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Version PDF originale1Les ouvrages de Frédéric Lordon ont offert ces dernières années un éclairage nouveau sur « la politique », c’est-à-dire aussi bien sur la forme-État et ses dérivés, que sur les différentes figures prises par le mode de production capitaliste – en fonction desquelles la forme-État prend sens – et sur les régimes d’affectivité qui, à un niveau micro-politique, déterminent les rapports interindividuels « moléculaires » et surdéterminent les organisations « molaires » qui les ordonnent et qu’ils investissent.
2Cette entreprise, Lordon la mène depuis La politique du capital au moins (2002), qui propose une analyse des mécanismes de la finance et du capitalisme en régime néolibéral à partir d’une étude de cas : le combat à coup d’OPE qu’ont mené entre elles trois banques françaises (Paribas, BNP, Société générale) à la fin des années 19901. Dans cet ouvrage, Frédéric Lordon prenait appui sur la conceptualité spinoziste pour donner à comprendre les logiques de puissance à l’œuvre dans ce combat et, plus largement, les affects mobilisés par le régime néolibéral. De L’intérêt souverain (2006) jusqu’au récent La société des affects (2013) en passant par Capitalisme, désir et servitude (2010), il a développé ces intuitions motrices pour proposer une « anthropologie économique spinoziste », parfois présentée également comme un « structuralisme des passions », qui vise à remplir un triple objectif : construction de schèmes théoriques susceptibles de saisir, au niveau systémique comme au niveau des actions singulières, au niveau des structures comme au niveau des opérations, la singularité du capitalisme en régime néolibéral en tant qu’il est déterminé en profondeur par le monde de la finance ; élaboration d’une typologie du capitalisme comme forme sociale, typologie capable de restituer les principes des différents âges du capital et de rendre intelligible son histoire, dans un horizon enrichissant la critique de l’économie politique marxiste de la philosophie spinoziste du conatus ; problématisation anthropologico-politique des jeux de la domination – ou des types de rapports de forces – à l’œuvre dans les sociétés humaines.2
3Une telle entreprise, déployée sur plusieurs fronts, mais s’engageant également à penser ses propres limites3, ne pouvait manquer d’interroger la philosophie politique. Pas seulement parce que Lordon y trouve des matériaux qu’il emprunte dans des perspectives qui lui sont propres – ce qui constitue déjà une raison suffisante –, mais aussi dans la mesure où les travaux de Lordon, pour ainsi dire au-delà de leur part philosophique explicite, constituent une problématisation originale de la réalité socio-politico-économique de notre temps, et recèle ainsi une teneur conceptuelle qui déborde de très loin les relectures de Sénèque, Spinoza ou Deleuze proposées par L’intérêt souverain ou Capitalisme, désir et servitude.
4Issu d’une journée de rencontre avec l’auteur autour de ses travaux, en avril 2012 à Liège, ce numéro de Dissensus propose donc un ensemble de problématisations des thèses et des hypothèses avancées par Frédéric Lordon sur les terrains philosophiques, socio-économiques ainsi que sur les stratégies discursives qu’il mobilise dans ses différentes modalités d’intervention : problématisations, au double sens de ce que Lordon permet d’interroger et de mettre en question dans la pensée d’autres auteurs, dans les opérations matérielles du monde de la finance et de la politique, ou encore dans les formes d’expression et de mises en scènes qui accompagnent la domination idéologique du capitalisme néo-libéral, d’une part ; et de ce qui, d’autre part, persiste dans son travail comme impensé, voire impensable, c’est-à-dire des limites qui rendent ses recherches à la fois pertinentes et, dans cette mesure, discutables. C’est au prolongement d’une telle discussion « dissensuelle » entamée oralement à Liège en 2012 que s’attachent les différents articles de ce numéro.