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- N° 6 (juillet 2016)
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Critique du capitalisme néolibéral et travail rhétorique chez Frédéric Lordon : un discours d’affectation.
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1Les ouvrages de Frédéric Lordon ont offert ces dernières années un éclairage nouveau sur des mécanismes de la finance et du capitalisme en régime néolibéral, en vertu de la place centrale qu’ils accordent aux affects. Depuis L’intérêt souverain (2006) jusqu’au récent La société des affects (2013) en passant par Capitalisme, désir et servitude (2010), F. Lordon explore les ressorts et enjeux théoriques d’une « anthropologie économique spinoziste », voire d’un « structuralisme des passions », dans le but de rendre intelligible non seulement les structures et les opérations du monde de la finance, en particulier dans le domaine bancaire, mais aussi les formes historiques adoptées par le mode de production capitaliste en tant qu’il est porteur d’organisation sociale et, plus largement encore, la structure fondamentale de la domination dans les sociétés humaines1. Les recherches de F. Lordon, appuyées sur la philosophie du conatus de Spinoza, proposent ainsi simultanément un renouvellement de la critique de l’économie politique telle que Marx l’avait inaugurée dans Le Capital et la construction d’un nouveau modèle d’intelligibilité de la domination sociale.
2Il est frappant que cette triple entreprise – analyse de la finance, analyse du capitalisme, analyse de la domination – soit doublée d’une attention portée au discours même qui la développe. On peut repérer une telle attention dans la pluralité des genres de discours qu’investit F. Lordon : ouvrages « savants » ou « universitaires », mais aussi courts essais engagés aux éditions Raisons d’agir, articles de presse dans Le Monde Diplomatique notamment, tenue du blog « La pompe à phynance » sur le site du même journal, et même pièce de théâtre récemment adaptée au cinéma, D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes, et en alexandrins2. Diversité de genre entre les différents types de textes, donc. Diversité interne à chacun de ces textes, aussi : le lecteur de F. Lordon se trouve toujours à cheval sur plusieurs codes rhétoriques dont joue l’auteur dans un même ouvrage. On pourrait bien sûr tenir cette double diversité pour la simple conséquence du talent d’écriture de Lordon, ou d’un plaisir pris par l’auteur à jouer du langage et des ethos qu’il construit. Le présent article propose, au contraire, de considérer cette diversité comme le résultat d’un véritable travail sur les modalités rhétoriques du discours critique sur le capitalisme financiarisé, qu’il faut articuler aux principaux postulats de sa théorie sociale. L’hypothèse défendue sera, précisément, de considérer qu’il y a une construction rhétorique qui participe de l’entreprise critique et, du même coup, qui s’inscrit comme un geste politique dans une « société des affects ».
1. Discours et affects
3Il convient d’abord de remarquer que l’analyse du rôle cardinal rempli par les affects dans le capitalisme financiarisé s’articule chez F. Lordon à une analyse du discours de la finance, de sa fonction et de ses effets. On peut rappeler que c’est sans doute chez Aristote – fondateur de l’édifice théorique de la rhétorique occidentale – qu’il faut chercher la première véritable théorie sociale des passions, en lien direct avec une théorie du discours. Roland Barthes voyait en Aristote « le patron rêvé d’une sociologie de la culture dite de masse3 », en ce qu’il plaçait au cœur de l’entreprise de persuasion la prise en compte des grandes topiques affectives (colère/calme, haine/amitié, etc.), conçues comme des éléments du « langage général d’autrui4 ». Pour Aristote, montre Barthes, les sentiments (pathè) sont « les affects de celui qui écoute (et non plus de l’orateur) tels du moins qu’il les imagine5 » ; et l’opérateur central de ce langage d’autrui qu’est l’imaginaire, constitutif des affects eux-mêmes, c’est le discours. Sans doute F. Lordon ne se revendique-t-il d’aucun aristotélisme, ni d’un héritage barthésien. Mais son spinozisme l’engage à comprendre les affects depuis l’imaginaire, ou le premier genre de connaissance, dans lequel ils sont éprouvés ; il le conduit également à penser la présence de l’autre dans le processus d’individuation affective, en insistant sur la théorie de l’imitation des affects comme dimension à la fois génétique et structurale des rapports sociaux6.
4Reste que F. Lordon ne théorise pas à proprement parler le rôle qu’y joue le discours, auquel il donne pourtant toute sa place dans ses analyses des structures institutionnelles de la finance7. Barthes nous permet de comprendre le geste analytique de Lordon : c’est que les passions, en tant qu’elles sont prises dans l’imaginaire et qu’elles enveloppent une dimension mimétique, sont d’abord « ce que l’on en dit », endoxai, « intertextuel pur » ou « citation »8. En ce sens, le retour des facteurs pathémiques dans la théorie sociale doit s’accompagner d’un retour au cadre rhétorique dans lequel ces passions trouvaient leur place originelle. Autrement dit, la mise en lumière des structures affectives dans lesquelles sont saisies les actions humaines ne peut faire l’économie d’une théorie de l’efficace sociale des discours qui parlent ces affects et leur donnent la consistance de croyances9.
5C’est bien ce que fait F. Lordon à propos de la finance. Au sein des structures institutionnelles de pouvoir du capitalisme financiarisé, il y a un discours de la finance. Son efficace tient à ce qu’il apparaît comme le simple relais transparent d’une vérité objective, celle des « marchés », alors même qu’il la configure comme une vaste scène passionnelle. C’est à réexhumer cette configuration que s’emploie F. Lordon, moins en dévoilant les opérations de mystification à l’œuvre dans le discours de la finance, qu’en le rapportant aux logiques passionnelles élémentaires sur lesquelles il se fonde pour assurer sa crédibilité sociale, et aux comportements pronateurs10 que ces discours traduisent. « Les marchés », ce sont d’abord des affects et des attitudes : voilà ce que nous raconte en réalité le discours de la finance. Avec F. Lordon, la finance apparait comme un langage dont le relatif ésotérisme se révèle comme tel pourvu d’une affectivité propre qui lui permet d’être à la fois socialement crédible et désiré. On parvient de la sorte à localiser, à circonscrire, ce qui apparaissait comme une parole non située, purement objectivante, et à identifier, c’est-à-dire à rapporter à des situations plus communément vécues, des opérations apparemment abstraites (des OPE, par exemple) dont la sophistication technique semblait émaner toute faite des objets complexes auxquels elle renvoyait11. Un tel procédé, il convient de le souligner, ne relève pas de la traduction d’un vocabulaire technique « abstrait » en langage courant « concret ». F. Lordon ne ménage pas particulièrement son lecteur ; le vocabulaire technique reste présent, et la lecture peut être difficile si l’on n’est pas rompu à la science économique. Dans un essai qui semble destiné « au grand public », F. Lordon assume d’ailleurs pleinement les difficultés de lecture impliquées par un travail critique d’analyse de la finance qui doit bien, peu ou prou, se plier « au rapport des forces lexicales en l’état12 ». Faisons un pas de plus : une telle subordination à la technicité ne tient pas seulement à l’état de fait du rapport de forces ; elle s’ancre dans un travail qui se conçoit plus comme une mise en scène, ou comme une mise en scène au second degré13, que comme une traduction.
2. Idéologie et désir en régime néolibéral
6Le discours critique du discours de la finance se heurte en effet à une difficulté. Il ne peut s’identifier ni au simple travail de vulgarisation, ni au seul travail savant de dénonciation des illusions idéologiques et de mise au jour de la vérité objective des structures réelles du capitalisme en régime néolibéral. Certes, il s’agit de mettre à disposition du plus grand nombre les « ressorts fondamentaux » du mécanisme de la finance, afin de construire « les conditions de possibilité d’un débat démocratique qui la prendrait pour objet » en évitant le registre de « la grosse incantation »14. Il s’agit également de faire apparaître les limites et les contradictions structurelles des régimes capitalistes d’accumulation (en particulier celui, néolibéral, qui s’ordonne autour de la déréglementation financière) et de dénoncer par là même la cécité des agents de cette déréglementation (financiers, banquiers, hommes d’affaires, politiques) comme celle de leurs supports politico-médiatiques – et le moins que l’on puisse dire, c’est que F. Lordon ne s’en prive pas15. Mais ce n’est pas pour autant adopter la posture de la vulgarisation, ni le paradigme du dévoilement. Se donner pour but de « mieux faire comprendre » la science économique ne ferait que relayer et créditer les effets d’opacité qu’elle est censée susciter a priori auprès des « non-initiés » ; en d’autres termes, ce serait confirmer et renforcer l’effet performatif de la complexité du discours technique, répétant ainsi la coupure entre ce discours et le citoyen lambda. Et se contenter de démasquer l’illusio propre aux agents de la finance et la mythologie sociale entourant leur activité, pour faire apparaître le réel du capitalisme, se révélerait doublement ruineux. D’une part, on manquerait alors la fonction remplie par cette illusio et cette mythologie dans la réalité même, et on échouerait de la sorte à en rendre compte adéquatement. D’autre part, et en conséquence de ce premier point, on serait en porte-à-faux avec la tâche même de prise de conscience – et ses finalités pratiques – qui donne son sens à cette version de la critique. Car l’idéologie néolibérale de la finance – son illusio et sa mythologie propres, si l’on veut – se comprend moins depuis le partage du vrai et du faux, ou de l’illusion et de l’authenticité, que comme un opérateur de mobilisation de complexes affectifs et de schèmes identificatoires (ou ce que F. Lordon appelle des « images vocationnelles16 ») qui font sa force précisément idéologique. C’est ce qui conduit F. Lordon à compléter, plus qu’à remplacer, le concept d’illusio, avec celui d’épithumè, c’est-à-dire « un certain régime de désir » ou une « configuration de désir et d’affects »17 :
si Bourdieu parle d’illusio pour nommer l’intérêt des agents à se laisser prendre au « jeu », le terme d’épithumè, recouvrant sans doute des choses très semblables, à savoir les forces motrices mêmes de l’engagement dans le jeu, n’en conserve pas moins pour effet distinctif de mieux marquer combien cet « intérêt » est en dernière analyse, et conformément à la liaison organique de l’intérêt et du conatus, une affaire de désir et, partant, d’affects18.
7F. Lordon peut ainsi dégager la singularité du régime néolibéral. C’est bien sûr d’abord un ensemble de règles et de dispositifs qu’il s’emploie, après d’autres, à recenser et dont il identifie les effets19 ; c’est aussi une épithumè. Une telle approche s’inscrit dans la théorie sociale et politique héritière de Spinoza, et se situe sur le terrain marxiste de la critique de l’économie politique. Elle vaut donc généralement pour ce qui constitue l’objet privilégié du marxisme – les organisations sociales correspondant aux différentes phases historiques du mode de production capitaliste. Mais cette approche est d’autant plus fondée qu’elle se penche sur cette phase historique particulière des années 1980-2010, qui ont vu le néolibéralisme se mettre en place.
8Suivant F. Lordon, on peut distinguer une épithumè propre20 à la formation sociale correspondant au capitalisme industriel du 19ème siècle : un régime de désir organisé autour du désir minimal de ne pas mourir et de vivre, autrement dit de la crainte de la mort et du désir de (sur)vivre, soit un « premier régime de mobilisation par “l’aiguillon de la faim”, celui que Marx étudie et qui fait jouer “à l’os” le désir basal de reproduction matérielle-biologique »21. On peut distinguer également une épithumè propre à la formation dite « fordiste » correspondant au compromis entre le capital et le travail institué par les politiques keyneisiennes d’après-guerre en Europe et aux États-Unis : un enrichissement de la vie passionnelle des travailleurs par des perspectives de consommation qui dessinent autant d’affects joyeux censés jouer la fonction de compensation aux affects tristes, de l’ordre de la seule crainte, propres à l’activité laborieuse. Le salaire ne permet pas seulement d’éviter la mort en comblant la faim ; il permet la satisfaction, le déploiement et même l’invention d’une plus large gamme de désirs. La singularité de la formation néolibérale – correspondant aux politiques d’abolition des barrières douanières, de libre circulation des capitaux, de privatisation des banques et des entreprises, et de financement des emprunts publics sur les marchés – est que, selon F. Lordon, elle pose au premier plan de son organisation même la question du désir, et fait donc de l’« épithumogénie », c’est-à-dire du « travail de production des affects », un rouage décisif de sa propre machinerie22. Là où le fordisme avait procédé à un premier enrichissement de la vie désirante des travailleurs en combinant les affects joyeux de la consommation à la crainte de la mort par défaut de subsistances, le néolibéralisme réalise un second enrichissement, en s’efforçant de déplacer les affects joyeux de la consommation vers, cette fois, la sphère de la production, c’est-à-dire l’activité laborieuse elle-même. Autrement dit, là où le fordisme promettait au travailleur des affects joyeux extrinsèques, c’est-à-dire réalisables en dehors de la sphère du travail, le néolibéralisme « entreprend … de produire des affects joyeux intrinsèques23 ». L’objectif est que le travailleur s’investisse dans son activité, qu’il considère l’entreprise comme un lieu de réalisation de soi, donc comme un lieu désirable, et, en définitive, que la différence entre la vie salariale et la vie tout court s’amenuise, voire disparaisse – d’où le discours et les techniques du management ou du coaching, qui assument un tel « constructivisme du désir24 ».
9On comprend maintenant que le travail critique sur la finance et son idéologie ne puisse se satisfaire des formes classiques de la vulgarisation et du dévoilement. Car pour dénoncer les erreurs et illusions d’une telle idéologie et les dangers d’une telle organisation sociale, il n’en resterait pas moins impuissant et désarmé face à l’épithumogénie qu’elles ne se contentent pas de développer, mais autour de laquelle elles s’organisent et qui en constitue l’un des moteurs majeurs. Un discours critique en régime néolibéral ne peut donc pas se contenter d’être un dispositif de mise à distance du petit théâtre socio-affectif de la finance – ce faisant, il se condamnerait malgré lui à générer des affects tristes, et donc à rendre d’autant plus nécessaires les dispositifs néolibéraux de compensation intrinsèque décrits plus haut. S’il veut agir sur l’imaginaire de ses lecteurs et, partant, sur leurs jugements et leurs comportements, il doit se doter lui-même d’une stratégie « épithumogénique » propre à ébranler les affects. C’est dans cette perspective que se déploient les modalités proprement rhétoriques du discours de Lordon.
3. Le discours critique comme discours d’affectation
10Encore faut-il spécifier ces modalités : les discours de vulgarisation comme de dévoilement ont bien sûr leur propre rhétorique. Ils sont travaillés par des choix énonciatifs, allant de l’effacement à la subjectivation, par des schèmes figuraux (que l’on pense par exemple aux métaphores qui encadrent la démarche de connaissance, ou à celle du « dévoilement » elle-même), par un rapport à divers intertextes (plus ou moins spécialisés), par des marqueurs lexicaux, voire syntaxiques (la définition, l’interrogation, etc.), qui construisent immanquablement des parcours de sens particuliers, et qui ont aussi un effet sur les formes de circulation sociale de ces discours25. Nous soutenons que la stratégie lordonienne s’en distingue par la construction de ce que l’on pourrait appeler un discours d’affectation26 qui se caractérise par une sorte de surinvestissement des choix formels d’écriture, des ancrages génériques, des stratégies énonciatives et figurales, bref des filtres et des codes par lesquels s’élabore la critique elle-même.
11Quels sont ces codes ? Pour le dire vite, on les identifie grosso modo à ceux de la narration, de la scénarisation, de la théâtralisation, ramenés à leurs vertus les plus élémentaires. La chose est évidente dans la pièce D’un retournement l’autre – et l’auteur s’en explique d’ailleurs lui-même dans sa postface, « Surréalisation de la crise ». Mais on tient que cette pièce, qui peut apparaître presque comme un exercice un peu potache, une blague, une lubie ponctuelle, s’inscrit de manière tout à fait cohérente dans la stratégie d’écriture de Lordon et, partant, dans le cadre théorique qu’on a décrit plus haut. Disons que cette stratégie réclame une activité de figuration, qui rende littéralement sensible la dynamique passionnelle qui anime les réalités sociales les plus objectives en apparence, et qui agisse elle-même comme puissance affectante.
12L’écriture de Lordon ménage fréquemment ce qu’on pourrait appeler des effets de (feinte) surprise : un canevas est posé, dont l’issue est bien connue, mais dont la dialectique d’actions peut présenter des détours ou des intensités a priori invraisemblables. Si la lecture des textes de F. Lordon est tellement prenante, c’est notamment parce que l’auteur semble nous dire à chaque page : « et vous n’avez encore rien vu... ! ». Ainsi lorsqu’il raconte « l’extraordinaire crise de défiance » interbancaire et évoque l’incertitude régnant sur la localisation des risques, F. Lordon décrit d’abord cette incertitude à un niveau technique et, disons, « rationnel »27, pour prendre ensuite un certain plaisir à porter l’événement à son « comble » et à un degré d’absurdité qui rend immanquablement le lecteur complice de la charge de dérision : « il faut savoir que les banques n’auront pas seulement vécu dans la plus grande incertitude quant à la situation réelle de leurs consœurs… mais également quant à la leur propre !28 »
13La stratégie narrative de F. Lordon mobilise également une logique de l’exemplum, qui consiste à faire du récit d’un ou plusieurs cas particuliers le levier argumentatif pointant vers une tendance générale. L’attention accordée aux données factuelles, la précision des chronotopes et la connaissance de fond des arcanes de la finance ne sont pas chez F. Lordon des incrustations encyclopédiques ou exotiques destinées à satisfaire la curiosité des lecteurs ; elles contribuent, d’une part, à donner la consistance d’un événement aux faits relatés et, d’autre part, à montrer à quel point ces événements font série, et gagnent aussi à être envisagés comme tels. De telles narrations sont particulièrement soignées à propos des « épisodes » au cours desquels F. Lordon raconte la conversion à « l’aventurisme » des marchés de capitaux d’institutions bancaires « autrefois réputées pour leur tranquillité ». Le récit annonce d’emblée la sorte de morale générale qui le gouverne, la dynamique passionnelle fondamentale à laquelle il répond, à grand renfort de métaphores qui révèlent au passage la naïveté et la pauvreté axiologiques des représentations assumées par les acteurs de la finance : « c’était trop injuste qu’elles [= les institutions bancaires réputées traditionnelles] dussent végéter dans la mare aux canards du crédit bancaire quand d’autres avaient droit au grand large des produits dérivés29. » Sur ce canevas profond, il vient ensuite tisser l’un ou l’autre « cas emblématique », comme celui de la banque suisse UBS, qui épouse parfaitement les contours d’un schéma narratif traditionnel : la banque a connu une « épreuve cuisante » dès les années 1990, elle s’est alors donné une solide « autodiscipline », mais qui n’a pas pu l’empêcher de céder aux sirènes des hedge funds ; la suite s’énonce à la manière d’une fable cruelle :
Fin 2004, UBS prend la décision de créer son propre hedge fund, Dillon Read Capital Management (DRCM), orienté « dérivé de crédit ». Moins de trois ans plus tard, DRCM, largement responsable des pertes astronomiques d’UBS sur les dérivés de subprimes est fermé. Au final, UBS décroche bien une place d’honneur (la troisième)… mais pas dans le bon classement : celui des pertes de la crise financière 2007-2008 toutes catégories confondues, 38 milliards de dollars (juillet 2008)… Une place d’honneur et aussi un surnom : Used to Be Smart (autrefois connu pour être futé) – le monde concurrentiel est méchant. Et inconséquent également : car, en dernière analyse, c’est bien lui qui rend stupides les plus smarts d’autrefois30.
14Cet exemple montre à quel point F. Lordon est soucieux de nous faire saisir à la fois l’enchaînement implacable des événements d’une crise financière, les ressorts comportementaux et passionnels fondamentaux qui animent les acteurs de ces événements et qui nous sont par ailleurs étrangement familiers (ne fût-ce que parce qu’ils nous rappellent l’univers des contes de notre enfance !), enfin la charge ironique et critique qui accompagne ces représentations.
15Par ailleurs, cette narration est largement ouverte : ni déterministe ni téléologique, le récit de la finance est marqué par l’impossibilité de son bouclage, ou plutôt par l’absurdité de son infinie répétition, qui en appelle comme à une reprise en main par le lecteur, littéralement écœuré et désolidarisé des séries qui s’enfilent sous ses yeux. Ce statut ambigu de la narration, qui travaille d’abord à construire sa propre cohérence, pour miser ensuite sur la déceptivité qu’elle suscite, est sans doute à comprendre en lien avec d’autres choix de représentation plus précis, qui situent l’écriture de Lordon aux frontières de la fiction. En effet, le procédé de mise en scène de la finance utilisé le plus fréquemment et avec un succès certain par F. Lordon est celui de la fictionnalisation, qui relève moins ici de la projection imaginaire – et ce, même dans le texte de F. Lordon qui relève de la fiction par excellence, D’un retournement l’autre – que de la construction typologique. Le lecteur de F. Lordon se trouve face à une véritable galerie des acteurs de la finance. Mais cette galerie s’éloigne autant du principe de l’anecdote biographique propre au rapport « profane » aux savoirs spécialisés, que du réductionnisme sociologique, qui consisterait à reconduire la variété des actions individuelles à la position occupée par l’agent dans son champ d’activité. Chez F. Lordon, les individus sont, littéralement, des types31, ou des personnages, c’est-à-dire des figures caractérisées par les deux dimensions fondatrices que sont leur voix et leurs affects.
16Si la finance s’incarne dans des voix, c’est qu’elle est avant tout – comme nous l’avons déjà montré – un discours. Le propre des personnages est ainsi de faire circuler une parole en la dotant de la vertu magique de la performativité : la finance se dit « structurée », promeut l’« innovation », bannit le « terme » rigueur32, se pense et se parle par le biais de schèmes métaphoriques puisés à la biologie, à la géologie, voire à la cosmologie, configure le discours éthique de la « moralisation », vend la « théorie du complot », se dote enfin d’une légende dorée qui ne craint pas le révisionnisme, et ce faisant elle accomplit ce qu’elle énonce. Or, le cadre narratif permet d’objectiver ces discours, de les ramener aux voix qui les portent et d’en suspendre ainsi la performativité : une fois localisés dans une parole débrayée, dans une énonciation seconde par rapport à l’échange discursif premier entre le narrateur-auteur et ses lecteurs, leur circulation dans le discours social en devient comme marquée. La vertu critique de cette « mise en dialogue » de la finance tient à ce qu’elle projette la réalité sociale sur une scène fictive, et qu’elle provoque ainsi un nécessaire retour réflexif sur les conditions de possibilité et de crédibilité de cette fiction.
17À côté de la voix, l’autre dimension des personnages envisagés ici est celle des affects. On a tous à l’esprit le cliché – au sens très littéral –, reproduit à l’envi, de la salle de marché en plein affairement, grouillante de traders exaltés et suants, en proie tantôt à une euphorie extrême, tantôt à une panique folle. Plutôt que de vouloir « casser » ce cliché, pour révéler la réalité crue qu’il serait censé dissimuler, la critique de F. Lordon procède à l’inverse par la surenchère : en en surlignant la part d’excès, en la portant à son comble, elle remotive en quelque sorte le cliché, elle l’extrait de la réception banalisée et dormante qu’il avait fini par susciter à force d’être rebattu, pour faire des dynamiques passionnelles qu’il met en scène, non plus le décor vaguement comique et superficiel de cet univers, mais sa vérité anthropologique la plus fondamentale, et partant la plus inquiétante. Ainsi, l’imagerie des traders est-elle, non pas déconstruite, mais outréedans ses composantes affectives génériques : le vedettariat, la phobie du risque, le sentiment d’invulnérabilité, la superbe.
18Mais ce sont tous les personnages de F. Lordon – qu’ils dénotent des individus réels ou qu’ils soient le fruit d’une construction relativement imaginaire – qui sont à bien des égards excessifs, au sens où, sur quelques pages, en quelques formules, bref de manière ramassée, ils sont croqués en quelques traits saillants et puissamment suggestifs – chargés d’affects. Si, comme on l’a dit, ils ne se réduisent pas aux positions qu’ils occupent dans le champ social, c’est parce que, à l’inverse, ces positions ne sont pas elles-mêmes réductibles à leur détermination purement objective et « conditionnante » et que leur analyse requiert l’intégration des formes subjectives dans lesquelles elles s’éprouvent, se vivent et s’expriment. Et c’est ce que la tournure singulière des positions en personnages donne à voir : ce qui est à l’œuvre dans les conditionnements qui structurent champ social, ce sont des forces et des affects, c’est-à-dire autant de manières de les éprouver, de s’y rapporter – et de les exprimer33. La logique de l’excès qui préside à la théâtralisation lordonienne est ainsi tout entière ordonnée à la construction du type ou du personnage.
19Une telle théâtralisation se soutient également d’une logique du contraste : contraste entre les différents personnages du manager et du managé, du coacher et du coaché, de l’industriel et du financier, etc. ; contraste entre l’imaginaire et le langage associés au personnage dans la conscience commune et ceux que F. Lordon lui attribue ou dont il l’entoure34 ; contraste entre les situations sociales annoncées par le discours technique et/ou idéologique de la finance et le résultat, dans « le réel », des dispositions du capitalisme financier que Lordon peint à son lecteur en vis-à-vis. Sa stratégie discursive procède par différenciation ou polarisation, qui n’a pas seulement pour effet de permettre au lecteur une identification nette des personnages et des logiques passionnelles qui les traversent, mais qui met également en évidence les limites respectives des différents types et complexes affectifs en même temps qu’il marque dans le discours lui-même son propre geste de figuration. Au final, et en forçant un peu les choses, on pourrait dire que l’effet de ces choix d’écriture tient aux paradoxes suivants : la narration construit du récit pour le faire ensuite tourner à vide, la fictionnalisation provoque tout sauf une « immersion » dans l’univers représenté, la théâtralisation pointe elle-même du doigt les jeux de contraste qu’elle a provoqués. Autrement dit, loin de plonger le lecteur dans un oubli du réel, loin de le placer dans une position de pur spectateur d’un drame intense mais lointain, l’écriture de F. Lordon en passe par les détours de la représentation pathémique pour provoquer ce qu’on pourrait appeler une émersion fictionnelle35, c’est-à-dire un retour au réel à partir des situations vécues dans la fiction, et chargé des affects suscités par celles-ci.
20C’est de ce paradoxe dont veut rendre compte l’étiquette discours d’affectation : elle entend désigner à la fois un discours chargé d’affects et investi lui-même dans la dynamique pathémique, mais d’une manière (« affectée ») qui suscite chez le récepteur une déprise par rapport à cette dynamique même.
4. Le discours d’affectation en régime néolibéral
21Il reste à aborder une question : pourquoi adopter la voie du discours d’affectation ? C’est que le discours de la finance, s’il assume la part épithumogénique de toute formation sociale, s’emploie dans le même geste à la dénier. Dans Capitalisme, désir et servitude, F. Lordon insiste en effet sur le revers de la mise à l’avant-scène du jeu des désirs par le discours de la finance, c’est-à-dire de l’enjeu politique des affects, en d’autres termes encore des rapports de puissance que traduisent les rapports affectifs : annonçant clairement son objectif de faire coïncider la vie désirante des salariés avec la vie de l’entreprise, et donc d’aligner les désirs des salariés sur ceux des managers, patrons ou des actionnaires, bref sur le « désir-maître »36, le capitalisme financiarisé rend ainsi visible aux yeux de tous la folie des grandeurs qui l’anime – non seulement contrôler les corps des salariés au travail ou dans la sphère de la consommation, mais posséder leurs âmes.
22Pour conjurer les effets dangereux d’une telle exhibition, le discours idéologique néolibéral double l’idéal de la réalisation de soi et de l’épanouissement de soi au travail, d’un idéal d’adaptation au monde, et doit sans cesse convertir ces deux idéaux l’un dans l’autre – l’on comprend maintenant l’importance d’une phénoménalisation complexe du monde, dans laquelle le discours technique joue pleinement sa part, indépendamment de son degré de véracité. De la sorte, la production de désirs « colinéarisés », alignés au désir-maître du capital, n’apparaît plus à proprement parler comme une production traduisant dans la vie affective un rapport de domination. L’épithumogénie néo-libérale se présente sous la forme toute stoïcienne du bon usage de ce qui dépend de nous : s’adapter ou non, accueillir avec joie ou avec tristesse les nouvelles formes d’organisation du travail et de la vie sociale. C’est ce que F. Lordon identifie dans le « projet de refouler à tout prix tout mouvement d’extrospection, c’est-à-dire tout retournement du regard vers l’extérieur des forces qui saisissent les individus, et de les maintenir ferme dans le registre exclusif de l’introspection, comme une manière de leur répéter que ce qui leur arrive dans l’entreprise n’est pas questionnable – l’étant seulement la façon dont ils feront avec37. » Il s’agit bien de produire des désirs colinéarisés en déniant le geste même de cette production par sa présentation sous la forme d’une acceptation ou d’un renoncement à l’adaptation nécessaire au monde : amor ou horror fati capitalistis, en tant que tel indépassable, par définition38.
23Cette dénégation de l’épithumogénie néolibérale dans le discours de la finance, Lordon la révèle par les procédés rhétoriques identifiés plus haut, qui pratiquent à l’inverse une sorte de surenchère constructiviste. Tel est le sens du discours d’affectation : faire éclater au grand jour l’enjeu politique du capitalisme financiarisé, en poussant à sa limite la tendance même de l’épithumogénie néolibérale qu’elle ne peut épouser qu’en la déniant, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas assumer pleinement. Le surinvestissement des choix formels d’écriture indique ou, mieux, fait éprouver au lecteur le processus de production affective par lequel il passe au cours de sa lecture. Ce discours de l’affectation construit ainsi ce que la rhétorique appelle un ethos, ou« image d’auteur », bien éloigné des représentations communes de « l’expert-en-économie ». D’un côté, Frédéric Lordon est bien le nom d’un économiste, et c’est en lui attribuant les compétences que la conscience commune crédite à sa profession et aux experts auxquels les médias sont habitués que le lecteur ouvre (et tourne) les pages de ses différents ouvrages. Mais d’un autre côté, l’usage de formes stylistiques en décalage avec le discours technique de l’économiste expert, la pluralisation heurtée de codes narratifs hétérogènes par « télescopage » de styles a priori incompatibles, et enfin la doublure quasi permanente du discours critique par un second degré – qui permet une ressaisie perpétuelle par le discours lui-même de ses propres conditions, en même temps qu’un interminable travail de distanciation de soi à soi – constituent autant de moyens de la mise en jeu par Frédéric Lordon de la crédibilité accordée à Frédéric Lordon, et de ses implications politiques. Mise en jeu qui suppose à son tour des conditions d’effectuation : la construction de cet ethos suppose que l’intellectuel s’assure une maîtrise suffisante du cadre qui fixe les modalités de son intervention dans l’espace public. Pour se doter d’un masque de narrateur – et pouvoir le pointer comme tel à ses lecteurs –, il faut pouvoir échapper aux contraintes de mise en discours imposées par des formats d’intervention moins libres, tels que l’interview ou le débat télévisé.
24Il en résulte moins la prise de conscience d’une aliénation aux « dominants », que la mise en dérision des formes d’existence qui les soutiennent et qu’ils promeuvent, et l’épreuve de leur caractère insupportable. L’épithumè néolibérale est désarmée par ce qu’on pourrait définir comme une esthétique de la dérision et de l’insupportable.
25Dérision parce que les discours proférés et les modes de vie promus par le néolibéralisme se révèlent extrêmement fragiles et précaires. Lordon les présente comme des discours tenus sur une avant-scène brouillée par « un arrière-plan de sanctions et de menaces », c’est-à-dire d’affects tristes qui troublent la joyeuse activation indéfinie et la réalisation de soi. Il faut donc dire que la vie affective du néolibéralisme n’est pas seulement faite d’affects joyeux. Elle se caractérise plutôt par une exacerbation de la fluctuatio animi39 qui correspond à la tension entre la puissance d’investissement que le travail en régime néolibéral autorise et réclame d’un côté et la menace permanente qui pèse sur la vie des salariés d’un autre côté. Les conditions matérielles d’instauration du néolibéralisme – déréglementation financière, privatisation des services, dépendance des États et des ménages à l’égard de la volatilité des marchés – et leurs conséquences – taux de chômage croissant, pression accrue sur les travailleurs, dégradation des conditions sociales – ne disparaissent pas par la seule grâce du don de soi en entreprise. Le risque croissant de licenciement pèse sur la vie des salarariés40 ; et ce risque manifeste la menace de se retrouver brutalement, du jour au lendemain, dans une situation éminemment délicate et dangereuse, quelque part entre la situation « archaïque » du prolétaire ne possédant rien d’autre que sa force de travail (au mieux), et une forme d’esclavage, parce que non seulement exclu du travail rémunéré ou du cycle de l’enrichissement, mais endetté considérablement de surcroît (au pire). En jouant « de cette "profondeur" de la scène épithumogénique où derrière l’avant-scène de la colinéraisation heureuse se tient toujours l’arrière-plan du rapport de puissance asymétrique41 », F. Lordon surligne les limites et la faiblesse même des complexes affectifs du capitalisme financiarisé.
26Dérision aussi dans la mesure où ces discours et modes de vie se révèlent, sous l’effet du discours d’affectation, des formes de puissance d’un certain point de vue impuissantes. On est frappé devant la cécité et surtout l’incapacité des dirigeants économiques et politiques face à la crise financière de 2007-2008, voire pris de pitié face à ceux qui ânonnent presque mécaniquement recettes et croyances inadaptées, ou qui pratiquent avec plus ou moins de talent « l’art empirique » du « retournement de veste »42 sans donner le sentiment d’avoir le moins du monde pris la mesure de la situation – discours et actions à proprement parler dérisoires. Les acteurs de la finance semblent parfois continuer à jouer leur pièce alors que le théâtre s’effondre : certes promoteurs des affects joyeux, mais portés par un désir extrêmement borné et parfaitement désajusté, incapable en tout cas de se redéployer dans ce qui s’annonce derrière le « monde failli » – comme une bulle affective analogue à la bulle financière. Comment ne pas rire donc (au moins sourire) en lisant F. Lordon, qui, autant dans sa pièce que dans ses essais, manie l’ironie avec un art consommé et se plaît à brosser des portraits jubilatoires des acteurs évoqués ?
27Mais comment aussi ne pas pleurer (au moins s’inquiéter) devant les tableaux présentés ? L’insupportable structurel d’une situation d’exploitation ou de crise est rendu ici sensible, figuré, sous la forme d’un insupportable passionnel : insupportable non seulement parce que les affects mis en scène et en voix sont portés à leur degré d’intensité maximal et ramenés à leurs enchaînements les plus obscènes, mais aussi (surtout) parce que cette tension même provoque une sorte de conflit de réception, entre le joyeux et le grave, qui fonctionne comme une injonction à la réaction passionnelle. Si F. Lordon a donné à sa pièce de théâtre le sous-titre de « comédie sérieuse », c’est – nous semble-t-il – précisément pour activer ce double régime énonciatif dans son dispositif critique et créer comme une tension insoluble chez son lecteur. Il ne s’agit plus guère d’éveiller la lucidité (discours du dévoilement), et encore moins la curiosité (discours de vulgarisation), mais de renvoyer à une contradiction inséparablement passionnelle et actionnelle : comment peut-on supporter cela ? C’est-à-dire : comment peut-on porter en nous le rire (ou le sourire) suscité par les procédés de dérision décrits plus haut lorsque, émergés de la fiction, il nous faut assumer la gravité du réel ? Et quelle fonction politique ces procédés peuvent-ils remplir dans une communauté sociale ?
Notes
1 F. Lordon, L’intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006, rééd. Poche, 2011 ; Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010 ; La société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013. Ce travail explore les champs ouverts par un premier usage de la conceptualité spinoziste dans le cadre de la restitution et de l’interprétation du combat à coup d’OPE que mènent entre elles trois banques françaises (Paribas, BNP, Société générale) à la fin des années 1990 (voir F. Lordon, La politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002).
2 F. Lordon, Et la vertu sauvera le monde… Après la débâcle financière, le salut par l’« éthique » ?, Paris, Raisons d’agir, 2003 ; Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Paris, Raisons d’agir, 2008 ; D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes, et en alexandrins, Paris, Seuil, 2011, rééd. « Points », 2013.
3 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique : aide-mémoire », Communications, n° 16, 1970, p. 212.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 212.
6 Au juste, dimension « antésociale » des rapports sociaux, dans la mesure où les relations mimétiques sont bien interindividuelles mais pas comme telles structurées par l’intervention médiatrice de la communauté et de ses règles comme tiers, seule à même d’en assurer la reproduction, et donc la conversion en rapports proprement sociaux ; au contraire, pour F. Lordon, les relations mimétiques à l’état pur, comme relations d’immédiateté, enveloppent une tendance autodestructrice et constituent une menace de violence (voir F. Lordon, L’intérêt souverain, p. 76, et chapitre 6).
7 Sinon en passant, et négativement en quelque sorte, pour souligner, après François Zourabichvili, l’importance du travail sur les mots pour le passage du premier au second genre de connaissance (c’est-à-dire du domaine de l’opinion ou de l’imaginaire à celui de la connaissance), dont témoigne le travail de requalification des affects auquel se livre Spinoza dans le livre III de l’Éthique (voir Capitalisme, désir et servitude, p. 88-89). C’est selon cette perspective que F. Lordon envisage le problème du langage des sciences sociales dans La société des affects (voir le chapitre 1 : « Philosophie et sciences sociales : vers une nouvelle alliance ? »), l’auteur plaidant pour un usage de la « langue des concepts » en sciences sociales (et, partant, d’un usage repensé de la philosophie, en tant que « productrice au premier chef de concepts » mais sans exclusive, p. 46), seul à même de doter les sciences sociales d’une « différence épistémo-linguistique » marqueur de leur scientificité propre, à mi-chemin entre le langage mathématique et le langage commun (voir ibid., p. 47).
8 R. Barthes, « L’ancienne rhétorique : aide-mémoire », p. 212. Ce qui permet à Barthes de nouer imaginaire, altérité et discursivité : toujours à propos de la rhétorique aristotélicienne, mais cette fois au sujet des caractères de l’orateur plutôt que des affects éprouvés par le public (ou les masses, à suivre Barthes), il écrit : « Il ne s’agit donc pas d’une psychologie expressive, mais d’une psychologie imaginaire (au sens psychanalytique) : je dois signifier ce que je veux être pour l’autre. » (Ibid.). Si, plus largement, Barthes peut soutenir que la « rhétorique psychologique » d’Aristote relève d’une psychologie « projetée », c’est-à-dire d’une « psychologie, telle que tout le monde l’imagine », c’est bien parce qu’il considère que les pathè, comme les ethè, relèvent de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’aliénation (d’être pris dans le point de vue de l’autre).
9 En rhétorique et analyse du discours, les approches centrées sur la mise en discours des émotions et sur la puissance argumentative des affects connaissent actuellement un important développement. Voir notamment : C. Plantin, Les bonnes raisons des émotions. Principes et méthode pour l’étude du discours émotionné, Berne, Peter Lang, 2011 ; M. Ballet, Peur, espoir, compassion, indignation. L'appel aux émotions dans les campagnes présidentielles (1981-2007), Paris, Dalloz, 2012 ; R. Micheli, I. Hekmat et A. Rabatel (dirs), Modes de sémiotisation et fonctions argumentatives des émotions (= Semen, 35), avril 2013. Plus particulièrement en théorie littéraire, on consultera : E. Bouju et A. Gefen (dirs), L’Émotion : puissance de la littérature ? (= Modernités, 34), décembre 2012.
10 Suivant la caractéristique définitoire du conatus selon F. Lordon (voir L’intérêt souverain, p. 60-63).
11 C’est tout l’enjeu de La politique du capital, op. cit.
12 F. Lordon, Jusqu’à quand ?, p. 24.
13 Puisqu’il s’agit de mettre en scène la mise en scène passionnelle du discours de la finance.
14 F. Lordon, Jusqu’à quand ?, p. 24.
15 Voir en particulier les deux premiers chapitres de La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.
16 F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, p. 122-125.
17 Ibid., p. 73.
18 Ibid., p. 74.
19 Voir principalement Fonds de pension : piège à cons ?, Et la vertu sauvera le monde, Jusqu’à quand ?, et La crise de trop.
20 Ce qui ne signifie pas « unique », mais définitoire du mode de gouvernementalité du mode de production envisagé et dominant la multiplicité des désirs et des complexes affectifs de la formation sociale considérée (« L’épithumè capitaliste n’épuise pas la variété des désirs au sein de sociétés contemporaines mais elle en capite la grande part commune », ibid.).
21 Ibid., p. 53.
22 Ibid., p. 75.
23 Ibid., p. 76.
24 Par « constructivisme du désir », F. Lordon entend une épithumogénie d’institution (au sens générique d’un collectif humain organisé). Voir ibid., p. 123; sur le coaching, voir p. 127-130.
25 Sur ces différents aspects, voir notamment : Yves Jeanneret, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, PUF, 1994 ; Gilles Philippe, « L’appareil formel de l’effacement énonciatif et la pragmatique des textes sans locuteur », dans Ruth Amossy (éd.), Pragmatique et analyse des textes, Tel-Aviv, Université de Tel-Aviv, 2002, pp. 17-34 ; Johannes Angermuller, Analyse du discours poststructuraliste. Les voix du sujet dans le langage chez Lacan, Althusser, Foucault, Derrida, Sollers, Limoges, Lambert Lucas, 2013 ; Frédéric Cossutta et Francine Cicurel (éds), Les Formules philosophiques – Détachement, circulation, recontextualisation, Limoges, Lambert Lucas, 2014.
26 Ce terme n’est pas tout à fait satisfaisant ; nous l’utilisons ici faute de mieux, et en essayant peut-être de tirer profit de ses défauts mêmes : affectation présente des connotations péjoratives d’artificialité, d’exagération dans la spectacularisation des affects (le mot désigne une « attitude qui manque de naturel ou de sincérité », dit le Trésor de la langue française) ; c’est peut-être précisément cela qui est visé par le dispositif critique de Lordon : dé-naturaliser le rapport à la finance, et à la société en général.
27 « Incapables de savoir à quel degré les autres étaient exposées au risque de crédit […] les banques ont refusé de se prêter réciproquement » (Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ?, op. cit., pp. 81-82).
28 Ibid.
29 Ibid., p. 38. Il faudrait analyser en détail le fonctionnement des structures métaphoriques dans l’écriture de F. Lordon. De manière intuitive, on peut dire qu’elles participent au premier chef du jeu de double énonciation qui caractérise globalement son discours critique : elles sont prêtées aux acteurs de la finance, mais d’une manière qui souligne leur absurdité, la pauvreté intellectuelle des représentations qu’elles construisent, voire qui laisse entendre qu’elles sont prises au pied de la lettre par ces acteurs.
30 Ibid., p. 39-40.
31 Au sens où Deleuze lecteur de Nietzsche oppose exemples et types : « Qu’est-ce qu’il veut, celui qui dit ceci, qui pense ou éprouve cela ? Il s’agit de montrer qu’il ne pourrait pas le dire, le penser ou le sentir, s’il n’avait telle volonté, telles forces, telle manière d’être. Qu’est-ce qu’il veut, celui qui parle, qui aime ou qui crée ? Et inversement, qu’est-ce qu’il veut, celui qui prétend au bénéfice d’une action qu’il ne fait pas, celui qui fait appel au “désintéressement” ? … quand nous demandons : qu’est-ce que veut celui qui pense ceci ? … nous demandons, en effet, qu’on réponde à la question, non pas par des exemples, mais par la détermination d’un type. Or un type est précisément constitué par la qualité de la volonté de puissance, par la nuance de cette qualité et par le rapport de forces correspondant : tout le reste est symptôme. Ce que veut une volonté n’est pas un objet, mais un type, le type de celui qui parle, de celui qui pense, qui agit, qui n’agit pas, qui réagit, etc. On ne définit un type qu’en déterminant ce que veut la volonté dans les exemplaires de ce type. » (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 89). Volonté renvoie ici au concept nietzschéen de « volonté de puissance » que Deleuze a rapproché à plusieurs reprises du conatus spinoziste.
32 Voir D’un retournement l’autre, p. 110.
33 Cette conception est au principe de ce que F. Lordon appelle « un théâtre matérialiste » (« Surréalisation de la crise », postface à D’un retournement l’autre, p. 134) ; par quoi il ne faut pas entendre seulement une approche singulière d’un genre artistique, mais aussi une certaine conception de la sociologie, qui doit plus à Bourdieu que ce qu’elle ne pourrait laisser entendre de prime abord, comme le remarque d’ailleurs F. Lordon lui-même (voir à ce sujet La société des affects, en particulier le chapitre 7 : « La servitude volontaire n’existe pas : consentement et domination entre Spinoza et Bourdieu »).
34 Soit directement soit indirectement. L’usage de l’alexandrin dans la pièce de théâtrerelève à l’évidence de ce procédé par voie directe : « Et en alexandrin… Mais, grands dieux, quelle idée ? Peut-être d’abord parce que les télescopages produisent des effets par eux-mêmes, et que celui de la langue du théâtre classique avec tout son univers de raffinement grand siècle, et de l’absolue vulgarité du capitalisme contemporain se pose un peu là. » (D’un retournement l’autre, p. 134.) Mais les pages les plus drôles de La crise de trop qui recensent et commentent d’un ton à la fois badin et moqueur les formules très sérieuses, par exemple, de Michel Rocard, Jaques Julliard ou Jacques Attali participent également, de manière plus indirecte, de cette technique du « télescopage » par contraste stylistique.
35 Pour un développement sur cette notion, nous nous permettons de renvoyer à : F. Provenzano, « L’argumentation par émersion. La politique de la fiction d’actualité dans le faux-JT de la RTBF », dans J.-P. Esquénazi et M. Coulomb-Gully(dirs), Fictions politiques (=Mots. Les langages du politique, 99), juillet 2012, p. 13-27.
36 Procédé qualifié par F. Lordon de « colinéarisation » : « la mobilisation des salariés est affaire de colinéarité : il s’agit d’aligner le désir des enrôlés sur le désir-maître. Dit autrement, si le conatus à enrôler est une force allante d’une certaine intensité, il s’agit de lui donner sa "bonne" orientation, c’est-à-dire une direction conforme à la direction du conatus patronal (que celui-ci soit un individu ou une organisation). » (Capitalisme, désir et servitude, p. 54).
37 Ibid., p. 130.
38 Voir ibid., p. 131.
39 Ibid., p. 134.
40 Mais aussi, bien que dans une moindre (très moindre) mesure et selon un risque décroissant, des patrons, des managers, des traders, des actionnaires et des financiers.
41 Ibid., p. 132.
42 F. Lordon, La crise de trop, p. 54.