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Anschlag. Interlude subversif. Pour une carte du mouvement étudiant allemand des années '60
1Anschlag est le journal ou appareil théorique de la Subversive Aktion, dont paraissent trois numéros entre 1964 et 1966. La Subversive Aktion est un groupuscule d'activistes qui s’est bâti sur les cendres du groupe SPUR, la filiale allemande de l’Internationale Situationniste, et qui se constitue en réseau de micro-cellules de Munich à Berlin en passant par Stuttgart, Frankfurt am Main et Nürnberg. En dépit de sa courte histoire, ce groupuscule joue un rôle important dans le déclenchement du mouvement étudiant allemand des années 60. C’est en fait dans la micro-cellule de Berlin-Ouest de la Subversive Aktion que deux de ses meneurs, Rudi Dutschke et Bernd Rabehl, s’engagent dès leur arrivée en RFA ou que Dieter Kunzelmann conçoit le projet de la Kommune. Mais ce n’est pas la seule raison. Comme le suggère Wolfgang Kraushaar, la parabole de la Subversive Aktion et ses mots d’ordre semblent contenir en puissance le prisme d’intelligibilité du mouvement anti-autoritaire.1 Afin de développer cette hypothèse sous la forme d’une cartographie, nous avons choisi Anschlag et sa polyvalence étymologique respectivement comme sujet et comme fil conducteur à son introduction.
2Anschlag en allemand a essentiellement la signification de « coup » ou « frappe » qui se décline dans le langage courant selon deux usages principaux qui nous semblent être très significatifs afin de tracer une carte du mouvement étudiant allemand2 : Anschlag comme Aushang ou Plakat, c’est-à-dire « affiche » ou « pancarte » et Anschlag comme « attentat ». C’est entre ces deux pôles que nous tenterons de tracer une mémoire vivante du mouvement et des courants qui le composent, pour ainsi les décrire de l’intérieur, dans leurs « se-faire » mouvement. Or, lorsqu’on nomme un journal militant Anschlag, on joue consciemment sur cette ambivalence et on se positionne plus ou moins consciemment dans une dynamique qui dégage une certaine ambiguïté par rapport à ce qu’on fait et ce qu’on veut faire, ce qui est propre à un espace flou qui s’ouvre entre deux pôles, un haut et un bas, comme ses formes-limites d’expression. Dans le cas de la Subversive Aktion et de son organe d’expression et de diffusion, il faut ajouter que ces points-limites sont eux-mêmes flottants et ouverts à une modification qui est inscrite dans son Lebensmotto : der Sinn jeder Organisation ist ihr Scheitern, « le sens de toute organisation est son échec », c’est-à-dire son dépérissement, ce qu’on pourrait entendre également comme « transcodage » et qui a affaire avec un certain devenir. Or, à partir de là, il me semble possible de saisir Anschlag essentiellement comme une machine de guerre (ou comme une entreprise) nomade. En occupant et constituant cet espace d’ambiguïté propre à son mot d'ordre, la Subversive Aktion en tant qu’action libre ambitionne de produire sur le champ social des oscillations à intensité variable entre ces deux points limites. Entendons par là qu’en y participant on s’engage à « frapper » l’opinion publique par des affiches provocatrices3, par des articles qui renvoient dans l’imaginaire à des attentats virtuels qui peuvent être, comme cela s’était passé, des jets de tomates révolutionnaires4 lors de la manifestation contre Tchombé, et qui peuvent être également, comme ce sera le cas plus tard, tout en transformant le plan d’action et d’organisation, des incendies5, puis de véritables attentats terroristes, des coups de feux et des bombes sans ou avec victimes6, jusqu'à des détournements d'avions7 ou à des condamnations à mort et à des suicides8. Mais, à la base, ces actions veulent créer des espaces de réflexivité, élargir, propager des foyers de contestation en engageant une lutte contre les moyens de communication traditionnels et contre l’ordre établi, construire des espaces publics qui se diront « oppositionnels9 », mobiliser et activer des dynamiques d’émancipation, et constituer des vecteurs de transformation sociale et politique ouverts à d’autres connexions. C’est un agir qui devient le devenir-multiple du « nous » engagé dans l’action, qui se construit dans la conscience collective du groupe, des cercles d’appartenance et résonance (son public potentiel saisi à la fois comme bassin potentiel d’activistes) et de l’opinion publique à travers une production qui dépasse et recentre les individus mobilisés sur leur interaction dans le travail collectif, et cela aussi bien dans l’élaboration théorique que dans l’occupation concrète d’espaces, que ce soit dans l’université, dans la rue, dans la presse, etc.
3Mais pour tracer la carte des « lignes d’erre10 » de ce chariot nomade, sur lequel montent ces jeunes aventuriers métropolitains, et saisir le sens de cette organisation qui vise son propre échec en tant que telle, et qu’on peut considérer (à l’échelle micro-politique) pour le dire avec Alain Badiou comme une tentative d’une politique « comme figure et combinaison active, ici et maintenant, de ce que par quoi l’homme est en capacité d’autre chose11 », on doit rappeler la différence que Deleuze et Guattari établissent entre une machine de guerre nomade et une machine de guerre au service d’un appareil d’État. Cette dernière fait de la guerre son objet. La mobilisation d’une machine de guerre nomade s’actionne en revanche dans les interstices d’un espace strié, sur des lignes molaires, c’est-à-dire des mœurs instituées, en installant un espace troué qu’elle produit et occupe. Ces lignes molaires se présentent ici sous la forme de véritables quadrillages militaires et normes de conduite (conformisme), une règlementation des destins individuels que l’autorité publique impose à travers une distribution des rôles et des compétences, et une manipulation des évènements d’actualité et des ambitions individuelles, en déployant ses appareils idéologiques et des actions répressives de gradation différente12. Ces dernières diffèrent en fonction de possibles connexions de la mobilisation nomade à l’échelle micro-politique avec d’autres dynamiques, et du coefficient de leur déstabilisation potentielle aussi bien sociale que politique à niveau local, national ou international (moment de passage potentiel entre devenir-subversif et devenir-révolutionnaire). Ces mobilisations nomades et leurs effets de déstabilisation sont détectées par les appareils d’État, les institutions et leurs organes de pouvoir, sous la forme d’alerte ou alarme déclenchant des interdictions à l’action et aux manifestations – qui ont leurs corrélats pour la dynamique subversive dans une série de seuils et des effets-seuil – avec la caisse de résonance de la presse, et elles deviennent ainsi l’objet de prévention et répression violente (devenir-subversif/interpellation policière). Il s’agit à la base d’un mouvement moléculaire sur des lignes molaires imposantes qui, dans l’Allemagne de la soi-disant époque Adenauer, se condensent de façon explosive comme les failles des continents qui s’entrechoquent : guerre froide et question du tiers-monde, fascisme et anti-fascisme, impérialisme et décolonisation, grande coalition et Allemagne divisée, avec Berlin l’ancienne capitale divisée par le mur entre l’Est et l’Ouest, en générant des colonisations et dé-colonisations intérieures.
4Le renvoi à l’oscillation contenue dans Anschlag – en faisant ici valoir sa signification d’amplitude – permet de court-circuiter d’emblée le modèle d’une ligne où les points de départ et d’arrivée font oublier « l’entre-deux » en faveur de l’idée d’une escalade, d’une progression mécanique, à savoir naturelle et inéluctable, entre l’affiche provocatrice et l’attentat terroriste, entre SPUR et la RAF en passant par la Subversive Aktion13. L’oscillation nous permet de nous concentrer sur ce qui passe entre les deux, le milieu, l’action et le surplus, c’est-à-dire l’excès qu’elle produit et qui devient la base pour relancer ses actions, construire une auto-conscience collective, produire une durée (des lignes de consolidation) dans la dynamique multiple et gagner de l’espace lisse sur un équilibre toujours précaire et ouvert à l’échec, selon des modalités qui risquent à tout moment de devenir militaires, de se strier soudainement ; lorsque la machine de guerre étatique décide de se déployer contre ces foyers de contestation selon les formes qui lui sont propres ou lorsqu’elles-mêmes reproduisent ou miment les organismes traditionnels ou les révolutions échouées. On voit par là que la vitesse et la capacité de réaction, déplacement et connexion, sont des facteurs fondamentaux dans ce type de lutte (passage de l’être-objet au devenir-sujet, ce qui a son corrélat dans le maintien de l’initiative subversive). On pourrait dire qu’Anschlag décrit précisément et de façon paradigmatique, un espace d’action libre « entre deux », non pas comme passage de l’un à l’autre de ses points d’extension maximale, qui pourraient être saisis dans le cadre d’un rapport de cause-effet, à savoir comme ligne condensée dans le point terminal comme sa cause finale, mais essentiellement comme oscillation à intensité variable, qu’on peut saisir plutôt comme vibration qui crée des résonances, et qui se produit comme agencement c’est-à-dire comme « croissance des dimensions dans une multiplicité qui change nécessairement de nature à mesure qu’elle augmente ses connexions »14. Anschlag est un slogan par lequel on pense et produit des actions capables de construire de la conscience contestataire, il renvoie directement à une action à travers des sensibilisations, des analyses, des discussions qui s’attaquent à certains points sensibles des lignes molaires de l’État de droit des démocraties occidentales, pour dénoncer des contradictions entre ce qu’il fait et devrait faire (ou dit de faire par ses « fonctionnaires » déresponsabilisés à la manière de ceux au service du Troisième Reich), entre les pratiques et les signifiants des valeurs sur lesquels ils basent et légitiment leur pouvoir15. Ces actions travaillent sur et autour de la ligne flottante entre légalité et illégalité, ou de deux blocs imposés d’une dialectique mortifère (autorité publique/criminels, public/privé, est/ouest), par des actions et provocations empruntées à des modalités propres aux performances situationnistes des avant-gardes artistiques, en les politisant et en les rendant subversives. Ces actions engagent une confrontation non immédiatement guerrière avec l’appareil répressif d’État, mais se produisent comme une occupation trouée d’espaces d’existence, comme renversement d’une apparente faiblesse en des points de résistance et de force antagoniste. Par cette mouvance, celles et ceux qui sont engagés peuvent évidemment à tout moment dépasser les rivages légaux, les déborder dans une dynamique qui les amène, au-delà de toute dérive possible, à une re-définition de leurs modalités existentielles par des processus de déterritorialisations et conséquentes territorialisations de leur être citoyen et leur être militant en projetant et en traçant de nouvelles frontières d’appartenance qui ne correspondent plus à celles données objectivement et incarnées par le mur de Berlin. Cette mouvance déclenche des réactions policières (de l’amende à l’arrestation, de l’interpellation d’un individu à la répression ou interdiction d’une manifestation, de l’évacuation d’une faculté à la chasse des militants comme bandits ou délinquants communs armés d’affiches avec une prime pour les délateurs, informateurs etc.), mais elle produit également des espaces de réflexivité (multiplication de séminaires et de groupes d'étude à la FU), de convergences (Congrès Vietnam), des expansions (SDS)16, des expérimentations (la Kommune I et II), des dérives telle que la formation des foyers de lutte armée (les tupamaros de Berlin ou du 2 juin), des exclusions et décrochages des individus qui en font partie, et des ruptures dans les groupes qui s’y connectent ou qui en sont investis (SDS).
5La mouvance Anschlag fonctionne essentiellement comme rhizome, entreprise de mobilisation et de coagulation ou connexion de forces hétérogènes par vagues successives d’action subversive (rythme) avec des changements de vitesse que l’on peut reconduire à des évènements, ou des interpellations, à des injections théoriques ou surdéterminations qui sont en relation avec des traductions ou circulations des écrits de conjoncture (p. ex. Fanon, Che Guevara, Castro dans le deuxième numéro de Kursbuch), modalités d’action et problématiques présentes à l’échelle planétaire, qui se sont affirmées ailleurs et qui sont réceptionnées en Allemagne tout en ayant un impact propre (guérilla)17, dans la mesure où le signifiant de mots d’ordre et leurs effets de résonance changent selon le moment et les contextes sociaux et locaux, tout en permettant en même temps aux militants de connecter leurs expressions et d’inscrire la dynamique de leurs actions subversives au sein d’un front d’émancipation mondial, donc de se voir engagés dans une lutte internationale et de la théoriser comme telle (FLN).18
6Le problème qui réside dans l’interprétation du développement du mouvement comme une ligne entre un point choisi comme début, l’affiche, une manifestation ou une provocation, et l’attentat terroriste, est l’effet d’unir et de réduire, c’est-à-dire de couper cet ensemble d’oscillations en les privant de leur vitalité et de leurs virtualités, tout en fixant la dérive terroriste comme le seul résultat possible (ou cohérent) c’est-à-dire comme l’issue inévitable dès son déclenchement. Pour contrer l’univocité de cette lecture et l’ampleur de son effet idéologique qui sombre sur notre présent en justifiant d’inquiétantes mesures préventives de la part de l’appareil répressif, il est fondamental de comprendre l’importance de l’impact de l’action de la police qui opère comme armée, fiche et interpelle l’opposant comme agent étranger, ennemi intérieur, Staatsfeind et impose au mouvement la logique du conflit armé. Cette série d’opérations gomme toute la vitalité des mobilisations et nous prive de la perception de son « se faire fleuve » avec ses lignes d’errance, elle efface toutes les virtualités et matérialités que ses agencements et inter-agencements dégagent à travers et au-delà des individus qui les composent et qui l’innervent en décrivant des paraboles individuelles et collectives qui y passent et qui les dépassent en tant qu’individus interpellables par la justice officielle, qui les changent, les forment sur des lignes de fuite en quête de possibilités d’une autre vie. Dans son devenir mouvement, dans les changements de vitesse qui sont parfois voués à la dispersion et à la décomposition, jouent un rôle essentiel les actions de répression par la presse bourgeoise, avant tout Springer, où l’affiche subversive se détourne en affichage public des porte-parole du mouvement, et mobilise contre eux non seulement les agents et les forces de police, mais aussi une partie consistante de l’opinion publique et des citoyens qui réclament leur bürgerlichen Frieden. L’action subversive déclenche des réactions démesurées par les Appareils répressifs d’État. Nous pouvons interpréter cet excès, cette démesure, comme indice de son inadéquation et de son irrationalité : le 2 juin, avec l’assassinat de Benno Ohnesorg après la répression de la manifestation contre la visite du Chah, l’attentat sur Rudi le rouge. Ce n’est pas non plus une production mécanique, mais il est difficile de méconnaitre le lien entre l’attentat sur Dutschke et les caricatures dont il fut l’objet depuis des mois sur les journaux où on le présentait comme un bolchévique, comme un agent de la RDA ou même comme un nazi ou Bürger-Schreck19. Mais on doit comprendre en même temps que ce rapport conflictuel avec la presse constitue pour les activistes un front fondamental dès le début jusqu'à la fin du mouvement. La lutte des militants est une lutte pour la visibilité de leurs instances, sous la forme de contre-interpellations aux journalistes à faire ce qu’ils devraient faire : critiquer, donner les éléments aux citoyens afin qu’ils se forment librement une opinion, briser le silence face aux contradictions de la société ou même sortir de la théorie critique en tant que pratique théorique sans action et donc stérile. De surcroît, il faut souligner que le fait que les premiers morts aient été dans le camp étudiant aura forcément quelques conséquences sur l’ampleur du support à la RAF au moins pour ceux de la première génération.
7Lorsque nous tâchons de tracer cette carte, il nous faut alors prêter énormément d’attention à la question de l’adéquation du moyen au but, aux variations d’intensité qui changent les critères d’adéquation des camps que Anschlag connecte et informe. Mais insistons davantage sur l’oscillation. Dans le langage scientifique, Anschlag signifie « amplitude », c’est-à-dire indique la mesure scalaire (une coordonnée) d’un nombre positif caractérisant l’ampleur de l’oscillation d’une onde par rapport à sa valeur moyenne. Retenons : l’extension d’une onde et l’ampleur d’une oscillation et disons tout de suite qu’on peut parler d’amplitude « moyenne » (ce qu’on peut traduire par « indice d'action subversive » ou « signature »20), « maximale » (la mesure de la force de frappe et de mobilisation actuelle), « efficace » (tenseur), « de crête à crête » (points limites d'expression). En outre, en physique quantique Anschlag indique également un vecteur composé d’un module et d’une phase, qui peut être représenté par un nombre complexe (deux coordonnées). Le carré du module de cette amplitude est assimilable grosso modo à une probabilité de détection de la particule en un endroit et là on peut voir le fonctionnement de la détection par l’appareil policier. Une détection qui devient vite interpellation policière et détention, une mesure souvent démesurée employée par l’appareil d’État face au mouvement et à ses meneurs (pensons à la manifestation-promenade et l'arrestation de 24 promeneurs dont deux seulement du SDS, parmi lesquels Rudi Dutschke21).
8L’enjeu de cette tentative est d’essayer de raconter un moment du mouvement allemand autour de son déclenchement comme segment historique, le dés-objectiver comme strate, afin de raconter certains de ses devenirs et construire des analogies avec notre actualité par des renvois qui en soulignent également les différences, de comprendre le fonctionnement d’une entreprise collective, d’un Atelier Théorique de Groupe et l’alimentation d’une dynamique d’action vers l’espace utopique d’une révolution à venir, d’un se faire révolution de la manière de faire politique, d’analyser le vecteur d’une phase pré-révolutionnaire, pour comprendre une modalité d’actualisation et de position de l’hypothèse – ou utopie – communiste avec le but d’en tirer quelques leçons, ne fût-ce que sous forme négative, celle d’éviter des reproductions mécaniques d’un certain échec.
9Anschlag est pour nous le nom propre d’une dynamique qui décrit un devenir multiple, une multiplicité des devenirs. Littéralement, il signifie également « activer », donc activation comme acte qu’on peut rapprocher d’un déclic, au sens de frapper sur la machine à écrire mais également d’allumer, de démarrer un engin électronique, une voiture, une machine de guerre. Dans ce sens, on veut l’analyser comme activation du mouvement, comme un point significatif de son commencement. Mais comme le souligne Wolfgang Kraushaar, Anschlag signifie également le toucher d’un instrument qui renvoie à une série mélodique, comme un pianissimo ou un crescendo ou bien à une association d’idées. Dans les textes de de la Subversive Aktion, ces associations se rapprochent d’un patchwork où s’injectent – parfois de façon brute – des longues citations des auteurs qui sont lus à cette époque par les activistes subversifs, comme Marcuse, Guevara, Bloch, Adorno, Luxemburg, etc. Il s’agit de textes rédigés par des jeunes pas encore dressés par l’appareil universitaire à l’écriture scientifique. Ce sont des textes souvent idéologiques, non dans le sens doctrinaire mais plutôt d’inachevés comme propositions théoriques parce qu'ils sont en quête d’une théorie adéquate à leur actualité. Ils sont ouverts à une pratique qu’ils veulent nourrir davantage et qui en constitue le point d'arrivée et de départ, leur point de vue dynamique. En ce sens, on a affaire à des véritables écrits de conjoncture.
10Dans ce patchwork, on peut voir émerger aussi des lignes de consistance ou de consolidations, des motifs ou des ritournelles qui varient et qui se développent à travers des discussions parfois polémiques internes au groupe (contre-points) comme celles qui accompagnent la rédaction des articles entre le premier et le deuxième numéro d’Anschlag. Entre autres, une ligne particulièrement significative est la confrontation et l’étude de la conjoncture de l’après-guerre des années 20 qui constituera le sujet de thèse de Dutschke22 et Rabehl23. Dans leur élaboration, la question des mémoires de lutte trouve son plan d’inscription et de problématisation, la théorie est utilisée pour comprendre le monde et se comprendre dans ce monde au sein d’une dynamique de lutte, la nécessité de reprendre un fil coupé avec la tradition révolutionnaire oubliée, qui s’accompagne du désir de refuser cette théorie révolutionnaire qui n’amène qu’à des échecs. Mais, loin d’être sectaire, cette discussion est toujours ouverte à l’actualité et aux développements sociaux et politiques, il s’agit de trouver (collectivement) un degré d’efficacité à mesurer en fonction de l’impact des actions mises en place, des effets sur les lecteurs, spectateurs, et de la manière dont l’action est décrite et commentée dans la presse bourgeoise et prolétarienne.
11C’est par rapport à la polyvalence et ambiguïté propres à Anschlag ainsi décrite que les textes du journal Anschlag et les discussions qui l’accompagnent, donnent quelques pistes pour décrire de l’intérieur le mouvement étudiant allemand des années '60, décrire son devenir mouvement, donc le processus de son se faire mouvement. Cette polyvalence permet de saisir son espace d’intelligibilité à travers l’analyse des significations surdéterminées qui en définissent l’espace d’existence et de pensabilité, de sa façon de passer à l’histoire, et de devenir un nom, un objet, une conjoncture : celle de la deutsche Studentenbewegung des années 1960. On doit comprendre les articles comme des écrits de conjoncture, où les contradictions qui les forment composent la tentative d’une politique à inventer parce qu’elle ne peut plus s’actualiser dans les organisations traditionnelles désormais intégrées à l’Appareil d’État.24 Il s’agit de comprendre la dynamique de ce mouvement en dégageant les moments qui en définissent les points d’intensité, de l’affiche au journal qui porte ce titre, de l’attentat au pudding de la Kommune I à l’attentat sur Dutschke et au premier attentat, l’incendie du grand magasin Kaufhof à Francfort qui constitue l’acte de naissance de la RAF et, à partir de là, voir démarrer une autre histoire incompréhensible à la fois dans et sans le mouvement, sans savoir ce qui s’est passé, sans comprendre le changement de la signification des énoncés, des cibles, sans rendre compte du transcodage du conflit et des armes à employer au fur et mesure d’une transformation de formes des luttes, de leur radicalisation due en partie aux conflits que le mouvement engage contre les appareils des partis, des syndicats, des gouvernements. Un transcodage qui nous montre bien comment une ligne de fuite peut devenir ligne de mort.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Marco Rampazzo-Bazzan
Marco Bazzan est docteur en philosophie et histoire de la pensée politique, membre du Groupe de Recherches Matérialistes et de la J-G. Fichte Gesellschaft internationale. Ses recherches portent en général sur l’histoire de la pensée politique moderne et contemporaine et en particulier sur l’idéalisme allemand, le marxisme et les luttes de libération dans le Tiers-Monde. Il est en outre membre du comité éditorial des Cahiers du GRM, des comités scientifiques de la collection Bibliothèque de Philosophie Politique et Sociale, et des revues Ubuntu et Interpretationes. Page personnelle : http://independent.academia.edu/MarcoRampazzoBazzan.