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Marc Maesschalck

Droit et « capacitation » des acteurs sociaux. La question politique de l’application des normes

(N° 1 (décembre 2008) — Dossier "Mondialisation et cosmopolitisme")
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Mots-clés : droit, Habermas, capacitation, délibérativisme, pragmatisme, expérimentalisme démocratique, régulation sociale, dispositifs normatifs

1Comme l’indique mon titre j’aimerais répondre à une double question et ouvrir le débat sur une hypothèse de recherche.

2La double question porte sur l’idée de « capacitation » et son possible rapport à l’action du droit dans nos sociétés. Pourquoi et comment attendre des normes juridiques qu’elles soient susceptibles de mettre les acteurs sociaux en capacité de transformer leurs comportements et ceci de façon à mieux satisfaire leurs attentes en terme de gouvernance idéale de leurs pratiques ? Deux dimensions sont contenues dans cette remarque : il est donc à la fois question 1/ de permettre à des acteurs de mieux saisir des opportunités de croissance dans un cadre de gouvernance adapté et 2/ de pointer une nécessaire évolution dans la manière d’encadrer juridiquement cette compétition sociale. On pourrait ainsi dire que si les normes ont partie liée avec les compétences des acteurs auxquels elles s’adressent, il n’en est pas moins certain que les capacités de ces mêmes acteurs ont partie liée avec les performances des mécanismes normatifs qui leur sont adressés. Sur ce point, nous devrions même prêter attention à une sorte de renversement dans la théorie sociale contemporaine : si les mécanismes délibératifs se sont tournés vers les compétences communicationnelles, dialogiques et discursives des acteurs potentiellement concernés, les mécanismes pragmatiques se tournent aujourd’hui plutôt vers les ressources institutionnelles d’encadrement et de contrôle pour susciter de nouvelles compétences collectives.

3Nous allons dans un premier temps tenter de mieux cerner cette opposition entre délibérativisme et pragmatisme, pour reposer dans un deuxième temps le problème d’une forme de mise en capacité des acteurs concernés dans la production de solutions collectives de coordination.

1. Les impasses du délibérativisme

4D’un côté, nos systèmes démocratiques post-industriels se sont enrichis de mécanismes délibératifs qui ont augmenté leur capacité de diagnostic social et leur pouvoir de légitimation (études d’impact, droits des minorités, discriminations positives, etc.). Mais la mobilisation et l’enrôlement délibératif n’ont pas permis de dépasser certaines limites fondamentales du modèle représentatif (prééminence de l’intérêt majoritaire, nouveaux lobbying, etc.), quand ces mécanismes délibératifs ne se sont pas rendus en même temps plus vulnérables à l’opportunisme de certains agents par leur option systématique pour la décentralisation et la multiplication des acteurs convoqués. Comment comprendre cette lacune des modèles délibératifs ?

5Dans les termes de Jürgen Habermas, la spécificité du modèle délibératif était de compter sur la programmation sociale de processus d’entente se déroulant, comme un processus de communication sans sujet, « d’un côté, sous la forme institutionnalisée de délibérations menées dans les corps parlementaires et, de l’autre, dans les réseaux des communication des espaces publics politiques »1. Le résultat attendu de ces processus était la constitution d’espaces participatifs soumis à l’assentiment de tous les concernés pour autant qu’ils s’engagent, de manière libre et égale, à « une  recherche coopérative de la vérité, au sein de laquelle seule a le droit de s’exprimer la force de l’argument meilleur »2. De ces espaces devait résulter « une formation plus ou moins rationnelle de l’opinion et de la volonté (…) à propos de thèmes significatifs pour la société dans son ensemble et en des matières qui demandent à être réglementées »3. La présupposition pragmatique de ce modèle était donc clairement que «  tous ceux qui sont en principe concernés » par une situation ou un enjeu social « peuvent <en termes de compétence> participer, libres et égaux »4, à un débat argumenté conduisant à l’élaboration de normes communes.

6Ce cadre délibérativiste appliqué aux stratégies de gouvernance a modifié substantiellement l’approche traditionnelle de la conception des conditions de la normativité des normes sociales. Dans les termes de Callon, le degré de dialogisme inscrit dans les procédures rend les dispositifs collectifs plus sensibles « aux signaux faibles qui permettent de détecter l’émergence d’identités en mal de reconnaissance », à la « réhabilitation des compétences des non-spécialistes et plus précisément des groupes concernés », ainsi qu’à la « nécessaire relativisation des principes et des standards généraux »5.

7Cette conception de la délibération démocratique permet de mieux mettre en évidence, dans le champ des interactions sociales, le rôle joué par une délibération décentralisée sur des enjeux de société. La multiplication des tests liés à des intérêts différents, localisés aussi à des endroits particuliers dans l’ordre social, favorise une production de savoirs inédits et une redéfinition progressive de l’intérêt commun que ne permet pas une gestion descendante de l’ordre social. Il en résulte la reconnaissance de la nécessité de plus en plus marquée de « politiques de proximité » (sub-politics) plus à même de rencontrer les demandes spécifiques de groupes cibles (comme les malades chroniques dans un système de santé).

8Ce qui semble dès lors définir prioritairement l’effectivité d’un système de règles dont résulte son autorité sociale c’est moins son pouvoir interne de subsomption garantissant la validité de ses procédures de jugement, mais c’est plutôt son pouvoir d’inférence à l’égard de la production d’une forme de vie sociale satisfaisante. La question de la normativité du droit se déplace alors de la cohérence formelle de son contenu sémantique vers son potentiel pragmatique de gouvernance comme institution sociale. Une telle position transforme l’idée même que l’on peut se faire du rôle des officiels à l’égard des objectifs poursuivis par eux de manière conjointe. Le potentiel de gouvernance du système ne dépend plus en effet uniquement de la probité du juge, de sa capacité à incorporer dans ses jugements les standards moraux de la communauté politique à laquelle il appartient. Désormais, il dépend aussi d’un engagement collectif des acteurs concernés allant au-delà d’une règle de reconnaissance formelle et de l’intégrité à l’égard d’objectifs communs. Cette condition d’engagement déterminante pour l’effectivité des systèmes de règles, Jules Coleman propose d’en approcher l’unité inférentielle à partir du modèle d’action coopérative partagée élaboré par Michael Bratman. Il s’agit de partager une sorte d’attention mutuelle (mutual responsiveness) à l’égard de la réalisation conjointe de ces objectifs, tant au niveau des moyens à mettre en œuvre qu’au niveau du soutien éventuel à apporter au maintien des différents rôles à remplir (commitment to mutual support)6. Un système de règles ne peut donc promettre de satisfaire une exigence de bonne gouvernance que si la condition pour y participer à titre d’officiel passe par la garantie d’une responsabilité conjointe à l’égard des capacités de chaque acteur concerné pour remplir les objectifs annoncés de manière à assurer la réceptivité du dispositif collectif à l’égard de ses objectifs de bonne gouvernance.

9Mais au même moment où il conduit nécessairement vers cette transformation radicale du rôle des acteurs concernés, le délibérativisme n’encadre pas spécifiquement cette transformation. C’est pourquoi ses effets réels demeurent très limités. Il dépend de l’intérêt contextuel des acteurs convoqués à s’impliquer effectivement, sans que des conditions de transformation des représentations de ces acteurs n’aient été prises en compte. Cette limite est celle de la mise en capacité (ou « capacitation ») des acteurs concernés à assumer leur rôle discursif au sein de cette programmation délibérative de la société. Dans la pratique, les mécanismes normatifs s’avèrent insuffisamment sensibles aux besoins d’auto-transformation des acteurs concernés. Les nouvelles formes de délibération sociale entendaient en effet jouer sur deux tableaux : assurer une éducation des acteurs pour qu’ils apprennent à viser des expressions plus universelles de leurs intérêts particuliers et de leurs préférences ; constituer des espaces de délibération rendant possible une mise à égalité de ces différentes expressions pour qu’un point d’équilibre puisse se détacher sur la seule base de l’accroissement collectif de la rationalité des arguments échangés et d’une définition plus optimale de l’intérêt commun. Cependant, la volonté de jouer sur ces deux tableaux était sous-tendue par une certaine ambiguïté : l’idée que la stimulation de nouvelles structures délibératives couplée avec la mise en place de mécanismes de convocation suffiraient à provoquer chez les acteurs de nouvelles routines de comportement et les rendraient ainsi capables de s’adapter au nouveau jeu. D’une certaine manière, c’est la structure de l’offre qui prévalait sur celle de la demande. Au plan des politiques de réforme sociale, par exemple, différentes initiatives ont été prises comme celle du New Deal au Royaume-Uni en 1998, ou celle du CPE en France ou, encore, celle du Pacte des générations en Belgique, mais sans tenir compte d’un meilleur ajustement avec les attentes des acteurs et sans mettre en place des structures d’échanges d’expérience et de savoir7.

10C’est pourquoi la mise en évidence de certaines réussites locales du délibérativisme occulte un autre phénomène favorisé par l’option délibérativiste qui est le recours à l’expertise pour combler les déficits de compétence des concernés et tenter de pondérer les différents intérêts en présence. Le processus d’apprentissage social se réduit alors à l’agrégation des expertises et renforce les conflits de frontières entre disciplines, quand il ne concourt pas, comme le souligne Olivier Godard, à la simplification des enjeux8.

2. L’issue expérimentaliste

11Ces limites des solutions délibérativistes sont aujourd’hui bien identifiées par tous les auteurs qui, en cherchant leur inspiration du côté, notamment, des théories pragmatistes de l’éducation à la démocratie, tentent de proposer de nouveaux cadres de participation pour débloquer l’innovation démocratique. C’est la manière de pouvoir collectivement s’approprier la construction politique d’une destination commune qui devient l’enjeu central de la gouvernance démocratique. Il peut s’agir tout autant de réflexions en termes de gestion de ressources énergétiques communes, de biens publics, de contrats d’environnement que de re-régulation des exigences de service universel dans le domaine de la santé, de l’éducation, des transports, de l’énergie ou des télécommunications. L’essentiel dans toutes ces recherches est de déterminer de nouvelles manières de créer de la coopération sociale, du savoir commun et des échelles de comparaison pour être en mesure d’évaluer les résultats de la participation et d’accompagner ses exigences.

12Cette exigence « processuelle » d’une démocratie appropriable nous semble être le nœud des préoccupations exprimées par le courant dit d’expérimentalisme démocratique, rassemblant des rawlsiens comme Joshua Cohen ou des procéduralistes comme Charles Sabel9. Par « expérimentalisme démocratique »10, ces auteurs désignent un système de résolution de problèmes publics qui combine un mécanisme d’apprentissage social avec la protection des intérêts des différentes juridictions concernées et les droits des individus11. Pour apprendre, il faut 1/ expérimenter au niveau local de nouvelles solutions et 2/ organiser, au niveau des autorités de suivi des expérimentations, la comparaison des différentes solutions locales.

13Dans un tel système de collaboration, les personnes apprennent mutuellement des succès et des échecs de chaque participant et le pôle de coordination du système devient capable de réduire la vulnérabilité engendrée par la recherche décentralisée de solutions12. Ce genre d’approche repose donc à la fois sur les capacités d’autorégulation des groupes d’acteurs concernés au plan local, mais aussi sur la capacité du pouvoir régulateur de garantir l’égalité de statut et la liberté dans chaque expérimentation et entre les expérimentations elles-mêmes.

14L’idée expérimentaliste d’expérimentations conjointes et d’évaluation mutuelle conduit à déterminer la nature pratique de la sphère publique d’une manière très différente de celle conduite par le modèle de délibération, qui se concentre sur les principes équitables et sur les arguments rationnels. Le point crucial ne réside plus dans la mise en évidence de la contrainte rationnelle d’une discussion juste, mais dans les conditions rendant possible un apprentissage à partir de la confrontation réelle entre différents acteurs engagés, en fonction de leurs intérêts spécifiques, dans un domaine de gouvernance à niveaux multiples. L’enjeu devient d’apprendre en contrôlant ou en exerçant le suivi.

3. Le nœud de l’apprentissage social

15Comme le soulignent de nombreux chercheurs aujourd’hui13, la question de savoir comment on apprend en évaluant est devenue tout aussi importante que celles de savoir quoi et comment évaluer. Ce déplacement de l’attention ne se réduit pas à un élargissement de la liste des éléments à prendre en considération lors du suivi et du contrôle des résultats obtenus. Il comporte des aspects plus complexes et plus subtils qu’il s’agit de ne pas manquer pour en tirer tout le bénéfice attendu.

16D’abord, ce déplacement de l’attention présuppose un autre usage des règles sociales que celui retenu dans des modèles traditionnels d’injonction du type « command and control ». Au lieu d’être face à un processus linéaire allant de l’élaboration des politiques jusqu’à leur implémentation à travers une représentation causale, un savoir unilatéral et des règles assorties de sanction, le processus de policy making dans son ensemble vise à compenser les déficits d’information, d’implémentation et de motivation par une recherche conjointe de solutions14. On parlera alors de formes "décentrées" de gouvernance dans le cadre d’un « post-regulatory state ». L’enjeu est de considérer la politique de l’intérêt public sur le modèle d’une action collective visant à privilégier les formes d’encadrement qui permettent la meilleure implication des acteurs concernés dans la réalisation des objectifs poursuivis. Le dispositif normatif lui-même est donc supposé doté d’un pouvoir de transformation des acteurs grâce au mode d’appropriation des règles qu’il rend possible. Plutôt que de concevoir une mesure sociale sur le modèle d’un incitant visant à intéresser des acteurs par des gains directs ou indirects, la mesure sociale est conçue comme partie intégrante d’un processus appropriable par les acteurs et susceptible de les amener à acquérir de nouvelles compétences, à modifier leurs comportements et leurs attentes. La mesure sociale se transforme alors en processus d’accompagnement visant à mettre en capacité d’initiative les acteurs concernés.

17Un deuxième aspect de cette nouvelle culture de l’intérêt public est à souligner. L’apprentissage collectif dont il est question ne se réalise pas sans certaines conditions. Il ne suffit donc pas d’augmenter le degré de sollicitation des capacités des acteurs par un processus mieux centré sur leur potentiel d’auto-transformation, il faut aussi que soient mis en place des mécanismes spécifiques qui permettent la transformation des représentations des acteurs grâce à un processus où ils parviennent effectivement à s’organiser eux-mêmes pour apprendre à apprendre. Ces mécanismes appellent à leur tour une transformation des modes d’évaluation de l’autorité de suivi et de contrôle, car ce n’est plus uniquement l’évaluation des performances en termes de réalisation des objectifs qui importent, mais aussi l’évaluation des capacités de « redesigning » des dispositifs pour favoriser le nouveau modèle d’intervention sociale.

4. Points forts des nouvelles pratiques de régulation sociale

18Dès que l’accent est mis directement sur les dynamiques d’apprentissage en se fondant sur les propriétés réflexives et évaluatives des cadres normatifs, des gains spécifiques d’action collective peuvent être attendus et vont dépasser le cadre minimal posé par une évaluation stratégiques des résultats, se déclinant selon l’ordre motivation, implémentation et information. Dans ce cadre d’intervention, on gagne en qualité de participation des acteurs concernés, en cohérence procédurale des dispositifs de participation et en réflexivité du cadre évaluatif lui-même.

  1. participation des acteurs : dans ces processus, comme le soulignent Innes et Booher15,  les acteurs acquièrent de nouvelles identités de stakeholders, ils construisent de nouvelles significations partagées et de nouvelles heuristiques de leurs propres possibilités d’action, ils adoptent des comportements novateurs. D’une certaine manière, ces processus mettent en place les acteurs d’une véritable démocratie patrimoniale, où l’on sollicite des acteurs eux-mêmes capables, en tant que propriétaires du capital social, une participation au débat sur l’évaluation des politiques publiques et un « arbitrage entre des finalités qui engagent la cohésion sociale et la confiance des membres de la société »16.

  2. cohérence des dispositifs de participation : Selon Dorf et Sabel, l’apport du pragmatisme réside dans un modèle d’apprentissage par contrôle où la gouvernance publique exige des incitants pratiques comme l’évaluation comparative, le co-design et la correction des erreurs pour favoriser l’échange des savoirs et des expériences dans l’expérimentation de solutions réalisables17. Un apport fondamental provient d’une meilleure prise en compte des exigences spécifiques à la qualité des relations collaboratives, à savoir : « (1) la sensibilité des régulateurs aux circonstances dans lesquelles la régulation s’opère ; (2) l’anticipation de la fidélité aux exigences résultant du contrat par des normes de planification et de consentement; (3) la combinaison de normes d’équité et de réciprocité avec le caractère obligatoire des obligations dans ces relations; et finalement (4) la confiance et la coopération dans l’exécution des contrats »18.

  3. réflexivité du cadre évaluatif : la méthode collaborative déjà appliquée à l’interne peut conduire à des objectifs collaboratifs beaucoup plus ambitieux, notamment au niveau des partenariats entre différents pôles de coordination régionaux ou nationaux comme des États sociaux, de manière à remettre en question les sous-optimalités héritées des préférences culturelles dans les usages de l’action publique. Tout en restant au plus près des conditions particulières à chaque contexte national, il est possible de prêter attention aux récurrences et d’identifier des erreurs éliminables au niveau des designs institutionnels eux-mêmes et en fonction de contre-performances liées aux objectifs fixés en commun

5. Points faibles des nouvelles pratiques de régulation sociale

19Il y a ainsi un lien étroit entre la volonté de recourir à des dispositifs plus attentifs aux capacités d’action de tous les acteurs concernés et la nécessité de chercher à déterminer des mécanismes d’apprentissage susceptibles d’encadrer efficacement cet effort de capacitation. Ce genre d’approche doit non seulement s’appuyer sur les capacités d’autorégulation des groupes d’acteurs concernés au plan local, mais aussi sur la capacité du pouvoir régulateur de garantir l’égalité de statut et la liberté dans chaque expérimentation et entre les expérimentations elles-mêmes. Il faut à la fois pouvoir apprendre mutuellement des succès et des échecs de chaque participant, mais aussi être capable de réduire la vulnérabilité engendrée par la recherche décentralisée de solutions19.

20Or c’est sur ce deuxième aspect que les évolutions récentes nous semblent les plus aléatoires et ceci pour deux raisons.

21La première est qu’elles ne sont pas parvenues suffisamment à identifier des mécanismes d’apprentissage qui conduisent à une transformation des représentations des acteurs de manière à les rendre capable de saisir de nouvelles opportunités. Il s’avère que des incitants pratiques comme l’évaluation comparative, le co-design et la correction des erreurs pour favoriser l’échange des savoirs et des expériences dans l’expérimentation de solutions réalisables20 bien qu’utiles restent insuffisants pour garantir simplement la confiance et la coopération, l’engagement par rapport aux objectifs conjoints et l’attention à des épreuves particulières liées aux circonstances des différents groupes d’acteurs concernés21.

22La deuxième raison est que le rapport déficient à l’apprentissage n’a pas uniquement des conséquences au plan des acteurs engagés dans les dispositifs, mais aussi au plan des autorités de mise en œuvre et des autorités de contrôle, dans la mesure où l’enjeu est aussi pour elles, à travers ces dispositifs, de pouvoir apprendre de l’expérience des autres par les mécanismes de suivi et de contrôle. De nouveau un auteur comme Peter Vincent Jones insiste ainsi d’un côté sur le fait qu’« aussi bien les entités régulatrices que les entités régulées ont besoin de s’adapter de l’intérieur et d’apprendre de leur environnements, de prendre en considération de nouvelles informations et d’ajuster leurs activités aux valeurs et aux buts centraux »22, mais il souligne en même temps que « les conditions réflexives pour une opération réussie d’apprentissage collectif […] ne peuvent pas être supposée données »23, en particulier parce que le caractère « responsive » des mécanismes n’est pas suffisamment élaboré. « La tâche des designers institutionnels est plutôt tout à la fois d’identifier ces conditions et de déterminer le rôle de l’État dans leur création positive »24. « Stable and cooperative relationships that benefit regulators and regulatees might be a mask for inefficiency, ineffectiveness, or fraud or corruption »25.

23Mais pour rendre efficace un tel degré d’apprentissage, il faut de nouveau des mécanismes spécifiques susceptibles eux aussi de transformer les représentations des acteurs concernés pour les amener également à apprendre à apprendre. Or sur ce point, l’idée pragmatique d’une évaluation mutuelle et d’expérimentations conjointes ne suffit pas, nous semble-t-il, à constituer la nature pratique d’une nouvelle sphère publique qui serait susceptible de transformer les préférences culturelles26 qui dominent encore les choix politiques de gouvernance publique en Europe.

24Ce double blocage de l’apprentissage a pour conséquence de laisser prise aux comportements opportunistes dans un contexte dominé par un activisme décentralisateur dont l’option expérimentaliste ne parvient pas à garantir suffisamment son propre encadrement évolutif. Sur ce plan, les attentes à l’égard d’une méthode ouverte de coordination ne peuvent être surévalués au risque de masquer la nécessité de dispositifs collaboratifs plus élaborés27. L’échange soutenu d’informations, le travail comparatif réalisé en commun et l’élargissement des acteurs convoqués à ce type de processus ne peuvent contribuer à réaliser plus qu’un premier esprit d’appartenance et de responsabilité à l’égard d’un devenir commun. Mais ils sont loin de fournir des garanties fiables pour mesurer l’évolution effective des mécanismes d’apprentissage commun. C’est l’interaction entre les différents groupes concernés par les différentes politiques sociales qui doit être construite pour elle-même sans se référer à une forme implicite de communauté d’apprentissage immédiatement donnée par l’injonction politique. La clé d’un tel processus d’apprentissage réside, selon Donald Schön28, dans l’exercice collectif d’un « recadrage » des rôles et des attentes en fonction d’un déplacement de l’attention vers de nouvelles possibilités coopératives. Un tel recadrage suppose de pouvoir identifier des comportements qui sont sources de blocages de solutions possibles, pour ensuite produire ses propres règles d’apprentissage au sein des dispositifs normatifs (apprendre à apprendre ou choisir comment choisir), autrement dit acquérir de nouvelles capacités d’usage des politiques publiques elles-mêmes.

25Concrètement, c’est bien à ce genre de questions que vient de se confronter le dernier livre blanc britannique consacré à évaluer l’évolution des réformes du système de santé en Angleterre29. Il en ressort un certain échec au plan de la méthode elle-même qu’aucun indicateur spécifique n’a permis de signaler. C’est donc bien à la fois de méthode collaborative qu’il s’agit, mais en même temps de dispositifs d’attention sociale à de possibles insuffisances des dispositifs collaboratifs eux-mêmes. Or, à cet égard, les mécanismes de reporting n’interviennent qu’ex post et avec un réel retard vis-à-vis du déclenchement des problèmes. Cette situation pose plus globalement la question de dispositifs de réformes qui se base exclusivement sur le triangle technocrate – experts – décideurs, sans garantir un véritable rôle de suivi aux acteurs concernés et sans organiser l’interaction entre les différents niveaux d’intervention.

26Prenons comme exemple les propositions de mécanismes de refinancement de la Sécurité sociale comme la « contribution sociale généralisée » en France ou la « Cotisation sociale généralisée » en Belgique. Si des organisations syndicales ou largement de la société civile se contentent de proposer un tel mécanisme en adoptant la position d’expert s’adressant aux technocrates et aux décideurs, le mécanisme est d’emblée incomplet parce qu’il lui manque un dispositif spécifique d’encadrement collaboratif déterminant les modalités de suivi et le rôle que pourraient y jouer les différents acteurs, de même qu’il lui manque aussi une dimension comparative forte permettant à ce dispositif d’être intégré au niveau d’un processus européen et co-géré par les différents acteurs concernés30. Il y a à la fois un enjeu de représentation des stakeholders dans les mécanismes de décision, mais aussi un enjeu de dispositif tout aussi important que le premier. Le dispositif véritablement « responsif » est encore à créer pour éviter le simple jeu du reporting et amener à un cadre plus sensible et plus responsable lié à des mécanismes de détection sociale mettant en cause directement la productivité sociale des dispositifs au niveau de leurs effets sur la croissance. C’est dans ce sens que l’on peut dire que la question de la performance réflexive des dispositifs normatifs devient prioritaire pour garantir notre avenir démocratique.

Notes

1 HABERMAS J., Die Einbeziehung des Anderen, Studien zur politischen Theorie, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1996, p. 288 (trad. française, Fayard, Paris, 1998, p. 270).
2 HABERMAS J., Erläuterungen zur Diskursethik, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1991, pp. 154-155 (trad. française, Cerf, 1992, p. 140).  Nous utiliserons le sigle « ED ».
3 HABERMAS J., Die Einbeziehung des Anderen, op. cit., p. 288 (trad. citée, p. 270).
4 ED, pp. 154-155. (trad. citée, p. 140).
5 CALLON M., LASCOUMES P. et BARTHE Y., Agir dans un monde incertain, Seuil, Paris, 2001, pp. 342-343.
6 Cf. BRATMAN M., « Shared Cooperative Activity », in Philosophical Review, 101/2, 1992, pp. 327-341, p. 328. Cf. également COLEMAN J., The Practice of Principle, In Defence of a Pragmatist Approach to Legal Theory, Oxford UP, Oxford/New York, 2001.
7 BENTZEN B. et VISSER J., « Apprendre et collaborer pour une meilleure gouvernance et une mise en œuvre efficace des réformes »,
draft, p. 7, disponible à l’adresse suivante :
8 Cf. GODARD O., « De l’usage du principe de précaution en univers controversé », in Futuribles, n°239-240, pp. 37-60, p. 58.
9 Cf. COHEN J. and SABEL C., « Directly-Deliberative Polyarchy », in European Law Journal, vol. 3, n° 4, pp. 313-342.
10 Sur les enjeux plus théoriques de ce genre d’approche, cf. LENOBLE J. et MAESSCHALCK M., Towards a Theory of Governance, Kluwer Law International, The Hague, 2003.
11 DORF M. and SABEL C., « A Constitution Democratic Experimentalism », in Columbia Law Review, vol. 98, n° 2, pp. 267-473, p. 288.
12 Cf. Ibid., pp. 287-288.
13 Cf.  DEAKIN S. and DE SCHUTTER O. (éds.) Social Rights and Market Forces: Is the Open Coordination of Employment and Social Policies the Future of Social Europe ?, Bruylant, Bruxelles, 2005.
14 BLACK J., « Decentring Regulation. Understanding the Role of Regulation and Self-Regulation in a ‘Post-regulatory’ World », in Current Legal Problems, vol. 54, 2001, pp. 103-146.
15 Cf. INNES J. and BOOHER,D., « Collaborative Policymaking, Governance through Dialogue », in M. Hajer and H. Wagenaar (éds.), Deliberative Policy Analysis. Understanding Governance in the Network Society, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, pp. 33-59, p. 39.
16 AGLIETTA M. et ORLEAN A., La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, Paris, 2002, p. 215.
17 Cf. DORF M. and SABEL C., op. cit., pp. 286-287.
18 VINCENT-JONES P., The New Public Contracting. Responsiveness. Relationality, Oxford UP, Oxford, 2006, p. 348. Cf. aussi BOUTHINON-DUMAS H., « Les contrats relationnels et la théorie de l’imprévision », in Revue internationale de droit économique, T. XV, 3, 2001, pp. 339-373. Le « caractère "discret" du contrat, c’est-à-dire parfaitement ponctuel et délimité : l’identité des parties n’est pas censée intervenir dans l’appréciation des obligations qu’elles ont contractées » (Ibid., p. 346). « La transaction discrète doit aussi reposer sur une opération de « présentification » aussi complète que possible. Par la conclusion d’un contrat discret, il s’agit pour les parties de ramener le futur dans le présent. Il faut que tous les éléments de l’échange et tous les éléments qui pourraient l’affecter d’une manière ou d’une autre soient prévus » (Ibidem).
19 Cf. DORF M. and SABEL C., op. cit., pp. 287-288.
20 HELPER S., MACDUFFIE J. P. and SABEL C., « Pragmatic Collaborations: Advancing Knowledge by Controlling Opportunism », in Industrial and Corporate Change, vol. 9, n° 3, 2000, pp. 443-483.
21 CALLON M., LASCOUMES P. et BARTHE Y., op. cit., pp. 342-343.
22 VINCENT-JONES P., The New Public Contracting, op. cit., p. 353.
23 Ibid., p. 92. The result in such a case would be to defeat the overall purpose of the regulatory regime. Again, the efficiency gains of relational contracting might be outweighed by disproportionate damage to other value such as equity or social justice, or harm to the interests of other stakeholders, such as consumers.
24 Ibid., p. 92. 
25 Ibid., p. 348.
26 Sur ce point, les considérations de M. J. Roe sur les contraintes culturelles nous semblent particulièrement éclairantes. Cf. ROE M., « Political Preconditions to Separating Ownership from Corporate Control », in Stanford Law Review, vol. 53, n° 3, 2000, pp. 539-606 (cité par LENOBLE J., « From an Incentive to a Reflexive Approach to Corporate Governance », in R. Cobbaut and J. Lenoble (éds.), Corporate Governance. An Institutionalist Approach, Kluwer Law International, 2003, pp. 17-63, p. 35, note 60).
27 DE SCHUTTER O., The role of Collective Learning in the Establishment of the Area of Freedom, Security and Justice in the UE, draft, 2007, p. 52.
28 Cf. SCHON D., Displacement of Concepts, Tavistock Publications, London, 1963. Cf. également LENOBLE J. et MAESSCHALCK M., Beyond Neo-institutionalist and pragmatist approaches of governance (accessible à l’adresse suivante : http://refgov.cpdr.ucl.ac.be/?go=publications).
29 « This White Paper confirms the vision in the Green Paper of high-quality support meeting people’s aspirations for independence and greater control over their lives, making services flexible and responsive to individual needs. We will build on what we have done, putting people more in control and shifting to a greater emphasis on prevention » (Department of Health, Our health, our care, our say, A new direction for community service, 2006, p. 5, accessible à l’adresse suivante : http://www.dh.gov.uk/assetRoot/04/12/74/59/04127459.pdf). Cf. également : « Following the direction set out in Independence, Well-being and Choice, we will move from a system where people have  to take what is offered to one where people have greater control over identifying the type of support or help they want, and more choice about and influence over the services on offer » (Ibid., p. 81).
30 De telles remarques ont déjà été faites également à propos de la Banque Centrale Européenne, notamment par Michel Aglietta. « La banque centrale européenne est celle dont la communication est la plus opaque. Ses rapports mensuels ne donnent guère d’indication sur sa stratégie monétaire. Ce sont des descriptions des évolutions économiques récentes et de la politique monétaire passée. Rien n’est connu des délibérations du conseil de politique monétaire, rien ne transpire de la teneur des arguments échangés. Ni le Parlement européen, ni le Conseil des ministres de l’euro (groupe purement informel des ministres des Finances) n’exercent un contrôle a posteriori sérieux des décisions de la BCE » (AGLIETTA M., Macroéconomie financière, T. II, Crises financières et régulation monétaire, La Découverte, Paris, 2001, p. 103).

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Marc Maesschalck, «Droit et « capacitation » des acteurs sociaux. La question politique de l’application des normes», Dissensus [En ligne], Dossier "Mondialisation et cosmopolitisme", N° 1 (décembre 2008), URL : https://popups.uliege.be/2031-4981/index.php?id=231.

Acerca de: Marc Maesschalck

Marc Maesschalck est philosophe du droit et professeur à l’Université catholique de Louvain et aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles. Il coordonne la Cellule de philosophie du Centre de Philosophie du Droit de l’UCL. Il est l’auteur, notamment, de Toward a Theory of Governance : The Actions of Norms, avec Jacques Lenoble, Kluwer Law International, The Hague-London-New York, 2003. Ses recherches s’inscrivent dans le cadre d’un programme de recherche fédéral belge PAI (VI/06), financé par les SSTC (accessible à l’adresse www.cpdr.ucl.ac.be/iap6/).