- Startpagina tijdschrift
- N° 6 (juillet 2016)
- Varia
- De l’idéologisation du mythe à la mythisation de l’idéologie.Contribution à un problème de psychologie politique
Weergave(s): 3601 (12 ULiège)
Download(s): 74 (0 ULiège)
De l’idéologisation du mythe à la mythisation de l’idéologie.Contribution à un problème de psychologie politique
Documenten bij dit artikel
Version PDF originaleInhoudstafel
« On ne peut changer que ce que l’on connaît vraiment. Connaître vraiment signifie toutefois comprendre la chose en termes de ses conditions actuelles. »
Karl Mannheim
Introduction
1Cette étude se donne pour but d’examiner à nouveaux frais certains aspects d’un problème classique de la psychologie politique1, à savoir le rapport entre mythe et idéologie. S’agissant d’un travail théorique qui s’inscrit dans le cadre d’une recherche collective, il nous semble nécessaire, dans un premier temps, de resituer la problématique dans son contexte pratique. Pour ce faire, dans la première partie de notre travail, nous discuterons les thèses de l’ouvrage de Christian Boucq et de Marc Maesschalck intitulé Déminons l’extrême droite, qui offre, sur fond de la synthèse d’une expérience de formation en milieu associatif, des propositions théoriques nouvelles pour appréhender le phénomène contemporain de l’extrémisme de droite à partir d’une remise en chantier de la notion d’idéologie. Ce premier geste de contextualisation de la question sera suivi par la relecture critique d’une hypothèse classique concernant le problème théorique du rapport entre mythe politique et idéologie, telle qu’elle a été élaborée par la psychologie de masse de Wilhelm Reich. Cette réflexion débouchera dans un troisième temps sur un phénomène majeur qu’il convient de questionner davantage que ne l’avait fait la psychologie de masse, à savoir la crise de la fonction intégrative des idéologies entendue comme « insécurité spirituelle ». L’explicitation de cette notion permettra enfin, dans un quatrième temps, de proposer une hypothèse alternative à – mais n’étant pas en contradiction avec – celle que proposent les théories classiques de la psychologie de masse. Là en effet où, pour expliquer le basculement de larges pans de la population dans le camp de l’extrême droite, l’on peut parler, à partir de ces théories, d’une idéologisation du mythe, nous proposerons d’inverser la formule, pour parler plutôt de mythisation de l’idéologie. Le gain que l’on peut attendre de cette inversion est un modèle capable d’expliquer la transformation qualitative du rapport de l’individu à son monde vécu qui sous-tend l’adhésion aux idéologies d’extrême droite. Il s’agit en d’autres termes d’esquisser une méthode apte à décrire la transformation du champ de conscience2 de l’individu dans le procès même de sa « conversion » politique.
1. Construire une représentation sociale actualisée de l’extrême droite : un enjeu stratégique majeur pour les démocraties contemporaines
2La montée fulgurante des « extrêmes droites » européennes au cours des dernières années est l’un des phénomènes politiques prégnants qui accompagnent l’enlisement des pays du vieux continent dans la crise économique mondiale3. Pourtant, si les événements récents ont mis l’extrême droite au centre de l’intérêt des analystes politiques – les ainsi dits « experts » –, des médias, ainsi que des politiciens parmi les plus responsables, il est douteux que ce regain d’intérêt soit à lui seul suffisant pour endiguer un phénomène de longue date qui risque désormais de devenir endémique – et de se « normaliser » – dans bien des pays européens4. Dans la mesure où, comme l’écrivent Christian Boucq et Marc Maesschalck dans leur ouvrage Déminons l’extrême droite, « l’extrémisme politique est la dissolution de l’ordre politique dans un processus d’autodestruction de la société civile5 », c’est de manière plus globale à partir de cette dernière – et en rapport avec les autres acteurs démocratiques – que devraient se construire de nouveaux types d’action et de nouvelles solidarités capables d’agir sur les petites fractures sociales ignorées par les grands appareils de gouvernance, amplifiées par la crise et instrumentalisées par l’extrémisme de droite6. L’on peut même aller plus loin et affirmer que « [s]ans un tel processus d’apprentissage social visant à produire des comportements adaptés à l’enjeu politique de l’extrême droite, nous resterons tout aussi démunis collectivement que l’Allemagne de Weimar ou l’Italie de Victor Emmanuel III ou l’Espagne de Guernica7. »
3Les intellectuels, qu’ils soient « experts » ou pas, ont un rôle spécifique à jouer dans ce processus d’apprentissage social. Si, comme le soulignent à juste titre Boucq et Maesschalck, il faut veiller à éviter le travers d’une attitude intellectualiste consistant à vouloir « corriger un processus socio-historique par les idées8 », le rôle de la théorie dans l’interprétation correcte du phénomène de l’extrême droite ne doit pas être minimisé. D’un côté, il est vrai qu’une réponse efficace à ce défi ne peut venir que d’une pratique coopérative entre, d’une part, les divers acteurs démocratiques – secteur associatif, acteurs socio-économiques, politiques, etc. – ayant chacun leur champ de compétence et d’intervention et, d’autre part, les acteurs plus transversaux comme les intellectuels. Mais, d’un autre côté, si le seul activisme des intellectuels s’avère en effet insuffisant pour faire barre sur la contamination de nos espaces démocratiques par les idées et les pratiques de l’extrême droite, il est tout aussi vrai que sans l’émergence d’une culture de coopération interdisciplinaire au sein même de l’intelligentsia, cette dernière ne saurait remplir son rôle transcontextuel de catalyseur de la coopération entre les divers acteurs démocratiques. C’est pourquoi, pour reprendre les paroles d’exhortation d’Antonio Negri et de Michael Hardt et les appliquer à notre problème, nous pensons qu’en tant qu’acteurs démocratiques engagés conscients du danger représenté par les nouveaux phénomènes de fascisation des sociétés européennes contemporaines, les intellectuels devraient également, de leur côté, « se remettre au travail, [...] recommencer des recherches, lancer une nouvelle enquête9 » visant à réactualiser nos connaissances sur l’extrémisme de droite.
4De manière plus précise, cette nouvelle enquête théorique collective devrait contribuer avant tout à éliminer l’un des obstacles majeurs à la mobilisation des acteurs démocratiques face au danger de l’extrême droite, à savoir le manque d’une représentation actualisée de cette dernière10. De nouvelles études théoriques du phénomène de l’extrême droite pourraient ainsi contribuer à la mise en débat des différentes conceptions partielles, locales ou particulières déjà existantes – les ainsi dites représentations collectives – de cet enjeu social, afin de créer ce que Boucq et Maesschalck, suivant Willem Doise, appellent une représentation sociale11. L’émergence d’une représentation sociale de l’extrême droite est en effet cruciale dans la mesure où elle seule peut permettre aux divers groupes sociaux intéressés de se comprendre sur fond d’un langage commun acquis à travers le débat afin de dégager des lignes de compromis rendant possible une action réellement coordonnée de la société face à ce risque12.
5En suivant le raisonnement de Boucq et Maesschalck, ce travail de construction d’une représentation sociale de l’extrême droite comporte deux phases : une première phase de déconstruction des représentations collectives qui s’avèrent non congruentes avec la situation actuelle et une seconde phase de reconstruction de nouvelles représentations adéquates13. La première phase est nécessaire dans la mesure où, bien qu’exprimant une interprétation partielle, certaines représentations collectives peuvent néanmoins jouir d’un assentiment tacite général de la part de groupes sociaux n’ayant pas pris part à l’élaboration de la représentation en question, qui peut occuper de la sorte une position hégémonique non légitimée par le débat collectif et non adaptée à la réalité sociale contemporaine. Loin de rendre une action concertée possible de la part de la société, ces représentations collectives hégémoniques inhibent toute forme d’innovation et de créativité puisqu’elles apportent des réponses souvent périmées et partiales à des enjeux nouveaux, qu’elles ne sont ainsi pas en mesure d’éclairer.
6Dans ce cadre, la première tâche consiste à mettre temporairement hors circuit tant les images archétypales de la mémoire collective dominée par l’horreur de la dernière guerre que celles relatant l’héroïsme de la résistance antifasciste. Pourquoi ces représentations liées à la « figure monstrueuse de l’extrême droite14 » doivent-elles être reléguées au second plan ? La raison en est précisément l’actualité de l’« apparente civilité [de l’extrême droite] qui semble la rendre tolérable à petite dose, voire acceptable sous condition, si pas fréquentable15 ». Pour le dire autrement : si la conscience des citoyens est saturée par les images de la monstruosité fasciste de jadis, peu seront enclins à reconnaître dans l’extrême droite d’aujourd’hui – aux allures relativement civilisées et se dissimulant souvent sous des masques démocratiques – le précurseur du retour de cette même monstruosité. C’est pourquoi le regard vigilant doit se poser avant tout sur « la première figure de l’extrême droite, celle encore indécise, en demi-teinte, qui suscite les hésitations tant stratégiques que morales16 ». C’est, en d’autres termes, la phase ascensionnelle de l’extrême droite qu’il convient de privilégier, puisqu’une fois installée au pouvoir « la question de savoir comment on parviendra alors à la contrôler pour sauvegarder la démocratie risque malheureusement d’être trop tardive17 ».
7Un deuxième obstacle majeur face à la construction d’une représentation sociale de l’extrême droite réside dans la persistance de représentations collectives nées dans le contexte de la Guerre froide, fondées sur des propriétés qui ont été projetées rétrospectivement sur ce phénomène. Force est ainsi de faire le constat paradoxal que les constructions idéologiques de l’anticommunisme – ces dernières puisant d’ailleurs en partie dans l’arsenal de la propagande antibolchévique des nazis – et de la critique du « totalitarisme » ont largement surdéterminé les représentations existantes de l’extrémisme de droite18. Ainsi est-il de coutume d’attribuer à l’extrémisme de droite « le culte de l’État fort, la centralisation absolue, le contrôle de la société civile par un parti omnipotent, une idéologie de référence appliquée systématiquement à l’économie et à la culture, une religion de l’autorité, etc. », qui non seulement n’en constituent pas les caractéristiques essentielles, mais surtout ne sont d’aucun secours lorsqu’il s’agit de se mobiliser contre l’extrême droite dans sa phase d’ascension au pouvoir19.
8Troisièmement, mentionnons la difficulté posée par la sous-détermination sociologique de certaines théories en elles-mêmes remarquables, mais qui risquent néanmoins de court-circuiter la recherche de réponses pratiques à l’extrémisme de droite aujourd’hui. Ainsi, même s’il existe, comme le philosophe Jacques Rancière y a attiré l’attention il y a un quart de siècle20, une corrélation entre, d’une part, l’effacement de la lutte des classes – dont le symptôme le plus prégnant est l’effondrement irréversible du mouvement ouvrier international – et, d’autre part, la montée de l’extrême droite – signalée avant tout, mais pas seulement, par le changement de fonction de la haine raciale redevenant à nouveau un principe d’unification politique –, la nature de cette corrélation demeure mal définie, ce qui entrave l’élaboration d’une hypothèse rendant possible une action collective face à cet enjeu. Les incertitudes issues de la perte des repères sociopolitiques et culturelles due aux profondes transformations que traversent depuis plusieurs décennies les sociétés européennes appellent donc une certaine prudence à l’égard de telles hypothèses et suggèrent plutôt de considérer dans un premier temps l’extrême droite d’aujourd’hui comme un « enjeu inédit qu’il faut absolument déconnecter des hypothèses de récurrence des replis identitaires et du désenchantement des politiques de masse21 ».
9Une fois cette triple réduction effectuée, l’hypothèse de travail – le résidu de la réduction, en quelque sorte – servant à entamer la phase de reconstruction d’une représentation sociale de l’extrême droite se présente de la manière suivante : l’extrême droite n’est ni plus ni moins qu’un appareil de prise de pouvoir22. « Ni plus », car elle n’est pas motivée à donner au monde un sens nouveau et à la société une structure et des possibilités nouvelles, mais à évincer sans plus et pour de bon les élites dirigeantes pour prendre leur place. « Ni moins », car cette saisie des rênes de l’État s’accompagne de l’avènement « d’un rapport de pouvoir qui n’est plus orienté vers le partage et la coopération dans un espace controversé23 » et surtout ôte toute possibilité aux populations d’influer politiquement sur leur sort par la médiation des institutions démocratiques.
10Cette hypothèse, qui peut sembler à première vue minimaliste, a pourtant la double vertu d’être solide et de cadrer avec la majorité des analyses classiques du phénomène de l’extrême droite, qu’elle permet du coup de relire d’un point de vue unitaire et avec un minimum de présupposés. En effet, il convient de souligner que la mise entre parenthèses de certaines représentations collectives n’équivaut pas à exclure du domaine de l’investigation les travaux déjà existants – qu’ils soient « classiques » ou pas – sur l’extrême droite. Au contraire, l’hypothèse d’après laquelle l’extrême droite doit être appréhendée comme un appareil de prise de pouvoir permet une relecture fructueuse de toute la littérature sur le sujet à partir de la question directrice de savoir de quelle manière cet appareil accède au pouvoir et de quelle façon il l’occupe. Ainsi, l’on ne se perdra pas dans les nombreux détails historiques ni dans les multiples théories concernant les régimes fascistes, mais l’on s’efforcera d’en isoler les moments qui répondent à cette double interrogation. L’on cherchera en d’autres termes à définir un ensemble de conditions du succès de l’extrémisme de droite.
11Affirmer que l’extrême droite est essentiellement un appareil de prise de pouvoir équivaut à l’interpréter non pas à partir de ses programmes électoraux ou, mieux, à partir de son ou ses idéologie(s) (sa « vision-du-monde »), mais à partir de ses modalités d’action. En d’autres termes, selon cette hypothèse, l’extrême droite n’est nullement un système idéologique, mais une forme d’action24. Il s’agit là d’un choix méthodologique crucial tant au niveau théorique que pratique, mais qui n’implique nullement de négliger le rôle des idéologies dans le processus de fascisation de l’espace public par des formations extrémistes. Ce choix consiste en réalité à tirer les conséquences de cette remarque décisive selon laquelle l’extrême droite « ne suit pas un programme idéologique bien établi, mais instrumentalise plutôt les productions idéologiques qui l’accompagnent25. [...] Les idées restent donc secondaires ; le véritable problème est la capacité à les faire valoir et adopter, par une représentation sociale, à un moment déterminé de l’histoire politique26 ».
12Comment, par le biais de quelles procédures l’extrême droite fait-elle adopter ses productions idéologiques, et quel statut l’idéologie27 acquiert-elle dans une telle constellation ? Peut-on décrire qualitativement les transformations du rapport à la réalité que l’adhésion des individus aux idéologies d’extrême droite suppose ? Il s’agit là de questions qui sont d’autant plus décisives qu’elles se posent non seulement dans la phase d’ascension au pouvoir, mais également dans la phase d’occupation de celui-ci. En effet, la « mobilisation exacerbée de la société civile28 » par l’extrême droite ainsi que les stratégies de blocage de la représentation sociale par le biais de la saturation de « l’espace de débat public de la banalité de ses propres contradictions29 », nécessaires dans la phase ascensionnelle, exigent, dans la phase d’installation et d’occupation du pouvoir, des mesures spécifiques servant à contrôler et réprimer les flux d’énergies que l’on vient de déchaîner. Comment l’extrême droite s’y prend-elle pour arriver à ces fins ?
13C’est pour contribuer à offrir une réponse à ces interrogations que nous proposons de revenir sur l’un des problèmes classiques de la psychologie politique, à savoir le rapport entre mythe et idéologie30. L’hypothèse à mettre à l’épreuve est que la problématique de l’instrumentalisation des productions idéologiques peut être formulée soit en termes d’idéologisation du mythe, soit en termes de mythisation de l’idéologie. Ce qui semble être une simple inversion des termes renvoie en réalité à une différence méthodologique fondamentale entre deux approches du phénomène de l’instrumentalisation des productions idéologiques. Nous décrirons la première approche – celle qui est en œuvre dans l’hypothèse de l’idéologisation du mythe – comme étant causale et la seconde approche – qui sous-tend l’hypothèse de la mythisation de l’idéologie – comme étant structurale ou fonctionnelle31. Tandis que la perspective causale sert à clarifier le pourquoi et le comment des actions et des performances des individus, la perspective structurale-fonctionnelle vise à dévoiler les limites et les conditions entre et sous lesquelles les actions en question peuvent aboutir et qui leur confèrent en même temps leur sens. Pour le dire autrement, dans une approche causale, l’on cherche à reconstruire un événement en tâchant d’isoler et d’identifier le maximum possible de ses déterminants. Par contre, l’approche structurale-fonctionnelle est interprétative : le but est ici de détecter la fonction32 du même événement dans une totalité de relations structurées où il a lieu et de lui donner un sens en rapport à cette totalité. De toute évidence, les deux aspects en question ne sont nullement contradictoires mais sont au contraire strictement corrélés : d’un côté, la structure fonctionnelle d’une action délimite le champ où la performance des agents causaux peut se déployer et se comprendre ; de l’autre, la structure en question est elle-même le résultat des performances des agents causaux, c’est-à-dire que son existence et sa conformation dépendent de ces performances. D’où il découle que, pour appréhender correctement une transformation sociale telle que l’adhésion populaire massive à l’extrémisme de droite, il convient de la percevoir simultanément en tant que chaîne causale d’événements et comme un processus dont le sens est donné par son insertion dans une structure dynamique historico-sociale plus englobante.
14Cela étant dit, il convient de remarquer que si le phénomène de l’idéologisation du mythe a été amplement discuté par le passé33, en revanche, la plupart des théoriciens ayant abordé le rapport entre mythe et idéologie ont fait l’impasse sur l’autre aspect du problème, celui de la mythisation de l’idéologie. C’est pourquoi dans le cadre d’une démarche qui va du plus simple et du mieux connu – c’est-à-dire ici : des théories s’intéressant plutôt aux déterminants causaux singuliers – vers le plus complexe et le moins connu – dans notre cas : vers des théories interprétatives visant à saisir une structure et une dynamique historique –, nous consacrerons le second point au problème de l’idéologisation du mythe, pour appréhender ensuite sous les troisième et quatrième points la question de la mythisation de l’idéologie.
2. Le mythe idéologisé
15Nous partirons du constat qu’à l’heure actuelle un certain nombre de tentatives visant à expliquer la capacité des extrémismes de droite à s’emparer du pouvoir existe déjà. Parmi celles-ci, les plus significatives s’inscrivent dans la lignée de ce que l’on a coutume de nommer la psychologie de masse ou psychologie collective. L’idée de base commune à ces théories par ailleurs assez diversifiées34 est de fournir des explications concernant des événements et des phénomènes collectifs en opérant des extrapolations à partir de la structure et du fonctionnement psychique de l’individu moyen qui y prend part. Le présupposé tacite de ce genre d’explication étant que « le plus souvent, des individus vivant dans le même groupe réagissent de manière homogène, soit directement, de par leur identique insertion dans la société, soit par conditionnement psychologique direct et réciproque35 ».
16D’après nous, l’auteur de cette lignée qui est allé le plus loin dans l’étude du rôle de l’idéologie dans la mystification fasciste36 – entendue comme idéologisation du mythe – est le psychanalyste Wilhelm Reich. La relecture de son ouvrage fondamental sur La psychologie de masse du fascisme fournit une formulation paradigmatique de l’idée de l’idéologisation du mythe et offre, par contraste, un point de départ pour l’explicitation de l’hypothèse de la mythisation de l’idéologie.
17Dans son ouvrage – rédigé au cours des trois dernières années de la République de Weimar –, le psychanalyste viennois s’efforce de trouver une réponse à la question de savoir pourquoi les masses petites-bourgeoises, de même qu’une partie de la classe ouvrière, ont activement participé à la victoire d’un mouvement de facto réactionnaire, servant les intérêts de leur ennemi commun, le grand capital. La question se pose également vis-à-vis de la sociologie marxiste de l’époque, dans la mesure où elle n’a su ni prévoir, ni expliquer, ni prévenir la montée du fascisme. Dans les termes de Reich, le problème était le suivant :
Dans l’ordre rationnel on pourrait s’attendre à ce que des masses laborieuses paupérisées développent une conscience aiguë de leur situation sociale et s’emploient à mettre un terme à leur détresse. [...] Dans ce cas, la pensée (« conscience ») de l’ouvrier serait en accord avec sa situation sociale. [...] Or, l’écart entre la situation sociale des masses laborieuses et la conscience qu’elles ont de cette situation aboutit non pas à l’amélioration mais à la détérioration de leur condition sociale. Ce furent précisément les masses paupérisées qui aidèrent à l’installation au pouvoir du fascisme, c’est-à-dire de la réaction politique la plus impitoyable. [...] Le problème fondamental est donc de savoir ce qui conditionne l’écart ainsi décrit ou, si l’on préfère, ce qui empêche l’harmonie entre la situation économique et l’idéologie37.
18L’hypothèse bien connue de Reich est que si l’analyse marxiste, usant de l’instrument rationaliste de la critique des idéologies – fondée elle-même sur « l’économie sociale » –, a fait faillite devant le phénomène de fourvoiement des masses que fut le fascisme, c’est parce qu’elle ne voyait que les conditions économiques des idéologies, et n’a pas perçu leur noyau irrationnel38. Or, selon Reich, dans une situation où la pensée et l’action des individus sont en contradiction aussi flagrante avec les intérêts que leur dicte la situation économique de leur classe, une nouvelle hypothèse explicative, de nature expressément psychologique, doit être introduite pour rendre compte de ces faits. Cette hypothèse – d’inspiration psychanalytique – est la suivante : « [c’est] l’inhibition sexuelle [qui] opère dans l’homme économiquement opprimé des modifications structurelles qui le poussent à agir, à sentir, à penser à l’encontre de ses intérêts matériels39 ».
19La question demeure toutefois de savoir quel est le biais par lequel la répression de la sexualité aboutit à cette transformation profonde et durable du caractère psychologique d’individus ayant par ailleurs des appartenances de classe – et du coup des situations économiques – fort différentes. Nous ne pouvons malheureusement suivre ici toutes les étapes et médiations du raisonnement subtil du psychanalyste autrichien, nous nous bornerons donc à mentionner les points essentiels. D’après Reich, la répression sexuelle prend forme sous la figure de l’institution millénaire de la famille patriarcale autoritaire, dont la famille petite-bourgeoise contemporaine peut être considérée comme l’incarnation la plus aboutie (mais non l’unique incarnation !). Au départ, il existe une congruence entre la structure familiale, l’idéologie et l’activité économique des couches petites-bourgeoises : le mode de production des petits-propriétaires – qu’ils soient paysans, artisans ou petits commerçants – postule un lien étroit et strictement hiérarchisé entre les membres de la famille qui, en règle générale, travaillent tous dans l’exploitation familiale – parcelle de terre, atelier ou petit commerce – commune. Selon Reich, ce mode de production familial à l’équilibre toujours précaire impose déjà en lui-même une forte répression des pulsions et un refoulement sexuel40. À cela s’ajoute le fait qu’au fur et à mesure que le capitalisme avancé mine et transforme les positions socio-économiques de la petite bourgeoisie – beaucoup deviennent employés et leur proportion dans les bureaucraties locales et d’État ne cesse d’augmenter –, les caractéristiques socio-psychologiques de cette couche sociale en deviennent de plus en plus exacerbées : isolement et concurrence économique des familles, désir de se distancier symboliquement (et fantasmatiquement) du travailleur de l’industrie (auquel, « se prolétarisant », il se rapproche pourtant de plus en plus au niveau économique), identification du fonctionnaire avec le pouvoir de l’État, développement de l’esprit philistin (« devoir » et « honneur »), et, surtout, intensification de la répression de la sexualité41.
20Le point de jonction entre la dynamique familiale et les structures de la domination étatique et économique est le père de famille. L’État autoritaire est présent dans la structure familiale par la lieutenance du père, qui typiquement adopte la même attitude autoritaire vis-à-vis de sa femme et de ses enfants que son chef hiérarchique – dans la bureaucratie ou dans l’entreprise – affiche à son égard42. Et étant donné que « [l]a position ainsi définie du père réclame notamment une répression sexuelle des plus sévères chez les femmes et les enfants43 », ces derniers – conformément au principe ferenczien de l’« identification à l’agresseur44 » – développent la tendance à s’identifier à la figure paternelle et, par ce biais, à l’autorité étatique (et plus généralement politique). La conclusion qui s’impose est que « [l]es idéologies réactionnaires sont l’aboutissement de processus psychiques secondaires dont est l’objet le petit enfant grandissant en milieu familial autoritaire45. »
21Or, force est de constater que le besoin infantile d’un appui par identification est directement proportionnel au manque d’indépendance de l’individu. Dans un processus qui s’autoalimente en s’internalisant, l’affaiblissement initial – dû éventuellement à des causes extérieures46 – du sentiment de l’autonomie accroît la tendance à renoncer à ce qui reste encore de l’autonomie par voie d’identification à des figures autoritaires. La structure psychologique incarnée typiquement – mais pas exclusivement – par le petit-bourgeois fait qu’en temps de crise, ce n’est pas la partie rationnelle de l’âme qui est davantage sollicitée pour venir à bout des difficultés, mais les structures psychiques profondes, « irrationnelles », qui non seulement sont très conservatrices (d’où l’impossibilité de les réformer sur une courte période historique), mais en temps normaux n’apparaissent pas au grand jour. C’est pour avoir ignoré ce fait que la critique marxiste des idéologies n’aurait pas su quoi opposer au glissement idéologique vers la droite d’une partie importante du prolétariat : au moment où la crise économique battait son plein et où les masses de petits-bourgeois et d’ouvriers faisaient face au fléau d’un état de chômage permanent, au moment donc où la discrépance entre l’idéologie réactionnaire et la situation économique devenait patente, ce n’est pas une prise de conscience révolutionnaire (donc une dés-identification d’avec les idéologies réactionnaires), mais la mystification politique la plus totale qui en a résulté.
22Cependant, si la structure intériorisée de la famille patriarcale autoritaire est bien une condition nécessaire du basculement dans le délire nazi, elle n’en constitue pas encore la condition suffisante. Pour que le basculement puisse avoir lieu, il faut savoir le susciter, et non pas de façon ad hoc et sporadique mais de manière méthodique et contrôlée. D’où l’extrême importance du maniement savant des symboles capables d’exciter le désir de l’identification aux figures de l’autorité par l’exhibition spectaculaire des attributs de la toute-puissance paternelle :
Le refoulement sexuel renforce la réaction politique non seulement par le processus [d’intériorisation par identification] décrit ci-dessus […] : il crée en outre dans la structure de l’homme une force secondaire, un intérêt artificiel, qui soutiennent de leur côté activement l’ordre autoritaire. Car la sexualité, à laquelle le processus du refoulement refuse les satisfactions voulues par la nature, se tourne vers toutes sortes de satisfactions de remplacement47.
23Parmi les satisfactions de remplacement analysées par Reich, nous relèverons deux procédés de symbolisation particulièrement intéressants. Le premier procédé concerne la célèbre croix gammée, principal symbole des nazis. À l’époque où Reich écrivait son ouvrage, l’origine lointaine, mythologique, de l’ainsi dite « svastika » était déjà bien connue. Comme le remarque Reich, elle avait été signalée par les anthropologues et archéologues non seulement en Inde, mais également chez les peuples Sémites et chez les Grecs. Plusieurs interprétations de sa signification ont vu le jour, mais celle de Reich est particulièrement suggestive. Sans intention de récuser les autres interprétations, il propose – en prenant comme modèles les croix gammées trouvées sur les ruines de la synagogue d’Edd-Dikke, au bord du Lac de Tibériade – de voir dans ce symbole la « représentation de deux figures humaines enlacées, schématisées, mais faciles à reconnaître comme telles », en train de perpétrer un acte sexuel, tantôt en position horizontale, tantôt en position verticale48.
On peut donc supposer, écrit Reich, que ce symbole exerce un grand attrait sur les couches profondes de l’organisme, trait d’autant plus marqué qu’on a affaire à des individus insatisfaits, sexuellement frustrés. Si l’on fait en plus, de la figure, le symbole de l’honorabilité et de la fidélité, elle tiendra compte aussi des mouvements de défense du Moi moralisateur et sera d’autant plus facilement acceptée49.
24La croix gammée est ainsi un excellent exemple du mécanisme d’une satisfaction de remplacement : l’individu sexuellement frustré substitue l’acte sexuel prohibé par la participation collective à un symbole érotique, tout en se dotant de la bonne conscience offerte par le masquage de la signification primaire de la figure par les multiples transitions, glissements de sens et réinterprétations ultérieures qui la surdéterminent (la croix gammée comme symbole du travail, de l’honneur, de l’unité, de la fidélité, etc.). Reich mentionne aussi un exemple moins frappant mais plus évident de ce procédé en relatant un type d’affiche utilisé par les « puissances belliqueuses, dont l’argumentation est à peu près la suivante : "Si tu veux connaître des pays étrangers engage-toi dans la Marine Royale !" Les pays étrangers sont représentés par des femmes exotiques. Pourquoi ces affiches sont-elles si efficaces ? Parce que notre jeunesse, frustrée par la répression sexuelle souffre de faim sexuelle50. »
25À l’inverse de ces procédés de substitution symbolique offrant une sorte d’échappatoire inconscient à l’individu « soumis à une autorité impitoyable51 », il en existe d’autres qui visent le renoncement direct au plaisir orgastique. Il s’agit là aussi de la manipulation d’éléments mythiques – bien connus des discours d’Hitler, de son Mein Kampf, ou encore de l’opus tristement célèbre d’Alfred Rosenberg, Le mythe du vingtième siècle (1930) – tel l’« empoisonnement du sang » comme principal facteur de la décadence des peuples à travers la perte de la « pureté de la race52 ». Dans le cas de l’œuvre de Rosenberg, le recours aux mythes grecs sert en réalité à éveiller – et à manipuler – l’angoisse de l’individu due à la révolte sexuelle refoulée : « Les Grecs, explique Rosenberg, ont été jadis les représentants de la pureté de race nordique. Les dieux Zeus et Apollon, la déesse Athéna, auraient été les symboles d’une grande et pure piété », tandis que les dieux « non aryens » orientaux comme Déméter, Hermès ou Dionysos représenteraient l’extase sexuelle, la volupté, le déchaînement des passions53. Et Reich de commenter :
L’idéologie fasciste sépare […] le désir d’orgasme de l’homme des structures humaines formées par le patriarcat autoritaire et l’attribue à différentes races : nordique devient ainsi synonyme de lumineux, céleste, asexuel, pur ; le Proche-Orient, à l’inverse, est instinctuel, démoniaque, sexuel, extatique, orgastique. […] La sexualité ainsi pervertie prend effectivement une allure diabolique, démoniaque à laquelle il faut s’opposer54.
26La redoutable efficacité idéologique de cet usage de la mythologie – d’une simplicité imaginative pourtant navrante et d’une pauvreté scientifique évidente – repose sur la réaction suscitée par l’angoisse inconsciente que provoque chez l’individu sa propre révolte sexuelle, elle aussi inconsciente : dans ce cas, c’est l’identification avec des figures mythiques de l’asexualité et de la vertu qui offre une garantie contre ses propres pulsions contrevenant à l’ordre patriarcal – pulsions dont l’advenue au grand jour, risquerait précisément d’entraîner des représailles de la part des gardiens de cet ordre.
27Nous voyons ainsi que ce n’est nullement une quelconque idéologie politique qui est le véritable moteur de l’adhésion des masses au mouvement d’extrême droite, mais le maniement savant des symboles et des mythes. Il s’agit donc bien ici d’une idéologisation du mythe55, au sens où le mythe assume une fonction idéologique, qui est de masquer un état de fait, afin de pousser l’individu à des actions compulsives qui sont contraires à ses intérêts. Ce qui est masqué est tout d’abord la discrépance criante entre les intérêts économiques des masses et le sens politique objectif (réactionnaire) des idéologies d’extrême droite. Mais le masquage de cette discrépance tire lui-même son efficacité d’une autre dissimulation, plus ancienne, à savoir la transmutation de la « peur mortelle de la sexualité naturelle et de sa fonction d’orgasme56 » en « conscience » de la supériorité raciale. Et, moment hautement important, le cercle est bouclé puisque ce processus empêche à son tour que la peur de la sexualité et de l’orgasme se manifeste en tant que ce qu’elle est, à savoir comme le résultat d’une spoliation fondatrice, d’une « expropriation sexuelle » injuste et non légitimable, qui n’a rien de « naturel » puisqu’elle coïncide avec l’instauration historique du patriarcat brisant l’ordre démocratique du matriarcat57.
28Mais dans cette mesure, et telle est la fine pointe de cette analyse, l’entreprise de Reich se révèle être, au bout du compte et malgré tout, un cas sophistiqué et hétérodoxe – puisqu’opérant massivement avec des catégories psychanalytiques – de la pratique marxiste du démasquage des idéologies. Le psychanalyste le dit lui-même quand il se demande : « La psychologie de masse s’oppose-t-elle donc à l’économie sociale ? », pour y répondre aussitôt : « Aucunement ! Car la pensée et l’action irrationnelles des masses qui semblent en désaccord avec la situation socio-économique de l’époque considérée, procèdent elles-mêmes d’une situation socio-économique plus ancienne58 ». Ainsi, les processus psychiques analysés ici en termes psychanalytiques sont tout de même déterminés, « en dernière instance », par des processus socio-économiques : en vérité, l’opposition ne se joue donc pas entre le psychique (ou l’irrationnel) et l’économique (ou le rationnel), mais entre deux principes de rationalité qui, tout en étant hétérogènes et inconciliables (on ne peut donc pas les suivre à la fois et en même temps), sont néanmoins co-présents dans les individus et, le cas échéant, peuvent se soutenir mutuellement.
29À partir de cette considération, l’on peut préciser davantage le sens de la notion d’idéologisation du mythe en disant que le mythe assume chez Reich la fonction d’une seconde idéologie – il est donc « idéologisé » au sens où il est assimilé à l’idéologie. La force de l’argument de Reich est de montrer comment et pourquoi, à travers la manipulation du mythe, le mystificateur fasciste arrive à empêcher une prise de conscience de l’idéologie en tant qu’idéologie (précisément pour empêcher qu’elle ne soit « démasquée » comme réactionnaire). Par contre, une faiblesse majeure de ce raisonnement est que l’assimilation du mythe à l’idéologie empêche de rendre compte des changements structuraux que traverse nécessairement la conscience de celui qui passe d’un état où il n’adhère pas encore aux propos extrémistes à un état où ces derniers ont définitivement pris le pouvoir sur son esprit. En effet, entre le premier et le deuxième moment, la différence n’est pas qu’extrinsèque, au sens où statistiquement l’extrémisme aurait fait une victime de plus : le passage en question peut et doit être décrit aussi bien qualitativement, de l’intérieur. Cependant, en lisant les descriptions reichiennes de l’individu dans la masse, l’on peut difficilement éviter l’impression d’être en face d’un sujet n’ayant aucune « histoire intérieure de vie59 », qui traverse donc l’expérience du devenir-fasciste sans en être pour le moins du monde affecté, transformé. D’après nous, c’est précisément cette « indifférence » du sujet qui s’exprime sous la forme de la réduplication de l’idéologie en tant que mythe politique : le type de rapport qui lie le sujet à son monde ne subit nulle modification, avec le mythe c’est simplement un écran supplémentaire – toujours déjà à disposition et n’attendant qu’à être activé – qui est posé devant les yeux du sujet mystifié, qui demeure, dans ce processus, égal à lui-même.
30La raison pour laquelle le schéma de la psychologie de masse de Reich escamote cet aspect décisif du phénomène de l’adhésion au propos extrémiste qu’est la métamorphose de l’unité du sujet et de son monde ne doit pas être cherchée sur le plan des détails de sa théorie. Ces détails, l’on peut évidemment les remettre en cause ou y proposer des compléments, ce qui n’est pas le but de notre propos60. Ce qui nous importe, c’est que la théorie de Reich satisfait en tout état de cause à l’exigence méthodologique sus-décrite de proposer un ensemble de causes et de mécanismes hypothétiques (d’ordre économique, idéologique, psychologique, etc.) expliquant le pourquoi et le comment de l’adhésion de masse au fascisme. La clé du problème doit donc être cherchée bien plus sur le plan du niveau de généralité de cette doctrine. Comme Reich le dit lui-même de manière très honnête, dans ce domaine, la psychanalyse appliquée « peut aider à la compréhension de la structure et du dynamisme de l’idéologie mais non pas de son terrain historique61 ». La conséquence en est d’une part que dans cette optique l’individu dans la masse se voit tronqué de la dimension de l’« histoire intérieure de sa vie », et d’autre part que l’on voit mal pourquoi c’est à partir de ce moment historique précis que les leaders politiques (qu’ils soient fascistes ou pas) ont pu avoir recours aux procédés de mystification décrits par Reich. Mais ce qui échappe surtout à la construction du psychanalyste viennois, c’est la réponse à la question de savoir quelles ont été les conditions non seulement matérielles, mais pour ainsi dire « spirituelles » (au sens hégélien de « geistlich », ayant trait à l’« histoire de l’Esprit ») qui ont rendu possible, à ce moment précis, la mobilisation à des fins politiques de cette « structure servile, anti-libérale, mystique des masses humaines », vieille « de quatre à six mille ans environ »62.
31Quel genre de transformation le sujet traverse-t-il au cours de sa « conversion politique » et quel est le cadre structurel plus large qui confère son sens à cet événement ? Nous pensons que l’introduction de la notion d’« insécurité spirituelle » (toujours au sens hégélien de « geistlich ») peut jeter un premier éclairage sur ces questions.
3. L’« insécurité spirituelle » comme crise du rapport à l’idéologie
32La psychologie de masse de Reich tend à renoncer à la compréhension du terrain historique spécifique de l’idéologie, pour se concentrer sur la structure et le dynamisme de celle-ci. Comme nous venons de le voir, il est cependant possible que, pour cette raison même, elle passe sur certaines spécificités de la structure et du dynamisme qu’elle s’efforce d’éclairer. Pour le dire autrement, la compréhension du terrain historique de l’idéologie pourrait s’avérer nécessaire à la saisie adéquate de son mode de fonctionnement. Il ne s’agit pourtant pas ici de faire un faux procès à Reich, comme si celui-ci n’avait pas très pertinemment entrevu l’importance de certains facteurs historiques cruciaux de la problématique. Nous voulons tout simplement dire que le psychanalyste semble n’avoir pas exploité à fond toutes ses trouvailles dans ce domaine et s’est contenté d’explorer la piste dont nous avons offert une brève esquisse dans ce qui précède. L’hypothèse que nous développons dans cette troisième partie de notre étude ne se veut donc pas la réfutation des thèses de Reich, mais vise l’élaboration d’intuitions déjà présentes chez ce dernier qui n’ont cependant pas été exploitées dans le cadre de sa psychologie de masse.
33L’une de ces intuitions fondamentales qui nous servira de point de départ revêt la forme d’une critique que Reich adresse à la sociologie marxiste de son époque. Cette critique consiste à dire que les théoriciens socialistes et communistes n’ont pas su reconnaître le rôle décisif que la petite bourgeoisie a joué dans les bouleversements historiques depuis la Grande guerre : « le rôle de la petite bourgeoisie est passé à peu près inaperçu jusque peu de temps avant la prise de pouvoir par Hitler63 ». Selon Reich, ce ratage était la conséquence d’une déduction fallacieuse : de l’affirmation marxienne du caractère transitionnel, « impur », de la classe petite-bourgeoise, l’on conclut à son incapacité à saisir clairement ses véritables intérêts et, par voie de conséquence, à son incapacité à jouer un rôle historique actif64. Or, comme nous l’avons vu, avec les outils de la psychanalyse, Reich montre que grâce au potentiel archaïque sommeillant dans leur structure caractérielle – dont la grande portée fait effectivement contraste avec leur moindre puissance économique –, « les classes moyennes sont parfaitement capables de faire l’histoire – et qu’elles la font effectivement65 », et précisément sans que leurs intérêts économiques doivent coïncider pour le moins du monde avec ceux des « classes pures » de la société (le prolétariat et la bourgeoisie).
34Il s’agit là d’une observation décisive qui a de quoi nous faire réfléchir encore aujourd’hui. En effet, elle peut éveiller le soupçon que, comme l’écrivent Boucq et Maesschalck,
dans des sociétés capitalistes avancées comme les nôtres, l’auditoire privilégié de l’extrême droite n’est pas les marges de cette société, mais bien NOUS, c’est-à-dire son centre mou, les citoyens moyens dotés de certaines sécurités primaires (comme l’emploi, l’accès à la propriété privée, les loisirs, l’éducation, la santé), mais avec un taux d’endettement acceptable qui induit quand même une réelle incertitude par rapport à la permanence de ces sécurités primaires, vu les évolutions sociales66.
35Dès que l’on met hors circuit le préjugé sociologique consistant à rapporter mécaniquement les diverses formes de l’extrémisme aux couches sociales ayant un moindre pouvoir d’achat – ce qui revient à imputer la montée des extrémismes au désarroi des plus mal lotis67 –, et de tenter l’hypothèse que ce sont les classes moyennes qui doivent être examinées en premier lieu, l’on sera inévitablement amené à isoler des facteurs plus difficilement quantifiables, et donc plus indéterminés, pour délimiter avec une certaine précision les caractéristiques psychologiques de base des couches sociales les plus susceptibles de céder à la propagande de l’extrême droite. Mais, se demandera-t-on, existent-t-il dans l’absolu des facteurs qui permettent de traiter de manière relativement unitaire (tant objectivement qu’au niveau de la psychologie) un ensemble par ailleurs aussi disparate que « les classes moyennes » ? En usant de critères sociologiques objectifs comme l’évolution de la fourchette de consommation et le degré d’endettement des ménages, il semble en tout cas possible de distinguer une population nombreuse et relativement homogène que l’on peut identifier comme « les classes moyennes68 ». La question est de savoir si ces populations sont liées seulement par les critères du sociologue, de manière extrinsèque, en un sens purement statistique, ou si l’on peut aussi bien leur attribuer quelque chose comme des comportements situationnels typiques69. Si une telle attribution s’avérait plausible, cela permettrait ensuite, dans un deuxième temps, de leur imputer également des orientations idéologiques et psychologiques potentielles communes en vertu desquelles l’on serait alors légitimé à les traiter comme un ensemble relativement unitaire tant d’un point de vue objectif que subjectif.
36Sans pouvoir en offrir la démonstration ici, nous avançons l’hypothèse que de tels comportements situationnels existent en effet dans le cas des classes moyennes et que ces comportements ont pour centre de gravité le sentiment d’insécurité. En effet, comme l’écrivent Boucq et Maesschalck,
pour cette population qui semble bien vivre et qui généralement, au plan matériel, vit bien, rien n’est complètement garanti. Plusieurs facteurs d’incertitude demeurent, à commencer par l’emploi, puis par la santé pour en arriver aux menaces de l’environnement : sécurité publique, sécurité alimentaire, sécurité écologique... Le sentiment d’insécurité que les experts tentent de dénoncer à force de statistiques, mais qui fait aussi recette en temps de campagne électorale, est l’expression d’un malaise social, un malaise de classe moyenne70.
37Selon cette hypothèse, c’est le haut degré d’exposition des classes moyennes au sentiment d’insécurité sous ses diverses formes qui les rend plus vulnérables à la propagande d’extrême droite et qui leur confère également une certaine homogénéité comportementale-situationnelle. Facile à saisir intuitivement car renvoyant sans doute à un phénomène anthropologique de base, l’insécurité n’en demeure pas moins une notion plutôt vague. Pour en faire un concept opératoire dans ce contexte, il convient de l’enrichir en lui conférant des déterminations supplémentaires. Si l’insécurité concerne avant tout la stabilité dans l’acquisition – et le maintien – des moyens matériels de subsistance, elle se rapporte tout autant à la sécurité publique – donc à la garantie de la sécurité physique –, à la santé, à l’environnement, etc. L’on peut dire que l’insécurité peut s’étendre à toutes les sphères de l’existence humaine : l’économie, l’hygiène, l’écologie, l’intégrité physique et psychologique, etc. « Horizontalement », elle n’a donc pas de limites a priori. C’est la première détermination de l’insécurité que nous relèverons. Or, au fur et à mesure du développement technologique et de l’articulation intrinsèque des diverses sphères de l’existence humaine, les sociétés modernes créent sans cesse de nouveaux foyers de risques et donc de nouvelles formes d’insécurité. Celle-ci a donc également une capacité d’expansion et de différenciation pour ainsi dire « verticale ». Il s’agit là de la deuxième détermination de ce phénomène sur laquelle nous attirerons l’attention. Enfin, si l’on fait remarquer que les diverses formes d’insécurité sont intimement liées entre elles, c’est-à-dire qu’elles sont interdépendantes, voire qu’elles forment système, l’on aura isolé une troisième dimension importante de ce phénomène, qui est la complexité : une insécurité dans l’une ou l’autre sphère de l’existence peut influer sur d’autres couches, éventuellement plus complexes, de la socialisation ou de la personnalité des individus (il suffit de penser ici à l’extrême complexification du système bancaire et des conséquences dévastatrices que cette prolifération non-maîtrisée a récemment exercées sur les autres sphères de l’activité humaine).
38Quel est le cadre objectif qui fait de l’insécurité un problème spécifiquement politique et quels sont les effets en retour sur la conscience de la « politisation » de ce phénomène ? Pour y répondre, il faut remonter assez loin dans le temps, au moins jusqu’à la célèbre formule de Max Weber selon laquelle l’État moderne peut se définir comme « une communauté humaine qui revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence légitime »71. L’on sait comment l’État dans les Temps modernes a peu à peu « substitué des principes de socialisation politiques et administratifs à des principes sociaux endogènes », et comment ce phénomène d’« extériorisation de la norme » a contribué au processus qui a mené non seulement à ce que « les citoyens n’[aient] pas à s’occuper directement de leur sécurité qui est un monopole des professionnels »72, mais à ce que de fait, ils ne sachent même plus s’en occuper.
39La sécurité des citoyens est donc une préoccupation stratégique majeure de l’État – et, bien entendu, des groupes qui le contrôlent. Le citoyen, lui, ayant entièrement délégué son droit à la violence (ou en tout cas à l’autodéfense) à l’État, attend de ce dernier qu’il fournisse toutes les protections qu’il a renoncé de se procurer par lui-même. Étant littéralement fondue dans l’État, la question de l’insécurité s’avère ainsi « hautement politisable »73. Comme l’écrit Sébastian Roché, spécialiste de la question sociologique de l’insécurité, celle-ci
peut facilement entrer dans le système politique parce qu’elle est posée comme un des liens fondamentaux entre l’État et le citoyen. Il apparaît défendable de dire que la légitimité du gouvernement trouve une assise dans la capacité qu’il possède à rassurer et à protéger. La demande de sécurisation en direction du système politique est forte74.
40Or, l’on sait que depuis quelques temps, la gestion administrative des insécurités par l’État souffre de plus en plus de lacunes : la forte demande de sécurisation émanant des citoyens reste souvent sans réponse satisfaisante75. C’est dans les brèches ainsi ouvertes – de plus en plus nombreuses et profondes – dans le rapport entre l’État et le citoyen par l’insécurité systémique76 que viennent s’engouffrer les formations d’extrême droite. En se réglant au cas par cas sur la couche sociale visée, elles formulent ainsi pour chacune d’elles un diagnostic de la situation adapté à leurs exigences et priorités en promettant tantôt un meilleur système sécuritaire, tantôt une plus grande prospérité économique, tantôt un système de coordonnées culturelles sûr permettant de s’orienter dans le monde. Le diagnostic est en règle générale suivi de propositions plus ou moins concrètes visant à liquider les diverses manifestations de l’insécurité77.
41Au départ, le caractère intérieurement contradictoire et irréel des propositions extrémistes fait que ces dernières sont reçues plutôt froidement. Mais l’expérience historique nous enseigne qu’il suffit d’un concours de circonstances objectives – par exemple une crise économique entraînant un appauvrissement et un chômage de masse, menant à leur tour à « une polarisation, une impasse politique, une mobilisation de masse contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, et la complicité des élites en place78 » – pour qu’il en aille tout autrement... Mais quel genre de transformation cet ensemble de facteurs objectifs et subjectifs doit-il entraîner dans le sujet politique pour que celui-ci change radicalement d’attitude à l’égard du propos extrémiste ? Ainsi sommes-nous ramenés à la question de départ de ce troisième point : pour que les manipulations décrites par Reich puissent avoir un effet, il faut que du côté du sujet, il s’opère un changement, une transformation de son champ de conscience, pour que ce qui avait l’air, il y a peu, improbable, voire absurde, puisse apparaître non seulement comme plausible, mais comme étant expressément souhaitable. Que se passe-t-il donc avec le sujet au cours de la crise hypothétique que nous venons d’esquisser ?
42Visiblement, quelque chose « dans » la vie du sujet est affecté d’une manière spécifique par un état d’insécurité persistant et s’étendant tant horizontalement – englobant ainsi peu à peu toutes les sphères d’expérience de l’individu – que verticalement, en déstructurant des niveaux de plus en plus complexes de sa personnalité et de son monde vécu. La question envisagée dans un premier temps d’un point de vue objectif – comment l’insécurité devient-elle un problème proprement politique et comment son devenir politique se répercute-t-elle sur la conscience de l’individu ? – se repose ici d’un point de vue subjectif. Il est probable que, dans un processus de dissolution prolongé de l’ordre social aussi radical que celui que nous postulions dans notre exemple précédent d’une crise hypothétique, l’individu moyen non seulement tend à perdre son estime de soi, mais à travers la déliquescence d’une partie de ses appartenances de groupe qui lui montraient le nord (son groupe professionnel, son milieu familial, etc.), il doit également faire face à l’ébranlement angoissant de sa foi dans les institutions, dans les traditions, c’est-à-dire dans les sources établies de l’autorité et du prestige sociaux. Le sociologue Karl Mannheim, témoin du naufrage de la société allemande dans l’horreur nazie, avait tenté de saisir l’essentiel de cette situation avec la formule suivante :
C’est le stage de l’insécurité inorganisée [...]. Ce sont les conditions dans lesquelles les idéologies sont démasquées et la validité des principes et des valeurs établis est remise en question. C’est le moment du scepticisme, dur pour l’individu, mais productif pour la science, en ce qu’il détruit les habitudes de pensée pétrifiées du passé79.
43La description de cette situation par Mannheim contient deux éléments importants qu’il faut retenir. Tout d’abord, une corrélation « verticale » est établie entre, d’une part, la déliquescence de l’économie, du champ politique et de la structure sociale et, d’autre part, une crise pour ainsi dire spirituelle (« geistlich »), sous la figure du détachement des individus des valeurs et des principes jusque là en vigueur, ainsi que des visions-du-monde existantes. Comme dit Mannheim, c’est la phase d’un scepticisme affiché à l’égard des idéologies, ces dernières s’usant et se démasquant mutuellement dans la guerre sans merci des partis politiques. Ensuite, l’autre élément à souligner est l’idée que l’issue de cette situation est indéterminée ; pour les uns, c’est une catastrophe, pour d’autres, c’est une crise passagère dont il faut se tirer en minimisant les pertes, pour d’autres encore (dans l’exemple de Mannheim, pour les sociologues, qui apprennent énormément de choses sur la société en état de crise), cela peut être un moment plein de possibilités nouvelles. De quelle manière la situation sera perçue et saisie par les uns et les autres, cela dépendra donc de la capacité de réajustement ou d’adaptation de chacun – capacité distribuée inégalement entre les diverses couches sociales et les individus en fonction de leur position de classe, leur situation financière et sociale, leur « capital culturel », etc. Dans tous les cas, une chose semble sure : l’insécurité devient un problème politique pour le sujet dans la mesure où les crises sociales ont une incidence non seulement psychologique sur les individus (ce qui est une évidence), mais aussi bien – du moins potentiellement – spirituelle, puisque la réadaptation des sujets à la nouvelle situation sociale se réalise à travers la transformation (la réadaptation) de leur rapport à l’idéologie.
44Afin de mieux saisir l’idée de l’« insécurité spirituelle » en tant que crise du rapport à l’idéologie, il convient de faire du concept opératoire de l’idéologie que nous avons mobilisé jusqu’à présent un concept explicite. Pour ce faire, c’est au travail fondamental de Karl Mannheim sur cette question que nous aurons recours. Dans son œuvre maîtresse intitulée Idéologie et utopie (1929), Mannheim étudie le problème de l’idéologie sous deux aspects : systématique et historique. Ces deux types de démarche sont toutefois liés par le choix méthodologique fondamental du sociologue d’interroger l’idéologie à partir de la pratique qui la fait exister et qui seule lui confère un sens, à savoir la critique des idéologies. Celle-ci peut se définir comme une méfiance systématique envers les propos supposés mensongers d’autrui, dont l’inauthenticité n’est pas liée aux caractéristiques personnelles du locuteur, mais est méthodiquement rapportée à un facteur socio-politique supposé influer sur lui. La raison pour laquelle Mannheim opte pour le fil conducteur de la critique des idéologies est que de toute évidence, l’idéologie n’est pas un objet théorique « neutre » comme les autres, mais qu’elle s’est constituée historiquement (et tant qu’elle existe, elle se constituera toujours) dans l’élément polémique de la politique80.
45Du point de vue systématique, il est possible de distinguer entre deux significations de l’idéologie qui affichent des différences considérables, mais qui peuvent néanmoins être représentées comme les deux extrêmes d’un continuum articulé en fonction de la profondeur du soupçon d’idéologie et de la radicalité de la critique que ce soupçon entraîne (donc selon un vecteur vertical)81. Ainsi, Mannheim distingue entre un concept régional et un concept total de l’idéologie. Une critique régionale de l’idéologie ne porte que sur une partie des assertions de l’adversaire, et cela seulement du point de vue de leur contenu. La fausseté des contenus est établie à travers des règles d’imputation connues de la psychologie de l’intérêt : tel intérêt inconscient agissant comme une cause fait que telle personne voit les choses de travers. Élevez le facteur inconscient inavoué à hauteur de la conscience, et la personne regagnera sa capacité de juger objectivement des faits. Ici, « démasqueur » et « démasqué » se tiennent encore sur un fondement commun, ils habitent le même monde : « [i]l est toujours possible d’éventer les mensonges, d’épurer les points aveugles : somme toute, le soupçon d’idéologie n’est pas encore radical82 ». Tel n’est pas le cas avec la critique de l’idéologie au sens total. Celle-ci met en cause toutes les assertions de l’adversaire, et pas seulement leur contenu, mais leur logique-même, ainsi que l’ensemble de l’appareil catégorial de la personne, son style de pensée, sa manière d’être, bref, la totalité de sa vision-du-monde.
Quand on dit par exemple d’une époque qu’elle vit dans un autre monde d’idées que le nôtre, ou d’une couche sociale historique concrète qu’elle pense dans d’autres catégories que le nôtre, on n’entend pas par là simplement tels ou tels constituants de leurs idées, mais tout un système d’idées déterminé, un genre déterminé de formes du vécu et de l’interprétation83.
46Lorsque dans les débats politiques et intellectuels des années ’20 et ’30 du siècle passé il était question d’idéologie, c’est de ce concept radical, total, qu’il s’agissait. L’analyse reichienne sur la structure caractérielle archaïque mobilisable par le biais de l’idéologisation des mythes, masquant la conscience de classe de la petite bourgeoisie et d’une partie du prolétariat, est un bon exemple de ce procédé84. De même, lorsque nous disions plus haut que la confiance de l’individu moyen dans son idéologie de référence était ébranlée, c’est encore ce concept d’idéologie que nous invoquions implicitement. L’on comprend dès lors pourquoi l’effritement de l’assurance procurée par l’idéologie entendue comme rapport dynamique, spécifiquement structuré, de l’homme à son monde comme totalité est un processus si hautement insécurisant. Cependant, la question que l’on posait tantôt à Reich revient ici avec insistance : comment et pourquoi ce nouveau facteur d’insécurité a émergé précisément à ce moment de l’histoire et pourquoi a-t-il eu les conséquences dévastatrices sur les consciences que nous lui connaissons ?
47Pour répondre à cette double interrogation, revenons à l’analyse de Mannheim sur l’idéologie, en la considérant cette fois du point de vue de son histoire. D’après le sociologue, le concept régional de l’idéologie a fait son entrée sur la scène de l’histoire au plus tard à la fin du Moyen Age. L’adage florentin éternisé par Machiavel, selon lequel « au palazzo, on ne pense pas comme sur la piazza85 », est un bon exemple de la nouvelle façon de penser qui commençait de plus en plus à se répandre à partir de cette époque. Quant au concept total de l’idéologie, ses origines lointaines se trouvent, d’après Mannheim, dans la philosophie de la conscience de Kant, sous la forme de l’idée selon laquelle seule l’unité du sujet garantit la consistance de l’expérience, ce qui entraîne la dépendance logique du « monde » de l’activité conscientielle du sujet, qui devient en même temps la condition de possibilité de la connaissance86. En historicisant l’unité du sujet et de son monde – en la rendant dynamique – et en la pluralisant sous la forme des « esprits des peuples », Hegel fit le second pas menant au concept total de l’idéologie. C’est Marx qui paracheva le mouvement, en conférant aux unités du sujet et du monde leurs déterminations sociales concrètes, ce qu’exprime la centralité du concept de « classe » et de « conscience de classe » dans le marxisme87. Du point de vue de la critique des idéologies, le geste décisif de Marx fut d’avoir fusionné le concept régional de l’idéologie – consistant, comme on l’a vu, à débusquer les causes sociopolitiques de la non-fiabilité des assertions de l’adversaire – avec le concept total, d’origine philosophique. Il s’agit d’une radicalisation extrême de la critique des idéologies dans la mesure où ce n’est désormais plus l’une ou l’autre affirmation de l’adversaire qui tombe sous son coup, ni simplement certaines de ses caractéristiques psychologiques, mais l’ensemble de sa structure mentale, son axiomatique ou encore la manière générale qu’il a de donner sens à son monde. C’est donc le caractère réel du monde de l’adversaire qui est ici remis en question.
48Or, ce qui est le plus significatif du point de vue de notre problème c’est que ce mouvement historique qui culmine dans la critique marxienne des idéologies ne s’arrête pas à ce stade. En effet, bien que d’origine marxienne, la critique des idéologies au sens total ne pouvait rester l’apanage d’une seule classe sociale (du prolétariat) : très rapidement, tous les partis politiques et tous les mouvements sociaux, qu’ils soient de gauche ou de droite, commencent à l’utiliser les uns contre les autres. La critique des idéologies au sens total devient une arme politique à vocation universelle. Désormais aucune perspective « ne peut démasquer les autres en les déclarant idéologiques sans que ces dernières n’en fassent autant88 » : c’est le stade que Mannheim appelle la généralisation de la critique des idéologies. Ainsi, après le facteur vertical (l’approfondissement du soupçon), il faut donc prendre en compte également un facteur horizontal dans l’évolution de la procédure de la critique des idéologies. D’après le sociologue, le démasquage généralisé et totalisant auquel les diverses perspectives soumettent les autres et auquel elles sont elles-mêmes constamment soumises doit mener, en bonne logique, à la prise de conscience du caractère nécessairement idéologique de sa propre perspective. À force de vouloir saper la confiance de l’adversaire dans les assises de son monde, l’agent de la critique des idéologies a détruit non seulement sa propre confiance dans les fondements de son monde, mais a également rendu improbable l’idée plus générale qu’il y ait quelque chose comme une assise, un fondement, un monde commun possible. C’est le moment du relativisme, du scepticisme et du nihilisme généralisés.
49Du point de vue du sujet qui expérimente ce stade de l’évolution sociohistorique, les idéologies sont « démasquées » au sens où, face à leur pluralité antagoniste, celui-ci ne peut plus ne pas reconnaître 1) l’inconsistance interne des éléments de tous les systèmes idéologiques (y compris le sien), 2) l’inconsistance externe de ces systèmes face à certaines données « rebelles » de la réalité sociale et 3) l’incomplétude indépassable des visions-du-monde prises une par une, manifestée par le fait que certains systèmes idéologiques arrivent à maîtriser les aspects « rebelles » de la réalité sociale que d’autres systèmes ne sont pas en mesure d’intégrer, et vice-versa (il s’agit là de ce qu’on appelle aussi le perspectivisme). Avec une tournure métaphorique, Mannheim saisit cette expérience complexe avec le terme de distanciation : dans la phase de la généralisation de la critique des idéologies au sens total, les individus se sentent de plus en plus décalés par rapport à leur vision-du-monde de base et des idéologies politiques qui y sont les plus conformes :
au départ, cette distanciation est insupportable. La vie dans ce genre de situation, où elle peut toujours être remise en question, induit un malaise extraordinaire. Aussi longtemps qu’une communauté fonctionne sans être problématisée, l’on sait à quoi s’en tenir. Mais dans la situation contemporaine, où plusieurs alternatives sont possibles, même les fondements qui donnaient un étalon de mesure sont devenus problématiques. Avec cette insécurité de l’existence, il s’agit d’un malaise très radical […]89.
50Dans cette situation de crise généralisée des idéologies la simple substitution d’une idéologie à celle qui s’est avérée être illusoire ne saurait suffire pour donner une stabilité et une orientation nouvelles au sujet, puisque toute « nouvelle » idéologie serait aussitôt sujette à la critique sans merci des autres perspectives. C’est la raison pour laquelle la description reichienne de l’idéologisation du mythe doit être davantage questionnée : dans le cadre de ce processus de délitescence profonde, le mythe peut-il vraiment se contenter de jouer le rôle d’une seconde idéologie, sans tomber à son tour sous le coup de la critique désormais généralisée ? Ne se peut-il donc pas que c’est bien davantage dans les variations du rapport du sujet à l’idéologie qu’il faut chercher la clé du problème ?
4. L’idéologie mythisée
51La typologie historique élaborée par Mannheim, classifiant les réactions diverses à l’insécurité spirituelle issue de la perte du pouvoir d’intégration des idéologies, vise précisément à éclaircir cette question90. Là où l’interprétation (la critique) des idéologies traite de systèmes de représentations déjà constitués (même si toujours en évolution), la description ici proposée des attitudes adoptées face aux idéologies vise à saisir les moments de fuite des sujets hors de ces systèmes. L’attention va aux périodes où, se décalant des productions idéologiques de leur temps et de leur société, les sujets tentent, de manière active, d’ajuster, d’adapter les constituants spirituels de leur temps à leurs exigences subjectives, à créer à partir de ces contenus de nouveaux systèmes de représentations qui potentiellement se cristalliseront un jour à leur tour sous la forme d’idéologies (au sens du concept total). Dans ces moments malléables où la possibilité d’une identification naïve aux idéologies en présence est perdue, mais où la nécessité d’une action clairement orientée persiste toujours, il a été (et il est toujours) possible selon Mannheim d’adopter quatre attitudes de base : l’utopisme, le romantisme, l’existentialisme et la « reprimitivisation ». La naissance de chacune de ces postures est relative à une conjoncture historique spécifique, elles sont donc liées entre elles dans un rapport de succession logique et chronologique, mais en même temps elles sont bel et bien des types de rapport, c’est-à-dire des comportements typiques, réitérables – jamais à l’identique, évidemment, mais avec des variations – dans des situations historiques analogues.
52Le point de départ de la typologie historique de Mannheim est l’époque de la Révolution française pendant laquelle la bourgeoisie ascendante se distancie lentement de l’image du monde médiévale-ecclésiastique en forgeant une contre-image d’un monde meilleur que celui-ci. Cette contre-image, en état de gestation, Mannheim l’appelle l’utopie. Il n’entend pas par là un portrait irréaliste du futur, mais le document (l’expression) d’un type de comportement que l’on peut adopter face à un blocage historique et social se cristallisant dans l’hégémonie écrasante d’une image du monde unitaire, mais en décalage grandissant avec les évolutions contemporaines et les intérêts des couches sociales ascendantes. Loin d’être un pur mirage, le concept de l’utopie en tant que contre-image du monde contient en soi l’idée de la nécessité de sa réalisation. Pour l’utopiste, la possibilité de faire exister d’autres mondes en dépassant celui-ci – ce qui revient à la reconnaissance du caractère contingent de ce monde : c’est là l’apport principal de la conscience utopique91 – n’est pas une menace, mais au contraire une raison de vivre. Conformément à son double caractère à la fois historique et idéal-typique, l’« esprit de l’utopie » n’est pas « cloué » à la conjoncture historique de l’ascension de la bourgeoisie. Il s’agit bien plus d’une posture que l’on peut adopter dans les moments où, pour certaines classes de la société (et non pas pour certaines élites, comme dans le travail théorique de Pareto et dans la réalité politique du fascisme), le renversement de l’ordre établi devient à la fois une nécessité inéluctable et une possibilité réalisable92. La difficulté intrinsèque de l’utopie ne réside pas dans le fait qu’elle est non-réalisée (la tension vers le pas-encore-là constitue bien plutôt son essence), mais se dévoile précisément dans la phase où, victorieuse, il s’agit de la mettre à l’épreuve du réel, c’est-à-dire de la consolider. À ce moment peuvent se dévoiler, aux yeux mêmes des partisans, son caractère abstrait d’une part et son caractère idéologique de l’autre.
53Le problème du romantique est tout autre. Celui-ci, selon Mannheim, a traversé l’expérience de la distanciation rendue possible par la participation enthousiasmée aux mouvements politiques issus de l’utopisme, mais suite à l’essoufflement de la vague, désillusionné, il s’en est rétracté. Ayant perdu la croyance à la fois dans l’image du monde dépassée par l’utopisme et dans l’image du monde véhiculée par ce dernier, le romantique tente de renouer avec les contenus de l’époque pré-utopique. C’est là la matrice des idéologies conservatrices93. Ce faisant, le romantique accomplit deux performances décisives qui sont corrélées, à savoir la découverte du « continent histoire » et la dotation de l’homme moderne d’une singulière capacité d’empathie envers les contenus du passé. Mannheim nomme cette tendance le « néoprimitivisme » et la décrit comme une volonté paradoxale consistant à vouloir atteindre l’authenticité d’un rapport immédiat aux contenus du passé (et notamment à ses « mythes ») à travers des performances pourtant hautement réflexives (donc médiatisées) qui ne peuvent dès lors que manquer leur but. Par conséquent, aussi fécond qu’il soit par ailleurs, le romantisme mène nécessairement à la déception des grandes attentes qu’il a suscitées.
54D’après Mannheim, l’existentialisme serait né de cette crise interne du romantisme. Il s’agit en fait d’une troisième posture possible face à l’expérience de la distanciation issue de la situation où le rapport direct, « naïf », non-réfléchi, aux visions-du-monde en présence devient problématique. Ainsi, l’existentialisme retient du romantisme la volonté d’un rapport non-médié à la vie, mais il renonce aux contenus concrets auxquels le romantique désirait accéder. En y renonçant, il espère pouvoir éviter les travers de la posture dont il est issu, et s’attache donc à retrouver un « quelque chose » en l’homme qui n’est plus conditionné par autre chose, mais qui est lui-même la condition de tout le reste. Ce faisant, le penseur existentialiste découvre en effet quelque chose de profond en l’homme qu’aucune autre école de pensée n’aurait réussi à mettre au jour. Cependant, selon Mannheim, l’existentialisme est condamné au même échec que le romantisme car l’impossibilité d’un rapport non-médié à la vie ne découle pas du mode d’être de ce dont on est nostalgique (d’où l’idée d’opter par exemple pour l’être au détriment des étants), mais du fait que là encore l’accès rêvé à l’objet perdu n’est possible qu’à travers un acte réflexif, que nulle prouesse philosophique ne réussira à exorciser. Le danger immédiat de cette posture découle de son indifférence grandissante au contenu concret de l’acte existentiel (chez Heidegger, qui est vraisemblablement celui qui est visé ici, de la résolution), de son incapacité à l’inscrire dans la temporalité de l’histoire et de sa cécité par rapport à sa dépendance vis-à-vis d’un contexte intersubjectif concret sociohistoriquement ancré.
55Un deuxième danger, bien plus menaçant que le premier, est la vulnérabilité de cette attitude face à des postures alternatives qui promettent – et en un certain sens apportent – le succès là où le romantisme et l’existentialisme ont connu l’échec. Cette posture, Mannheim la nomme « reprimitivisation » (qui n’est pas identique au « néoprimitivisme » caractérisant le romantisme), et qui coïncide avec ce que nous appelons pour notre part la mythisation de l’idéologie. La reprimitivisation, en tant que processus qui, pour des motifs certes différents, affecte les intellectuels autant que « la masse », est un phénomène de régression collective94 à un niveau d’élaboration primitif des conduites humaines et forme la condition de possibilité historique du fascisme.
Cette formation, dans laquelle une personne ayant précédemment été réflexive, devient artificiellement primitive, est le problème du moment. Le fascisme, si on l’appréhende à partir de sa décision concernant le monde en tant que totalité (ganze Weltentscheidung), n’est rien d’autre qu’un retour à une complète primitivité et une impulsivité impressionniste par des types d’homme – parmi les dirigeants – qui ont expérimenté la situation réflexive, et qui disent ensuite : « On ne peut plus vivre comme cela plus longtemps. Nous voulons une dictature et de l’ordre. » Ainsi en va-t-il dans le cas des dirigeants95.
56En outre, Mannheim remarque que
ce mouvement coïncide avec celui des strates petite-bourgeoises, ancrées dans le sol, qui ne comprennent pas la situation [actuelle], mais qui en comprennent tout de même suffisamment pour savoir que l’ordre ancien ne fonctionne plus. [Or, ] [l]a peur de la mort n’est jamais aussi forte que la peur de l’effondrement social. [...] C’est pourquoi il est compréhensible que ces strates primitives deviennent soudain explosives et incalculables. « Je ne veux que de l’élan et de l’enthousiasme. » Ce type de public et ce type de leadership arrivent aux mêmes conclusions, même si à des niveaux très différents, et ils arrivent tous deux à une théorie de l’action impulsive96.
57L’analyse de Mannheim de cette séquence historique qui va des diverses formes de l’utopisme politique, à travers le romantisme et l’existentialisme, jusqu’au fascisme est plus fine que celle de Lukács, pour qui le passage du romantisme à l’existentialisme et de celui-ci au fascisme est non seulement continu (comme chez Mannheim), mais également homogène, c’est-à-dire rectiligne et ininterrompu97. Pour Mannheim en revanche, malgré le constat de la continuité historique, le passage du romantisme et de l’existentialisme à la reprimitivisation fasciste nécessite un saut : entre ces deux mondes se trouve un précipice, ils sont hétérogènes l’un à l’autre. Alors que les diverses formes de l’utopisme, du romantisme et de l’existentialisme sont toutes issues de la même matrice socio-historique (même si elles s’opposent au sein de celle-ci), la reprimitivisation fasciste fait rupture avec cette matrice-même. En quoi consiste la rupture avec cette matrice ? Nous l’avons vu, la réponse de Mannheim est qu’elle consiste en une régression qui équivaut à la forclusion de la réflexivité98 du champ de conscience du sujet. Mais comment faut-il comprendre cela ?
58Le problème auquel cette question nous confronte est tout d’abord méthodologique : il s’agit de trouver des instruments intellectuels grâce auxquels l’on pourrait appréhender de manière unitaire les quatre attitudes de base que nous venons de décrire, dans un unique cadre conceptuel, afin, précisément, de pouvoir définir en quoi la reprimitivisation fait rupture avec les trois autres postures. En tant que sociologue, Mannheim n’est pas entré dans les méandres de cette question. En revanche, de précieuses contributions à ce problème se trouvent dans les travaux du philosophe allemand Hans Blumenberg sur les ainsi dits « concepts de réalité » (Wirklichkeitsbegriffen). Nous pensons que la mobilisation de ce concept peut éclairer le sens de la reprimitivisation fasciste et permet par là d’expliciter l’idée de la mythisation de l’idéologie, la première étant descriptible comme métamorphose du rapport du sujet à la « réalité », la seconde comme modèle du déroulement de cette métamorphose.
59Pour introduire le concept de concept de réalité, Blumenberg recourt à une tournure négative : en rappelant le mot de Nietzsche selon lequel « n’est définissable que ce qui n’a pas d’histoire99 », il suggère que l’exigence d’une définition préalable de ce concept risquerait d’effacer sa spécificité, à savoir son historicité radicale. Loin de l’attitude d’assurance qu’une telle définition préalable supposerait, le point de départ de la problématique de Blumenberg est plutôt l’embarras qui provient du constat selon lequel ce que les hommes, dans des époques et des contextes culturels divers, appellent « réalité » est sujet à des transformations et à des variations. Il serait toutefois erroné d’en déduire dans une tournure substantialiste que c’est la réalité elle-même qui se métamorphose car cela réintroduirait subrepticement une définition préalable implicite de cette « réalité » par rapport à laquelle des modifications seraient constatées. Il est donc bien plus précis d’affirmer que c’est le rapport de l’homme à la « réalité » qui change, et que par conséquent ce que la « réalité » est à chaque fois ne se dévoile qu’au sein de ce rapport variable. C’est pourquoi, il faut alors parler plutôt de variations des concepts de réalité – et non pas des variations de « la » réalité.
60Ces préalables méthodologiques étant posés, Blumenberg concède qu’il est néanmoins possible de réunir quelques traits généraux – pour ainsi dire a minima – de la « réalité » qui, s’ils ne sauraient en eux-mêmes en livrer une définition, peuvent indiquer des voies possibles pour entrer dans la problématique de la pluralité des conceptions de la réalité, afin de pouvoir saisir et décrire ces dernières. D’après nous, il est possible de relever chez Blumenberg quatre approches – qui sont le plus souvent combinées dans la recherche concrète – pour distinguer des concepts historiques de la réalité.
611) Tout d’abord, à partir d’une perspective psychologique, le philosophe suggère de considérer que tout défi, toute contrainte, toute « insistance » (ce qui revient et que l’on ne peut ignorer), tout ce avec quoi nous comptons, toute incitation (à la lutte, à la révolte), tout ce qui mobilise des émotions et pousse à des sacrifices, « tout cela, et au minimum cela, a qualité de réalité100 ». À partir des diverses modalités qu’ont les hommes d’une époque de se situer face à la « réalité » entendue en ce sens, il est possible de dégager différentes conceptions de celle-ci.
622) Un autre indice important pour identifier des concepts de réalité est d’ordre linguistique et herméneutique : il s’agit de palper l’intention implicite de contraste qui vibre dans certaines notions. En effet, « à l’instant où, dans une conduite pratique, une proposition théorique, leur rapport à la réalité est contesté, y vient au jour à quelles conditions il est en chaque cas possible de parler de réalité101 ».
633) Le troisième groupe d’indices – toujours d’ordre herméneutique et linguistique – va dans le sens opposé au précédent. Selon la méthode qui correspond à ces indices, fait partie du concept de réalité ce qui, précisément, à une époque donnée, n’est pas thématisé, ne fait pas problème, reste dans l’implicite : « il y va là de ce qui apparaît à une époque comme le plus évident et le plus trivial et qu’il ne vaut pas la peine d’énoncer, de ce qui précisément pour cette raison n’atteint pratiquement jamais le niveau de la formulation réfléchie102 ».
644) Enfin, à partir d’une posture phénoménologique, il est également possible de considérer le concept de réalité comme la caractéristique structurelle permanente de ce que Blumenberg – en s’inspirant de la phénoménologie de Husserl – appelle des « mondes vécus » historiques, et à laquelle l’on accède à travers la description eidétique de ces derniers103.
65Les concepts de réalité ne sont donc saisissables qu’à travers une démarche que l’on peut qualifier d’aléatoire. En effet, comme dit Blumenberg, une avancée de l’analyse conceptuelle dans ce domaine ne peut s’attester qu’à travers des tentatives de description concrète de concepts historiques de la réalité. Dans son étude sur les conditions de possibilité du roman moderne, le philosophe propose d’en distinguer quatre104. En ordre chronologique : le concept de réalité antique, ou de l’évidence momentanée ; le concept de réalité médiévale, ou de la réalité garantie ; le concept de réalité moderne, ou de la réalité comme réalisation en soi cohérente d’un contexte ; et enfin le concept de la réalité comme résistance. Blumenberg ne le dit pas explicitement, mais cet ordre n’est pas vraiment chronologique, puisque d’après les descriptions qui nous en sont livrées, chacun de ces concepts semble correspondre à quelque fonction anthropologique fondamentale ou à des étapes de l’ontogenèse de l’individu humain. D’après nous, chacun de ces concepts de réalité est donc potentiellement synchrone avec les autres, c’est-à-dire qu’il serait possible de les retrouver tous à toute époque chez la plupart des individus. Plusieurs concepts de réalité peuvent ainsi être en concurrence au sein d’un même monde historique et au sein d’un même individu105. Il n’en demeure pas moins qu’au niveau de l’autointerprétation dominante d’une époque, d’une culture, ou d’un individu, ce sera toujours l’un ou l’autre concept de la réalité qui sera considéré comme paradigmatique ou déterminant. En ce sens, il est légitime d’assigner tel concept de réalité à l’Antiquité, tel autre à l’ère médiévale, tel autre aux Temps modernes – ainsi qu’à l’individu « représentatif » de ces époques.
66Une présentation – même si seulement schématique – de deux de ces concepts de réalité montrera comment cette problématique peut orienter notre analyse de la reprimitivisation fasciste et de la mythisation de l’idéologie. Le premier concept de réalité que nous étudierons de plus près est celui de la réalité comme évidence momentanée, que Blumenberg assigne à l’Antiquité. Ce concept de réalité
n’est pas affirmé, mais présupposé quand Platon, par exemple, peut partir sans hésiter du fait que l’esprit humain qui contemple les Idées expérimente immédiatement et sans le moindre doute qu’il a devant lui l’ultime et indépassable réalité, et qu’il est simultanément en mesure de reconnaître sans autre forme de procès que la sphère du donné empirico-sensible n’était pas et ne peut être une telle réalité. [...] Le concept antique de réalité [...] présuppose que ce qui est réel se présente comme tel de soi-même et que dans l’instant de sa présence il est avec son pouvoir de persuasion sans démenti possible106[.]
67Ce concept de réalité, implicite chez Platon, est aussi bien celui des histoires mythiques dans lesquelles un dieu peut se révéler immédiatement et momentanément dans l’étoffe de notre réalité, sans éveiller le moindre soupçon qu’il pourrait s’agir d’une illusion. L’inconsistance – due à l’hétérogénéité secrète de l’espace-temps de la mythologie et de la vie quotidienne – des récits mythiques, pourtant déjà perçue par les premiers historiographes grecs, peut demeurer indiscernable aux yeux de l’homme moyen, dans la mesure où la critique historique – visant précisément à départager le fictif du réel – n’est pas nécessaire pour l’accomplissement de ses tâches routinières107. Si cette inconsistance des récits mythologiques peut ne pas apparaître aux yeux d’un individu quelconque (antique ou contemporain), c’est plus profondément parce que la réception du mythe présuppose en réalité une certaine modalité de croyance dont nous sommes a priori capables et qui est caractérisée – entre autres – par un rapport spécifique au temps. Le concept de réalité qui lui correspond
renferme l’idée que le réel s’offre comme tel de lui-même et dans sa présence actuelle, sans nécessiter d’interrogation ultérieure constante et indéfiniment prolongée, et qu’il peut satisfaire le besoin de certitude théorique et plastique, en garantissant aussi l’eudémonie dans la jouissance d’une intuition sereine. L’intuitivité close sur elle-même des figures et histoires mythiques aussi bien que de l’Idée platonicienne se montre réfractaire à un concept de réalité comme contexte ouvert, où ce qui est attendu de l’expérience à venir est qu’elle corrige l’expérience actuelle, plutôt que de confirmer celle-ci dans une typique de la répétition108[.]
68Le deuxième concept de réalité que nous expliciterons est celui qui est désigné par Blumenberg dans la citation précédente en tant que « contexte ouvert ». Celui-ci offre un contraste frappant par rapport au concept de réalité du mythe. Alors que celui-ci se caractérise par l’acceptation inconditionnée du donné dans l’instant même de sa réception, le premier fait dépendre le jugement « Ceci est réel » de l’advenue d’une séquence déterminée d’événements. Selon ce concept de réalité, le réel se définit comme réalisation en soi cohérente d’un contexte ouvert – « ouvert » au sens où ici une garantie ultime n’est pas envisageable. Ce qui détermine la « réalité » d’un ensemble de phénomènes, c’est sa consistance interne. La fiabilité du jugement « Ceci est réel » est donc suspendue à la possibilité d’intégrer les épreuves diverses qui adviennent au sein de ce contexte à partir de l’horizon d’un futur seulement partiellement prévisible et donc apte à « faire éclater la consistance en cours jusqu’alors et renvoyer ce qui jusque-là était reconnu comme réel dans l’irréalité109 ». Entendue en ce sens, « réalité » est un concept limite dont le sens inclut l’idée que seule la totalité idéale (mais, bien entendu, factuellement toujours ouverte) d’une pluralité de sujets pourrait entièrement confirmer une expérience individuelle actuelle110. Faute d’une totalisation intersubjective vraiment idéale, ce concept de réalité
possède une sorte de structure « épique », […] il se rapporte nécessairement au tout d’un monde à jamais incapable de complétude et jamais épuisé dans tous ses aspects, dont la possibilité d’être partiellement expérimentée ne permet jamais d’exclure d’autres contextes d’expériences et par là d’autre mondes111[.]
69Ce concept de réalité du contexte des phénomènes, qui est avant tout celui de la science moderne selon Blumenberg, présente donc deux caractéristiques marquantes. Premièrement, elle offre la possibilité d’un calcul rationnel et d’une prévision très poussés, rendant à leur tour possible une prévention efficace de facteurs qui autrement paraîtraient – et de ce fait seraient réellement – immaîtrisables (Blumenberg exprime ceci à travers la formule paradoxale : « On peut s’attendre à la surprise »112). L’envers indissoluble de cette possibilité se reconnaît dans le fait que c’est ce concept de réalité qui est la matrice des diverses formes de l’utopisme : ce n’est que dans la mesure où la « réalité » non seulement admet le nouveau et le non-familier, mais les appréhende comme stimulations de l’activité humaine que quelque chose comme l’utopie est devenue concevable. Pour cela, il a fallu précisément que la réalité ne soit de préférence pas ce qui se donne entièrement dans l’intuition présente (ni d’ailleurs ce qui est garantie par un Dieu créateur tout puissant, comme au Moyen Age), mais justement ce qui, potentiellement, est en germe dans un futur dont la réalisation dépend des efforts subjectifs déployés dans et contre ce présent. Ce qui amène au constat paradoxal qu’en tant que négation de cette réalité, l’utopie est un des ferments les plus actifs de ce concept de réalité, elle revitalise ce dernier, et précisément dans la mesure où elle consiste à nier la consistance de la réalité factuelle de toujours. En dé-légitimant le matter of fact empirique, elle vient valider et légitimer par la négative le concept de réalité du contexte ouvert (en démontrant précisément que, comme dit le slogan, « d’autres mondes sont possibles »)113. En ce sens, le romantisme et l’existentialisme sont tout autant régis par le concept moderne de la réalité que l’utopisme, même si leur rapport affectif à cette matrice commune est différent. Il en découle également que la simple possibilité d’une pluralité de visions-du-monde se percevant mutuellement comme des idéologies repose elle-même sur ce concept de réalité – et en ce sens, l’émergence du concept d’idéologie au sens total est elle aussi un fait typiquement moderne qui suppose à l’arrière-plan une conscience du réel comme « con-texte », comme un grand texte co-écrit à partir de perspectives antagonistes, mais dont la totalité demeure cohérente.
70Deuxièmement, et par contraste, ce concept de réalité est intrinsèquement fragile, puisqu’il est suspendu à une performance, une mise à l’épreuve nouvelle, à une confirmation ou validation toujours à venir et qui, précisément, pourrait aussi bien ne pas venir. Par conséquent, elle est aussi laborieuse et risquée, car son maintien dépend de la capacité d’intégrer, afin de la garder sous contrôle, une suite ininterrompue de faits nouveaux, et aussi de s’y adapter, de se laisser transformer par ces faits114. Il est évident que cette charge n’est pas également soutenable pour tout un chacun, à n’importe quelle époque et à tout moment de la vie115. De manière plus concrète, du point de vue de notre interrogation la question doit être posée de savoir ce qui se passe lorsque la consistance de la réalité comme contexte est défaite et lorsque le sujet qui habite cette réalité sent qu’il en perd totalement la maîtrise : bref, quand l’inconsistance devient la règle. La situation de la généralisation de la critique des idéologies (au sens du concept total) aboutissant à l’« insécurité spirituelle », où l’individu moyen subit l’expérience angoissante de la distanciation croissante tant par rapport à sa propre idéologie que par rapport à celles des autres, offre le tableau d’une telle inconsistance durable de la réalité comme contexte. Et, comme le suggère Blumenberg, la volonté de se débarrasser de ce profond malaise pourrait passer non pas par un effort de reconquérir la consistance perdue à un degré supérieur116, mais « pourrait consister à résister à la nécessité d’une réalisation jamais finie, en l’occurrence en brisant consciemment la consistance formelle117 ». D’après notre hypothèse, c’est dans ce contexte et pour ces motifs que tant les dirigeants intellectuels des partis d’extrême droite que « la masse » des individus des classes moyennes ont recours à l’instrument de la reprimitivisation en tant que régression et forclusion de la réflexivité caractérisant le concept de réalité comme contexte ouvert. La reprimitivisation est donc une régression au sens où il s’agit de l’abandon d’un certain concept de réalité à la faveur d’un autre : la réalité comme contexte – se documentant par exemple dans le comportement général, rationnel et calculateur, des individus des classes moyennes, consistant à organiser l’existence avant tout en fonction de la possibilité de rehausser le niveau de vie par le biais de la recherche de gains économiques – donne place à la réalité comme évidence momentanée – notamment sous la forme de l’acceptation inconditionnée d’un discours idéologique précédemment perçu comme irrationnel et de l’identification avec des figures fusionnant la représentation de la puissance étatique avec la représentation de la puissance attribuée au père.
71Avant de passer à la dernière étape de notre raisonnement, récapitulons brièvement ce qui a été dit jusqu’ici quant aux changements que traverse le sujet lors de sa « conversion politique » et quant au cadre « historial » dans lequel un tel changement peut advenir. À la suite de Mannheim, nous avions nommé « reprimitivisation » la transformation du champ de conscience du sujet qui, suite à une exposition durable à l’insécurité spirituelle, adhère au discours politique de l’extrême droite. À la différence de Reich, nous n’avons cependant pas compris cette transformation directement à partir de la catégorie de l’idéologie, comme sa réduplication sous une forme « mythique », mais indirectement, à partir de la foncière pluralité historiquement constituée des types de rapport du sujet à l’idéologie. La nécessité de rendre explicite le sens du clivage entre utopisme, romantisme, existentialisme d’un côté et reprimitivisation fasciste de l’autre (figures historiques prises ici comme types majeurs du rapport à l’idéologie) nous a mené à introduire le concept opératoire de « concept de réalité », ce qui a permis de dévoiler que la reprimitivisation est descriptible, en dernière instance, en tant qu’abandon du concept moderne de la réalité comme contexte à la faveur du concept de réalité mythique comme évidence momentanée du sensible. La dernière tâche qui demeure est de construire un modèle apte à rendre compte du « mécanisme » du passage de ce dernier concept de réalité au premier, et cela pour répondre avec plus de précision à la question de savoir quel processus de transformation traverse le champ de conscience du sujet qui est pris dans ce mouvement. L’explicitation du sens de l’expression – inspirée de Blumenberg – de la « mythisation de l’idéologie » aura précisément pour vocation de spécifier comment se déroule cette transformation du rapport du sujet à l’idéologie.
72En abordant cette question, il est important de se remémorer notre distinction méthodologique entre une démarche causale visant à déterminer les facteurs qui doivent être opérants afin d’assurer l’efficience de la « mystification » fasciste – et nous pouvons renvoyer ici à la théorie de Reich considérée comme paradigmatique d’une telle démarche – et une approche qui s’enquiert des conditions historiques subjectives (au sens de l’« histoire intérieure de la vie ») et objectives (au sens hégélien d’« histoire de l’Esprit ») de cette « mystification ». C’est à ce second type d’étude, portant sur le cadre fonctionnel ou structural dans lequel la conversion politique du sujet a lieu, que la conception de la mythisation de l’idéologie entend apporter des contributions. S’il est important de rappeler cela, c’est parce que la limite entre ces deux démarches est en réalité plus poreuse que notre distinction formelle ne le laisse supposer.
73Pour exposer ce problème, nous partirons à nouveau d’un passage de La psychologie de masse du fascisme où Reich se confronte au phénomène mystérieux du revirement subit et inexplicable d’une attitude d’affranchissement radical d’une oppression vers une attitude de (re)soumission intégrale à l’autorité. Toute proportion gardée, le problème présente une analogie frappante avec celui posé par la reprimitivisation fasciste. Se référant aux méditations de Lénine sur des comportements de masse qu’il a observés lors de la révolution russe de 1905, Reich décrit la situation suivante :
Déjà Lénine avait été frappé par le comportement singulier et irrationnel des masses avant la révolte ou pendant son déroulement. Il fait le récit suivant des soulèvements de soldats en Russie, en 1905 : "Le soldat était plein de sympathie pour la cause des paysans ; ses yeux brillaient à la seule évocation de la campagne. Plus d’une fois, dans les troupes, le pouvoir était passé aux mains des soldats, mais presque jamais cette situation n’a été vraiment exploitée ; les soldats hésitaient ; quelques heures après avoir tué un supérieur détesté, ils rendaient la liberté aux autres, entamaient des négociations avec les autorités, puis se laissaient exécuter et fouetter, et acceptaient de nouveau le joug... (Lénine, Sur la religion, p. 65, Verl. F. Lit. u. Pol.) »118.
74Ayant récusé les explications – qualifiées de « mystiques » – de ce comportement selon lesquelles c’est la moralité en l’homme qui aurait poussé les soldats à se soumettre à nouveau de leur propre gré à l’autorité détestée, ainsi que les interprétations par trop rationalistes des marxistes « vulgaires », Reich propose de se tourner vers la théorie psychanalytique de Freud, qui « serre la vérité de bien plus près, quand elle explique un tel comportement par le sentiment de culpabilité, acquis pendant l’enfance, à l’égard de toutes les personnes représentant le père. » Mais, ajoute-t-il aussitôt de manière critique, aussi prometteuse qu’elle soit, la théorie freudienne « ne nous dit rien sur l’origine et la fonction sociologiques d’un tel comportement et ne propose, pour cette raison, aucune solution pratique. Elle ne saisit pas non plus ses rapports avec la répression et la déformation de la vie sexuelle des masses119. »
75L’objection de Reich à l’égard de Freud est légitime si l’on considère que le père de la psychanalyse n’a livré d’études ni sur les conditions de possibilité spécifiquement sociologiques de ce comportement ni sur sa fonction idéologico-politique120. Ce reproche ne tient toutefois que si l’on suppose que l’analyse de Freud allait implicitement dans ce sens, et qu’elle a donc échoué à l’aune de ses propres objectifs. Or, il nous semble qu’une lecture alternative du projet freudien – en tout cas de celui esquissé dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste – est possible, notamment si l’on se rend attentif à la deuxième critique de Reich : le manquement présumé chez Freud du rapport de cause à effet entre la déformation de la vie sexuelle des masses – due à la répression de la sexualité infantile par le père autoritaire – et l’attitude ambivalente de haine-compassion éprouvée à l’égard des figures de l’autorité, identifiées par analogie au père. Il est significatif que cette objection soit portée contre celui qui a par ailleurs été accusée à tout bout de champ – y compris au sein de sa propre école – de pansexualisme ! Et c’est justement ce qui porte à penser que si Freud, dans cette affaire, a donné moins d’importance à l’« infrastructure sexuelle » que d’habitude, c’est qu’il visait tout autre chose qu’une explication causale du comportement de l’individu nivelé dans la masse. Concrètement, Freud aspirait dans son essai tardif sur la psychologie de masse à décrire le mécanisme et la dynamique du refoulement, et non pas ses causes sexuelles et économico-sociales121. D’où il apparaît que sur ce point l’analyse de Freud va dans le sens de notre recherche et peut dès lors nous servir de point de départ et de source d’inspiration.
76L’ouvrage où Freud a poussé le plus loin l’investigation de ce problème de psychologie de masse est son dernier livre, L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Le but de l’ultime effort théorique du Freud octogénaire était d’expliquer le potentiel d’efficience du phénomène religieux – qui s’étend également, pensons-nous, à ce que nous appelons la reprimitivisation fasciste – à travers la transposition à l’histoire de l’espèce du phénomène individuel de la latence et du retour compulsif des contenus précoces traumatiques122. L’exposition de l’analogie passe par la mise en scène de la fiction bien connue du meurtre du père surpuissant de la horde primitive par l’alliance des frères, entraînant un état de status naturalis dont seul un contrat social – représenté par l’institution symbolique de l’animal totémique, à la fois vénéré et sacrifié, puis incorporé par consommation – pouvait permettre d’échapper123. La ressemblance entre cette fiction et la situation de 1905 décrite par Lénine est frappante. Mais ici, le recours de Freud à la méthode pédagogique de la genèse conceptuelle connue des théories classiques du contrat social accentue le fait que ce ne sont pas les causes sociales réelles du refoulement, mais bien son mécanisme, son fonctionnement, qui est en jeu.
77Le modèle freudien du refoulement et de la névrose individuelle postule un processus qui comporte quatre étapes : traumatisme précoce (à contenu sexuel-agressif, frappé par la suite du sceau de l’oubli), défense, latence et éruption de la maladie névrotique sous forme du retour compulsif du refoulé124. La « défense » recouvre deux sortes de processus contradictoires. D’un côté, le Moi traumatisé essaye de se remémorer l’expérience oubliée, la répéter, afin de la revivre de sorte à en venir à bout après un premier échec. « On réunit ces efforts sous le nom de fixations au traumatisme et de contrainte de répétition125 ». D’un autre côté, les réactions négatives du Moi au traumatisme vont dans le sens inverse, à savoir vers l’empêchement à tout prix de la remémoration et de la répétition de la situation traumatisante, qu’on s’efforce de la sorte d’oublier. Ce sont les réactions de défense, dont font partie les évitements, les inhibitions et les phobies. Il s’agit là aussi d’une fixation au trauma, mais avec un signe négatif. Ce qu’on appelle les névroses sont des formations de compromis entre ces deux tendances créant des conflits psychiques généralement insolubles et fort pénibles pour la personne126.
78La présentation du processus de la formation d’une névrose serait toutefois tronquée d’un aspect crucial sans la considération du phénomène de la latence des vécus traumatiques. La période de latence peut être considérée comme une réaction de défense – prolongée et spécifique – aux effets du trauma, qui est rendue possible selon Freud par une période physiologique pendant laquelle le développement sexuel de l’enfant est plus ou moins suspendu. Au cours de cette phase de l’évolution individuelle, les blessures narcissiques « se cicatrisent », ce qui rend possible une réorganisation et une stabilisation relative de l’économie psychique. Cependant, cette stabilité relative ne dure généralement que jusqu’à la période de la puberté, ou au plus tard jusqu’à l’âge où le jeune adulte est confronté à des nouvelles tâches de la vie dont les modifications du moi induites par les mécanismes de défense empêchent la jeune personne de s’acquitter127.
79C’est le moment d’entrée dans la quatrième et dernière étape de la formation de la névrose : le retour du refoulé, l’éclatement de la maladie névrotique. Dans les exemples de Freud, le retour du refoulé prend le plus souvent la forme d’une suite de révoltes contre la figure paternelle, avec des réhabilitations successives de cette dernière, révoltes et réhabilitations parcourant tant l’histoire de l’individu que celle de l’espèce128. Pour Freud, c’est finalement le retour du refoulé qui explique comment on peut « produire des effets psychiques durables au sein d’un peuple129 ». C’est lui, en d’autres termes, qui livre le secret du potentiel d’efficience des phénomènes religieux de masse, du « singulier gain de validité130 » qui leur revient. En effet, d’après Freud, « [i]l faut souligner avec une netteté particulière que tout morceau de passé qui revient se fraie un chemin avec une puissance particulière, qu’il exerce une influence incomparablement forte sur les masses humaines et élève une prétention irrésistible à la vérité, contre laquelle l’objection logique reste impuissante131 ». Cette affirmation peut être interprétée comme suit : l’énorme tension entre les forces antagonistes qui œuvrent au cours du refoulement peut conduire dans certains cas à une décharge explosive – versant énergétique du retour subit du refoulé sous forme d’un passage à l’acte – qui est responsable de l’effet de sidération et d’adhésion provoquée par les phénomènes religieux sur la conscience des sujets. Si l’on applique ce schéma à la reprimitivisation fasciste, l’on pourra émettre l’hypothèse que la régression d’un concept de réalité comme contexte ouvert à un concept de réalité comme évidence momentanée – se documentant notamment sous la forme de la forclusion de la dimension réflexive du rapport au monde – doit présupposer un mécanisme du type du retour compulsif du refoulé. Cette analogie est corroborée par le fait que, comme on l’a vu, cette régression qui se signale par la mise hors circuit de la rationalité affecte profondément le rapport du sujet à la vérité d’un énoncé donné : dans les deux cas, l’accès à la vérité ne passe plus par un processus intersubjectif de confrontation continue d’esquisses toujours en perspective, mais à travers une conversion fulgurante d’affects en soi insensés en significativité, « conférant à l’énoncé ainsi accentué un poids qui ne semble plus nécessiter aucune argumentation132 ».
80Mais la question demeure de savoir sous quelles conditions le refoulé peut atteindre son but, qui est de pénétrer dans la conscience et la soumettre à ses exigences. Freud nomme trois de ces conditions. La première est l’affaiblissement – pour des raisons variables – des contre-investissements visant l’oubli du traumatisme ; la seconde est le renforcement d’origine hormonale des pulsions qui sont liées au refoulé (c’est notamment le cas lors de la puberté) ; enfin, la troisième condition, la plus significative de notre point de vue, est la suivante : « lorsque dans le vécu récent, à un moment quelconque, surgissent des impressions, des vécus qui sont si analogues au refoulé qu’ils ont le pouvoir de le réveiller. Alors le récent se renforce de l’énergie latente du refoulé et le refoulé parvient à agir derrière le récent avec l’aide de celui-ci133 ». Cette condition est en effet la plus significative car elle est la seule parmi les trois sur laquelle il est possible d’influer extérieurement. Comment faut-il se figurer cette influence ?
81Dans son analyse du dernier ouvrage de Freud, Blumenberg tente de répondre à cette question en suggérant de confronter le modèle freudien du retour du refoulé au schéma de l’anamnèse platonicienne pour en montrer le potentiel politique à la fois « formidable » et « funeste ». Tandis que chez Platon le gage de l’authenticité d’un souvenir est garanti par l’expérience originelle de l’Idée vécue par l’âme avant sa naissance, dans le modèle de Freud, il s’agit précisément du contraire : c’est le surgissement-même (le retour) du souvenir refoulé qui suscite l’expérience de l’évidence incontestable d’une Idée134. Or, d’après la troisième condition du retour du refoulé, la perception inconsciente d’une ressemblance forte entre l’archaïque œuvrant pour son retour et les impressions actuelles – provenant par exemple de mythes et symboles politiques simulant les traits associés aux contenus archaïques – est à elle seule capable de vaincre les résistances du Moi contre la tendance à la répétition, « la réception du mythe devenant alors cette anamnèse compulsive de la latence grâce à laquelle Freud explique le transfert de tous les affects archaïques sur le père des origines rétabli comme divinité monothéiste135 ». Et Blumenberg de poursuivre son raisonnement :
Une telle mobilisation et un tel transfert d’affects archaïques doivent être à l’œuvre lorsque l’on tente de mythiser des idéologies : ce qui se dispense de toute légitimation rationnelle et doit, bien que n’ayant aucune histoire démontrable, avoir l’aspect de l’archaïque des origines faisant retour doit apparaître comme démesurément puissant et en ligue avec tous les pouvoirs. […] [L]a fonction des tardives mythologies fictives consiste [précisément] à capter l’association de la vérité en faveur de ce qui se donne pour ancien136.
82La mythisation de l’idéologie en tant que mode de fonctionnement de la reprimitivisation fasciste est à comprendre ainsi sur le modèle de la possibilité inscrite dans la théorie freudienne de la simulation de la richesse de sens grâce à des figures archaïques de facto insensées mais vécues comme « véridiques » du seul fait d’« avoir subi le destin du refoulement, l’état de ce qui séjourne dans l’inconscient »137, avant de revenir de manière compulsive. Le « mythe » tel que nous l’entendons ici ne se définit donc pas par rapport aux contenus des histoires mythologiques, mais par rapport à une fonction socio-culturelle, qui affiche une similarité frappante avec le travail de mise à distance et d’intégration par répétition exercé par le Moi chez Freud. En effet, ce qui caractérise le travail du mythe (par analogie au travail du rêve) est d’une part la fixation positive à des expériences traumatisantes de l’histoire de l’espèce (qu’il contribue ainsi à répéter sans pour autant les reconnaître comme telles138) et d’autre part un travail de mise à distance par la rectification, la variation, la condensation, le déplacement, etc., des contenus traumatiques. Tout comme dans le cas de l’anamnèse compulsive de la latence chez l’individu névrotique, la réintroduction artificielle de l’intuitivité fictive sous la forme d’histoires mettant en scène des figures et événements démesurés (du type de l’empoisonnement du sang aryen par les « Sages de Sion », ou de la rédemption de la nation par un Führer omnipotent) renverse l’équilibre précaire entre ces deux tendances antagoniques de la réception du mythe. Dans une situation où le concept de réalité comme contexte n’est plus apte à fournir une orientation à de vastes pans de la population, où, pour ces derniers, le rapport naïf à l’idéologie est devenu tout autant impraticable qu’un rapport secondaire, « réflexif », le processus de la mythisation de l’idéologie – en suggérant « l’idée séduisante de simuler ce qui n’a pas reçu de contradiction pour en faire quelque chose qu’on ne saurait contredire139 » – se révèle être un instrument hautement efficace pour plier la conscience des sujets désorientés aux exigences d’un leadership politique extrémiste.
Conclusion
83Partant de la supposition selon laquelle d’un point de vue psychologique l’accès au pouvoir de l’extrême droite dépend beaucoup moins du contenu de ses productions idéologiques que de sa capacité à les faire valoir et accepter, nous avons tenté, dans cette étude, d’esquisser deux méthodes complémentaires qui nous semblent nécessaires pour arriver à déterminer les conditions objectives et subjectives du succès de l’extrême droite sur ce plan.
84D’après nous, le problème de l’instrumentalisation des productions idéologiques peut être approché de deux points de vue différents. Le premier point de vue est celui de la théorie « freudo-marxiste » de la psychologie de masse de Wilhelm Reich, d’après laquelle l’instrumentalisation en question est à comprendre comme idéologisation du mythe, où le terme « mythe » renvoie en vérité aux contenus traumatisants de l’idéologie primitive de la famille patriarcale autoritaire sexuellement répressive, ayant survécu aux développements psychiques et économiques ultérieurs sous la forme d’un courant souterrain inconscient réactivable dans certaines conditions.
85Cependant, si la théorie reichienne satisfait à l’exigence méthodologique de décrire de manière cohérente un certain nombre de facteurs causaux qui doivent être mobilisés pour atteindre les effets escomptés par les mystificateurs fascistes, elle laisse trois questions sans réponses. La première se rapporte aux conditions historiques objectives dans lesquelles la réactivation par des mythes et symboles des énergies liées au courant souterrain de l’idéologie patriarcale archaïque peut avoir lieu. La seconde concerne les transformations du champ de conscience de l’individu qui adhère aux idéologies de l’extrême droite, dans la mesure où ces transformations accompagnent et rendent possible le processus de l’adhésion. La troisième question enfin porte sur l’intrication de ces deux conditions supplémentaires non traitées par la théorie reichienne. La tâche proprement critique que ces points aveugles dessinent consiste à préciser les cadres structuraux historiques objectifs et subjectifs dans les lesquels une théorie causale de l’instrumentalisation des productions idéologiques peut prétendre à la validité.
86Afin de proposer un modèle apte à répondre à cette triple interrogation, nous avons introduit l’idée d’une insécurité spirituelle radicale qui devait être comprise à partir d’une problématisation de la notion d’idéologie, plus précisément du rapport du sujet à l’idéologie. À partir de là, il était possible de proposer une hypothèse qui n’opère plus avec le théorème de l’idéologisation du mythe, mais bien avec celui de la mythisation de l’idéologie, comprise comme mode de fonctionnement de ce que nous avions nommé en suivant Karl Mannheim la reprimitivisation fasciste. Le théorème de la mythisation de l’idéologie tente de modéliser la spécificité de la reprimitivisation fasciste en tant que type de rapport du sujet à l’idéologie, type de rapport qui est redevable à un concept de la réalité comme évidence momentanée. C’est en une conversion d’un concept de réalité comme contexte en concept de réalité comme évidence momentanée que consiste la transformation du champ de conscience, non problématisée par la théorie de psychologie de masse de Reich. Dans ce cadre, l’on se revendique de la catégorie du « mythe » non pas en tant que seconde idéologie, mais en tant qu’élaboration ambivalente de frayeurs traumatiques d’origine à la fois onto- et phylogénétique, comme « travail d’élaboration sur un fonds ancien de représentations effroyables et oppressantes140 ». Selon Freud et Blumenberg dont nous nous inspirions sur ce point, l’ambivalence de ce travail devait être sauvegardée afin d’éviter les anamnèses compulsives des « frayeurs latentes » en question. Mythiser une idéologie revient dès lors à dérégler cette ambivalence afin d’infléchir le rapport du sujet à l’idéologie, de sorte à faire apparaître cette dernière non pas comme un élément révocable ou rectifiable d’un contexte de vérité pluriel et ouvert, mais comme un ensemble incohérent d’évidences momentanées dont l’incohérence ne peut dès lors plus s’afficher aux yeux du sujet.
Voetnoten
1 Au niveau théorique, la psychologie politique est une recherche sur les corrélations qui existent entre, d’une part, les manières d’après lesquelles les hommes d’une certaine époque existent, pensent, agissent et s’orientent parmi les contradictions de leurs vies et, d’autre part, la structure idéologique de la société dans laquelle ils vivent. Au niveau pratique, le but de la psychologie politique est d’esquisser des directions possibles vers lesquelles la structure caractérielle des hommes d’une époque et d’un milieu donnés peut influencer les rapports sociaux et politiques, fournissant de la sorte des indicateurs pour de nouvelles actions collectives. Cf. W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 2001, p. 57-58.
2 En nous inspirant de la phénoménologie, nous entendons par « conscience » une totalité structurée d’actes intentionnels qui se rapportent à des significations, mais à la différence de la phénoménologie, nous postulons en outre que la motivation ultime de toute visée signitive est d’ordre social. À la lumière de cette considération, la psychologie politique peut également se définir comme une recherche visant à déterminer les besoins et les situations socio-politiques typiques en fonction desquels la conscience constitue ses significations et « retourne réflexivement » sur elles.
3 Voir entre autres « Les extrêmes droites à l’offensive », dossier du Monde Diplomatique de janvier 2011.
4 Pour la situation d’avant la crise économique, voir l’ouvrage de P. Blaise et P. Moreau (dir.), Extrême droite et national-populisme en Europe de l’Ouest, Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques (CRISP), Bruxelles, 2004.
5 C. Boucq et M. Maesschalck, Déminons l’extrême droite, Charleroi, Couleur livres, 2005, p. 9.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 7.
8 Ibid., p. 59.
9 A. Negri, M. Hardt, Multitude, trad. Nicolas Guilhot, Paris, La Découverte, 2004, p. 358.
10 C. Boucq et M. Maesschalck, Déminons l’extrême droite, p. 57.
11 Ibid., p. 69. Selon Raphaël Gély, « [l]es représentations sociales permettent [...] aux individus membres d’une société donnée de vivre leurs différentes positions comme des positions qui, dans leurs oppositions mêmes, sont intrinsèquement liées les unes aux autres, sont habitées d’un même enjeu ou débat, sont disposées comme telles à recevoir une influence les unes des autres » (R. Gély, « Identité, confiance sociale et monde commun », Les Carnets du Centre de Philosophie du Droit, n° 112, 2004, p. 15-16.). Sur la notion de représentation sociale, voir également D. Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, PUF, 1989, ainsi que W. Doise, Droits de l’homme et force des idées, Paris, P. U. F., 2001.
12 Ibid., p. 69-71.
13 Ibid., p. 8.
14 Ibid., p. 10.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 11.
17 Ibid., p. 37.
18 R. Paxton, Le fascisme en action, trad. W. O. Desmond, Paris, Seuil, 2004, p. 360.
19 C. Boucq et M. Maesschalck, Déminons l’extrême droite, p. 58.
20 J. Rancière, « La fin de la politique ou l’utopie réaliste », dans Aux bords du politique, Paris, Gallimard, Coll. « Folio-Essais », 2004, p. 59.
21 C. Boucq et M. Maesschalck, Déminons l’extrême droite, p. 37 (nous soulignons).
22 Ibid., p. 23, 55.
23 Ibid., p. 45.
24 Ibid., p. 60.
25 Ibid., p. 93 (nous soulignons).
26 Ibid., p. 59.
27 Avant de l’analyser de plus près dans la troisième partie de cette étude, nous aimerions fixer ici provisoirement les limites de cette notion, en reprenant des éléments d’une définition donnée par le philosophe Louis Althusser. Ainsi, d’un côté, l’idéologie est un système de représentations (dont des images, des « mythes », des idées ou des concepts) ayant une logique propre, et assumant un rôle spécifique dans un contexte historique et social donné. D’un autre côté, l’idéologie est aussi l’expression du rapport vivant des hommes à leur « monde », rapport qui a un constituant imaginaire et un constituant réel. En ce sens, l’idéologie est l’unité de ces deux types de rapport (réel et imaginaire) des hommes à leur monde. (Cf. L. Althusser, Pour Marx, Paris, La Découverte, 1996, p. 238-240.)
28 Ibid., p. 93.
29 Ibid., p. 46.
30 La première formulation du problème revient à Georges Sorel. Pour une étude détaillée du contexte de l’introduction de l’idée de mythe politique en rapport à l’idéologie chez Sorel, voir W. Gianinazzi, Naissance du mythe moderne. Georges Sorel et la crise de la pensée savante, 1889-1914, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006.
31 Nous suivons sur ce point les distinctions conceptuelles établies par Karl Mannheim dans son article « Towards the Sociology of the Mind ; an Introduction » (« Vers la sociologie de l’esprit ; une introduction »), dans Essays on the Sociology of Culture (« Essais sur la sociologie de l’esprit »), Collected Works Volume Seven, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1992, p. 73-79.
32 Mannheim définit la fonction d’un événement comme le rôle nécessaire que cet événement remplit dans l’équilibre présumé d’un système. Cf. K. Mannheim, « Towards the Sociology of the Mind ; an Introduction », dans Essays on the Sociology of Culture, p. 76.
33 La formulation classique (mais non la première formulation) du problème est souvent attribuée à l’historien des religions Karl Kerényi dans son article « Dal mito genuino al mito tecnicizzato » [« Du mythe authentique au mythe technicisé »], dans Scritti Italiani (1955-1972), textes édités par G. Moretti, Naples Guida, 1993, p. 113-126.
34 Parmi les tentatives les plus importantes dans ce domaine, citons La psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon, Psychologie des foules et analyse du Moi (1921) de Sigmund Freud, La révolte des masses (1929) de José Ortega y Gasset, La structure psychologique du fascisme (1933) de Georges Bataille, La psychologie de masse du fascisme (1933) de Wilhelm Reich, Le viol des foules par la propagande politique (1939) de Serge Tchakhotine, La personnalité autoritaire de Theodor Adorno et alii (1950), Masses et puissance (1960) d’Elias Canetti et Théorie de la folie des masses (1979) de Hermann Broch.
35 K. Mannheim, Idéologie et utopie, trad. Jean-Luc Évard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, p. 51.
36 Dans ce qui suit, nous comprenons le fascisme comme la figure historique la plus prégnante de l’extrémisme de droite.
37 W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, trad. P. Kamnitzer, Paris, Payot, 2001, p. 51-56.
38 Ibid., p. 34-35, 62, 135.
39 Ibid., p. 77 (souligné dans le texte.)
40 Ibid., p. 96.
41 Ibid., p. 100-101.
42 Ibid., p. 102.
43 Ibid., p. 103.
44 Voir J. Dupont, « La notion de trauma selon Ferenczi et ses effets sur la recherche psychanalytique ultérieure », Filigrane, Printemps 2008 (en ligne : http://rsmq.cam.org/filigrane/archives/dupont.htm.)
45 W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, p. 103.
46 Par exemple à une situation de chômage prolongé faisant suite à la faillite de la petite exploitation, aux licenciements de masse des employés d’entreprise et de l’État, etc. L’on ne connaît que trop bien les effets psychiques potentiels dévastateurs d’un état durable de chômage : perte de l’estime sociale et du respect de soi, isolement, alcoolisme, toxicomanie, délinquance, et ainsi de suite.
47 Ibid., p. 76 (nous soulignons.)
48 Ibid., p. 160.
49 Ibid.
50 Ibid., p. 76-77.
51 Ibid., p. 143-144.
52 Ibid., p. 140.
53 Ibid., p. 140-141.
54 Ibid., p. 143-144 (souligné dans le texte.)
55 Même s’il s’en approche à certains moments, Reich ne s’inscrit pas à strictement parler dans la lignée de la critique élaborée par l’historien des religions et spécialiste de la mythologie gréco-romaine Karl Kerényi. Celui-ci proposait d’introduire une discrimination somme toute théorique en distinguant entre « mythe authentique » et « mythe technicisé », ce dernier étant reconnaissable par le fait qu’il est d’emblée destiné à un usage, de préférence politique (c’est-à-dire idéologique), à l’opposé du premier, qui n’est accessible qu’au travers d’une attitude d’écoute désintéressée et pleine de respect de ce qui s’énonce dans la mythologie (voir Karl Kerényi, « Dal mito genuino al mito tecnicizzato », dansScritti Italiani (1955-1972), p. 113-126.) Le souci de se distancier des usages abusifs de la mythologie est bien entendu compréhensible dans le cas d’un historien de la religion contemporain des machinations d’un Rosenberg et ayant été victime des persécutions nazies. En même temps, il faut mentionner que les recherches ultérieures d’auteurs comme Paul Veyne (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil, 2004) ou Hans Blumenberg (La raison du mythe, Paris, Gallimard, 2005), menées dans le cadre d’une approche pragmatiste du mythe – suggérant que le mythe est toujours-déjà « en vue de » quelque chose, qu’il est en ce sens toujours-déjà « technicisé » –, ont montré l’extrême difficulté, même théorique, d’appliquer ces catégories. Quant à Reich, la différence principale avec Kerényi réside en ceci que son intérêt ne portait pas sur l’arbitraire et le caractère de toute évidence non-scientifique de l’interprétation de Rosenberg, mais sur cela même que le mythe sert à dissimuler tout en l’énonçant d’une manière biaisée, ainsi que sur la force motivationnelle de ce masquage.
56 Ibid., p. 140.
57 Ibid., p. 144.
58 Ibid., p. 63 (souligné dans le texte.) Reich avait-il eu connaissance, au cours de la rédaction de son ouvrage (1930-1933), de ce passage de l’Idéologie allemande, publiée pour la première fois en 1932 à Moscou ? « Tout en reposant sur la division du travail dans la famille et sur la séparation de la société en familles isolées et opposées les unes aux autres, la division du travail, avec toutes ses contradictions, entraîne en même temps la répartition du travail et de ses produits – répartition inégale, certes, en quantité comme en qualité – et, par conséquent, la propriété, dont le germe, la première forme, se trouve dans la famille, où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. » (K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, dans K. Marx, Œuvres, Tome III, Paris, coll. « La Pléiade », p. 1063, souligné dans le texte.)
59 En partant des travaux du psychiatre et philosophe Ludwig Binswanger, nous pourrions définir l’histoire intérieure de la vie (« Innere Lebensgeschichte ») comme un effort constant déployé par le sujet pour établir un rapport affectif entre les contenus de ses expériences vécues en les synthétisant en une unité de sens dynamique (qui évolue dans le temps). Cette activité de synthèse peut connaître des difficultés sérieuses qui demandent des décisions douloureuses et dont peuvent résulter des transformations radicales de l’unité de l’histoire de vie intérieure. Quant à nous, c’est précisément en ces termes que nous essayons de saisir le moment du basculement de l’individu dans le camp de l’extrême droite. (Cf. L. Binswanger, « Fonction vitale et histoire intérieure de la vie », dans Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Minuit, 1971, p. 62-65.
60 Pour une critique des modèles freudien et reichien de la psychologie de masse, voir É. Balibar, Annexe II : « Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme », dans La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 305-319.
61 W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, p. 72 (nous soulignons).
62 Ibid., p. 34-35 (souligné dans le texte).
63 Ibid., p. 47.
64 Cf. G. Lukács, « Conscience de classe », dans Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Paris, Minuit, 1960, p. 83-84.
65 W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, p. 90.
66 C. Boucq et M. Maesschalck, Déminons l’extrême droite, p. 86.
67 Ibid., p. 87.
68 Ibid., p. 88.
69 Nous parlons de comportement situationnel si le comportement d’une personne ou d’un groupe de personne est fonctionnellement lié à sa situation sociale (son appartenance de classe, de génération, de genre, de profession, et ainsi de suite). Voir K. Mannheim, « The Problem of the Intelligentsia. An Inquiry into its Past and Present Role » (« Le problème de l’intelligentsia. Une étude de son rôle dans le passé et dans le présent »), dans Essays on the Sociology of Culture, p. 107.
70 C. Boucq et M. Maesschalck, Déminons l’extrême droite, p. 88 (nous soulignons).
71 M. Weber, Le métier et la vocation de l’homme politique, dans M. Weber, Le savant et le politique, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1959, p. 112 (souligné dans le texte.) Nous savons toutefois que déjà depuis Hobbes, la constitution de la société politique est interprétée en tant que conséquence nécessaire de l’exigence de sécurité des hommes.
72 S. Roché, Sociologie politique de l’insécurité. Violences urbaines, inégalités et globalisation, Paris, PUF, 1998, p. 4-6.
73 Ibid., p. 154.
74 Ibid., p. 156. Cf. P. Virilio, L’administration de la peur,Entretien mené par Bertrand Richard, Paris, Les éditions Textuel, 2010, p. 52 : « La demande de sécurité est un fait réel que nous aurions tort de reléguer dans les non-lieux du fantasmatique ou du paranoïde. Car la demande de sécurité, dans un univers soumis à la peur et aux risques majeurs, c’est une réalité politique. […] Je parle de la pression, du stress, du rétrécissement d’un monde désormais trop étroit pour le progrès technique où l’individualisme de masse est l’une des très grandes questions psychopolitiques de l’humanité à venir. »
75 « Autrefois, la peur était un phénomène lié à des événements localisés, identifiables et circonscrits dans le temps : guerres, famines, épidémies... Aujourd’hui, c’est le monde lui-même, limité, saturé, rétréci, qui nous étreint et nous "stresse" dans une sortie de claustrophobie : crises boursières contaminantes, terrorisme indifférencié, pandémie fulgurante, suicides "professionnels" [...]. La peur est monde, panique, au sens de "totalité". Mais l’administration de la peur, cela signifie aussi que les États sont tentés de faire de la peur, de son orchestration, de sa gestion, une politique. La mondialisation ayant progressivement rogné les prérogatives traditionnelles des États (notamment celles de l’État providence), il leur reste à convaincre les citoyens qu’ils peuvent assurer leur sécurité corporelle. La double idéologie sanitaire et sécuritaire peut se mettre en place, faisant peser de réelles menaces sur la démocratie. » (P. Virilio, L’administration de la peur,p. 16.) Voir également U. Beck, La Société du risque : Sur la voie d'une autre modernité [« Risikogesellschaft »], Paris, Aubier, 2001, ainsi que M. Callon, P. Lacoumes, Y. Barthes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2001.
76 « L’insécurité n’est pas une anomalie dans les sociétés complexes, au sens où il s’agirait d’un défaut de régulation qui pourrait se corriger avec beaucoup de bonne volonté et d’argent, mais est au contraire consubstantielle à des sociétés marquées par la présence d’un État et de l’individualisme (comme consommation de droits) qui lui est associé » (S. Roché, Sociologie politique de l’insécurité. Violences urbaines, inégalités et globalisation, op. cit., p. 4.)
77 C. Boucq et M. Maesschalck, Déminons l’extrême droite, p. 96.
78 R. Paxton, Le fascisme en action, p. 196.
79 K. Mannheim, Man and Society in an Age of Reconstruction. Studies in Modern Social Structures [L’homme et la société à une époque de reconstruction. Études sur les structures sociales modernes], New York, Harcourt, Brace and World Inc., 1940, p. 129.
80 K. Mannheim, Idéologie et utopie, trad. J.-L. Évard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, p. 31-32.
81 Ibid., p. 49-52.
82 Ibid., p. 50.
83 Ibid.
84 L’ouvrage classique de Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, regorge d’analyses de ce type. Nous n’en citerons qu’un seul exemple, à titre d’illustration : « Il est tout à fait clair aujourd’hui que l’économie fondée sur l’esclavage devait, de par ses limites, causer la ruine de la société antique. Mais il est tout aussi clair que, dans l’antiquité, ni la classe dominante, ni les classes qui se dressaient contre elle, de façon révolutionnaire ou de façon réformiste, ne pouvaient, en tout état de cause, parvenir à une telle conception, que le déclin de cette société était donc inévitable et sans espoir de salut, dès que les problèmes surgirent pratiquement. » (G. Lukács, Histoire et conscience de classe, p. 76 (nous soulignons).)
85 Machiavel, Discours II, 47, cité par Friedrich Meinecke, L’idée de la raison d’État dans l’histoire des Temps modernes, trad. Maurice Chevallier, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 36.
86 K. Mannheim, Idéologie et utopie, p. 57.
87 Ibid., p. 58.
88 Ibid., p. 63.
89 K. Mannheim, « An Introduction to Sociology » [« Une introduction à la sociologie »], cours donné à l’Université Johann Wolfgang Goethe, à Francfort-sur-le-Main, semestre d’été 1930 (notre traduction), dans Sociology as Political Education, textes édités par D. Kettler et C. Loader, New Brunswick/Londres, Transaction Publishers, 2001, p. 33.
90 Ibid., p. 22-40.
91 « L’utopie ne peut assurément pas apprendre comment le monde ou l’État doivent être, mais elle apprend néanmoins qu’ils ne doivent pas nécessairement être comme ils sont, elle apprend que la conscience de leur évidence est contestable. La contingence qui résulte de l’utopie est l’antithèse par rapport à l’évidence de l’idéalité dont la métaphysique avait déduit le cosmos. Cet ordre incontournable et remplissant le champ de la possibilité – c’est ce qu’ont déjà ressenti les gnostiques – pouvait devenir tyrannique, éveiller la conscience de la captivité et le besoin de salut ou bien envoyer sur le détour de la fuite dans la mystique privée. » (H. Blumenberg, « Concept de réalité et théorie de l’État », dans Le concept de réalité, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 2012, p. 112.)
92 Pour une typologie historique de la conscience utopique, voir K. Mannheim, Idéologie et utopie, Chapitre IV : « La conscience utopique », p. 159-214.
93 Il convient de mentionner ici que Mannheim distingue rigoureusement entre traditionalisme et conservatisme. Le traditionalisme dénote un « trait d’humanité universel », à savoir la tendance psychologique d’un individu ou d’une multiplicité d’individus à rejeter le neuf à la faveur de l’ancien. Pour montrer que le traditionalisme ne peut pas être identifié au conservatisme, Mannheim recourt à l’exemple d’un individu politiquement progressiste, mais dont la fidélité à toute épreuve à son programme tient en réalité de son traditionalisme. Le conservatisme en revanche est une structure historique objective (donc pas juste psychologique) qui « s’oriente par rapport au sens, à savoir par rapport à un ensemble significatif qui, d’une époque à l’autre, d’une phase historique à une autre, admet des contenus objectifs divers et se transforme constamment » (K. Mannheim, La pensée conservatrice, trad. J.-L. Évard, Éditions de la Revue Conférence, 2009, p. 38, souligné dans le texte.) – Un débat existe sur la nature conservatrice du romantisme. Michael Löwy et Robert Sayre, sans nier le caractère conservateur du romantisme, soulignent également son potentiel révolutionnaire. Voir leur ouvrage Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
94 Karl Mannheim développe cette idée dans la troisième partie de son ouvrage Man and Society in an Age of Reconstruction. Studies in Modern Social Structures, p. 117-143.
95 K. Mannheim, « An Introduction to Sociology », dans Sociology as Political Education, p. 34 (notre traduction.)
96 Ibid. (Notre traduction.)
97 Voir G. Lukács, La Destruction de la Raison. Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard, trad. A. Monville, Paris, Delga, 2010.
98 Le concept de réflexivité est ici envisagé d’un point de vue pragmatiste. En nous inspirant de Luc Bégin, nous pouvons identifier quelques implications de base de ce concept, telles que la capacité à briser une routine pour envisager un phénomène problématique en tant qu’enjeu nouveau ; la capacité « empathique » de se projeter dans la position d’autrui pour envisager le phénomène problématique à partir d’autres perspectives, afin d’y répondre de manière adaptée ; la capacité d’évaluer la situation d’un point de vue prospectif, c’est-à-dire du point de vue d’un ensemble de facteurs pas entièrement prévisibles (et non co-donnés dans la simultanéité) ; la capacité d’arbitrer de manière autonome dans une situation où une pluralité de règles de conduites possibles se présentent au sujet ; la capacité d’aller à l’encontre de sa propension propre à se soumettre à l’autorité pour justifier un acte. Cf. L. Bégin, « Le développement de la compétence éthique des acteurs organisationnels », dans Y. Boisvert (dir.), Éthique et gouvernance publique, Montréal, Liber, 2011, p. 213-229.
99 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, II 13, cité par H. Blumenberg, « Concept de réalité et théorie de l’État », dans Le concept de réalité, p. 83.
100 Ibid. Cf. K. Jaspers, Introduction à la philosophie, trad. J. Hersch, Paris, Plon, 10/18, 1981, p. 77 : « Nous appelons "réalité" ce que nous rencontrons dans la pratique, ce qui nous résiste ou nous sert de matière dans nos rapports avec les choses, les êtres vivants ou les hommes. Nous apprenons à connaître la réalité dans la vie quotidienne, puis dans le maniement des outils, dans les dispositifs techniques, enfin dans nos relations disciplinées et de gestion. »
101 H. Blumenberg, « Concept de réalité et possibilité du roman », dans Le concept de réalité, p. 39 (nous soulignons.) Voir également, « Concept de réalité et théorie de l’État », dans Le concept de réalité, p. 94 : « Le platonisme, c’est-à-dire l’Idée en tant qu’instance contre ce qui est "seulement phénomène". Le machiavélisme, c’est-à-dire le phénomène en tant qu’instance contre ce qui est "seulement Idée". L’utopie, c’est-à-dire la fiction de la possibilité en tant qu’instance contre ce qui est "seulement fait contingent’"’, et donc moins que ses dépassements rationnels »
102 H. Blumenberg, « Concept de réalité et possibilité du roman », dans Le concept de réalité, p. 39.
103 H. Blumenberg, « Discussion : Concept de réalité et possibilité du roman. Art et nature dans l’esthétique idéaliste », dans Le concept de réalité, p. 79.
104 Hans Blumenberg, « Concept de réalité et possibilité du roman », dans Le concept de réalité, op. cit.
105 Blumenberg fait aussi allusion à cette possibilité quand il écrit qu’« il nous faut compter avec la possibilité que les Temps modernes ne soient plus l’époque d’un concept de réalité homogène, ou que la domination d’une conscience de la réalité déterminée dans un certain sens se passe justement dans la confrontation avec une autre possibilité, déjà formée ou en voie de formation, d’être atteint par une réalité » (ibid., p. 45-46.)
106 Ibid., p. 39-40 (nous soulignons.)
107 P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?Essai sur l’imagination constituante, p. 28-29.
108 H. Blumenberg, La raison du mythe [« Wirklichkeitsbegriff und Wirkungspotential des Mythos »], Paris, Gallimard, 2005, p. 79 (nous soulignons.)
109 H. Blumenberg, « Concept de réalité et possibilité du roman », dans Le concept de réalité, p. 42-43.
110 Ibid., p. 43.
111 Ibid. (Souligné dans le texte.)
112 Ibid.
113 « L’utopie affiche devant toute réalité les possibilités qu’elle a rejetées, et donne ainsi aux conditions et aux institutions l’incongruité de la contingence de tout ce qui n’est qu’état de fait. La réalité n’avoue jamais sa contingence en soi-même, au contraire elle la cache en se donnant le label de la consistance contraignante. Quand la modernité cherchait à se définir elle-même à travers un concept de la consistance de son histoire, en l’occurrence celui du progrès, elle se défendait de la mise en question non seulement par la transcendance théologique, mais aussi par la transcendance de l’utopie. » (H. Blumenberg, « Concept de réalité et théorie de l’État », dans Le concept de réalité, p. 111.)
114 H. Blumenberg, La raison du mythe, p. 79.
115 Cf. K. Mannheim, Idéologie et utopie, p. 28 : « Le négociant, l’entrepreneur, l’intellectuel, chacun à sa manière vient occuper une position sociale qui, dans la maîtrise de la quotidienneté, exige des décisions rationnelles. Pour l’individu qui veut prendre de telles décisions, il est tout de même nécessaire que, dans son jugement, il se rende indépendant de celui d’autrui et qu’il médite certaines questions de manière rationnelle et pour son propre intérêt. Pour le paysan de vieille souche, c’est là une considération certes aussi futile que pour la masse d’employés subalternes récemment apparue ; leur position sociale réclame peu d’initiative et aucun sens projectif de l’anticipation. Jusqu’à un certain degré, leur comportement est réglé par des mythes, la tradition, la croyance en un chef. »
116 Ce qui d’après nous est le sens profond de la sociologie de la connaissance de Mannheim.
117 H. Blumenberg, « Concept de réalité et possibilité du roman », dans Le concept de réalité, p. 64 (nous soulignons.)
118 W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, p. 67-68.
119 Ibid., p. 68.
120 Étienne Balibar développe cette objection contre la psychologie de masse de Freud dans l’Annexe II « Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme » de La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, p. 306-307, p. 310-311, et surtout p. 314-316.
121 Dans cette mesure, la critique développée par Michel Foucault (dans l’Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976) de l’ainsi dite « hypothèse répressive », dont la formulation explicite est attribuée entre autres à Wilhelm Reich (cf. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 28), n’atteint pas la construction freudienne.
122 S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1986, p. 169-170.
123 Ibid., p. 171-173.
124 Ibid., p. 169.
125 Ibid., p. 163.
126 Ibid.
127 Ibid., p. 165-166.
128 Voir entre autres exemples le cas du petit garçon « sexuellement agressif » à l’égard de sa mère qui, suite à la menace de castration par le père – professée par la mère –, dans un premier temps se désidentifie du père pour s’identifier à la mère maltraitée, dans un deuxième temps passe par une révolte ouverte (et autodestructrice) contre le père, pour aboutir, dans un troisième temps (« retour du refoulé ») à une identification définitive avec celui-ci, en développant une personnalité brutale, radicalement égoïste, et opprimante. « C’était la copie exacte de son père tel que l’image de celui-ci s’était formée dans son souvenir, donc une renaissance de l’identification au père, à laquelle le petit garçon s’était livré autrefois pour des motifs sexuels. » – De manière plus décisive, dans la spéculation de Freud, la théologie fondée par Moïse a pu exercer l’effet qu’on lui connaît parce que l’idée introduite par Moïse d’un grand dieu unique avait éveillé le souvenir déformé et refoulé du père des origines, assassiné par les fils, mais vénéré ensuite sous la forme déguisée d’animal totémique.
129 Ibid., p. 210.
130 H. Blumenberg, La raison du mythe, p. 42.
131 S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais, p. 175-176.
132 H. Blumenberg, La raison du mythe, p. 46.
133 S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais, p. 189.
134 H. Blumenberg, La raison du mythe, p. 45.
135 Ibid.
136 Ibid., p. 45-46 (nous soulignons).
137 S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais, p. 198.
138 « [L]a mythologie [...] soustrait ce qu’on ne comprend pas à l’exigence d’être conçu et justifié à partir des présentes conditions de son effectuation. […] Plutôt que d’expliquer le contenu de[s] convention[s] primitive[s], les histoires relevant du totémisme le masquent ; l’horizon des représentations imagées devient impénétrable pour la conscience mythique, parce qu’elle ne reconnaît pas pour telles les images dans lesquelles elle vit, qui se manifestent plutôt sous le seul aspect d’une autorité de sanction. (H. Blumenberg, La raison du mythe, p. 16-17.)
139 Ibid., p. 82.
140 Ibid., p. 19-20 (nous soulignons.)