiration entretenue aujourd’hui par le culte de la performance pour tout acte « risqué » évalué en dehors de l’exigence de justice et de l’intérêt public.
24Si le courage ancien reste pourtant globalement non-moderne en ce qu’il désigne essentiellement ce qui ne se partage pas, un pur rapport à soi ne pouvant fonder le politique4, c’est alors vers les marges de la tradition majoritaire qu’il faut se tourner pour analyser le devenir moderne du courage – vers Machiavel, notamment. Bien qu’il assume parfaitement la sortie du théologico-politique et le recul qu’elle implique par rapport au sacrifice de soi dans l’acte héroïque, Machiavel permet en effet à la Modernité de renouer avec le thème du courage parce qu’il pense le politique depuis l’excès et l’exception. Le Florentin laisse place ainsi à un héroïsme amoral, politique et non individuel au sens où ce ne sont pas les grands gestes ou les grands hommes qui font l’histoire, mais les grandes nations. La conception machiavélienne du courage permet par ailleurs de se ressaisir du thème des rapports du courage à la vérité ou au logos : ce courage politique suppose en effet une connaissance de l’occasion, de la rencontre, tranchant avec la maîtrise et l’observation distante de la connaissance rationnelle5.
25Le Sapere aude ! qui est, selon Kant, emblématique des Lumières marque une deuxième rupture par rapport à la conception antique des rapports du courage à la vérité, elle consiste à se demander si pour être raisonnable et penser de manière autonome, il ne faut pas d’abord être courageux plutôt que l’inverse. Cette question ouvre sans doute un nouveau pan du questionnement épistémologique sur le courage, mais il faut bien voir aussi – comme le montrera ici Julien Pieron dans une lecture inspirée de la conception de l’autonomie que Rancière soutient dans le Maître ignorant – que cette épistémologie neuve du courage ouvre fondamentalement sur un questionnement proprement politique des conditions de possibilité du courage de la pensée.
26À la logique minoritaire ou minorisante du tutorat, postulant l’inégalité des intelligences, Kant oppose en effet la logique émancipatrice d’un autre postulat, celui de la « vocation de chaque homme à penser par soi-même » (AK, VIII, 36), postulat dont Rancière a précisément montré qu’il est performatif, c’est-à-dire que sa seule énonciation suffit à modifier l’épreuve qu’une intelligence fait d’elle-même, dans la mesure où une incapacité supposée a toutes les chances de devenir une incapacité réelle. Cet état d’esprit (Geist) peut être répandu par quelques esprits parvenus aux Lumières, de sorte que la « masse » (dans la logique minoritaire du tutorat) se transforme en « public » par la même vertu performative qui transforme un état d’esprit en un état de fait. À travers une lecture attentive de Qu’est-ce que les lumières ?, J. Pieron tente de dégager les conditions performatives de possibilité de cette audace de la pensée permettant l’émancipation, en suggérant que l’analyse kantienne du jugement de goût dans la troisième critique vise à transformer notre expérience esthétique en une épreuve affective de ces conditions. Si Kant répond en effet à la question « qu’est-ce que les Lumières ? » en nouant émancipation intellectuelle et courage (sapere aude !), la Critique de la faculté de juger pourrait bien dégager les conditions subjectives transcendantales de ce courage.
27Nous avons parlé plus haut d’une tension entre la conception philosophique du sujet moderne et contemporain, axée sur sa passivité originaire, et les présupposés implicites de l’injonction habituelle au courage des médias, en appelant de nos vœux une réflexion philosophique qui fasse le pont entre conception du sujet et appel au courage. C’est précisément l’enjeu essentiel de la réflexion de Raphaël Alvarenga que de proposer cette histoire de la subjectivité moderne et actuelle, non cette fois par contraste avec une subjectivité antique obsolète, mais comme ressource possible pour sortir de la subjectivation sans sujet du capitalisme contemporain. Il propose ainsi une lecture marxiste du courage qui veille à retrouver le potentiel émancipateur du sujet cartésien, qui ne devient tel que dans une expérience de scission par rapport au monde comme totalité, à la coutume, à la tradition, à la naturalité de la position sociale. Cette subjectivité en rupture est ce qui répond à la manière de coller trop immédiatement aux conditions habituelles de la vie. S’il s’agit bien de retrouver la force subversive d’une conception du sujet, il faut aussi mettre au jour les conditions matérielles, socioculturelles et économiques de la production de concepts qui empêchent le déploiement de son potentiel réformateur : le sujet cartésien, et plus généralement le sujet moderne, est un bourgeois citadin – il y a une fonction de la ville à « universaliser » selon ses critères citadins et citoyens – et c’est un travailleur spécialisé. Parallèlement, R. Alvarenga met au jour des versions du courage qui tiennent à ces conditions matérielles et qui, plus encore, tendent à les perpétuer : un courage civilisé qui incite à ne pas déranger le bon déroulement des affaires de la cité, un courage stoïcien ou stoïque de tolérer infiniment et indéfiniment l’intolérable, et un courage managérial de la compétition universelle (dont le sapere aude kantien est d’ailleurs rapproché, ouvrant un possible débat avec la présentation qu’en fait J. Pieron). Ces formes de courage ont en commun leur enjeu final : il s’y agit fondamentalement d’accepter de mourir pour la Cité et, à ce titre, on peut se demander si elles ne recoupent pas au final celles plus militaires ou civiques de l’Antiquité. La force subversive du sujet cartésien est alors l’instrument d’une possible et nécessaire lutte contre ces forces de reproduction sociale et d’immobilisme politique, par un décollement de l’adhésion naturelle à l’existence située. Cet arrachement est rendu possible dans et par l’épreuve – le mot revient souvent, comme celui d’expérience – d’une durée séparée du cours du monde.
28Les textes de Raphaël Gély et de Laurence Blésin ont en commun leur critique de l’abstraction véhiculée par cet appel quotidien au courage qui ne considère pas les capacités réelles qu’ont les individus de faire preuve de courage et les situations dans lesquelles ils se trouvent, mais bien la seule possibilité formelle, abstraite, de l’être. On notera au passage que la lecture que Julien Pieron fait du texte Qu’est-ce que les Lumières ? offre également une possibilité de lire Kant en termes de possibilités concrètes plutôt que d’impératif catégorique, et de compliquer ainsi une compréhension caricaturale du criticisme moral. Cette critique de l’abstraction vise tantôt à faire droit à une organisation sociale, un ensemble de rapports intersubjectifs qui « capacitent » les individus (Dewey, présenté par Laurence Blésin), tantôt à faire droit à une auto-affection première de l’existence, à une adhésion à soi de la vie qui se choisit et qui permet de retrouver non pas l’injonction formelle, mais la présence affective à la situation (la phénoménologie radicale du courage proposée par Raphaël Gély).
29Raphaël Gély montre que l’habituelle focalisation sur le courage de sacrifier sa vie, considérant donc que tenir à la vie va de soi, aboutit aussi à cultiver l’impuissance affective des individus et à immobiliser la vie sociale parce qu’elle occulte ce à partir de quoi la puissance de vie est susceptible de s’accroître et de modifier les situations. Il s’agit pour lui de mettre au jour un courage plus fondamental que celui de mourir : celui d’opter toujours à nouveau pour la vie même et surtout là où elle pourrait ne plus être jugée digne d’être vécue. L’affectivité fondamentale de la vie, lieu des ressources effectives pour changer, réside dans un incessant mouvement de conversion intérieure de la souffrance de la vie en adhésion à soi du pâtir de la vie. Comprendre le courage à partir de cette conversion constante, c’est aussi refuser de présupposer qu’un individu est ou n’est pas courageux, et que son courage ne dépend pas de la situation qu’il vit, comme si l’individu venait à la rencontre de la situation avec une disposition affective préalable et extérieure à cette situation. R. Gély souligne alors les implications politiques de la publicité faite autour de l’héroïsme et de l’idée qu’il véhicule d’une « nature » courageuse du héros. Contre l’asepsie de la scène morale qui isole l’acte héroïque de la situation concrète et vécue, il réhabilite la dimension intersubjective des ressources d’inventivité et la partageabilité originaire du courage : l’affectivité originaire du courage est aussi l’épreuve d’une vie plus grande que soi – « épreuve », c’est-à-dire non la présence en soi d’une universalité abstraite, mais bien d’une multiplicité sociale « de chair et d’os» qui donne courage.
30Laurence Blésin réfléchit également sur les conditions sociales de libération des potentialités individuelles de courage, cette fois à partir de l’approche pragmatique de J. Dewey, et plus précisément de deux de ses textes : ses conférences de Chicago « Courage and Temperance » (1898) et son livre The Public and its Problems (1927). Les conférences renouent avec un thème que l’on pourrait dire profondément actuel au sujet du courage : l’idée qu’il est né de l’émotion, d’une rencontre affectée avec une situation problématique, et que c’est cette affection qui donne l’impulsion nécessaire à agir en exprimant toujours un être social et non un soi isolé. Dewey critique par ailleurs les formes de rationalisation a posteriori, de canalisation de l’énergie par un logos détaché du réel à la façon antique, en avançant que l’intellectualisme n’est rien qu’une expression de l’impuissance sociale et matérielle de la pensée qu’il produit. La puissance de la pensée est celle de l’expérimentation et du bricolage. Le livre de 1927 renoue, quant à lui, avec un autre thème actuel, celui de la construction sociale du courage contre la mise en avant de quelques individualités exemplaires. Le courage est collectif en un double sens : il ne s’agit pas seulement d’être courageux pour les autres, parce que l’on est porteur d’une vie plus grande que soi-même et d’une situation moins singulière que sa vie propre, mais aussi d’un courage qui fonde le premier : un courage par les autres, c’est-à-dire par la constitution d’un public, qui se fait jour en réaction au problème qui le constitue comme tel. C’est cette communauté d’intérêts qui donne à ses constituants de nouvelles compétences et une confiance essentielle pour les rendre capables de courage.
31L’article d’Alain Loute est consacré à un exposé de la conception que P. Ricœur propose du courage dans Parcours de la reconnaissance. Il met en lumière une certaine forme de religiosité du courage, liée à sa compréhension comme geste excessif. On peut dire d’ailleurs que si l’excès au sens de Ricœur confine au religieux, c’est dans l’exacte mesure de sa distance avec l’excès machiavélien : il est miraculeux, supra-moral et appartient à la logique de l’amour, tandis que le courage excessif et amoral de Machiavel appartient à la logique du mal nécessaire au mouvement de l’histoire. A. Loute interroge alors à la fois les conditions de ces gestes excessifs : peut-on agir intentionnellement selon la logique excessive de l’amour ? Et les effets que Ricœur leur prête : qu’est-ce qui garantit une réception sociale univoque des gestes courageux ? Comme Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, Ricœur fait en effet le pari qu’un geste singulier, symbolique, peut, comme par une onde d’irradiation continue, ouvrir un horizon commun de paix et il compare la communicabilité de cet acte héroïque à l’universalité du sentiment esthétique. L’analyse est critique : elle souligne la pauvreté de la pensée ricœurienne du social et la tension générale qui l’habite, puisque ce social auquel ouvre le geste excessif est pensé à partir de ses institutions et appartient ainsi à la logique de la justice que Ricœur oppose pourtant à celle de l’amour. L’article critique le sens même de cette philosophie qui réhabilite l’exemplarité morale plutôt que d’en analyser les présupposés, les mécanismes et les effets socialement délétères comme les études et les auteurs précédemment abordés le faisaient.
32Quelques traits communs ressortent de ces trois études sur des figures contemporaines du courage pour en tracer la figure postmoderne (et donc tout à la fois encore tout-à-fait moderne), c’est-à-dire au total peu évidente : le courage ne va plus de soi, il n’est plus le fait d’une nature vertueuse, ni même d’une éducation (comme si nous maîtrisions suffisamment les causes du courage pour rendre volontairement quelqu’un plus courageux), il est affaire d’expérience plutôt que de science, de bricolage plutôt que de technicité, parce qu’il est fondamentalement soumis aux aléas des situations et des dispositions affectives qu’elles peuvent mobiliser. Ce n’est que depuis ces contextes pluriels et complexes, ces situations singulières et ces expériences d’affectation qu’une pensée du courage, dans la dimension politique que requiert son actualité, peut faire retour critique sur son histoire et plus encore sur son actualité, en refusant de prêter l’oreille à l’appel médiatique à l’héroïsme individuel et naturel.