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- N° 4 (avril 2011)
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- Pour une analyse matérialiste, généalogique et métapsychologique de la religion. Présentation de André Tosel, Du retour du religieux : scénarios de la mondialisation culturelle I, Paris, Kimé, 2011
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Pour une analyse matérialiste, généalogique et métapsychologique de la religion. Présentation de André Tosel, Du retour du religieux : scénarios de la mondialisation culturelle I, Paris, Kimé, 2011
1 Dans ce premier tome des Scénarios de la mondialisation culturelle, le travail effectué par André Tosel consiste en ceci : replacer les phénomènes dits de « retour du religieux » dans le triple cadre des rapports sociaux générés par la mondialisation capitaliste, des mutations symboliques des formations politiques modernes et, sur un plan métapsychologique, des procès de subjectivations corrélatifs à cette double dimension du monde contemporain. Cette triple perspective révèle trois aspects fondamentaux d’une même crise organique de la civilisation capitaliste moderne : crise des rapports sociaux ; crise de la symbolisation politique ; crise des subjectivités. Vu sous cet angle, le retour du religieux apparaît paradoxalement comme le double ou l’envers de la destruction de sa permanence. Si le religieux fait retour, c’est parce qu’il est mis à mal. Pour comprendre ce paradoxe, il faut se donner un concept de « religion » plus large que celui qui préside à notre précompréhension des religions empiriques, que celles-ci soient reconnues comme telles par les instances officielles ou non. C’est aux Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim que Tosel se réfère :
Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, qui unissent en une même communauté morale des individus. Ceux-ci reconnaissent une supériorité à ces choses et obéissent à ce qu’elles sont représentées prescrire.1
2Tosel dégage ici avec Durkheim la fonction de solidarité sociale propre à tout système de relations au sacré, c’est-à-dire à un Autre auquel les individus se rapportent et qui les unit du même coup, sur un mode déterminé. Dans cette définition sociologique de la religion, Tosel voit la préfiguration de la « vraie découverte de l’anthropologie française », celle « qui lui assure une hybridation féconde avec la psychanalyse freudienne et lacanienne » : l’idée que toute société implique un ordre symbolique qui en définit la structure.2 L’Autre « divin ou sacré ou transcendant » fonde en effet le lien social, dans la mesure où il est ce point d’unité où se projettent l’ensemble des rapports sociaux et où ils trouvent à se figurer.3
La référence à une Altérité fondatrice, à un Autre qui définit par cette fonction référentielle même un espace de position et d’assignation à la fois interindividuelle et transindividuelle, est comprise à partir de la thèse que cet Autre est une hypostase de la société, une configuration symbolique du pouvoir et de l’autorité de la société comme telle.4
3Avec une telle conception, Tosel se donne à la fois les moyens de répondre au pragmatisme de nombreuses théories de la religion et la possibilité de déplacer le débat. On peut dire que toute société requiert une religion, au sens où elle ne s’institue que par la référence à un Autre qui l’ordonne et lui confère sa consistance. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est nécessaire à toute organisation sociale et à toute communauté humaine de s’appuyer sur les religions. Car l’Autre a plusieurs figures, il s’incarne empiriquement selon plusieurs manières, dont les religions concrètes font partie, mais pas seulement. Il s’agit de rompre « le cercle réenchanteur de la religion » tracé par les partisans du religieux contre toute forme de critique de la religion comme telle : « L’économie théorique de la religion est celle d’une auto-immunisation. La religion ne peut être effectivement critique que si on remplace la religion critiquée par quelque chose d’autre qui ne peut être qu’une religion. »5 Tour de passe-passe que dévoile Tosel, et surtout qu’il réduit à néant, avec la thèse de l’ordre symbolique : toute société mobilise une référence à un Autre, mais pas de la même manière, pas pour les mêmes raison, pas avec les mêmes effets.
4 Ainsi Tosel transforme-t-il le problème : la question n’est pas de savoir s’il faut ou non du religieux, mais d’évaluer les formes de religiosité d’une société donnée – en l’occurrence la nôtre –, c’est-à-dire de rapporter les types de symbolisations sociales aux puissances d’agir et de penser socio-historiquement (ou matériellement) déterminées qu’ils permettent.
Si on ne sort jamais de la religion sans la remplacer par une autre religion, comment discerner les traits qui permettront de dire si le remplaçant est meilleur que le remplacé ? Comment définir les traits de la bonne religion dans son opposition à la mauvaise ? Cette question à son tour se déplace et devient : si nous avons besoin de la religion, de quoi avons-nous vraiment besoin dont la religion est la satisfaction ? Quelles sont les raisons objectives préférables à d’autres, qui permettent de définir ce besoin ? Si notre société éprouve et formule le besoin de retrouver le trésor perdu des croyances religieuses ou d’en inventer d’autres, quelles sont ces croyances ? [...] Il faut ici, si l’on pense un tant soit peu, se demander si toutes les croyances s’équivalent parce que toutes répondent à besoin de croire.6
5D’où la méthode de Tosel : réinscrire la question religieuse dans le mode de production qui, aujourd’hui et depuis la Renaissance, surdétermine les rapports sociaux, le capitalisme – analyse matérialiste ; déterminer les différentes formes de religiosité fondamentales, c’est-à-dire les ordres symboliques et leurs transformation, qui définissent les différents modes de socialité encore agissant dont nous avons hérité – analyse généalogique ; diagnostiquer les modes de subjectivations que produit le capitalisme et sa crise organique à l’époque contemporaine, en particulier les modes de subjectivations sociales et politiques, pour en évaluer les puissances et les limites – analyse métapsychologique.
6 Il n’est pas possible de rendre ici dans le détail la richesse des analyses de Tosel aussi bien du point de vue des ressources théoriques que des matériaux empiriques mobilisés. Mettons en évidence quelques points forts de cette critique matérialiste, généalogique et métapsychologique du religieux. S’inscrivant dans un champ de recherches sur les limites immanentes ou les contradictions internes du capitalisme qui, depuis plusieurs années, réactive l’une des voies les plus originales et les plus fortes de Marx7, Tosel met en évidence la dimension mortifère de la mondialisation capitaliste. Si le capital produit de la valeur, il le peut parce qu’il produit aussi de la mort. Le mode de production capitaliste a pour envers une triple destruction. Premièrement, la radicalisation des inégalités propre au développement du capital a pour conséquence l’apparition de populations poubelles croissantes, hommes superflus exclus du monde, marge plébéienne inutilisée et inutilisable parce que rejetée au dehors des rapports sociaux – que ce soit ici ou ailleurs, dans les « banlieues » ou dans les régions dites du « tiers-monde ».8 C’est pourquoi l’on est face au spectre d’une destruction plus ou moins active de « ces vaincus de la vie », entre indifférence pour ces populations qu’on laisse mourir (et indifférence en retour pour les formes de socialisation et de politisation qui n’apparaissent que comme des instruments de domination) et violence brute portée à la moindre occasion par les classes intégrées au capital et leurs représentants policiers, entraînant une chaîne infinie de violences réciproques et menaçant de se heurter à une pure suppression des uns ou des autres. Deuxième destruction provoquée par le capitalisme, celle de la guerre et de sa globalisation. Le mouvement d’expansion du capital implique sur le plan politique un impérialisme, dont la militarisation est le moyen et l’effet tout à la fois, face aux résistances qu’il provoque. Dans des pages allusives, Tosel montre qu’il ne s’agit pas là d’une forme historique heureusement dépassée après la seconde guerre mondiale, mais bien d’une structure interne au capitalisme, économiquement (expansion de l’exploitation) et politiquement (externalisation des conflits).9 Enfin, il est une troisième destruction entamée par la mondialisation du capital : celle qui se heurte à l’Autre du monde en question, cela qui résiste à sa transformation en « matériau d’exploitation, en objet de manipulation », la Terre.10 On aimerait que Tosel développe ce qui reste ici à l’état d’intuitions ou d’esquisses d’analyse, de cette troisième altérité interne au capitalisme, qui « est le rappel ontologique d’une condition irréductible » :
La transcendance aveugle d’un capitalisme mondial irresponsable se heurte désormais à l’altérité d’une Terre qui nous a laissé être mais qui ne nous veut pas, qui demeure indifférente à notre destin et qui peut répondre à notre démesure productive et consumériste par sa propre démesure. Mais cette dernière est simplement une autre mesure, celle qui renvoie à l’autre inassimilable.11
7Mais ces trois destructions réelles bien que tendancielles ne peuvent se comprendre seulement comme le simple effet d’une logique économique contradictoire. Elles prennent leur sens de la dimension symbolique du capitalisme, c’est-à-dire du type de rapport social qu’il mobilise et, par là, des subjectivations qui s’y construisent.
8 Tosel propose alors une généalogie des figures de l’ordre symbolique – s’écartant ainsi de tout fantasme anhistorique du symbolique, c’est-à-dire de toute réduction du symbolique à l’une des formes empiriques qu’il a connues à travers l’histoire.12 Quelles Autres ont constitués un espace d’identification et de subjectivation sociale et individuelle, au cours de l’histoire du capitalisme ? Tosel part du complexe théologico-politique, longuement étudié par Lefort durant les années 1980, dans le sillage des travaux d’Ernst Kantorowicz, pour en décrire les mutations sous l’effet des révolutions démocratiques bourgeoises et de la soumission consécutive des masses subalternes au travail salarié libre. La hiérarchie du théologico-politique marquée dans la figure imaginaire du rapport entre la tête et le corps, et le corps et ses membres, est renversée par l’avènement du populus sur la scène politique elle-même. Le peuple n’est plus alors « un troupeau de mineurs qui intériorisent à divers degrés le devoir d’obéissance et qui se soumettent à l’autorité de leurs pasteurs. »13 Il n’est plus le corps dont le Législateur royal est la tête, en tant que son propre corps participe du Législateur divin. Il devient « une assemblée d’individus désincorporés, libres et égaux, déliés de leur appartenance corporative. Il constitue la source du pouvoir et de la légitimité. »14 Tosel prolonge ces analyses bien connues en portant le regard sur les nouvelles formes de religiosité, qui ne sont pas pour autant, simplement, de nouvelles religions, mais des figures inédites d’un ordre symbolique ayant rompu avec l’extériorisation de l’Autre dans une Transcendance absolue.
Aucune société ne peut exister sans actualiser la fonction symbolique de référence à un Tiers, un Autre. La Nature des Anciens, avec ses dieux, le Dieu révélé des juifs, des chrétiens, des musulmans, le Dieu du complexe théologico-politique qui a dominé le Moyen âge ne sont pas les seuls Autres qui ont présidé aux rapports des religions et des peuples. Les Temps Modernes ont inventé d’autres Autres en des conditions nouvelles marquées surtout par l’exigence de l’autonomie, par une théorie du pouvoir engendré d’en bas ex parte populi.15
9Le Peuple, la République, la Nation, la Démocratie, mais aussi la Race, sont autant de Tiers auxquels les puissances d’agir et de penser se rapportent et se rapportent les unes aux autres, en fonction desquels elles trouvent leurs autorisations et leurs interdits, leurs places et leurs fonctions. Cette médiation symbolique définit l’ordre social, au sens où il inscrit les rapports sociaux dans un régime de reproduction, où il leur donne une durée en régulant et en ordonnant la violence qui résulte(rait) de leur affrontement direct :
Le lien politique qui doit révolutionner le lien théologico-politique et ses contradictions ne peut pas se constituer sans référence à un Tiers auquel se réfèrent les libertés. Ce Tiers assure la possibilité des relations duelles horizontales entre individus en les empêchant de s’abîmer dans une violence réciproque et spéculaire. Ce Tiers est cet Autre qui transcende dans l’immanence, en une sorte de verticalité propre, les autres, lesquels ne peuvent recevoir leur identité que de cette référence.16
10C’est le risque d’un effondrement dans une violence réciproque qui menace tout ordre symbolique, puisque c’est précisément pour le conjurer et inscrire dans une économie productrice de socialité les rapports interindividuels qu’il est institué. Or, on sait que l’histoire du capitalisme est l’histoire des actualisations de cette menace : dans des formules célèbres, le Manifeste avait identifié la dissolution des rapports sociaux dans « les eaux glacées du calcul égoïste » impliquée par le capitalisme.17 Tosel nous en montre les effets sur le plan du symbolique. Car face à cette menace, des constructions y répondent et lui donnent une structure du même coup. Ainsi de la ligne tendancielle qui va du Peuple à la Race en passant par la Nation : il y a là les différentes formes de réaction à l’effondrement du symbolique, c’est-à-dire à la dissolution des rapports sociaux ; formes paradoxales en ce qu’elles n’y réagissent qu’en le précipitant, par une rigidification de l’Autre en une figure exclusive, ce qui entraîne une radicalisation de la violence, exercée sur ces autres qui ne s’y intègrent pas.18 À cet égard, la Race fait figure de représentant-limite :
La Race est la figuration la plus cruelle de l’Autre, sa pathologie objective. En son cas, le Tiers assume explicitement l’infini d’un procès d’exclusion au terme duquel tous les autres sont potentiellement en trop, c’est-à-dire du non humain à traiter comme du déchet. On remarquera dans la série de ces Autres qui représente aussi dans la succession historique la permanence de la structure de l’élection qui autorise un peuple, une nation, une race à se présenter et à agir comme représentant unique et exclusif de son Autre.19
11L’activation de ces identifications imaginaires rigides occupe l’un des deux champs de conflictualité propres à la mondialisation capitaliste, avec celui des conflits sociaux : le champ des conflits identitaires.20
12 On peut en conséquence préciser le statut du « retour du religieux ». Ce n’est pas en soi un phénomène nouveau. Car si la Modernité a introduit une rupture dans l’ordre théologico-politique, et s’est donné, du même coup, d’autres formes de religiosité, la religion comme telle n’a pas été purement et simplement écartée des affres de l’organisation politique. La rupture n’a pas renvoyé chacun chez soi, le spirituel pour l’un, le temporel pour l’autre. Elle a reconfiguré l’espace symbolique dans lequel la religion, du même coup, a pris d’autres fonctions. Concrètement, le cadre symbolique de la Modernité s’instancie dans la figure d’un État laïc qui ne peut faire coïncider à soi l’ensemble du champ social traversé par des conflits de classes irréductibles, produits du capitalisme naissant. Comme promesse d’une communauté réconciliée à venir, la religion prend un sens singulier dans cette configuration nouvelle : elle occupe la fonction de l’impolitique, c’est-à-dire de la négation des conflits sociaux que la politique a pour objet de traiter et, éventuellement, de régler. En tant que le monde dont elle parle est un autre monde, la religion se retire d’une intervention directe dans l’organisation socio-politique des affaires humaines. Mais cet autre monde peut être mis au service de deux modes d’intervention politique, qui sont les deux usages possibles de la fonction impolitique. D’un côté, la religion est le moyen d’assujettissement idéologique des classes dominées par les classes dominantes, soustrayant l’exigence égalitaire du monde temporel pour la projeter dans l’autre monde de la morale des fins de l’homme détachées des conditions socio-historiques. D’un autre côté, la religion est le moyen de revendication égalitaire de la réalisation de l’autre monde dans ce monde, de la projection de la transcendance dans l’immanence et non dans une transcendance purement intérieure, qui exacerbe la contradiction entre l’idéal de la communauté réconciliée et la réalité des conflits de classes.21 L’un et l’autre usage sont portés par une contradiction : contradiction de la prétention à la suspension de toute politique avec la fonction politique de cette même prétention ; contradiction de la prétention à l’effectuation ici et maintenant de l’impolitique avec la politique comme traitement de conflits constitutifs du champ social-historique. Cette double contradiction n’invalide pas le retour du religieux ; au contraire, elle apparaît comme sa raison d’être et rend ce retour structurel.
13 Mais surtout, elle permet de comprendre les formes plurielles de la religion, ses divisions internes, et sa présence croissante dans les conflits identitaires. Rapportant la fonction impolitique à ses deux usages effectifs dans le cadre politique de la Modernité, Tosel ouvre à une analyse matérielle et métapsychologique de la religion. La portée universelle enveloppée dans le contenu de la proposition religieuse à l’époque moderne, c’est-à-dire sa formule égalitaire, apparaît en même temps, une fois réinscrite dans la fonction qu’elle sert, comme un facteur d’identification et de construction d’un sentiment d’appartenance collective. Si la religion joue, en tant qu’impolitique, une fonction politique, elle se trouve en retour jouée par et dans les conflits politiques eux-mêmes, qui la divisent (ainsi du christianisme) et, plus encore, en font un moyen de division et d’exclusion. Tosel peut alors démystifier l’idéologie de l’universalité portée par le christianisme : c’est bien un idéal qui se heurte, du point de vue matériel, aux autres idéaux, et se présente alors sous la forme d’une particularité comme les autres.
Cette demande politique sollicite et réactive le vieux fond du monothéisme qui ne peut complètement renoncer à sa dimension théologico-politique parce qu’il est la religion vraie du seul vrai Dieu qui ne peut être qu’unique, parce qu’il ne peut concevoir son universalisme de principe que comme impliquant l’appropriation exclusive du vrai face aux autres religions, monothéistes ou non. Le monothéisme peut affirmer la filiation divine des hommes et leur condition de frères en la même humanité, mais ce principe se heurte à l’existence des autres qui ne croient pas en la vraie religion et qui contestent l’unicité du Dieu chrétien au profit de leur Dieu. L’altérité peut devenir ennemie et l’ennemi peut être diabolisé, ethnicisé aussi, déspécifié, exclu de l’humain.22
14Le retour du religieux à l’époque moderne est ainsi nécessairement entraîné dans une collusion avec les signifiants majeurs de la symbolique moderne : la religion tend à se diviser comme se divisent les peuples, les nations et les races ; elle prend part à leurs conflits, en renforçant les processus de subjectivations identitaires.
Ce n’est pas tant la religion qui tend à se faire politique qu’une politique qui demande à se parer des fins politiques de l’impolitique religieux. Sur cette base il devient possible de réactiver des mécanismes identitaires – identité française, européenne, occidentale – pour rassembler des populations majoritaires, en les unissant contre des étrangers jugés menaçants. Il s’agit de se préparer à les transformer en majorités prédatrices en faisant du marqueur religieux la marque de la démarcation au-delà de laquelle exclusion, violence et extermination peuvent être des recours pour consolider une société qui peut ainsi fuir la compréhension de ses déchirures et la résolution de ses violences dans ses identités imaginaires.23
15Que ce soit sous la forme conservatrice de l’assujettissement des dominés ou sous la forme révolutionnaire de la revendication égalitaire, il nous apparaît maintenant que la fonction impolitique de la religion menace toujours de déplacer le conflit social vers le conflit identitaire, pas seulement parce qu’elle le dénie : également parce que sa réalité matérielle est porteuse d’identifications imaginaires qui concrétisent, en quelque sorte, la promesse égalitaire.
16 La question est maintenant de savoir quelle forme singulière prend le retour du religieux, inhérent à la Modernité, à l’heure actuelle. Il apparaît que ce retour prend une forme plus insistante, en raison de la transformation de l’organisation symbolique de la Modernité. La thèse de Tosel est que la mondialisation du capital et l’exacerbation de ses contradictions internes entraînent une désymbolisation des sociétés, qui se traduit, sur le plan subjectif, par la réactivation d’identités imaginaires dans laquelle la religion tient une place importante, issue de sa fonction impolitique. Cette désymbolisation tient à la soumission réelle de l’ensemble des secteurs de l’activité humaine au Marché, c’est-à-dire au régime de la valeur d’échange, l’argent devenu capital. C’est l’argent qui occupe désormais le statut de Tiers ; c’est lui qui donne au symbolique sa figure : l’ordre social – ses partages, ses hiérarchies, les relations qui s’y nouent – repose sur la quantité d’argent, mieux, sur la puissance financière, c’est-à-dire la capacité à accroître la quantité d’argent disponible. De cette capacité de production, de circulation et de consommation dépend la place de chacun.
Aujourd’hui plus qu’hier la forme valeur en tant que forme capital argent a réussi à épaissir l’opacité fétichiste et à dominer non seulement la sphère de l’échange, mais l’ensemble des pratiques sociales. Le fétichisme est celui de l’argent comme équivalent général. L’argent est, comme le dit encore Balibar (2003), ce médium aussi envahissant qu’évanouissant. Il ouvre l’infini mobile des commutations et met en relation des sujets de plus en plus inégaux selon qu’ils « ont » ou « n’ont pas d’argent », selon leur degré de solvabilité.24
17 Il s’ensuit une transformation des subjectivités, sur un double plan : objectivement, l’ordre social tend à devenir un non-ordre, puisqu’il est réduit à la variation des flux de capitaux qui ne cesse de transformer les places des uns et des autres dans la hiérarchie, et cette hiérarchie elle-même, dissoute dans l’équivalence généralisée de la valeur d’échange (« tout se vaut ») ; subjectivement, les individus ne se rapportent les uns aux autres, et à eux-mêmes, que sous la forme du capital, qui les engage dans un cercle infini du désir, d’avoir et d’être plus. Le désir n’est plus médiatisé par la figure d’un Autre qui lui assigne ses points d’accroches et de réalisations partielles, ses interdits et ses autorisations, et qui crée ainsi les conditions de sa socialisation. Il est replié sur lui-même, porté au carré, et laissé à l’indéfini de sa pseudo satisfaction. L’individu n’a donc plus pour principe que lui-même, mais c’est un lui-même qui n’a lui-même aucun principe, et donc aucune consistance, sinon la volonté infinie de satisfaction pulsionnelle.
L’individu sujet de désir (de consommer) se perçoit et se désire comme son propre principe ; il se veut et s’imagine causa sui alors qu’il est dépossédé de toute consistance et qu’il vit dans l’inconscience et l’ignorance des processus qui le causent ab alio et in alio. Il se trouve ainsi renvoyé au néant de sa rage et à l’abréaction de sa violence aveugle, surtout quand il est assigné hors entreprise et hors marché et particulièrement hors marché du travail.25
18C’est l’argent-capital qui donne la mesure : mais c’est la mesure d’une démesure. Les subjectivités sont ainsi entraînées sur une double pente : la pente collective d’une dissolution des rapports sociaux et donc d’un morcellement et d’un renforcement à la fois des identités collectives ; la pente individuelle de la dissolution du rapport à autrui et donc de la confrontation autoréférentielle du désir, destructrices de la temporalisation nécessaire à sa réalisation. Tosel peut alors reprendre les thèses de Lacan sur la dimension psychotique de la société capitaliste, qui constitue, sous diverses formes (paranoïa, schizophrénie, mélancolie, dépression, etc. : toute une typologie reste à faire), les seules échappatoires des individus tendanciellement empêchés d’être sujets, c’est-à-dire de se rapporter à autrui par la construction d’une économie du désir qui en régule la violence potentielle.26 L’effondrement du symbolique comme tel sous l’effet du capitalisme conduit à l’effondrement du sujet qui ne trouve plus de point d’accroche par lequel se rapporter à lui-même comme un sujet ayant une place dans un ordre social, des relations avec autrui, des fonctions déterminées.
Le libre sujet qui vise son autofondation n’est relié à rien, ou plutôt il est relié à un rien d’Autre ; il est voué à une solitude générale [...]. Son autonomie est imaginaire elle consiste à subir l’injonction d’être soi, d’être l’entrepreneur de soi, habilité comme tel à être efficace pour jouir toujours plus. Toutefois cette injonction coïncide avec l’impossibilité d’être ce soi. La soumission à ce désir impossible est plus lourde à porter que la soumission à l’Autre. Le sujet postule quelque chose ou quelqu’un qui n’existe pas encore pour s’en autoriser, pour engager une action où il doit se produire comme sujet. Le sujet se vit comme impossible alors que la fonction de l’Autre était de permettre au sujet en se référant) lui d’accéder à une subjectivité.27
19On comprend alors la singularité du retour du religieux dans ce cadre de désymbolisation. La religion remplit une double fonction. Sur le plan collectif, les religions se donnent comme des opérateurs majeurs de la conjuration de l’effondrement du monde commun, en tant qu’impolitiques ; mais elles sont aussi, du même coup, des vecteurs d’identifications imaginaires exclusives, porteuses de violence symboliques et matérielles dans le champ des conflits culturels et identitaires. Sur le plan individuel, les religions sont des substituts symboliques forts nécessaires à la subjectivation. Mais elles sont aussi des moyens de réenchantement mystificateur du monde capitaliste et de retrait de la vie politique, comme le montre Tosel en déterminant une nouvelle figure de l’impolitique religieux, celle du marché des croyances et de la spiritualité (folklorisation de la religion), qui dénie le problème de la désymbolisation et de la violence consécutive dans la société capitaliste, voire qui y participe.28
20 Il convient, pour terminer cette présentation, de souligner la relecture de Marx que propose Tosel en fin d’ouvrage, pour construire une analyse matérialiste de la désymbolisation capitaliste. À partir d’une synthèse théorique de la question de l’idéologie et du fétichisme chez Marx, Tosel évite le registre convenu de la plainte face la gangrène de l’échange marchand, en rapportant cette extension de la subsomption réelle du capital à sa source, à savoir au rapport social d’exploitation d’une classe dominée par une classe dominante, à sa violence propre et à sa tendance autodestructrice.
Le lien marchand dissimule toujours davantage le rapport de production fondé sur l’exploitation. En mettant en relation des sujets de plus en plus inégaux en solvabilité, il continue l’œuvre de liquidation, de mise en fluctuation de tous les autres liens et de leur configuration symbolique. Il accrédite l’image monstrueuse d’une impossible société qui serait réduite au seul échange marchand solvable, qui poursuivrait sans relâche, sans pitié, la destruction des formes de solidarité et de leurs formes symboliques, qui expulse de l’humain les sujets insolvables. L’idéal d’une société d’individus libres et autonomes, tous sujets solvables se confrontant sur le marché, est une impossibilité active parce qu’elle est une société qui se désocialise indéfiniment. Cette société qui n’en est plus une, ce monde qui est un non-monde, refoule en fait sous la loi de l’équivalence les inégalités structurales entre ceux qui sont sur-solvables et ceux qui sont sous-solvables ou insolvables.29
21De cette manière, il réinscrit l’analyse matérielle (ou historico-économique) et métapsychologique des formes de religiosité et de leurs substituts en régime capitaliste dans le champ traité par son analyse généalogique, le champ de la lutte politique, et conduit le lecteur vers de nouvelles perspectives pratiques ouvertes par la fiction, le factum et le fictum30 du « Tiers rationnel d’une coopération à construire, d’une production d’un bien commun, c’est-à-dire d’un monde commun »31.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Antoine Janvier
Collaborateur scientifique du FRS-FNRS au sein de l’« U.R. en philosophie politique et philosophie critique des normes » de l’Université de Liège, Antoine Janvier a réalisé une thèse de doctorat intitulée Vitalisme et philosophie critique : genèse de la philosophie politique de Gilles Deleuze autour du problème de l’illusion. Ses travaux portent sur la philosophie politique contemporaine (Arendt, Lefort, Balibar, Rancière) et le rapport problématique qu’elle entretient avec la philosophie moderne (principalement la tradition française – Montesquieu, Rousseau – et allemande – Kant, Fichte) comme avec le marxisme, autour du problème de la citoyenneté, en particulier sur des questions d’éducation. Il est membre du comité de rédaction des Cahiers du GRM et de Dissensus.