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- N° 5 (mai 2013)
- Dossier : Subjectivations politiques et économie d...
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Politique, savoir, subjectivation. Recherche sur la question du sujet dans la philosophie politique française contemporaine (1)
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« La question de la philosophie, ce n’est pas la question de la politique, c’est la question du sujet dans la politique1 ».
Introduction
1 L’occasion de cet essai et de la journée d’étude dont il est issu est fournie par les travaux du Groupe de Recherches Matérialistes, en particulier par le petit livre Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs2. Mon intention première est de comprendre comment s’y pose la question du sujet. Plus précisément, je chercherai à voir selon quelles modalités une réflexion sur la production du savoir rencontre comme un de ses moments essentiels le problème de la constitution de sujets. Comment en somme composent procès de connaissance et procès de subjectivation – au sens large et neutre de production de sujet ou de position de subjectivité) –, telle est la question qui forme le fil conducteur de ce texte et de la lecture de l’Esquisse qu’il propose. Or c’est entre ces deux procès, on le verra, que se loge quelque chose que l’ouvrage reconnaît comme « la politique ». D’où la question que je lui adresserai par la bande : quel concept de la politique autorisent ses présupposés quant au savoir et au sujet ? Vers quel concept de la politique fait-il signe (et peut-être : ne peut-il pas ne pas faire signe) ? Nous donne-t-il de quoi la penser (théoriquement et/ou pratiquement) ? En un mot, le livre – en tant qu’essai d’épistémologie matérialiste du sujet social de la connaissance –, en est-il quitte avec la politique ?
2 Une lecture interne ne suffirait pas à poser avec justesse ces questions. En outre convient-il – au moins si l’on souhaite ne pas dépareiller dans l’ensemble proposé ici – de conformer cette intervention à certains principes, et à une manière, surtout, à un mode d’exposition ou d’exhibition de la pensée qui serait « matérialiste » en un sens précis, celui qu’explore justement le groupe de recherche suscité – en ce sens, un discours sera dit « matérialiste » d’exposer pour les problématiser ses limites spécifiques, les conditions théoriques et matérielles qui le déterminent. Aussi vais-je interroger les propres conditions de possibilité théoriques de l’Esquisse : il faudra rapporter le livre à la constellation conceptuelle où il s’inscrit, où il puise sa « matière première théorique » et qui, comme telle, dessine son horizon et peut-être ses limites. Sans doute faudrait-il aussi mettre au jour les effets singuliers qu’il compte y inscrire, saisir sa « différence spécifique » au regard de la structure de ce champ théorique. C’est pourquoi j’adresserai à divers auteurs – entre Althusser et Foucault, Balibar, Badiou ou Rancière – une question identique à celle élaborée à propos de l’Esquisse : quel concept de la politique émerge au carrefour de l’analyse du savoir et du sujet ? S’il devait apparaître, au terme d’un parcours où l’Esquisse se verra rapportée à sa trame théorique, moins des différences spécifiques qu’une homogénéité conceptuelle, même insatisfaisante pour la pensée, que serait-elle, sinon celle des philosophies actuelles de la politique réputées radicales ?
1. Savoir, fonction-sujet et politisation dans l’Esquisse
3L’énoncé qui fonde le livre est : « La théorie, la pensée sont des matérialités de plein droit3 ». C’est dire que la connaissance (que j’identifie ici au savoir) ne dérive pas du jeu réglé entretenu par les facultés d’un sujet transcendantal et que l’histoire du savoir ne s’ordonne en aucune façon à un progrès. Le savoir s’indexe sur des pratiques et des procès, des rapports sociaux trans-individuels, et son histoire relève de rapports de forces en conflit, de ce que ces rapports s’insèrent dans un tout social, un mode de production à l’organisation complexe qui les surdéterminent. Penser la pensée, ce sera alors rapporter à ses conditions de possibilité et d’existence pratiques (historiques, économiques et sociales) et théoriques (conceptuelles) la production de la connaissance pour une formation sociale donnée. Aussi ne pensera-t-on pas le savoir en général mais bien une « économie restreinte des savoirs » (ERS) elle-même en rapport à une « économie sociale générale ». D’où un mode de position singulier de la question du sujet. L’économie des savoirs comme mode de production restreint existe selon trois « moments » (contemporains et connectés) : la production de production ; la production de circulation ; la production de consommation. La constitution de la forme de la subjectivité est attachée au premier de ces niveaux, celui de la production de production, définit comme « production des sujets producteurs […] et des moyens de production4 ».
4Le sujet du savoir ne pourra pas donc être pensé comme isolé ou monadique. Il ne sera pas confondu avec la forme d’une conscience identique à elle-même posée au départ ou au fondement de la possibilité de la connaissance. Le sujet doit être conçu comme rapport, relation à – et, d’abord, comme relation à autre chose que soi, et mise en rapport d’éléments qui l’excèdent. En toute rigueur, il n’y a de sujet qu’en rapport avec des « moyens de production » qui lui préexistent et qui sont eux-mêmes reliés à un mode (restreint) de production. Mieux, le sujet assume ce rôle considérable de mettre en rapport économie restreinte et économie générale, de leur servir d’entremise ou de point d’articulation : c’est « par le biais des formes d’assujettissement, des fonctions-sujets suscitées à leur entrecroisement5 » qu’elles s’épousent. L’instance subjective n’est pensable qu’en relation de dérivation à l’égard de conditions matérielles sous lesquelles, par lesquelles, pour lesquelles elle existe. Il y a, dans tout processus de connaissance de l’objet, constitution d’un lieu du subjectif, dans un certain champ pratique et théorique matériellement déterminé : ce lieu ne préexiste pas au savoir, il est un événement de son procès.
5Contre l’anthropologie philosophique, l’humanisme classique et la pensée essentialiste ou substantialiste du sujet, c’est simplement rappeler, avec Marx, que l’essence de l’homme est ce qui passe entre les individus (soit « l’ensemble des rapports sociaux6 ») et que, selon ce cadre de pensée, le sujet n’est jamais que le support ou le porteur (Träger) de structures [matérielles (sociales) et symboliques (idéologiques)] qui le dépassent, dont il endosse les masques7, auxquelles il fonctionne (« comme le moteur fonctionne à l’essence8 »), et dont il résulte du fait qu’il vient se loger à la place qui lui est comme par avance réservée : ce pourquoi on ne parlera que d’« effet-sujet » ou de « fonction-sujet ». Or, si le sujet du savoir ne peut être pensé comme isolé, on va aussi voir qu’il ne peut pas davantage être dit figé, fixe, donné une fois pour toutes : relation à autre chose que lui-même, le sujet est essentiellement rapport de transformation, métamorphose.
6Relevons d’abord que la notion de « production » s’entend dans l’Esquisse en une double acception. Il a une simple valeur descriptive (les trois moments de la production), d’où s’induit la question qui préside à une description matérialiste de l’économie des savoirs : sous quelles modalités ses forces et moyens de production sont-ils produits ? Mais le terme acquiert encore un sens auquel est attaché un jugement de valeur. Ainsi lorsque sont opposées consommation « productive du savoir » et consommation « improductive », ou lorsque sont repérées les « stases d’antiproduction9 » qui parasitent les processus de production ou de circulation. D’où s’induit une question formant l’horizon « éthique » de la recherche : que valent les diverses modalités ou manières d’user du savoir, à chaque étape de son procès de production ? La description matérialiste du mode de production des producteurs du savoir insiste en somme sur sa contingence foncière et met en évidence l’existence de la possibilité d’autres usages de ce procès. Elle implique de fait un questionnement quant aux diverses modalités d’usage de la connaissance (antagoniques voire antagonistes) et leur valeur respective. Mais la question du sujet doit alors être reposée, comme l’indique ce qui peut passer pour l’interrogation directrice du livre : « Quel type de subjectivité productrice, quel type de subjectivité de circulation, que type de subjectivité consommatrice […] sont suscités ou reproduits par tel ou tel régime de l’ERS ?10 ». On le voit : ne poser le sujet qu’en rapport à des moyens de production qui le déterminent socialement implique la thèse très forte selon laquelle la manière dont le sujet se rapporte à ces moyens et au procès global de production des savoirs dans ses différents moments est passible d’un jugement de valeur, puisqu’il y aurait différentes façons d’actualiser ce rapport, hiérarchisées selon qu’elles sont productives ou improductives. Et de fait, le livre esquisse une typologie des figures du sujet.
7 Passons rapidement sur le sujet improductif (alias sujet « idéologique », « idéaliste », « tautologique »). Il n’est que l’incapacité concrète de rapporter le processus de production des savoirs à ses « conditions matérielles d’existence ». Ces conditions sont alors « naturalisées », et tout est vécu comme si elles correspondaient au mouvement implacable d’une réalité à laquelle il n’est possible que de s’adapter (par exemple en la reflétant dans la théorie). Sous les oripeaux de l’« auteur », du « médiatique » ou du « lecteur passif », le sujet improductif n’est que le pur vecteur d’une reproduction sans écart du mode de production habituel.
8 Que serait par contraste un « sujet productif » ? Le livre suspend sa création à une double exigence : l’invention pratique de groupes de recherches aux méthodes originales (les Appareils Théoriques de Groupe, ATG11) ; un travail de réflexion dont le maître-mot est celui de « fonction-critique » théorique12. Non détachable d’une structure ATG, le sujet productif de la connaissance se doit d’exercer une fonction critique dans le champ du savoir. Si le sujet improductif « naturalise » les conditions de sa propre production, c’est donc à un intense travail de problématisation critique et historique de ces conditions que s’emploiera le sujet « productif » (tâche d’historicisation). Trois concepts – ceux d’intolérable, d’expérience et de transformation – vont alors caractériser le sujet productif : il n’est qu’un certain rapport, signalé par un affect (l’« intolérable »), à une transformation de l’expérience, elle-même vecteur d’une transformation de sa propre expérience. Détaillons ces trois traits qui ont pour point commun de brouiller les frontières du subjectif et de l’objectif (conformément au primat d’un « transindividuel ») :
9- « L’intolérable » est l’effet « subjectif » occasionné par les développements « objectifs » d’une conjoncture donnée, quand tout indique que quelque chose, autour de nous, est en train de changer, mais sans que nous puissions savoir vraiment ce qui change, ni, a fortiori, sans que nous puissions le nommer. Si bien que cet affect n’est au fond ni vraiment subjectif (aucun sujet ne le supporte réellement sinon un sujet à venir) ni vraiment objectif (puisqu’il concerne un devenir possible, non encore complètement advenu, de la situation objective)13. Tel est l’espace, entre-deux, d’actualisation d’une « fonction-critique » ;
10- on nommera « expérience » le lieu de ce qui, autour de nous, est affecté d’un bougé, à condition de voir qu’elle n’est définitoire d’aucun objet, pas plus qu’elle ne serait la propriété d’un quelconque sujet. L’intolérable suppose que quelque chose dans l’« expérience impersonnelle14 » (le murmure anonyme des pensées et du pensable qui nous environne) ait déjà changé. Mais ce changement est par repli l’occasion pour le sujet d’une expérience transformatrice de lui-même. La « fonction-critique » rejoint ici une interrogation sur les limites : déporté par un affect aux limites de ce qui est habituellement pensable dans un champ particulier de l’expérience sous un mode de production donné, le sujet découvre l’occasion d’une expérience-limite de soi ;
11- c’est pourquoi le sujet ne peut pas plus être dit figé qu’isolé. S’il est le support de procès sociaux, il faut voir que ceux-ci sont eux-mêmes soumis à des variations, des transformations. Ainsi la production d’un sujet productif paraît dériver d’une transformation plus ou moins radicale de l’état antérieurement donné d’un champ singulier : elle enveloppe immédiatement une transformation du mode de production de ses sujets : « La transformation objective d’un espace du savoir est immédiatement transformation subjective de ses producteurs15 ». Le procès de transformation est celui d’une détermination réciproque ou mutuelle de l’expérience du sujet et du sujet de l’expérience.
12En synthèse, le sujet « productif » advient dans l’écart ouvert par une transformation de son expérience habituelle (et qu’indique l’affect d’intolérable), à condition d’effectuer une expérience critique de cet écart lui-même et, partant, une transformation de soi. C’est pourquoi le « sujet productif » doit in fine être pensé comme un « rapport de dé-subjectivation16 ». Comme rapport, non seulement parce qu’il n’existe qu’en relation avec des conditions matérielles en devenir dont il doit assurer, par une réflexion théorico-pratique, l’historicisation, mais aussi parce qu’il n’effectue ce travail que sous une forme collective (un ATG en rapport avec d’autres ATG). Rapport de « dé-subjectivation », enfin, parce que l’expérience menée aux limites d’un mode de production des savoirs est transformation de la « fonction-sujet » que lui assignait, jusqu’alors, ce dernier : elle devra donc débuter par l’expérience d’une rupture, voire d’une destruction en forme de désidentification.
13Un dernier élément du livre retient l’attention : l’usage qu’il propose du concept de « politique ». Une dimension dite « politique » y est utilisée comme critère (strictement immanent) permettant de discriminer production « productives » et « improductives » des sujets. Le livre insiste sur ceci que nous ne savons pas a priori ce qui est politique et ce qui ne l’est pas ; mieux encore, qu’un pareil partage a priori, appliqué à la production du savoir, est bien fait pour figer celle-ci dans une éternelle et improductive reproduction du même : « La catégorie même de politique, la coupure prédéfinie du politique et du non-politique, est précisément et paradoxalement un instrument de blocage des mouvements réels de politisation17 ». On nommera dès lors « politisation » – ou production productive de la production – le mouvement qui contribue au « déplacement » de ce partage a priori : c’est là le « critère » sous lequel il sera possible de départager sujet productif et improductif. On voit que celui-ci est immanent (ou circulaire) : la politique est ce qui inocule la politique dans un champ de l’expérience, elle n’est que le mouvement qui fait apparaître comme non critiquée notre définition spontanée de la politique et qui, du même coup, déplace le codage habituel de l’expérience – elle est pure politisation. Simple trajectoire, elle n’est en ce sens rien de substantiel, et le sujet productif, qui ne l’est pas davantage, n’est que ce qui supporte cette trajectoire subversive. Leurs productions – subjectivation et politisation – sont strictement contemporaines ou immédiates.
14Résumons la thèse de l’Esquisse. L’analyse matérialiste du mode de production du savoir découvre, suscitées par son procès, des « fonctions-sujets ». Celles-ci sont plus ou moins productives, selon qu’elles contribuent au déplacement du mode habituel (c’est-à-dire improductif) de la production du savoir et de ses sujets. Elles participent dans ce cas à une « fonction-critique » de politisation de l’expérience. Si bien que l’expression « subjectivation politique », par exemple, doit s’éclairer du premier terme qui la constitue : le concept de « politique » ne pourra pas faire office de point de départ d’une recherche portant sur les formes possibles de subjectivité – au contraire, le contenu du concept de politique se déduira « immédiatement » des subjectivations effectivement subversives.
15La pensée du sujet au cœur du livre s’organise selon trois étapes : 1) refus de se donner au départ de la recherche une notion « substantialiste » du sujet, critique implicite des catégories héritées de l’humanisme classique ; 2) ce point de départ ouvre à une investigation d’abord négative, une enquête critique à propos des modes sous lesquels sont effectivement produits des « fonctions-sujets » ici dites « improductives » ; 3) interrogation qui se poursuit en une tâche positive consistant à dégager les conditions théoriques et pratiques d’une autre expérience du sujet, productive celle-là (« dé-subjectivation »). Je vais maintenant montrer comment le livre sur ce point répète exactement les acquis principaux de la pensée du sujet élaborée, d’Althusser à Foucault, par la philosophie politique française contemporaine. On pourra alors revenir sur le fait que celle-ci trouve régulièrement son impulsion dans une épistémologie matérialiste des discours constitutifs de la connaissance ; et qu’elle semble toujours impliquer un concept de la politique qui, pour être immanent, ne s’en mordrait peut-être pas moins la queue.
2. Du procès sans sujet à la subjectivation (Althusser, Badiou, Rancière, Foucault)
16 La structure tripartite que je viens de rappeler ne peut en effet pas passer pour un fait de hasard : elle est la structure même sous laquelle ne peut pas ne pas être pensé le sujet lorsqu’il s’agit d’en contester la détermination classique (de Kant à Husserl) sans pour autant purement et simplement l’abandonner. C’est ce qu’É. Balibar voit bien à propos du structuralisme et de son « mouvement typique », qu’il désigne comme une
opération simultanée de déconstruction et de reconstruction du sujet […] déconstruction comme arché […] et reconstruction […] comme effet. […] [L]e premier mouvement […] n’a de sens que dans la mesure où un second vient le surdéterminer et le rectifier, qui me semble correspondre à l’altération de la subjectivité […] ; la subjectivité […] se nomme comme le voisinage d’une limite, dont le franchissement est toujours déjà requis tout en demeurant d’une certaine façon irreprésentable18.
17Il s’agit maintenant de donner sa pleine amplitude à cette remarque d’É. Balibar en observant ce « mouvement typique » dans un de ses processus historiques d’élaboration (d’Althusser à Foucault en passant par Badiou et Rancière). Je me réserve de montrer dans la suite, d’une part, l’importance pour cette pensée du sujet d’une problématique épistémologique, d’une enquête interrogeant la production du discours de la connaissance et de la science, et, d’autre part, je signale d’ores et déjà que le lieu liminaire évoqué par É. Balibar, dans son ambiguïté même, est sans doute celui où, pour ce mode de problématisation, devra nécessairement se rencontrer la politique « comme telle ».
a) Althusser : l’histoire, entre idéologie et procès sans sujet
18Les textes dont il faut partir sont « Marxisme et humanisme » (1963), « La querelle de l’humanisme » (1967) et Réponse à John Lewis (1973), lesquels forment un tout cohérent, de ce qu’Althusser n’y varie pas sa manière de poser une unique question : l’ambition des catégories anthropologico-humanistes de jouer un rôle constituant à l’égard de la théorie marxienne de l’histoire est-elle légitime ? La réponse est, on le sait, négative : la thèse d’une « coupure épistémologique » séparant les travaux du jeune Marx des œuvres de la maturité renvoie ces catégories au domaine de l’idéologie.
19Dans « Marxisme et humanisme », Althusser se propose simplement d’« éprouver les titres théoriques des concepts19 » humanistes alors dominants (en URSS comme au PCF), d’en tester la légitimité. C’est le sens de la thèse d’une coupure interne à la pensée de Marx : « La rupture avec toute anthropologie ou tout humanisme philosophique n’est pas un détail secondaire : elle fait un avec la découverte scientifique de Marx20 ». La rupture correspond à l’invention de concepts scientifiques (formation sociale, forces productives, etc.) et non plus idéologiques (aliénation, individu concret etc.). C’est cela « l’anti-humanisme théorique de Marx21 » : une rupture que ce dernier opère lui-même à l’égard de l’idéologie (néo-hégélienne) de son temps. Mais cela oblige Althusser à préciser la notion même d’idéologie : d’une part, sa nécessité, quel que soit le type de formation sociale considérée ; d’autre part, son caractère foncièrement matériel : elle ne se loge pas dans une conscience illusionnée mais « est profondément inconsciente » : « C’est avant tout comme structures que [ses représentations, sous forme de systèmes d’« objets culturels perçus-acceptés-subis »] s’imposent à l’immense majorité des hommes22 ».
20L’article « La querelle de l’humanisme » apprécie plus précisément les effets de l’« anti-humanisme » théorique de Marx pour sa pensée de l’histoire. La notion de « procès sans sujet » apparaît dans ce cadre. Althusser y va d’abord d’une thèse d’histoire de la philosophie pour montrer que la rupture à l’égard de l’anthropologie philosophique grevant le système de Feuerbach correspond en fait à un retour aux catégories sous lesquelles Hegel pensait le mouvement de l’histoire (un procès dialectique comme procès sans sujet) – retour qui a cependant pour condition de décapiter le système hégélien de son orientation téléologique : « Cette catégorie de procès sans sujet, qu’il faut certes arracher à la téléologie hégélienne, représente sans doute la plus haute dette théorique qui relie Marx à Hegel23 ». Althusser précise la fonction idéologique de l’humanisme et du concept classique de sujet, en identifiant les différents « obstacles épistémologiques » qu’ils enveloppent et, en retour, les « problèmes réels » que par définition ils masquent24. Est notamment identifié, au titre des « problèmes réels », celui « des formes de l’individualité », notion dont on regrette pour notre propos qu’Althusser ne dise rien25.
21Quant au livre Réponse à John Lewis, il rassemble ce qui précède afin de penser plus précisément la dialectique marxienne de l’histoire comme « procès sans sujet ». Pour Althusser, contre l’idéologie philosophique dominante depuis Kant, l’agent historique n’est pas l’homme mais bien les masses. Ce qu’il faut, c’est à la fois tenir que les hommes sont sujets dans l’histoire, qu’ils agissent en son sein, et refuser l’idée qu’ils sont sujets de cette histoire. Que les hommes soient sujets dans l’histoire signifie qu’un individu ne devient agent historique que pour autant qu’il est assujetti : l’agent de l’histoire n’est ni « libre » ni « constituant », il est constitué sur une scène idéologique elle-même surdéterminée par l’organisation des rapports de production (capitalistes). Ce qui conduit à refuser l’idée que l’homme soit sujet de l’histoire. En attirant l’attention sur la genèse socio-historique du sujet, on a déjà porté le regard vers la matérialité des rapports sociaux. Or c’est précisément ce que l’idée d’un sujet centre et fondement de l’histoire ne permet pas de voir. Selon l’énoncé majeur du livre, « l’histoire est bien un "procès sans Sujet ni Fin(s)", dont les circonstances données, où "les hommes" agissent en sujets sous la détermination de rapports sociaux, sont le produit de la lutte de classe. L’histoire n’a donc pas, au sens philosophique du terme, un Sujet, mais un moteur : la lutte des classes26. »
22On voit qu’É. Balibar a raison d’écrire que « c’est dans le procès sans sujet en tant que procès historique que la "constitution du sujet" peut avoir un sens27 ». Autant dire qu’une pensée du sujet compris comme dérivée d’un procès de production a pour condition la critique préalable des catégories de l’anthropologie philosophique et de l’humanisme classiques : une fois dissipé l’obstacle, le problème réel, le sujet comme problème, peut enfin apparaître – c’est qu’« un concept non critiqué », comme le remarque ailleurs Althusser, « risque[rait] bien de n’avoir pour tout contenu théorique que la fonction que lui assigne l’idéologie dominante28 ». Nous venons d’observer un tel effort critique mené à son terme par Althusser ; et nous avons vu celui-ci, dans les deux derniers textes, commencer d’esquisser une pensée des modes de constitution de la subjectivité – c’est ce dernier mouvement qu’il faut maintenant apprécier.
b) Althusser derechef : fonction-sujet et interpellation en sujet
23Althusser touche à la question fondamentale du mode de production concret de la subjectivité en nouant la théorie de l’idéologie à une réflexion sur le discours de l’inconscient tel qu’élaboré par la psychanalyse. Penser la constitution du « sujet », c’est alors montrer que si l’idéologie est toujours inconsciente (selon la thèse du Pour Marx), l’inconscient est aussi de part en part traversé par l’idéologique. On lira donc en parallèle le texte « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1970) et les écrits psychanalytiques « Freud et Lacan » (1964) et « Trois notes sur la théorie des discours » (1966). Cela permettra de comprendre que si l’idéologie fonctionne essentiellement à la catégorie de sujet et que, par conséquent, « sujet » est une notion de part en part idéologique, le « sujet » dont il est ici question s’ordonne à une certaine figure, celle d’un « jeu de mot historial29 », selon lequel le sujet est ce qui se subjective d’être assujetti, ce qui est constitué au titre d’instance constituante, celui pour qui la conviction d’être doté d’une volonté libre n’est que le reflet idéologique d’une soumission constitutive à la contrainte de la loi.
24Dans les « Trois notes », Althusser, plutôt que de réduire la notion de sujet à sa seule fonction idéologique, entreprend de nommer différents modes de constitution d’un « effet-sujet ». « Tout discours [outre le discours idéologique, les discours de l’inconscient, scientifique et esthétique] a pour corrélat nécessaire un sujet, qui est un des effets, sinon l’effet majeur, de son fonctionnement30 ». D’où surgit un « problème réel », le fait que « la position du sujet "produit" ou induit par le discours vis-à-vis du discours change31 », et l’exigence de qualifier la structure spécifique de chacun de ces types d’effets de subjectivité (le « sujet idéologique » se définit par une structure « reconnaissance/méconnaissance », le sujet scientifique par une structure d’absence, etc.). Il existe cependant un rapport privilégié des discours idéologiques avec l’inconscient. Certes, la production du sujet relève bien de façon primordiale du discours idéologique ; mais cette production initiale doit impérativement, pour propager ses effets, se redoubler au sein du discours inconscient : « La fonction-sujet qui est le propre du discours idéologique requiert l’effet-sujet de l’inconscient32 ». Celui-ci est donc un vecteur de la reproduction du discours idéologique, puisque « le discours de l’idéologique lui-même est instauré en sujet du discours de l’inconscient33 ».
25« Rapport (imaginaire) des individus aux rapports de production et [à « leurs conditions réelles d’existence »] », rapport imaginaire cependant inséré dans des pratiques et des appareils (ainsi l’École ou le Droit) et donc doté d’« une existence matérielle34 » : élaborée dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État », c’est la définition althussérienne la plus précise de l’idéologie. L’importance accordée aux processus d’assujettissement à la loi paraît prolonger certaines intuitions des textes psychanalytiques. L’assujettissement à la loi est toujours-déjà avéré : toute idéologie fonctionne au sujet et toute société fonctionne à l’idéologie. C’est le moment de se souvenir de la mise en scène fictionnelle de la production du sujet dans la saynète de l’interpellation d’un individu par un agent de police, lorsque, interpellé par le « "Hé, vous, là-bas !" du policier, reconnaissant que c’est bien à lui que s’adresse cette injonction, un individu se retourne et, par ce simple fait, "devient sujet"35. »
26 Dans cet ensemble de textes, le « sujet » n’est plus la catégorie philosophique qui, depuis Kant, masque idéologiquement le rapport réel des masses à l’histoire, qui dès lors doit être soumise à une critique radicale, à une réduction à la suite de laquelle l’histoire, délestée de son centre, apparaîtra comme « procès sans sujet ». Elle est aussi, maintenant, une catégorie transhistorique nécessaire à la production du sujet en général : l’assujettissement paraît alors renvoyer au passage du petit d’homme à l’humain, passage qui, pour être nécessaire à toute société humaine, place d’emblée celle-ci sous la loi de l’idéologie et l’idéologie de la loi36.
27On dira cependant qu’Althusser en un sens recule lorsqu’il se propose de penser les modes divers de constitution de l’individu en sujet (ce fait que sa position vis-à-vis du discours « change »). Les « Trois notes sur la théorie du discours » sont en effet précédées d’une note autocritique rédigée après-coup : « Je crois qu’on ne peut pas parler de "sujet de l’inconscient" […], ni de "sujet de la science", ni de "sujet du discours esthétique", – bien que certaines catégories desdits discours, dans la mesure où ils sont articulés, chacun d’une manière spécifique, sur le discours idéologique, soient en rapport avec la catégorie de sujet37 ». Ce fragment me parait essentiel : Althusser y est au plus près de compléter sa critique des catégories de l’humanisme classique par une théorie des diverses modalités possibles de production de subjectivité au regard de tel ou tel type de discours, mais il y renonce finalement. L’effort critique ne débouche que sur une esquisse vague des modes de constitution du sujet considéré comme fonction de discours (le texte de 1966) ou de pratiques (en 1970). Si Althusser met en évidence les mécanismes de production du sujet nécessaires à toute idéologie – entendu qu’une idéologie constitue à titre d’effet principal des subjectivités – il réduit néanmoins le concept de « sujet » à cette seule acception idéologique et renonce donc à décrire les modes de production différentiels du sujet selon son appartenance à tel ou tel discours ou pratique. A fortiori, la question d’un déplacement positif, productif ou émancipateur, reste quant à elle inentamée. Le problème des virtualités émancipatrices dont une pensée du sujet pourrait être solidaire ne fera jamais sens pour Althusser : l’émancipation est toujours l’affaire des masses engagées dans une lutte de classes, elle ne peut s’adosser à une notion en son noyau idéologique.
c) Au-delà d’Althusser : corps et subjectivation (Rancière et Badiou)
28Alain Badiou a parfaitement mis en évidence ce point dans l’article « Althusser, le subjectif sans sujet ». Il pose à juste titre qu’« il n’y a pas et ne peut y avoir, dans Althusser, de pensée du sujet38 ». C’est que le sujet n’est pas, au sens strict, un concept : il n’est qu’une notion idéologique c’est-à-dire, si l’on va résolument au fond des choses, une pure « fonction de l’État39 ». Toute la question sera alors de savoir comment penser la politique en l’absence d’un véritable concept du sujet. Telle serait, selon A. Badiou, la difficulté que ne cesse d’affronter mais sur laquelle bute finalement la pensée d’Althusser. Il se bornerait à indiquer que la politique, si elle ne peut être l’affaire d’un sujet, est cependant liée à quelque chose comme un lieu du subjectif (signalée par des expressions présentes sous sa plume, comme « choix », « décision » ou « militant »). Penser la politique avec (et contre) Althusser ce sera donner un contenu concret à l’idée « qu’il y a du subjectif sans sujet40 ».
29Au-delà de leurs divergences, j’avancerai que les travaux d’A. Badiou et de Jacques Rancière correspondent à deux tentatives pour donner un contenu concret et positif à ce lieu du subjectif, seule solution si l’on veut continuer de penser la politique sous condition althusséro-marxienne (j’y reviendrai). C’est ce qu’exemplairement A. Badiou prescrit dans Théorie du sujet, lorsqu’il pose l’indéfectible nécessité de renouveler le concept de sujet, au moins si la politique doit être autre chose que la gestion de l’État : « Quoique le sujet ne soit ni transparence, ni centre, ni substance ; quoique rien n’atteste qu’il soit requis pour organiser l’expérience ; il n’en reste pas moins qu’il est un concept clef d’où résulte que soient pensables la décision, l’éthique et la politique41. » Mais il semble que cette phrase puisse aussi servir d’exergue au parcours philosophique de J. Rancière : on peut en effet montrer que celui-ci est tendu entre deux extrêmes, la critique fondatrice de la catégorie de « procès sans sujet », menée dans La leçon d’Althusser, s’achevant, dans La mésentente, en une conceptualisation rigoureuse de « dispositifs de subjectivation politique » où la pure « interruption » d’un état donné de l’expérience cherche sa configuration spécifique.42 Reste à spécifier la nature du passage d’Althusser à Badiou et Rancière une fois admis qu’il est, d’abord et avant tout, un essai pour penser positivement la catégorie de sujet, et pas même prioritairement les modalités sous lesquelles il est produit, comme sujet assujetti, mais encore et surtout les virtualités subversives qu’il renferme. On pourrait sans doute démontrer que ce passage s’adosse à une promotion sans équivalent chez Althusser du problème du corps – d’où le reproche que Badiou lui adresse dans Logique des mondes : la « forme » du sujet althussérien, écrit-il, « est sans corps43 ». Il faut ajouter que ce déplacement opéré par A. Badiou et J. Rancière s’indique dans leurs textes d’une élaboration à part entière de la notion de subjectivation (irréductible à celle d’assujettissement). Je me contente d’ébaucher ces deux problèmes – corps et subjectivation – qu’ont d’ailleurs en commun Badiou, Rancière et Foucault44.
30Grand ouvrage théorique de J. Rancière, La mésentente est le lieu où le « procès sans sujet » et sa critique se renversent en un essai pour définir dans sa positivité en quoi peut consister un « dispositif de subjectivation ». Ce concept est indexé sur l’opposition de la « police » et de la « politique » – la seconde étant ce qui, actualisant « la contingence de l’égalité » de tous et de chacun, défait ou interrompt les partages sensibles de l’ordre policier habituel, soit l’« ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit » et qui d’un mot « met les corps à leur place »45. « Dispositif de subjectivation politique » est ainsi le concept qui concentre les leçons de l’ouvrage : il se soutient de son hypothèse la plus radicale, une logique présupposée d’un trait égalitaire, lequel trouve ici sa coloration spécifiquement politique ; il acquiert par là une valeur proprement ontologique, puisqu’il impose « la reconfiguration du champ de l’expérience » ou du partage policier du sensible par l’émergence de « scènes polémiques46 ». C’est donc que la dimension discursive de la subjectivation politique, comme intensification des cas de litiges et matérialisation d’un tort, d’une mésentente, et dès lors multiplication d’événements discursifs, trouve en fait à s’accomplir en un travail sur les identités subjectives et, d’abord, sur les corps : « L’animal politique moderne est […] pris dans le circuit d’une littérarité qui défait les rapports entre l’ordre des mots et l’ordre des corps qui déterminaient la place de chacun47 ». Si ce sont bien des corps parlants qu’une police assigne à une place donnée en leur conférant par là une identité, la subjectivation politique, qui « désapproprie » d’une identification antérieure, est toujours déplacement des corps : la subjectivation, comme « désidentification48 », est une « désincorporation49 ».
31Dans Théorie du sujet, A. Badiou s’empare de la distinction introduite par Lacan entre « procès subjectif » et « subjectivation » pour indiquer comment un « procès subjectif » peut assurer la recomposition d’une « subjectivation » – identifiée à un acte de destruction par lequel une figure de l’excès, de son irruption dans le réel d’une situation (un lieu), supplémente la place vide que celle-ci réserve50. Le « sujet » proprement dit est alors ce qui s’articule à cette jointure de la destruction (subjectivation) et de la recomposition (procès subjectif) et témoigne dialectiquement de sa consistance : « Un sujet est ce terme qui, asservi à la règle qui détermine un lieu, y ponctualise cependant l’interruption de son effet. Son essence subjectivante est cette interruption même, par quoi le lieu, où l’essence est déréglée, consiste dans la destruction. Un sujet est tout autant ce qui fait procès de recomposer, du point de l’interruption, un autre lieu et d’autres règles51. » Je passe sur le déplacement considérable effectué par A. Badiou de ce livre à Logique des mondes : relevons simplement que ce dernier ouvrage opère un resserrage du système autour des concepts de vérité et de corps. Si une vérité est un processus qui se détache sur le fond d’une multiplicité ontologique, un événement qui fend l’ordre de l’être qui le porte sera alors dit « sujet » le corps (concept qui n’est pas seulement à entendre dans un sens « bio-subjectif52 ») qui sur cette scission se greffe pour la localiser. La greffe s’effectue selon une certaine logique, plus ou moins réactionnaire ou révolutionnaire, selon qu’elle tend à forclore ou à intensifier l’événement fondateur (sujet fidèle, réactif ou obscur). Ce qui localise et tient point par point une vérité, c’est ce qu’A. Badiou nomme précisément « subjectivation » : elle témoigne activement et permet l’identification dans ses conséquences d’une vérité. Elle est donc absolument indissociable d’un corps, qui phénoménalise dans un monde la forme de son sujet – il en est « la dimension mondaine »53.
32L’importance accordée dans cet ensemble de textes à la notion de subjectivation et corrélativement à la question du corps est remarquable. Pour J. Rancière, si le partage policier du sensible met les corps à leur place, la subjectivation politique, qui casse cette harmonie, impliquera désincorporation et incorporation nouvelle ; pour A. Badiou, le corps est rien de moins que ce qui supporte la subjectivation d’une vérité, le traitement de ses conséquences dans un monde donné. Il faudrait naturellement préciser en quelles acceptions précises l’un et l’autre entendent ce concept, et d’abord interroger son irréductibilité éventuelle à une définition bio-subjective, organiciste. Mais les suggestions précédentes permettent d’ores et déjà de boucler notre parcours centré sur le sujet en montrant, à partir de Foucault, que son mode récurrent de problématisation (tripartite) n’est pas le propre de la littérature marxienne.
d) Foucault envisagé comme symptôme (d’une pensée du sujet)
33Une lecture simplement interne de l’ensemble de l’œuvre de Foucault paraît offrir un condensé, un précipité ou une miniature, de tout ce à quoi se sont affrontés autour du sujet, avant, après ou en même temps que lui, Althusser, Badiou et Rancière. Aussi Foucault peut-il être envisagé comme symptôme d’une certaine conjoncture théorique. Dans les termes non marxiens qui sont les siens, nous pouvons facilement l’observer passer par les diverses étapes qu’apparemment ne pouvaient pas ne pas rencontrer tout qui s’intéressait alors (et aujourd’hui peut-être encore) au sujet. En effet, si la tripartition (savoir, pouvoir, soi) sous laquelle est généralement rangée l’œuvre de Foucault n’est pas fausse, il faut voir qu’elle suppose elle-même une continuité plus profonde. Sa question directrice fut toujours : « Qui sommes-nous aujourd’hui ? ». Or cette interrogation – à laquelle, on pourrait le montrer, il n’a cessé de s’affronter en élaborant toujours davantage deux concepts essentiels, ceux d’expérience et de pensée – engageait un débat serré avec les catégories de l’anthropologie philosophique, d’une part, une mise en question historicisante du sujet de l’expérience, de l’autre, le tout culminant dans la destitution de l’humanisme classique. Comprise en ce sens, la question du sujet, déployée en trois temps de son parcours, forme bien un de ses fils conducteurs possibles :
34- Le premier temps est celui d’une critique radicale (accomplie dans le sillage de Heidegger) de l’anthropologie philosophique telle qu’héritée de Kant, critique en forme d’enquête sur la condition empirico-transcendantale d’émergence de la figure de l’homme moderne, sujet d’une finitude désormais originaire54. Cette critique n’est pas séparable d’un double effort : 1) pour mettre en évidence que l’homme dont il est ici question n’a pas l’unité et la positivité que lui supposent l’anthropologie philosophique et les sciences humaines (son concept ne se dégage que sur des expériences qui sont celles de sa dissipation, la folie et la mort55) ; 2) pour repérer, dans la littérature contemporaine, toutes les expériences où le sujet écrivant fait l’épreuve de sa disparition (de sa « dé-subjectivation ») dans le langage (de Sade à Blanchot56). Sans forcer, on dira que Foucault ne mobilise ici la question du sujet que négativement : il ne la convoque que pour la détruire (voire la refouler) aussitôt ;
35- Le second temps est celui d’une réflexion sur les divers modes de constitution et de dépendance du sujet ; d’une façon générale, la neutralisation des concepts d’homme ou de sujet permet de saisir la fonction qui était la leur dans telle formation historico-discursive57. Cette réflexion s’effectue elle-même en deux temps : 1) il s’agira d’abord de voir quelles instances fonctionnelles tel ou tel discours assigne à un sujet potentiel58 ; 2) il s’agira ensuite de montrer que les discours, même déterminés comme pratiques ou matérialités, doivent eux-mêmes être rapportés au champ de la pratique proprement dite59 : produire un sujet, ce n’est plus seulement réserver une place, dans le discours, où celui-ci viendrait se loger, c’est discipliner un corps empirique, c’est assujettir (classer, mesure, placer, comparer) des individus membres d’une population60, etc. La critique de l’anthropologie classique se prolonge donc en une analyse des modes de production de l’assujettissement (que Foucault parfois nomme aussi « objectivation61 ») de l’individu ;
36- Le troisième temps est pour montrer que les procès d’objectivation, les modalités de l’assujettissement, n’affectent pas une matière malléable, une pure passivité, que la production de la subjectivité ne s’effectue pas à la façon d’un cachet s’imprimant dans la cire, mais qu’elle met en jeu, du côté de l’individu, une volonté et, pour tout dire, une liberté.62 C’est ce que Foucault, dans le cadre d’une réflexion sur le gouvernement de soi et des autres (donc sur les rapports de pouvoir), observe via l’analyse des modes de constitution éthique du soi par le biais d’exercices et de techniques appliqués à soi-même.63
37Le troisième moment est-il celui où sujet devient enfin synonyme de subversion ? Les pratiques de soi équivalent-elles à des pratiques de résistance ? Naturellement non. Le rapport à soi, les exercices sur soi peuvent aussi bien être les moyens d’une domination violente que des outils pour une expérimentation alternative au regard de la norme dominante d’un champ donné de l’expérience – comme Foucault le note on ne peut plus clairement, « les mêmes événements et les mêmes transformations peuvent se déchiffrer aussi bien à l’intérieur d’une histoire des luttes que dans celle des relations et des dispositifs de pouvoir64 ». Il semblerait même (Foucault y insiste, Judith Butler a tenté de l’établir par le recours à la psychanalyse65) que la première condition de l’assujettissement se loge dans le rapport du sujet à lui-même (support d’une reprise en première personne de la contrainte de la loi). Foucault n’oppose donc pas la contrainte à la liberté : l’existence d’une marge de liberté est à l’inverse une condition minimale pour l’exercice d’une contrainte. Et aucune résistance – probabilité guère plus probable que ce qui la contrarie – ne vient s’opposer du dehors à une expérience normale quelconque : elle lui est intérieure et est en droit strictement contemporaine de ses déplacements, sur lesquels elle rétroagit. Nous verrons bientôt que ce mouvement d’oscillation perpétuelle est précisément ce que Foucault nomme « politique » – ce dont se souviendront, on le sait déjà, les auteurs de l’Esquisse.
38 Reste que la façon dont Foucault prolonge la critique des catégories anthropologiques classiques permet de rassembler ce qui précède tout en marquant sa différence. Le travail de réduction critique (de destitution) auquel est soumis le sujet aboutit ici d’un côté à une pensée différentielle des modes divers de dépendance et de constitution du sujet compris comme fonction de discours et de pratiques (pratiques discursives) ; et, de l’autre côté, son travail tente d’approcher ce que réserve comme possible création à nouveaux frais du soi la constitution de soi dans la forme de l’objectivation.66
39Je voudrais cependant conclure et systématiser la recherche précédente, axée sur la question du sujet, en disant que, d’Althusser à Foucault, seules trois routes de réflexion théorique sont encore ouvertes après la critique de la philosophie classique du sujet :
401. L’analyse descriptive des procès normaux de production du sujet, soit l’« assujettissement » : l’assignation d’identités à l’individu67 par le biais de la construction de fonctions-sujets attachées à tel ou tel segment de l’expérience68. Nous savons que d’être matériels les processus segmentant l’expérience assujettissent l’individu à des discours et à des pratiques (rituels pratico-discursifs) et qu’ils se soutiennent primordialement du rapport du sujet à lui-même ;
41L’analyse descriptive des procès anormaux de production du sujet (en « mauvais sujet », selon l’expression d’Althusser), qui se dédouble :
422. Selon sa phase négative de « désubjectivation » ou de « désidentification », correspondant à un investissement de l’écart modificateur que réserve une rupture de l’expérience, il pourrait condenser en lui acte d’interruption et mouvement de transformation (en termes marxiens : abolition et transition) d’un état donné de l’expérience ;
433. Ensuite selon sa phase positive, de « subjectivation » proprement dite, comme reconfiguration temporellement consistante quoique finie de ce qui fut détruit, au service d’un état nouveau de l’expérience.69
44Ce qui précède prescrit encore ceci. Le jeu de va-et-vient constamment repéré entre l’« expérience » et le « sujet », la contemporanéité nécessaire de leurs transformations ou encore – exemplairement – le rapport idéologie (matérialisée dans des appareils d’État) / inconscient (instance de l’appareil psychique), imposent que chacune des trois voies de réflexion soit décrite selon une double perspective (qui n’est dédoublée que par abstraction) :
45
46a) une analyse des lieux et des occasions matériels où passent « objectivement » processus d’assujettissement et de (dé)subjectivation ;
47b) une analyse de ce qui dans l’individualité offre « subjectivement » prise aux processus d’assujettissement et de (dé)subjectivation.
48Autrement dit, il faut savoir 1. a) ce qu’est et comment circonscrire une expérience, générale ou restreinte (un champ), une pratique ou un discours, mais du même coup 1. b) un corps, une vie psychique, un usage de la parole ; et corrélativement, 2. & 3. a) ce qu’est et comment circonscrire et intensifier un changement objectif, une modification de notre expérience, mais aussi 2. & 3. b) les vecteurs de transformations subjectives, corps collectif, trouée de la vie psychique, événement discursif. Toute tentative de réduire la pensée philosophique française des années soixante et ses prolongements à une déconstruction de la catégorie de sujet ne pouvant s’achever qu’en un retour en forme d’allégeance à son concept classique apparaîtra désormais telle qu’en elle-même : une opération strictement idéologique et, en deux mots, parfaitement frauduleuse70.
49[Fin de la première partie]
3. Figures de l’épistémologie : pensée, rupture, totalité (Althusser et Foucault)
a) Pensée et idéologie
b) Discontinuité et écart
c) Travail critique et réflexion
d) Temporalité, totalité et politique
4. Politisation et finitude (Balibar)
5. Vers une politique d’après la finitude
Conclusion
Voetnoten
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Over : Thomas Bolmain
Thomas Bolmain est philosophe, chargé de recherches F.R.S-FNRS (ULg). Ses principales recherches et publications portent sur la critique kantienne, la pensée dialectique, leur histoire et leur actualité, en particulier du point de vue de la philosophie (politique) française contemporaine.