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- N° 6 (juillet 2016)
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- Philosophie critique et politique de l’éducation (Foucault, Alain, Canguilhem)
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Philosophie critique et politique de l’éducation (Foucault, Alain, Canguilhem)
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Il n’y a nulle part d’accès à l’âge adulte : seulement la transformation possible, un jour, de cette longue inquiétude en sommeil mesuré. C’est parce que personne ne cesse d’être tenu en tutelle. La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement ; mais toujours d’une manière qui leur échappe1.
1. Un cadre théorique kantien : critique, éducation, politique
1Le présent article consiste pour l’essentiel en une réévaluation – voire en une actualisation – des Propos sur l’éducation (1932)d’Alain. La lecture que j’en propose s’inscrit dans le cadre d’une recherche quant aux rapports de la philosophie critique, du problème de l’éducation et de la politique d’émancipation. Avant d’entrer dans le vif du propos, je donne quelques éléments généraux permettant de circonscrire ce cadre théorique.
2Dans la perspective du discours de la philosophie moderne (selon moi inauguré par Kant et incluant, sur son bord extrême, Foucault), on appellera critique un style ou une attitude théorico-pratique de la pensée, une certaine manière, pour la pensée – et le sujet de la pensée –, de se rapporter à soi, de s’interroger sur ses conditions d’émergence et d’existence afin, par le biais de cette attitude réflexive, d’expérimenter sa transformation possible2. Mettant à l’épreuve les limites de son exercice habituel ou normal, cette transformation correspondra pour la pensée à la découverte en acte de son aptitude originaire à penser à partir de soi et, pour le sujet, à l’apprentissage pratique de son pouvoir d’auto-nomie. La pensée critique, comme travail réflexif mené sur les limites définissant l’hétéronomie du sujet de la pensée, trouve ainsi son point de départ dans une auto-critique radicale.
3De là l’importance du procès éducatif. Loin d’être pour la philosophie critique un objet d’investigation parmi d’autres, un objet neutre, l’éducation est le lieu par excellence où s’appréhende le sens premier de la critique : la capacité de se donner à soi-même la norme de son exercice (auto-nomie), entendu que cette capacité n’est nulle part logée ailleurs que dans l’expérience pratique, réflexive et modificatrice, que fait la pensée des conditions déterminant sa possibilité et son existence. Une telle expérience pratique rejoindra donc immédiatement la question proprement politique de la transformation des conditions dictant au sujet les formes de son hétéronomie, vers une libre disposition de soi et des autres selon la visée émancipatrice d’une mise en commun des libertés sur fond de leur égalité principielle. L’éducation correspond alors à la pratique subjective d’une critique de soi par soi, valant à la fois comme indice et condition de l’exercice politique de l’autonomie, dans la pensée et dans l’existence. Car – je ne cesserai de le suggérer – la question de l’autonomie, au cœur du procès éducatif, est l’élément même (Mitte) du déploiement de la pensée critique.
4En somme, cette question politique de l’émancipation et de l’autonomie, la critique se l’adresse à elle-même dans la mise à l’épreuve répétée – la mise en crise en droit interminable – des conditions dont elle a toujours à s’ex-ducere, à s’extraire, en un travail aux limites où elle retrouve le souvenir de son émergence et rencontre la possibilité de sa propagation. La politicité de la critique se donne en fait déjà à voir dans le travail que cette pensée effectue sur elle-même, lorsqu’elle fait retour sur le geste d’écart à soi où s’est logée la possibilité de son auto-(trans)formation ; cet écart, en effet, est créateur d’une « sortie vers », vers un usage de soi et des autres davantage conséquent, ouvert et autonome – en un mot, un usage libre et égalitaire. Aussi bien, dans le moment où la philosophie critique se fait philosophie de l’éducation, elle (se) crée de facto un lieu où réfléchir les modalités de son fonctionnement (genèse et diffusion). En prenant l’éducation pour « objet », elle se révèle à elle-même comme philosophie critique, c’est-à-dire comme dépendante, pour son existence et sa modification, d’un interminable débat avec ses conditions de production socio-historiques (objectives) mais aussi « passionnelles » ou affectives (subjectives). Envisagée dans sa dimension politique, l’éducation est pour la philosophie l’occasion même de s’éprouver comme critique ou mieux : d’éprouver comme seul fondement son aptitude à porter la critique sur soi, et d’expérimenter comme finalité essentielle la pratique émancipatrice de l’autonomie.
5Je le répète, ce point est tout à fait essentiel à l’intelligence du discours de la philosophie depuis la modernité. Pensons, à une extrémité de la modernité philosophique, à Foucault : dans un article consacré à Canguilhem, celui-ci définissait en effet la rationalité moderne comme cette raison « qui n’a d’effet d’affranchissement qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer d’elle-même3 » : l’effet politique d’auto-nomie (« affranchissement ») repose sur l’auto-critique (« se libérer d’elle-même ») ; or, l’éducation, je vais le montrer, est le lieu privilégié où le sujet de la pensée fait l’expérience pratique de son pouvoir d’auto-nomie.
6Avant d’y revenir brièvement en conclusion, je m’arrêterai cependant un instant sur l’autre extrémité de la modernité philosophique, sur l’œuvre de Kant. Celui-ci relève notamment qu’« il est deux découvertes que l’on est en droit de considérer comme les plus difficiles : l’art de gouverner les hommes et celui de les éduquer4 ». Du point de vue critique, ces deux dimensions sont en vérité indissociables. La pensée historico-politique de Kant est tendue entre pôles : l’éducation (au fondement de la culture) et le droit (qui dans sa dimension cosmopolitique est le problème essentiel de l’espère humaine). Plutôt que de rentrer dans le détail de la pensée kantienne, retenons simplement que la réalisation du droit dans l’histoire repose sur la formation du caractère humain (Bildung), une formation indispensable à l’édification de la Kultur et, in fine, à la moralisation de l’histoire par l’homme.Or cette formation de soi a pour visée générale la propagation, ou « généralisation », de l’Aufklärung : soit l’acquisition patiente et sans cesse remise sur le métier du penser par soi-même, la sortie (Ausgang) hors de l’état de minorité, ou de servitude, qui est de prime abord celui de l’homme, en rapport, pour le dire cette fois avec Foucault, avec « un art de n’être pas tellement gouverné5 ». L’important est que l’attitude critique promue et expérimentée par Kant n’apparaît pas seulement comme la condition d’une telle visée de l’autonomie : son existence de fait témoigne que l’autonomie nous est bel et bien accessible, qu’elle est déjà en acte – l’existence de la critique prouve selon Kant que son siècle est aufgeklärt6.
7C’est dire que l’exercice de la critique, qui est de prime abord une auto-critique, est pour la pensée le moment même de l’éducation à l’auto-nomie. Car il faut reconnaître, à la source de la critique, l’exercice d’un apprentissage : « Le pouvoir de juger est un talent particulier qui ne peut pas du tout s’enseigner mais seulement s’exercer <gar nicht belehrt, sondern nur geübt>7 ». La critique kantienne s’indexe donc sur un rapport de la pensée à elle-même (la réflexion comme retour sur soi) s’éduquant par exercices, essais et tentatives. À cet égard, ce qui est à la fois l’instrument et l’objet de l’éducation kantienne est ce que Kant nomme Urteilskraft (c’est-à-dire, en toute généralité, le bon sens). Exposant son principe transcendantal, la troisième Critique décrit la faculté de juger comme ce rapport à soi de la pensée où celle-ci découvre – en l’exerçant, en particulier dans la rencontre avec l’objet beau – le pouvoir qui est le sien de se donner sa propre loi, de penser par soi-même. Si la critique, même déterminante (première et deuxième Critique), est toujours fondée sur l’usage réfléchissant de la faculté de juger, c’est-à-dire sur une capacité à penser par et à partir de soi-même, indépendamment de tout pré-jugé, c’est bien le jugement de goût, exposant pour elle-même l’héautonomie de la faculté de juger8, qui présente le cas le plus pur de cet apprentissage de l’autonomie dans la pensée. De là son lien nécessaire à la problématique de l’Aufklärung : dans tous les cas, il s’agit bien d’un gewagtes Abenteuer, d’une « libération » de la raison par elle-même faisant signe vers une transgression (Sapere aude !) des limites (même historico-politiques) de l’usage de la pensée. Les obstacles s’opposant à l’usage autonome de la pensée – de la superstition à la paresse – ne tombent qu’à la condition que la pensée ose essayer son pouvoir et s’éduque, au fil de son exercice9.
8En résumé, la critique est d’abord auto-critique de la pensée, un exercice où celle-ci apprend à penser par elle-même, à poser à partir de soi la norme de son jugement. L’auto-critique repose sur une auto-éducation. Réciproquement, l’éducation, selon Kant, a pour fin réelle d’apprendre à penser, c’est-à-dire à penser par soi-même, bref à exercer la critique10 ; et l’on sait qu’apprendre l’autonomie du jugement, la pensée libre, critique et éclairée, revient à l’exercer et à l’expérimenter par et dans l’usage de la critique. Ce cercle n’est pas vicieux, il dit le lien décisif que le discours philosophique moderne noue entre philosophie critique et éducation : la critique ne s’éduque que dans l’essai, qui la définit, de penser par soi-même, et d’abord de s’auto-critiquer ; l’éducation est avant tout l’expérience pratique d’un tel penser par soi-même, une (auto-)critique en acte. En tant que telle, on conçoit que l’attitude critique soit directement politique : elle est la condition et le signe d’une transformation politique vers l’« accès à l’âge adulte » (Debord), l’état de majorité, mais elle est aussi, déjà, cette transformation. Du point de vue critique, apprendre l’autonomie c’est s’éduquer à son exercice, donc la prendre – y compris d’un point de vue politique.
9Au-delà de Kant, c’est ce nouage de la critique, de l’éducation et de la politique qu’il va maintenant s’agir de préciser et d’explorer, notamment en rapport avec la question de la position de maîtrise au sein du procès éducatif.
2. Introduction
10J’interrogerai dans la suite quelques textes relevant de la tradition critique au sens défini ci-dessus et prenant explicitement pour objet le problème de l’éducation ; si ce qui précède est fondé, de tels textes sont autant de lieux où s’observe à l’œuvre la pensée critique, comme auto-critique des conditions de sa propre genèse et de son existence. Commençons par quelques éléments bio-bibliographiques concernant les Propos sur l’éducation d’Alain. Alain, de son vrai nom Emile Chartier (1868-1951), disciple de Jules Lagneau, contemporain de Bergson et un temps aussi célèbre que lui, n’a pas connu de retour en grâce analogue à celui dont bénéficie aujourd’hui l’auteur de L’Évolution créatrice. Philosophe, journaliste et professeur (notamment en classe de Khâgne, au Lycée Henri IV, où il enseigna entre autres à Canguilhem), Alain est aussi l’inventeur d’un « genre » philosophique, les Propos, textes brefs, consacrés aux sujets les plus divers, philosophiques ou non, ancrés dans la vie quotidienne, rédigés dans un style alerte et parsemés de formules étincelantes. Plutôt que son pacifisme militant de l’entre-deux guerre, peut-être ce style philosophique lui-même (à cheval entre l’essayisme et la philosophie) explique-t-il en partie l’indifférence relative qui entoure aujourd’hui une œuvre pourtant singulière et intéressante. J’espère en effet démontrer que les Propos sur l’éducation restent d’actualité, au moins à la condition que le lien de la critique et de la politique demeure pour notre actualité un point de problématisation important11 ; or c’est là une interrogation qu’il convient à mon sens de reprendre et de poursuivre, tant il est vrai que s’y joue la possibilité pure et simple de transformer notre actualité, sous le signe d’une éducation de la pensée à l’autonomie et à l’émancipation, au libre jugement.
11J’encadrerai de deux excursus l’exposition de ce livre. L’un, en manière de conclusion, évoquera Canguilhem, lequel, je le redis, fut un élève d’Alain ; l’autre, introductif, renverra à Foucault – lui-même disciple de Canguilhem. Il m’a paru naturel de construire cet article consacré au thème de l’éducation autour d’un problème de filiation théorique. En effet, la formule générale d’une philosophie de l’éducation est toujours l’articulation d’un rapport à soi et d’un rapport à l’autre. Il s’agit de mettre en lumière la façon dont un maître – quel que soit le contenu que l’on donne à cette notion – effectue sur soi une certaine transformation, dans le rapport même qui le lie à un disciple, un élève, de telle sorte que celui-ci y trouve de quoi réaliser sur lui-même un changement, une « variation », pour reprendre un mot d’Alain. Ce problème d’une transformation du savant par l’épreuve qu’il fait de la transmission du savoir, et dont la transformation de l’élève est l’indice, traverse les travaux de Foucault, Alain et Canguilhem. L’élaboration qu’ils proposent du thème de l’éducation dévoile ainsi un lieu, dans leurs pensées et dans les textes qui en témoignent, où ces pensées, justement, exposent la métamorphose qu’elles endurèrent, pour sortir d’elle-même (s’éduquer, educere) et se saisir dans leur différence nouvelle (s’apprendre, apprehendere).
12Il est du reste incontestable que ces trois pensées appartiennent bien au registre critique (au sens décrit ici même). Nul besoin de revenir sur le kantisme hétérodoxe de Foucault, que ce dernier désignait régulièrement, dans ses derniers travaux, comme une « ontologie critique de nous-mêmes » ; ni sur le projet final de la philosophie de Canguilhem, décrit par anticipation, dans une perspective nietzschéenne, comme essai « de préparer l’homme à se faire juge de toutes les valeurs12 ». Je me bornerai à rappeler que Alain, dans son Introduction aux Eléments de philosophie, caractérise sa méthode – celle qu’il nommait, notamment dans son étude sur Spinoza, « la méthode Réflexive » – comme un « mouvement critique qui, de toutes les connaissances, revient toujours à celui qui les forme, en vue de le rendre plus sage13 ». Je n’y insiste pas ; un élément remarquable me servira plutôt de point de départ : chez Alain comme chez Foucault – mais on se souviendra aussi de Kant –, la question de l’éducation est subordonnée à un concept essentiel, celui de gouvernement. Le véritable site conceptuel de l’éducation doit être cherché, semble-t-il, dans une interrogation conjointe des notions de gouvernement de soi et de gouvernement des autres. Ainsi de Foucault.
3. Foucault : gouvernementalité et rapport à l’autre, éducation et critique
13Les deux textes où Foucault pose pour elle-même la question du rapport Critique/Aufklärung (en 1978, dans la conférence « Qu’est-ce que la critique ? », puis en 1983-84, dans les différentes versions de « Qu’est-ce que les Lumières ? ») s’inscrivent dans une recherche plus large consacrée à la notion de gouvernementalité (relevant elle-même d’une étude du rapport subjectivité/vérité) : le cours de 1979-80 s’intitule « Du gouvernement des vivants » et ceux de 1982 à 1984 portent le titre général de « Le gouvernement de soi et des autres ». Cette notion témoigne des tentatives de Foucault pour penser dans sa pleine positivité la question de la « résistance » à ce que La Volonté de savoir, en 1976, nommait « dispositifs de savoir-pouvoir ». On rappelle souvent une formule, trop célèbre, du cours de 1981-82, L’Herméneutique du sujet, selon laquelle il n’y aurait « pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi14 ». On sait moins que Foucault, en 1984, a lui-même pris soin de se corriger : « Je ne crois pas que le seul point de résistance possible au pouvoir […] soit dans le rapport de soi à soi. Je dis que la gouvernementalité implique le rapport de soi à soi15 ». Que recouvre ce déplacement ?
14L’analytique foucaldienne du pouvoir place le concept de « gouvernementalité » en position tierce par rapport à ceux de « relations de pouvoir » et d’« états de domination » :
Entre les deux […] vous avez les technologies gouvernementales […] – c’est aussi bien la manière dont on gouverne sa femme […] que la manière dont on gouverne une institution. […] [C]’est très souvent à travers ce genre de techniques que s’établissent et se maintiennent des états de domination.
15L’intérêt du concept de gouvernementalité est qu’il engage immédiatement les concepts de rapport à soi et de rapport à l’autre et partant celui de sujet :
La gouvernementalité implique le rapport à soi […] l’ensemble des pratiques par lesquelles on peut constituer, […] instrumentaliser les stratégies que les individus, dans leur liberté, peuvent avoir les uns à l’égard des autres16.
16Le pouvoir apparaît désormais comme un jeu réglé entre des libertés, un rapport de forces constitué dans le gouvernement des autres et dans celui de soi. La notion de gouvernement permet donc à Foucault d’enfin poser clairement, c’est-à-dire positivement, son concept de sujet. Le sujet n’est plus ce qui est purement contraint ou assujetti par le nœud du pouvoir et de la vérité (années soixante-dix) ; mais il n’est pas non plus ce qui, dans le rapport qu’il entretient à lui-même, découvre les moyens d’une résistance. Il est maintenant ce qui se produit en ce nœud, dans un mouvement qui, selon le contexte, servira aussi bien de levier à un asservissement qu’à une subversion. Ce déplacement de la question du sujet dans l’œuvre de Foucault, adossé à une enquête sur les modalités du gouvernement, se signale logiquement, on le voit, d’une subordination du concept de résistance au profit de celui de liberté.
17Tel est le contexte théorique général au sein duquel Foucault, à partir de deux notions héritées de l’Antiquité gréco-romaine, va tenter de poser en toute rigueur la question de l’articulation du rapport à soi et du rapport à l’autre : ces notions sont celles de souci de soi (epimeleia heautou) et de dire-vrai (parrêsia). Ma thèse générale est que c’est lors de ce moment où il dit s’intéresser « de plus en plus à l’interaction qui s’opère entre soi et les autres17 » qu’il devient possible de repérer chez Foucault une problématisation plus ou moins explicite du procès éducatif.
18Envisageons dans un premier temps la lecture de l’Alcibiade de Platon entreprise dans L’Herméneutique du sujet. Foucault insiste spécialement sur le moment où Socrate tente de déterminer quel est ce soi dont il convient de prendre soin, le soi qui est à proprement parler l’objet du souci de soi. Il y va naturellement du pneuma, l’âme, laquelle n’est atteinte que par le détour d’autrui : suivant Platon, « le souffle vital […] s’il veut se connaître lui-même, doit regarder dans un souffle vital » (133 a). Foucault le souligne : « Pour que la pratique de soi arrive à ce soi qu’elle vise, l’autre est indispensable18 ». Or cet autre est à proprement parler le maître de celui qui est en souci de lui-même. Un maître fait donc face à un disciple. Foucault peut brièvement caractériser l’un et l’autre. Un maître, ce n’est pas quelqu’un qui doit faire comprendre ou expliquer quelque chose à l’élève : il ne fait rien d’autre que de s’inquiéter « du souci que celui qu’il guide peut avoir de lui-même19 », son rôle est de vérifier l’existence puis de tester la nature et l’intensité de ce souci. Et le disciple, pour sa part, peut bien être ignorant, la raison pour laquelle le maître l’interpelle est tout autre : c’est parce qu’il est « mal formé, ou plutôt déformé, vicieux, pris dans de mauvaises habitudes20 ». Le souci de soi antique n’est pas dissociable d’une relation d’éducation, telle que le maître, de ce qu’il peut se gouverner, gouverne l’autre, c’est-à-dire le redresse, force l’attention qu’il a de lui-même, et ainsi lui permet d’atteindre au gouvernement de lui-même et des autres.
19L’étude de la huitième des Lettres de Platon, dans le cours 1982-83, présente une autre problématisation du procès éducatif : il s’agit cette fois de l’éducation du prince par le philosophe. Les conseils que Platon donne à Denys sont d’abord une manière de mettre la philosophie à l’épreuve de la politique, c’est-à-dire de la réalité. Le conseil philosophique tire alors sa légitimité du fait qu’il est ordonné au courage de la vérité, à la parrêsia, laquelle se vérifie par l’accord du discours du maître et de la réalité : la parrêsia est bien « l’activité que Platon revendique et reconnaît […] à la racine de son activité de conseiller21 ». Ceci permet de poser à nouveaux frais la question du philosophe-roi, celle du rapport de la philosophie au politique, du conseiller au prince. Il faut comprendre que l’activité politique ne peut pas déduire son contenu du savoir philosophique. Tout ce que réclame Platon, c’est que le sujet dirigeant soit par ailleurs un sujet philosophant. Ce qui est en question n’est pas la consistance d’une rationalité politique mais l’identité, l’être même du Prince, son âme. De nouveau, c’est un certain rapport à soi – cette fois ordonné à la catégorie de courage de la vérité plutôt qu’à celle de souci de soi –, qui doit décider de l’aptitude à gouverner la cité. Tel est le principal « conseil » du philosophe : « Il faut que l’âme du Prince puisse se gouverner vraiment selon la philosophie vraie, pour pouvoir gouverner les autres selon une politique juste22 ».
20De l’epimeleia heautou à la parrêsia, Foucault, explorant l’articulation du gouvernement de soi et de celui des autres, rencontre fatalement le problème de l’éducation dans son extension la plus large : il y va bien d’une relation transindividuelle où le rapport de souci vrai que l’un entretient à l’égard de lui-même vaut comme prétexte pour gouverner l’autre, non point en lui apprenant quelque chose, mais en transformant son être même, si bien qu’il accède, lui-même, au gouvernement de soi ; et, par suite, à celui des autres.
21Il est remarquable que Foucault, au même moment, ne cesse de problématiser son propre rapport au savoir et, notamment, sa position spécifique d’éducateur ou de maître. Comme le résume un commentateur, « Foucault n’aura jamais été autant à la verticale de lui-même » qu’alors ; et tout se passe « comme s’il annonçait qu’à travers ces études sur la parrhêsia, il problématisait le statut de sa propre parole et la définition de son rôle23 ». De même, et plus encore, on peut sans doute évoquer, à propos de l’ultime cours de mars 1984 – dans lequel Foucault oppose le hardi parrèsiaste au terne professeur se bornant à transmettre ce qu’il ne peut créer –, une sorte d’art de la « contradiction performative ». Foucault en effet se savait être, entre autres choses, professeur ; et son intelligence fut certainement d’utiliser cette position afin d’enseigner pour quelles raisons il importe d’enseigner autrement qu’il ne le faisait (il tentera d’ailleurs de diverses manières de modifier les modalités matérielles sous lesquelles se déroulait son enseignement au Collège de France).
22Mais l’essentiel pour nous n’est pas là. Conformément à nos postulats de départ, on ne s’étonnera pas que l’attention prolongée de Foucault au thème de l’éducation et de la relation de maîtrise le conduise directement à questionner la dimension critique de sa pensée (ou, mieux encore, ce fait que l’historicité de notre pensée ne se découvre que par le biais d’un travail de réflexion critique). Je signale simplement deux éléments. D’une part, Foucault poursuit alors une réflexion sur sa propre relation au savoir et à sa transmission : « Mon problème, répète-t-il inlassablement, est ma propre transformation ». C’est ce qu’il nomme « l’"essai" », qu’il identifie au « corps vivant de la philosophie », et qui consiste en une exploration de « ce qui, dans sa propre pensée, peut-être changé par l’exercice […] d’un savoir qui lui est étranger24 ». La prise en compte par Foucault du thème de l’éducation est contemporaine d’une réflexion sur le philosopher et sur sa diffusion indexée sur l’idée d’une transformation critique de soi par soi dans l’épreuve du savoir. D’autre part, c’est à ce moment qu’il décide d’inscrire résolument son entreprise dans « la tradition critique qui est celle de Kant ». En accord avec son propre concept de critique, cette tradition renvoie, chez Foucault, à un « travail critique de la pensée sur elle-même »25, à l’expérience-limite d’une déprise à l’égard des conditions historiques sous lesquelles nous pensons habituellement, un écart ou une différence libérant la possibilité de penser autrement. La pensée de Foucault se dit alors critique en ce qu’elle se reconnaît comme un travail transformateur entrepris aux limites d’elle-même et prenant pour objet sa propre historicité.
23Concluons sur ce point. Le concept de gouvernementalité, qui permet d’interroger la constitution autonome de soi au sein d’un rapport hétéronome à l’autre, offre un cadre conceptuel à une réflexion du problème de l’éducation, et en particulier de la position de maîtrise ; la pensée philosophique de Foucault trouve ainsi l’occasion de se reconnaître, à sa racine, dans sa dimension critique (et, loin de replier la critique sur une perspective étroitement éthique, ce travail ouvre en outre des perspectives politiques : voyez ses recherches sur le cynisme). Peut-être comprend-on déjà mieux – à condition de garder en tête le début de cet article – pourquoi Foucault, à la fin de sa vie, faisait de l’opuscule de Kant « Qu’est-ce que les Lumières ? » une sorte de « blason » pour sa pensée. C’était par le biais de ce texte et de l’étude approfondie de ses thèmes qu’il pouvait enfin appréhender sa propre pensée comme appartenant de plein droit au registre critique. Parce qu’il « paraît recouper exactement […] ce rapport du gouvernement de soi et du gouvernement des autres26 », ce texte l’obligeait à prendre en compte le problème de l’éducation ; étape indispensable, sans doute, pour que la teneur critique de son propre travail lui apparaisse dans toute sa radicalité.
4. Alain : l’évidement du maître et la communauté du livre
24Une lecture distraite suffit pour comprendre que les Propos sur l’éducation trouvent leur source dans une mise en question, par Alain, de sa propre activité d’enseignant : les références à son expérience abondent. Le livre est dans sa possibilité même suspendu à un tel retour sur soi. Plus encore, cette théorie de l’éducation peut à bon droit être considérée comme le lieu où culmine la philosophie critique d’Alain. Il faut se souvenir que, selon lui, la philosophie a pour visée ultime « la doctrine critique27 ». La critique repose ici sur une connaissance des choses mais aussi de soi, de telle sorte qu’elle ouvre à l’exercice libre du jugement, aussi bien sur les choses (en particulier les pouvoirs politiques) que sur soi-même (spécialement sur les passions et leur maîtrise). Or le but dernier de l’éducation, je le redirai, est de permettre à n’importe qui de « juger les valeurs », de « sauver en lui-même une partie de jugement libre et invincible qui pèsera […] les rois dans la balance incorruptible » (§ 82)28. Ainsi la politique de l’éducation, comme éducation à la politique, ramènera-t-elle de nouveau la philosophie à son fondement critique.
25Je ne prétends pas saisir et exposer les thèses d’Alain selon toutes leurs dimensions (historique ou philosophique). Il me paraît plus urgent et nécessaire de faire valoir pour eux-mêmes des Propos aujourd’hui trop peu lus. C’est ce que je me propose d’entreprendre en systématisant l’ouvrage autour de quelques grands thèmes. Afin de donner un cadre général à cette lecture, je rappelle d’abord que Foucault, au tout début de son commentaire de Was ist Aufklärung ?, insiste sur l’élément suivant : le statut d’article de revue du texte de Kant. Foucault identifie une détermination spécifique du rapport du soi et de l’autre, le « rapport entre lecteur et écrivain », comme « l’axe essentiel » de Was ist Aufklärung ?. L’articulation du gouvernement de soi et du gouvernement des autres, la création d’un espace commun, ou public, se fait par le truchement d’un élément en position tierce, le texte, saisi dans sa matérialité d’objet29. Or, dans l’analyse d’Alain, le gouvernement du maître conduira l’élève à se gouverner lui-même et à juger de façon autonome et critique à la condition d’accorder une position privilégiée à ce qui, de l’un à l’autre, fait courroie de transmission : et c’est bien du livre dont il s’agit. J’expose maintenant ces Propos sur l’éducation.
26La philosophie critique de l’éducation élaborée par Alain repose sur un pari politique affirmant l’égalité des intelligences30 (§ 24) : c’est le premier présupposé du livre. On ne voit guère de quel droit le maître s’autoriserait à juger et à figer les caractères, décrétant par exemple « que l’un est sot et l’autre paresseux pour toujours » (§ 11). Ce type de jugement signale en fait au maître sa bêtise et sa propre paresse : « Renvoyer ainsi parmi les bêtes [l’élève], sans avoir employé tout l’esprit que l’on a […] à rendre à la vie ces parties gelées », est même « la faute capitale à l’égard de l’homme » (§ 20). Le maître se disqualifie lorsqu’il refuse « le baptême humain au frivole ou à l’endormi » (§ 19). Tout à l’inverse, l’éducation prendra sa source dans la forte affirmation selon laquelle « tout homme est bien riche » de potentialités insoupçonnées (§ 11). Les difficultés, j’y reviendrai, naissent seulement d’un déficit de la volonté ou de passions indomptées ; mais, au vrai, « chacun est aussi intelligent qu’il veut » (§ 24) et « toute pensée est toujours sur le point de comprendre » (§ 79). Pour autant, l’attention du maître doit être spécialement tournée vers « ceux que l’on n’instruit guère » – soit qu’ils ne peuvent, soit qu’ils ne veulent – c’est-à-dire ceux dont la volonté est réduite à rien et les passions déchaînées (§ 20).
27Ce souci spécifique s’entendra dans un sens éthique et politique. D’une part, il fait signe vers une transformation du maître lui-même, menée dans l’élément du savoir : s’inquiéter des prétendus idiots, écrit Alain, « les meilleurs y gagneraient, et le maître aussi, par cette réflexion sur ce que l’on croit savoir ». D’autre part, ce souci doit montrer la multiplicité des intelligences, ce fait qu’elles débordent toujours les places de l’édifice social auxquelles elles sont assignées a priori – d’une formule : « Quand il serait esclave comme Ésope, il pensera encore » (§ 20). Ce pari égalitaire est encore porteur, en droit, de bouleversements politiques profonds. Alain pose ironiquement cette question : « Où irions-nous […] si les pauvres gens composaient leurs discours selon la vérité, et non plus selon la politesse ? » (§ 53). Interrogation à laquelle il répond selon ce sérieux dont est seule capable une pensée politique réellement émancipatrice et égalitaire :
Ce monde ira toujours comme il va, si le trésor des Humanités est réservé à ceux qui en sont les plus dignes. Au contraire, si l'on se mettait à instruire les ignorants, nous verrions du nouveau (§ 20).
28En quoi consiste alors cette instruction ? Elle met en présence un disciple, lui-même intégré dans un groupe social (la classe), et un maître. La figure du disciple interrogée de manière privilégiée est l’enfant. L’enfant en effet fait bien comprendre ce qu’est « tout l’art d’instruire » : il s’agira toujours d’une Ausgang, ou d’un « beau passage ». En vérité, éduquer se réduit à « obtenir […] que l’enfant prenne de la peine et se hausse à l’état d’homme » (§ 5). Éduquer, c’est créer les conditions matérielles et subjectives au sein desquelles il trouvera de quoi « s’élever », au double sens du terme. Mais un élément, dans l’extrait précédent, retient l’attention : pourquoi l’enfant devrait-il prendre « de la peine » ? C’est en fait tout le processus d’apprentissage lui-même qui est enveloppé dans cette expression, ainsi que les difficultés qu’il rencontre et soulève inévitablement.
29Alain ne pense en aucune manière qu’il soit possible d’apprendre en s’amusant : l’école doit bannir le jeu, au moins si elle se donne pour but d’ouvrir l’esprit des élèves à l’usage du libre jugement (§ 1, 29). Cette thèse est tenue dans ses conséquences les plus extrêmes. Pour le maître, ne pas admettre le jeu, c’est aussi, purement et simplement, refuser d’apprendre au sens courant du terme, au sens de faire comprendre ou d’expliquer: telle est l’affaire du pédagogue, qu’Alain ne ménage pas, non point celle du « maître de valeur » (§ 3), qu’il appelle de ses vœux. Le maître n’est pas là pour expliquer, il n’a pas à tirer l’enfant hors des limbes de l’ignorance. Cette thèse paradoxale – ou, pour les lecteurs de J. Rancière, cette thèse évidente –, Alain l’appuie sur un questionnement anthropologique particulièrement intéressant. Se demander « qu’est-ce que l’homme ? », c’est, plus fondamentalement, s’interroger sur ce « que veut l’homme ». La réponse est claire : « Il vise au difficile, non à l’agréable, et, s’il ne peut garder cette attitude d’homme, il veut qu’on l’y aide » (§ 4). C’est à ce simple rôle d’adjuvant d’un désir définitoire de l’homme que doit se cantonner le maître. Plus précisément encore, on dira que le procès éducatif est sur la bonne voie lorsque l’enfant lui-même tente par tous les moyens de refuser cette aide, lorsque « l’enfant cherche de lui-même la difficulté, et refuse d’être aidé ou ménagé » (§ 3).
30Nous pouvons maintenant voir ce qu’est apprendre, si cela ne revient pas à expliquer. Il ne faut « nullement […] apprivoiser les petits d’hommes », il ne s’agit pas de les accoutumer ou de les dresser. Il importe bien plutôt de « mettre en leurs mains leur propre apprentissage » (§ 2). Telle est l’idée fondamentale de ces Propos, d’ailleurs énoncée d’entrée de jeu : « Il faut que l’enfant connaisse le pouvoir qu’il a de se gouverner […] il faut qu’il ait aussi le sentiment que ce travail sur lui-même est difficile et beau » (§ 2) ; et il convient enfin que « ces victoires soient pénibles, et remportées sans aucun secours étranger » (§ 3). Le maître rend possible et intensifie un travail transformateur de soi sur soi – une auto-éducation. C’est déjà dire que la figure du maître doit autant que possible être évidée. « Le maître de valeur », qui est aussi l’« ami véritable de l’enfant », doit se borner à mettre en œuvre « la méthode sévère » (§ 3). Il fera très concrètement preuve d’« indifférence » et n’hésitera pas à se montrer « sans cœur » (§ 7), car telle est la juste méthode : « Le bon maître, note Alain, est assez indifférent, et […] il s’exerce à l’être » (§ 9).
31À y regarder de près, le maître est donc un expert ès passions. La bonne éducation, indissociable d’un sentiment de peine, implique en réalité une complexe géométrie des passions. Et c’est précisément ce que méconnaît le pédagogue : il ne voit pas que « l’homme est une force qui est disciplinée, mais qui est toujours une force » ; aussi ignore-t-il « la puissance des passions » (§ 2). Et pourtant, aussi bien l’impulsion qui préside au processus d’apprentissage que les obstacles qu’il rencontre et l’indice de sa réussite ne se comprennent que dans le cadre d’une analyse approfondie des passions et d’une pratique, critique, de leur transformation. Il faut en effet savoir pourquoi l’élève accepterait d’emprunter la voie pénible et ardue pointée par le maître. C’est simplement qu’il sait, ou qu’il sent au plus profond de lui-même, qu’à condition de s’élever, « d’autres plaisirs », plus éminents, se profilent (§ 4). On ne peut surestimer l’importance de cette transition de la peine au plaisir dans l’éducation : dire que « l’homme se forme par la peine » n’a de sens que parce que « les problèmes plus rigoureux donnent aussi un plaisir bien plus vif » (§ 5). Telle est la dimension affective de la transformation de soi par et dans l’incorporation du savoir : le travail acharné suppose la perte douloureuse de ce qui, de prime abord, nous passionnait, notre « premier amour » ; mais c’est alors que s’offre « un genre de bonheur que le désir n’apercevait point » (§ 56). Plaisir médiatisé par la peine, le procès éducatif, comme travail sur soi par le truchement de l’autre, s’entend ici, non loin de la troisième Critique kantienne, comme une activité sublime…
32Ce n’est pas tout. L’attitude de l’élève ne va pas sans une certaine forme d’admiration ou de vénération. Entendons-nous : celle-ci ne s’exerce pas à l’égard du maître, mais à l’endroit du savoir lui-même. À la racine de tout apprentissage, il y a un pâtir, un « subir » essentiels : la culture est liée à une forme de culte, dirigé vers une forme culturelle qui vient du dehors et qui nous est donnée, que nous éprouvons d’abord étrangère à notre pensée habituelle, qui à ce titre nous dérange et nous agresse, mais pour laquelle, ensuite, nous éprouvons de la reconnaissance : c’est elle qui permet une transformation de soi, elle autorise le « passage » vers un nouvel état du soi, une autre condition. Mais tout commence par ce fait « de recevoir d’abord sans comprendre, et par une sorte de piété » (§ 5). Cette incompréhension initiale soulève chez l’élève toutes sortes de résistances dont témoignent diverses passions – et Alain d’évoquer la « colère », le « désespoir », la « fureur », la « révolte » et « comme une damnation volontaire » (§ 24). Seule la peur, pourtant, obstrue réellement la voie de passage (§ 15). C’est seulement la peur de faire erreur qui oppose à la joie d’apprendre ces mouvements d’humeur. Le maître devra dès lors faire accepter qu’à tout prendre « penser, c’est aller d’erreur en erreur » (§ 32) et, par là même, contraindre, forcer à penser, et ainsi dépasser la crainte d’échouer, de se tromper. Le processus d’éducation trouve sa fin dans un tel dépassement. Mais, en toute rigueur, il n’appartiendra pas au maître de signaler que cette sortie est désormais accomplie ou en voie de l’être. C’est dans l’épreuve d’un plaisir de la pensée, immanente au travail sur soi de l’élève, qu’apparaît cette fin : lorsque mis au travail le disciple se sait et se sent travaillé par le plaisir.
33La tâche du maître se comprend donc d’abord comme un travail mené sur les passions, les siennes (idéal d’indifférence), mais surtout celles de l’enfant. Tout son labeur consistera à forcer « un retour de conscience » qui « appelle l’intelligence », ce qu’il accomplira en plaçant « le petit sot en présence de sa propre sottise, par elle-même ridicule » (§ 29). Il lui faut, pour le dire d’un mot, soutenir l’effort de l’élève. La méthode sévère ne consiste pas en autre chose qu’un essai pour fortifier et orienter sa volonté, afin de lui ouvrir la possibilité de maîtriser ses passions, de les gouverner (§ 57). C’est pourquoi, finalement, « les travaux d’écolier sont des épreuves pour le caractère » avant de s’adresser à l’intelligence (§ 24) : le préalable, le mouvement même et la fin de toute instruction est bien « de surmonter l’humeur, […] d’apprendre à vouloir » (§ 24). La première tâche concrète du maître sera donc de faire respecter, en classe, la discipline (§ 43), « d’éviter le tumulte et le désordre » : c’est bien là « la principale difficulté » (§ 59), car c’est aussi la condition matérielle nécessaire pour qu’une discipline de soi par soi soit atteinte par l’élève et qu’il réforme son caractère.
34Aussi le maître sera-t-il exceptionnellement silencieux. C’est ce qu’il faut comprendre : Alain affirme fortement l’importance d’une position de maîtrise ; il ne prétend pas non plus que le maître doive être ignorant, il doit au contraire être instruit de ce qu’il souhaite que ses élèves s’approprient (§ 33). Mais il n’a pas à transmettre ou à expliquer ce savoir : comme l’écrit Alain, et comme on le sait, « ce qui est ridicule, c’est l’idée de parler seul devant un auditoire en vue de l’instruire » (§ 55). Le maître n’est à la limite qu’une enveloppe vide. La maîtrise ne se définit pas par son contenu mais par sa fonction et sa manière de faire, par la forme de son style. Il faut admettre que « si l’on travaille sans maître, les essais prennent fin juste au moment où le travail devrait commencer » (§ 6) ; pour autant, le travail du maître consiste essentiellement à orienter ces essais : il doit appuyer l’activité d’un disciple qui est tout sauf le réceptacle passif du savoir du maître. L’élève doit lui-même faire l’expérience de ce savoir, en user comme d’un levier pour une transformation subjective disciplinée.
35De là plusieurs conséquences. La salle de classe idéale est « un lieu où le maître ne travaille guère, et où l’enfant travaille beaucoup » (§ 33). Telle est la formule générale de l’apprentissage bien conduit : « Si le maître se tait, et si les enfants lisent, tout va bien » (§ 25). En définitive, il est inutile d’espérer apprendre à bien penser si l’on se contente d’écouter quelqu’un qui pense avec justesse. Apprendre, ce n’est jamais autre chose que faire, que s’exercer – entre Spinoza et Canguilhem, Alain peut ainsi relever que « nul ne peut se sauver par la perfection d’autrui ; mais c’est de sa propre erreur qu’il doit faire vérité » (§ 57). C’est pourquoi, dans les faits, l’apprentissage se réduira à enchaîner les exercices d’imitation (§ 44) : recopiages, récitations et lectures toujours reprises. Il faut faire soi-même l’épreuve de la difficulté et de l’échec. Le savoir s’incorpore, se fraye difficilement un chemin dans la pensée, il bouscule la manière antérieure de penser, ou de ne pas penser, et c’est à ce titre qu’il devient l’opérateur d’un changement pratique d’attitude. C’est dans le faire que l’on s’éduque ; c’est au fur et à mesure de ce que l’on tente que l’on peut espérer se faire, se produire soi-même autrement. Il est donc vrai que dans l’école « personne ne nous redresse que nous » (§ 29) : aucune intervention extérieure ne suffit à remplacer cette « patience d’atelier » où l’élève, à force de « faire et refaire, jusqu’à ce que le métier entre » (§ 37), provoque un débat avec lui-même, une auto-critique, et puise, en lui, les forces nécessaires à sa transformation et au gouvernement auto-nome de soi – « connaître ma pensée, c’est la faire » (§ 21), toujours à nouveau. On retrouve en filigrane l’idée selon laquelle éduquer revient d’abord à s’auto-éduquer, à expérimenter pratiquement l’usage autonome de la pensée, par une auto-critique transformatrice, entendu que le jugement critique s’apprend seulement dans l’essai de penser par soi-même. « Tant que l’enfant […] ne pense pas sa pensée, rien n’est fait » (§ 40) ; c’est « par réflexion, [qu’]il vient à savoir ce que c’est que comprendre et ce que c’est que savoir », et qu’« il se change lui-même » (§ 64).
36De là, également, l’extraordinaire privilège accordé au livre. Il est davantage qu’un instrument intermédiaire par lequel le maître gouverne l’autre et le fait toucher au gouvernement de soi. En lui est déposé le tout du savoir, de l’histoire du savoir, et le tout de l’éducation se résout dans le juste rapport que les uns et les autres y entretiennent. À ce titre, les maîtres ne sont rien d’autre que « les adjoints du livre » (§ 41). Le silence du maître se justifie d’autant mieux ce « sont les grands livres qui parlent, et quoi de mieux ? » (§ 25). Ainsi s’incarne in fine la sévère méthode : il convient de lire clairement ce qu’il faut lire, une fois, puis de faire relire cela plusieurs fois par les élèves ; et, dans l’intervalle, le maître devra « tenir l’attention éveillée » (§ 41). Nous pouvons maintenant nous faire une idée correcte de la figure du maître. Instruit mais muet, d’abord maître de lui-même, il gouverne ses élèves de façon minimale : il les surveille, veille à la discipline et corrige leur attention, les « dirige » et les « ramène » au port. Entre le maître zen et l’analyste lacanien, il occupe la position de maîtrise, mais au prix de la vider de son contenu, il bondit au moment opportun, le bâton à la main, pour réveiller d’un coup sec l’élève submergé par sa paresse ou ses passions :
D’où je reviens à mon idée, c’est qu’il faut aider l’enfant, et le diriger, et le ramener, et que c’est par là que l’on fera sortir enfin sa pensée propre, chose rare, chose précieuse en ceci qu’elle vaudra pour tous, comme un vers d’Homère (§ 54).
37Car le motif du livre est aussi l’occasion de rappeler que l’acquisition et l’exercice d’une pensée et d’un jugement libres n’est pas une affaire personnelle. Ils engagent d’emblée une idée de la société, ils sont, comme tels, l’invention d’une communauté dont les limites sont, en droit, celles de l’humanité elle-même. Telle est bien la force des grands travaux intellectuels – et surtout ceux, les plus purs paraît-il, qui semblent s’adresser au public le plus instruit, les happy few – d’en fait susciter l’intelligence de n’importe qui. « La grande poésie a prise sur tous » (§ 19), écrit Alain – on fera donc l’impasse sur les commentaires et les travaux de vulgarisation, façon de dire que « ce qui est beau pour tous, et humain universellement, est justement ce qui semble avoir été écrit pour chacun » (§ 21). Or, dès que l’esprit est plongé dans l’élément du savoir, il se découvre en communication avec la société entière. « Qu’est-ce donc qu’apprendre par l’esprit », sinon « faire société » ? Et l’on peut penser au (proto-)géomètre, qui ne mène à terme son raisonnement qu’à condition de rencontrer un « interlocuteur imaginaire », d’où peut surgir « cette connaissance si bien nommée universelle, c’est-à-dire commune à tout esprit » (§ 26). Mais l’on peut aussi évoquer les grandes œuvres littéraires : « Quand je lis Homère, je fais société, je fais sonner l’humain, j’entends le pas de l’homme ». Alors, dans cette « commémoration » qu’est la lecture, « l’Humanité existe, l’Humanité est un fait » (§ 70). Alain sait pourtant bien que faire advenir cette communauté universelle et infinie dans l’exercice libre de la pensée n’est pas possible en n’importe quel lieu du monde, puisque y dominent toujours des valeurs particulières, partielles (par exemple nationales). L’école, comme lieu parfaitement indépendant, autonome, « heureusement » clos sur lui-même, est en fait seule capable d’offrir l’écrin adapté au plus haut usage, universel, de la pensée. Paradoxalement, ce n’est que dans une société fermée et réduite que l’éducation à l’universalité du penser peut avoir lieu (§ 15, 27).
38L’(auto-)éducation au jugement critique est visée de l’universel et création d’un espace commun, d’une « société » ; rendue possible par la fréquentation des livres, c’est-à-dire de l’Humanité elle-même, du savoir de son histoire, cette visée s’enlève sur fond de l’affirmation d’une égalité foncière : « Penser, même tout seul, c’est donner audience, et c’est même donner force aux pensées de n’importe quoi » (§ 84). Si cette auto-éducation menée dans l’élément de l’universel repose sur une auto-critique sans complaisance, et notamment sur un rapport critique aux passions, elle trouve sa fin dans la pratique du libre jugement exercé sur soi et sur les choses ; comme telle, elle est l’école du non-conformisme, l’éclosion d’une différence, de pensées propres et assumées en première personne (§ 22).
39En synthèse, le procès éducatif apparaît comme l’épreuve d’un commun où la tâche du maître se résume à gouverner l’humeur des élèves, à corriger leurs vices et leurs habitudes malheureuses, à les forcer à s’éduquer eux-mêmes, à se faire en faisant et défaisant. Réciproquement, le maître découvre dans cette pratique de quoi s’éduquer lui-même en réfléchissant sur ce qu’il croit savoir. Enfin l’élève, de son côté, s’invente les moyens de sortir de l’enfance, de l’état de tutelle, et, par et dans cette transformation dont il est le sujet plus que l’objet, il apprend à penser et à juger en toute autonomie. La seule ambition du maître est de parvenir à introduire « une variation très petite, mais suffisante » dans l’esprit de l’enfant – « il faut l’assouplir, par gymnastique et musique » –, ce qui revient moins à changer sa nature qu’à le « délivrer », à l’élever, c’est-à-dire aussi à le libérer, à créer les conditions objectives et subjectives d’un usage autonome de la pensée dans le jugement. « Aussi le vice n’est que dans l’étranglement de soi par soi, faute de gymnastique et de musique » (§ 22).
40J’y insiste : cette délivrance n’a pas pour but de rendre chacun semblable ou plus conforme mais « de […] rendre encore plus différents » (§ 22). L’éducation bien menée, l’éducation sévère et vertueuse, doit permettre à n’importe qui d’acquérir, pour son compte propre, l’attitude critique. Or cette critique pratique bien éduquée est intrinsèquement politique : elle doit s’exercer à l’encontre des pouvoirs dominants. Cela oblige Alain à investir, mais dans un sens nouveau, la notion d’obéissance. Certes, il reconnaît volontiers l’enseigner ; l’éducation bien comprise suppose du reste une obéissance réelle aux réprimandes du maître. Le concept alainien d’obéissance n’est cependant pas identique à celui que requièrent les pouvoirs. D’abord, comme le révèle l’expérience de la guerre, « tout pouvoir est absolu » ; et le pouvoir est précisément ce qui n’existe qu’au prix de « forcer l’obéissance ». Obéir de façon critique, ce sera alors, précisément, « limiter, contrôler, surveiller, juger ces terribles pouvoirs » (§ 83). On le voit, quelque chose demeure qui « ne doit jamais obéissance », à savoir l’opinion, l’esprit critique – une activité qui dépasse l’individu, évidemment : « Exercer […] un contrôle clairvoyant, résolu, sans cœur, sur les actions et encore plus sur les discours du chef », c’est surtout « communiquer », de telle sorte « que le pouvoir se sache jugé » (§ 83). « Il faut juger les valeurs » (§ 82) : obéir, c’est critiquer, et nulle liberté de la pensée n’est pensable hors de cette libre critique. Le jugement exercé avec justesse et justice, la plus haute conquête de l’élève, enveloppe les idéaux de liberté, d’égalité et d’universalité : « Il n’y a de pensée que dans un homme libre ; dans un homme qui n’a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire » (§ 84). Solitaire mais non point seul : derechef, « penser, même tout seul, c’est donner audience, et c’est même donner force, aux pensées de n’importe qui ». « L’homme parle ici à son semblable, qu’il veut son égal » : contre le pédagogue, le silence du maître et son pari démocratique font alors émerger une « effrayante égalité » (§ 27)31 ; une égalité, en tout cas, dont les pouvoirs dominants peuvent légitimement s’effrayer.
5. Canguilhem : essai et erreur, enseignement et philosophie critique
41Il était utile de faire résonner pour elle-même la voix d’Alain. En évoquant maintenant, en guise de conclusion, quelques aspects de la pensée de Canguilhem – avant un ultime détour par l’œuvre de Kant –, je ferai retour à ce qui fut explicité à propos de Foucault, cela même qui guidait l’exposition des Propos sur l’éducation : le fait qu’une théorie de l’éducation soit, pour une philosophie donnée, l’occasion de s’apparaître à elle-même dans sa dimension critique, et, du même coup, dans ses virtualités politiques.
42Dans sa Pédagogie enfantine, Alain répète que « chacun des exercices scolaires est l’occasion pour chacun de se gouverner lui-même » ; et il donne à penser que l’issue de ce travail ardu est à chercher dans un « bonheur de se gouverner »32. On sait que ces exercices par le biais desquels l’élève se fait advenir en tant que sujet libre réclament une « éducation par l’action » : ce n’est qu’à la condition de faire que l’on se fait, au prix de s’activer, de tenter, d’essayer. Cela ne nécessite pas seulement de dépasser la peur de se tromper : il faut aussi admettre que l’erreur est forcément première lorsqu’il s’agit d’apprendre, de penser ou d’apprendre à penser. Sur ces deux thèmes – l’essai et l’erreur – Alain multiplie les sentences définitives. Il note d’une part que « la pensée, c’est ce qui se trompe »33 ou encore que, dans l’apprentissage, « l’erreur […] marche la première » (§ 31). D’autre part, la notion d’essai permet d’expliquer pourquoi il convient de maintenir la figure du maître, même après le profond remaniement de son concept et de sa pratique : on a vu que « si l’on travaille sans maître, les essais prennent fin juste au moment où le travail devrait commencer » ; au reste, « pour obtenir l’intérêt […] il faut d’abord obtenir l’action, l’essai34 ».
43Il est patent que ce que Canguilhem a appris d’Alain se loge exactement en ce lieu. Si, toute son œuvre durant, Canguilhem a tenté de donner sa pleine amplitude aux concepts d’erreur et d’essai, c’est bien en s’inscrivant dans le sillage de son premier maître. Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur son propre concept d’erreur, fondamental aussi bien pour sa philosophie de la biologie – que l’on pense à l’attention qu’il portait à la question des montres – que pour sa philosophie de la médecine et son anthropologie philosophique : ne définissait-il pas l’homme comme ce « vivant capable d’erreur » et par suite voué à l’« errance » ? Foucault, dans le texte déjà mentionné qu’il consacrait à Canguilhem, y avait d’ailleurs largement insisté35. L’essai fut d’autre part un des motifs les plus importants de son travail : pour rappel, sa thèse de médecine, soutenue en 1943, s’intitulait Essai sur quelques problèmes concernant le problème du normal et du pathologique. Je me contente de citer sur ce point décisif la stimulante synthèsed’un commentateur averti :
Les termes choisis par Canguilhem, d’essai et de réflexion, révèlent une orientation libre de la pensée. Une pensée n’est pas faite pour être respectée mais doit être essayée et niée le cas échéant. Penser, c’est alors se mettre soi-même en jeu, tester sa propre force d’endurance et d’adhésion à des problèmes persistants36.
44Comment ne pas voir que cette idée d’une réflexion qui « doit être essayée et niée le cas échéant » nous ramène au problème de l’éducation – une auto-éducation par et dans l’auto-critique – ou, plus exactement, à ce qu’Alain nommait « l’éducation par l’action », soit ce que Foucault, pour sa part, identifiait au « corps vivant de la philosophie » critique ?
45Il est d’ailleurs notoire que Canguilhem a consacré une large part de sa vie à réfléchir au problème de l’enseignement, spécialement à celui de la philosophie, qu’il n’a pas hésité à donner de sa personne pour constituer ses programmes ou pour inspecter leur bonne mise en œuvre. À ce propos, D. Lecourt a pu montrer que c’est bien en conformité avec l’enseignement d’Alain que Canguilhem définit le but le plus haut de toute éducation : « Accéder au libre jugement qui permet de se prononcer avec sûreté dans la vie sur la vérité et la justice37 ». Mais il est tout particulièrement intéressant de souligner que c’est précisément cette réflexion consacrée à l’enseignement qui paraît conduire Canguilhem à affronter explicitement le thème de la pensée critique.
46Dans un texte tardif – « Qu’est-ce qu’un philosophe en France aujourd’hui ? », 199138 – l’auteur tente de comprendre quelles sont les raisons et la légitimité éventuelle de la destitution de la figure du philosophe-professeur impulsée par certains à la suite de Mai 68. La perspective de Canguilhem est ici essentiellement historique. L’émergence du philosophe-professeur est reliée au rétablissement de l’épreuve de l’agrégation en philosophie, en 1863. Canguilhem est très clair à ce sujet : c’était alors Kant « qui inspirait de près ou de loin les philosophes professeurs ». Dans ce contexte, le professeur de philosophie est animé d’un double souci, de cohérence et d’auto-critique : il
prend l’interrogation philosophique au sérieux, présente la philosophie comme la mise en question de sa propre possibilité. […] [Il] a retenu que, dans la Préface à la 1e édition de la Critique de la Raison pure, Kant a dit que son siècle est le siècle de la critique et que rien de doit y échapper.
47On comprend dès lors que la critique de cette figure du maître, le philosophe-professeur, soit, selon Canguilhem, à la fois superflue et dangereuse. Superflue car cette critique est en fait intrinsèque au métier de professeur : la prise au sérieux du philosopher par le philosophe consiste en une auto-critique permanente de son propre discours, de ses conditions de production et de transmission. Mais elle est aussi dangereuse : elle enveloppe tendanciellement la mort de l’activité critique elle-même, au moins s’il est vrai que « ce qui est rendu possible dans l’activité du philosophe-professeur, c’est la possibilité essentielle de critique définie […] par Kant39 ». Interrogeant ce procès éducatif spécifique qu’est l’enseignement de la philosophie, Canguilhem, lié intimement à ce métier, en vient naturellement à revendiquer en son nom propre une nécessaire répétition du geste critique40.
48Encore faut-il entendre dans sa signification la plus profonde l’idée que le professeur de philosophie a pour tâche première l’auto-critique, la mise en question permanente de la possibilité de son entreprise et de son discours c’est-à-dire, aussi, de lui-même. C’est la logique même de la critique que Canguilhem retrouve ici, soit ce mouvement de réflexion où la pensée interroge pour les mettre en péril les conditions de sa genèse et de sa transmission. Un tel geste implique, pour le sujet de la pensée critique – et c’est le point essentiel –, un certain rapport de soi à soi, en fait une transformation de soi affirmant l’accord entre le sujet du discours et le discours lui-même, une mise en conformité entre ce qui est dit et l’être de celui qui le dit qui sera seule à même de confirmer, d’authentifier le pouvoir de vérité du discours savant. Même du côté du maître, l’éducation à la critique – et à l’auto-nomie – est une auto-éducation fondée sur une pratique radicale et transformatrice de l’auto-critique. Il est vrai que « l’expérience du professorat donne de la valeur à la philosophie non parce qu’elle rend véridique le discours mais parce qu’elle authentifie le mode d’être de celui qui parle41 ». Ainsi Canguilhem, à la suite d’Alain, finit-il par retrouver une interrogation foucaldienne42.
49Si la pensée de l’éducation renvoie la philosophie à sa fondation critique, c’est parce qu’elle expose et interroge le mouvement même de transformation, d’ex-ducere, dont elle provient. Cette exposition consiste, pour le philosophe, en un retour sur la transformation de soi par soi qu’il opéra pour tenir ce discours, afin d’en authentifier la valeur de vérité, et ce dans son être même, dans les modalités de son existence, de sa vie pratique. La problématisation de l’éducation, et spécialement de l’éducation à la philosophie (donc à l’autonomie), est aussi la poursuite d’un travail où il ne s’agit, au fond, que de se gouverner soi-même, via le gouvernement d’un autre, l’élève, et dans le but, non pas de lui « apprendre » la philosophie, mais de l’inciter à opérer sur lui-même une transformation, un passage vers l’attitude critique et l’usage autonome de la pensée dans un libre jugement.
50C’est le moment de redire que la question d’une « réforme de la façon de penser » (l’expression apparaît aussi bien dans la seconde préface de la première Critique que dans Was ist Aufklärung ?) et du sujet de la pensée est loin d’être ignorée par Kant. Comme le montre la Méthodologie de la raison pure pratique, le problème de l’éducation est le versant proprement positif d’une transformation du caractère humain par et dans la Kultur à laquelle une discipline seulement négative des penchants ne peut suffire. Si le but (notamment politique) d’une telle transformation de soi par soi est l’usage auto-nome de la pensée, le penser par soi-même, la pensée aufgeklärt, on conçoit que son levier essentiel soit l’éducation à la philosophie, à la critique, à la pensée critique. Mais, on le sait, selon Kant, l’idée d’apprendre la philosophie est tout simplement dénuée de sens. En vertu de sa nature même, la philosophie, qui n’est pas une science constituée, désarçonne celui qui, dans sa jeunesse, s’y initie : « L’enfant, livré aux leçons des écoles, était dans l'habitude d’apprendre. Il pense donc qu'il apprendra la philosophie ; mais c'est impossible, car il doit maintenant apprendre à philosopher » ; c’est bien pourquoi le maître, en philosophie, n’a nulle autre charge que celle-ci : il « ne doit pas enseigner des pensées, mais apprendre à penser » ; non « pas porter l’élève, mais le conduire », ceci pour « qu’à l’avenir il soit en état de marcher de lui-même »43. L’interminable conquête de la critique, comme attitude pratique, ne repose que sur « l’exercice et [sur] l’usage qu’on fait soi-même de sa propre raison » ; ainsi que Kant le note ailleurs, et c’est le plus fondamental, en philosophie
il ne faut pas tant enseigner des connaissances que la méthode pour philosopher ; et il est nécessaire pour cela que le maître ait déjà lui-même philosophé […]. Philosopher ne veut pas dire imiter la pensée de quelqu’un, mais penser par soi-même44.
51Il est certain qu’un tel travail sur soi, entrepris dans et par le rapport à l’autre, emporte avec lui son lot d’erreurs, comme « dans tous les raisonnements effectués à partir d’expériences <Versuch> » : cela indique simplement « que de nouvelles expériences sont toujours nécessaires »45. Il faut toujours à nouveau prendre le risque de penser par soi-même, d’oser trouver en soi les ressources de faire porter sur soi la critique : apprendre la critique, c’est s’éduquer soi-même à la critique en multipliant les essais – fût-ce avec le soutien d’un maître qui n’est pas autre chose, au fond, que la pratique incarnée du penser critique.
52Selon des modalités diverses, Foucault, Alain et Canguilhem, en plus de proposer des problématisation stimulantes de l’éducation (et d’être de grands maîtres), furent des piliers de l’institution philosophique française. Quand on sait que la philosophie, à rebours de la tradition socratico-cynique, trouve désormais son lieu institutionnel privilégié dans l’Université, on pourrait pour finir se demander dans quelle mesure l’éducation (à la) critique décrite ici même est nécessairement liée à la figure du professeur. Je dirai que nos trois auteurs suggèrent une réponse paradoxale à cette question. Parions avec eux que si l’activité professorale est ce moment où il devient possible d’assumer une certaine « contradiction performative », d’indiquer à l’élève qu’il faut toujours enseigner (et penser) autrement que le maître, en pensant par lui-même, s’il est vrai, pour le dire autrement, que le procès éducatif crée un lieu où le maître endosse son rôle à la condition de l’épurer au maximum, eh bien alors, sans doute, le philosophe, s’il est, pratiquement, critique, ne sera jamais autre chose qu’un éducateur et un professeur – un maître authentique, qu’il soit ou non lié à une quelconque institution philosophique. Concluons abruptement : notre devoir éthico-politique est de toujours tenir « rigueur à un philosophe lorsqu’il ne vit pas comme il l’enseigne46 ».
Notes
1 G. Debord, « Critique de la séparation », dans Œuvres, paris, Gallimard, Quarto, 2006, p. 543.
2 Cet article résulte principalement d’une intervention dans le cadre d’un atelier consacré à la philosophie politique de l’éducation (org. Th. Bolmain, A. Janvier) lors d’un Forum international de philosophie politique et sociale (FIPS, Toulouse, juillet 2009). J’ai eu l’occasion de revenir sur quelques points développés alors aux paragraphes 53 et 62 de ma thèse, Une expérience critique de la pensée. Essai sur les kantismes de Foucault (Univ. de Liège, novembre 2011). J’ai donc retravaillé certains aspects du texte de 2009 en fonction des résultats ultérieurs de ma recherche : d’où le caractère parfois hybride du présent article.
3 M. Foucault, « Introduction par Michel Foucault », dans Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 433.
4 E. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2004, p. 106.
5 M. Foucault « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », Bulletin de la société française de philosophie, t. LXXXIV, 1990, p. 38.
6 Je résume les arguments bien connus de E. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. J.-F. Poirier, F. Proust, dans Vers la paix perpétuelle, Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières et autres textes, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 43-51.
7 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. J.-L. Delamarre, F. Marty, Paris, Gallimard, Folio, p. 187 [A 133/B 172], p. 187.
8 E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p. 47.
9 C’est pourquoi la première maxime du sens commun est la maxime même des Lumières, cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, p. 186-187 : « La première maxime [Penser par soi-même] est celle d’une raison qui n’est jamais passive. On appelle préjugé <Vorurteil> la tendance à la passivité et par conséquent à l’hétéronomie de la raison […]. On nomme Aufklärung la libération <Befreiung> de la superstition ».
10 E. Kant, Réflexions sur l’éducation, p. 112.
11 Publié en 1932, l’ouvrage regroupe un ensemble de textes, toujours brefs, rédigés pour l’essentiel entre 1921 et 1931 et publiés, pour une bonne part, dans la revue Libre propos (une revue fondée par un de ses élèves, active entre 1921 et 1924, puis entre 1927 et 1935). La réédition du texte, assurée par les PUF en 1986, est assortie d’une Pédagogie enfantine, notes d’un cours professé par Alain en 1924-25, édité en 1963, et où s’affirment ou s’élaborent les principales thèses des Propos.
12 G. Canguilhem, « Compte-rendu des Propos sur l’éducation », dans Libre Propos, 1932, cité par D. Lecourt, Georges Canguilhem, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2008, p. 107.
13 Alain, Éléments de philosophie, Paris, Gallimard, NRF, 1949, p. 14-15.
14 M. Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982), éd. F. Gros, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes études », 2008, p. 241.
15 M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », dans Dits et écrits, t. 2, p. 1547.
16 Sur tout ceci, ibidem.
17 M. Foucault, « Les techniques de soi », dans Dits et écrits, t. 2, p. 1604.
18 M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, p. 123.
19 Ibid., p. 58.
20 Ibid., p. 125.
21 M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1982-1983, éd. F. Gros, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes études », 2008, p. 259.
22 Ibid., p. 272.
23 F. Gros, « Situation du cours », dans M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, p. 350. L’expression « à la verticale de soi-même » est de Foucault, dans l’Introduction à L’Usage des plaisirs.
24 M. Foucault, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 2005, p. 16. Sur ce thème, le passage le plus clair de Foucault est sans doute dans « Entretien avec Michel Foucault », dans Dits et écrits, t. 2, p. 860-866.
25 Voir respectivement M. Foucault, « Michel Foucault », dans Dits et écrits, t. 2, p. 1450, et « Usage des plaisirs et techniques de soi », dans Dits et écrits, t. 2, p. 1362.
26 M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, p. 8. De nouveau, j’ai largement développé ailleurs ces thèmes, en particulier au chapitre X de ma thèse, op. cit.
27 Alain, Éléments de philosophie, p. 13.
28 Toutes les citations, dans le corps de ce paragraphe, sont extraites d’Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 1948. Je me borne à renvoyer, dans le texte lui-même, au paragraphe du livre d’où provient la citation.
29 M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, p. 9-10.
30 La référence à J. Rancière, Le Maître ignorant, Paris, 10/18, 2006, est évidente autant que nécessaire. La référence au Télémaque de Fénelon est du reste commune à Joseph Jacotot et Alain (§ 46).
31 Il vaut la peine de faire entendre cette citation dans sa totalité : « Il est vrai aussi qu’en même temps que l’esprit il s’éveille en l’homme autre chose, qui est l’effrayante égalité. Socrate, cherchant dans le cercle, prit pour apprenti géomètre un petit esclave qui portait les manteaux. Le brillant Alcibiade n’avait rien à dire, mais sans doute il mâcha toute la journée de ces pensées qu’on ne dit pas. Le pédagogue est peut-être très fort ; peut-être a-t-il promis à lui-même de n’apprendre le secret de l’égalité qu’à ceux qui seront les maîtres ».
32 Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 1986, p. 298, 306.
33 Ibid., p. 323.
34 Ibid., p. 291-292 : « Le travail du maître doit être une continuelle correction, un continuel redressement. De même l’enfant doit souvent refaire, essayer de nouveau ». Je le signale, la notion d’essai, de Versuch, est tout à fait essentielle à l’économie du texte de Kant Was ist Aufklärung ?.
35 Voir M. Foucault, « Introduction par Michel Foucault », p. 441-442.
36 G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, Paris, PUF, 2007, p. 10-11.
37 D. Lecourt, Georges Canguilhem, p. 106.
38 Publié dans le numéro 53 de la revue Commentaire, l’article est aujourd’hui aisément disponible en ligne.
39 G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, p. 25.
40 La question de la critique, chez Canguilhem, s’entend dans un sens à la fois épistémologique (près de Kant) et éthico-politique (non loin de Nietzsche). Historien des sciences, Canguilhem prend pour objet les conditions historiques de possibilité du discours scientifique ; mais ce travail s’inscrit dans le cadre plus large d’une philosophie du jugement et des valeurs (près d’Alain), d’une réflexion critique prolongée en une transformation pratique de soi par et dans l’épreuve du savoir (non loin de Foucault). Pour le lien entre critique épistémologique et critique éthico-politique, je renvoie de nouveau à M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », art. cit. ; plus largement, on relira sur ce point les pages que G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2003, p. 102 sq. consacre à la critique nietzschéenne de la critique kantienne.
41 G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, p. 26.
42 Dans un passage fondamental du cours du Gouvernement de soi et des autres, p. 326, Foucault décrit comme suit les trois dimensions de la philosophie moderne comprise comme critique : elle se caractérise par « une extériorité permanente et rétive par rapport à la politique » (ce qu’Alain aurait nommé les pouvoirs), par « la critique de l’illusion, du leurre […], sa fonction de vérité », enfin par le jeu de « la transformation du sujet par lui-même et du sujet par l’autre ». Sous des modalités diverses, ce sont bien ces trois sens de la critique philosophique (épistémologique, politique et éthique) qui sont rencontrés et combinés par Foucault, Alain et Canguilhem dans leurs réflexions sur l’éducation. La réflexion sur l’éducation est le lieu privilégié où la philosophie s’appréhende comme critique et s’éduque, y compris politiquement, à l’autonomie.
43 On trouve ces phrases dans l’« Avertissement » des cours de Kant pour l’année 1765-1766. Il décrit ici, comme plus tard dans Was ist Aufklärung ?, le « pas qui affranchit de la tutelle ». Foucault commente ce point dans Le Gouvernement de soi et des autres, p. 33 : la liberté ou l’autonomie ne peut être octroyée par des individus qui commencent « par mettre les autres sous leur propre autorité » ; l’unique façon de briser ce que J. Rancière, dans Le Maître ignorant, a identifié comme « le cercle vicieux » du procès d’éducation est de trouver le courage de faire un pas hors de ce cercle c’est-à-dire, pour le dire avec Foucault, de mettre primordialement en œuvre l’« art de n’être pas tellement gouverné ».
44 E. Kant, Abrégé de philosophie, trad. A. Pelletier, Paris, Vrin, 2009, p. 39.
45 E. Kant, Réflexions sur l’éducation, p. 114.
46 E. Kant, Abrégé de philosophie, p. 47. Plus loin : « Il ne faut pas toujours spéculer, mais aussi à un moment penser à la pratique. Seulement on tient de nos jours pour un exalté celui qui vit conformément à ce qu’il enseigne » (p. 55).